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E. Avond : Le Pénitent (1841)
AVOND, Eugène (18..-18..)  :  Le Pénitent (1841).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (06.VI.2014)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros] obogros@lintercom.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francais peints par eux-mêmes : encyclopédie morale du XIXe siècle publiée par L. Curmer  de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 
 
Le Pénitent
par
Eugène Avond

~ * ~

PENDANT les XIIe et XIIIe siècles une sorte de vertige s’était emparé de toutes les classes de la société ; depuis les princes souverains qui donnaient l’exemple, jusqu’aux plus humbles bourgeois, chacun se déclarait vassal de l’Église. Ce n’était point assez que les richesses de l’Europe fussent allées s’engloutir dans l’empire grec ; on consacrait aux églises, aux couvents, aux communautés religieuses tout ce qu’on avait sauvé du naufrage. Alors s’élevèrent, presque dans chaque ville, de merveilleuses cathédrales ; les monastères couvrirent le pays… Chaque jour vit naître quelque nouvel ordre religieux. Cette époque est surtout remarquable par les contrastes les plus frappants, par les retours les plus subits : c’est ainsi qu’après une vie de dévastations, de sacriléges et de pillage, des hommes d’armes prenaient le froc et mouraient en odeur de sainteté.

Les fidèles, dans l’exaltation de leur foi, enviaient le sort de ces heureux prédestinés ; ils déploraient de n’être point engagés comme eux dans les liens de l’Église, qui vint à leur secours en instituant les confréries de pénitents. Bientôt tous les laïques purent y être admis moyennant certaines épreuves. – Il y eut des pénitents à Rome en 1264. – En France, la plus ancienne de ces confréries est celle des pénitents gris d’Avignon, qui fut instituée en 1268. D’autres confréries de pénitents gris, blancs, noirs ou bleus s’établirent successivement dans d’autres villes de France, notamment à Nîmes, Toulouse, Lyon et Paris.

Six cents ans se sont écoulés depuis l’institution des pénitents ; cependant les statuts des confréries qui ont survécu, leurs usages, leurs costumes sont restés les mêmes ; mais ces corporations sont peu nombreuses et n’existent plus que dans quelques villes du Midi et en Lorraine, où l’on trouve encore des pénitents gris.

Dans la plupart de ces villes, à la tombée de la nuit, le soir du jeudi saint, un enfant de chœur parcourt les rues en agitant une sonnette pour annoncer la procession. – Toutes les fenêtres s’éclairent et montrent aux spectateurs les visages étonnés des enfants et les dévotes attitudes des femmes : bientôt apparaissent quelques sinistres flambeaux ; une foule de sœurs, appartenant à diverses congrégations, suivent sur deux rangs en récitant les litanies ; puis viennent les pénitents revêtus d’un long sac de toile que surmonte un capuchon qui leur couvre le visage et qui est percé seulement à l’endroit des yeux ; ils ont à la ceinture un gros chapelet de têtes de morts, et marchent pies nus. Quelques-uns soutiennent au bout de longues perches des lanternes figurant aussi des têtes de mort d’où sort une lueur lugubre qui projette sur chaque pénitent des teintes incertaines et le fait ressembler à un fantôme… ; ils psalmodient d’une voix lamentable le Stabat mater et le Crux ave. – Les dignitaires de l’ordre, comme aux temps où l’on représentait des mystères, portent les attributs de la passion : la couronne d’épines, les clous, l’éponge, le coq qui chanta trois fois, l’échelle qui servit à hisser sur la croix le Sauveur des hommes. Pour que la représentation soit plus complète, derrière la confrérie marche un pénitent courbé sous une énorme croix ; deux autres le flagellent ; un quatrième, remplissant le rôle de saint Simon, l’aide à supporter son fardeau. Une foule avide et pressée entoure cette partie de la procession, et c’est à qui se précipitera sur la croix, car d’ordinaire elle guérit les fiévreux, et son attouchement préserve de tous maux et de tous maléfices.

C’est bien là une procession du moyen âge ; mais ces processions avaient alors un tout autre caractère qu’aujourd’hui. Dans les guerres de religion, des bandes armées prenaient le sac de pénitent pour commettre impunément leurs spoliations ; au temps de la Ligue on voyait les chemins couverts d’hommes et de femmes revêtus d’aubes traînantes ; souvent ces processions blanches se faisaient la nuit, surtout à Paris où les ligueurs se réunissaient ainsi plus facilement.

Combien de désordres ont dû se commettre à la faveur de ce saint déguisement ; disons pourtant que les pénitents ont eu dans l’histoire leur page d’honneur. Pendant le pontificat d’Innocent IV, qui résidait à Avignon, ils combattirent vaillamment, sous le nom de gonfalons, l’oppression des seigneurs romains, et rendirent à la capitale du monde chrétien son antique liberté.

De nos jours, le peuple des petites villes considère une confrérie de pénitents comme un vestige de puérile superstition, et la médisance ne les épargne pas. Généralement on est porté à croire que plus d’une figure de joyeux compagnon cherche à se rendre respectable à l’aide du capuchon funèbre. Dans plusieurs localités, on dit : « C’est un pénitent, » comme on dirait : « C’est un ivrogne » ; cette opinion, assez répandue, jette chaque jour plus de discrédit sur les pieuses congrégations.

Le chant des pénitents est d’ordinaire un sujet de divertissement pour les écoliers. Rien de plus bizarre, en effet, rien de plus discordant que cette musique nasillarde ; quelques-uns des profanes collégiens joignent leur voix chevrotante à celle des congréganistes, et font leur partie dans le saint concert. Le reste de la bande se livre à des éclats immodérés de gaieté et des démonstrations qui eussent été jugées diaboliques il y a trois cents ans.

Le respect humain, ce grand auxiliaire du ridicule, décime peu à peu les confréries. Naguère les magistrats, les nobles, les riches bourgeois, les hommes de finance, s’y faisaient inscrire dévotement, et se tenaient pour honorés d’être recteurs, vice-recteurs, censeurs et trésoriers des pénitents. A une époque plus rapprochée, sous la restauration, des hommes de la première condition sociale en province ont été congréganistes.

Après 1830, quelques préfets avaient pris des arrêtés qui défendaient aux pénitents de paraître dans la rue le capuchon baissé. Depuis qu’il leur fallait marcher à visage découvert, ils ne se montraient plus aux processions. C’était le beau moment du civisme et de l’enthousiasme national ; dans les corps de garde on se moquait des pénitents et ils abjuraient. Hommes de peu de zèle et de peu de foi ! Heureusement pour la congrégation, les préfets rapportèrent leurs arrêtés, et les pénitents, en reprenant leur masque, se retrouvèrent à l’abri des sarcasmes et des plaisanteries.

Les cérémonies et les pratiques des congréganistes sont, on le voit, purement traditionnelles ; les pénitents eux-mêmes n’y attachent plus une intention bien précise. Toutefois ils ont conservé, dans certaines localités, quelques-unes des sévères et religieuses prérogatives de leurs devanciers. Naguère, à Florence et à Venise, les pénitents noirs assistaient les suppliciés et chantaient le Libera pendant l’exécution. Cet usage s’est perpétué dans le midi de la France ; ce sont les pénitents qui conduisent les condamnés à l’échafaud et qui récitent sur eux les prières des agonisants. Dans plusieurs diocèses ils accompagnent les prêtres à tous les enterrements et portent le cercueil.

Dans la belle saison, aux fêtes de la Trinité et de Notre-Dame d’Août, les pénitents font des processions en pèlerinage ; ils partent de plusieurs petites villes pour se rendre à un but commun, qui est quelque chapelle isolée, quelque ancien ermitage. – Rien de plus pittoresque, au lever du soleil, que les longues files de villageois qui descendent de toutes les collines, précédés de bannières et suivis des pénitents et du clergé ; mais ces pèlerinages sont plutôt des occasions de plaisir que de pieux rendez-vous : on boit, on mange, puis on danse après vêpres. Ainsi, partout surgit cette vérité, que de nos jours la religion n’a presque plus rien des dehors austères des anciens temps.

Les devoirs imposés aux membres d’une confrérie tiennent fort peu de place dans leur existence : les pénitents appartiennent presque exclusivement à ces classes intermédiaires, placées au-dessous de la bourgeoisie et un peu au-dessus des classes ouvrières. Ce sont celles qui formaient autrefois les jurandes, les corporations et les corps de métier ; mais les liens de confraternité qui existent entre eux se réduisent à des prières faites en commun.

Dans sa famille, le pénitent est quelque peu ce qu’il paraît être sous le sac ; il y a en lui quelque chose de mystique et de monacal : il marche les yeux baissés ; il est maître de son sourire, et affecte devant les personnes d’une condition plus élevée une humilité qui n’est pas sans orgueil.

Lorsqu’un pénitent meurt on le revêt de sa longue robe ; on lui met entre les mains son chapelet emblématique, et on l’expose à la dévotion du public…  ̶  C’est à sa mort surtout que semblent revivre les vieilles superstitions, car, si l’on ne canonise pas le trépassé, du moins il n’est point rare qu’on en fasse un revenant, et les enfants curieux qui se sont glissés dans la maison mortuaire pour voir le corps sont longtemps effrayés dans leurs rêves par la figure du pénitent.

EUGÈNE AVOND.


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