COURNAND, Gabriel
(18..-18..) : La Confession
d’un danseur (1841).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (03.VI.2014) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros] obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francais peints par eux-mêmes : encyclopédie morale du XIXe siècle publiée par L. Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. La Confession
d’un danseur
par Gabriel Cournand ~ * ~ I.
« Paris, le ….. MONSIEUR et madame Corsé prient M. Eusèbe Guergolay de leur faire l’honneur de venir passer la soirée chez eux le 14 mars 1835. On dansera. »
II.
Cette lettre, mon cher Stéphen, était, depuis huit jours sur ma cheminée, et chaque fois que mes regards s’y attachaient, je sentais mes nerfs se crisper et tressaillir jusque dans les moindres fibrilles ; mon sang bouillait, j’avais des éblouissements. Des tissus et des éventails plus légers que des ailes d’abeille, des rubans, des guipures à remplir des corbeilles, passaient et repassaient dans ma pensée ; enfin femmes, walseuses, musiciens, pistons, fiacres et danseurs que rien n’arrête, venaient rire et bruire à mon chevet. J’étais poëte, comme tu le sais, j’avais eu vingt-trois ans aux derniers melons, et je joignais à la fraîcheur du champignon la candeur et la timidité d’Obermann.
III.
Ce bal m’inquiétait : il y avait fort longtemps que je n’avais vu danser, et surtout dansé moi-même. Je ne sais si tu admettras cette sensation ; mais chaque fois qu’on a laissé reposer pendant un certain temps un exercice du corps quelconque, il semble qu’on doive s’y trouver tout à fait impropre en s’y remettant : ainsi le nageur est défiant, le bâtonniste est timide, le cavalier frissonne parfois sur sa selle, le funambule lui-même pâlit sous le balancier. Tu sais qu’au collége de Reims, où j’ai fait mes classes, on ne connaissait absolument que le pas de bourrée. J’avais eu un prix de danse ou de pas de bourrée, si tu aimes mieux. « Irai-je, n’irai-je pas au bal ? » me disais-je. Cette pensée bourdonnait dans mon crâne avec la solennité d’un balancier. C’était un simple jeu d’esprit, car je savais bien que j’irais, mais on aime quelquefois à faire dos à dos avec ses vœux intimes. « J’irai, m’écriai-je tout à coup, j’irai, »et je me mis à faire ma barbe : je m’interrompais de temps en temps pour faire des pas de bourrée. Je m’aperçus que je bourréfiais encore passablement. Quand j’eus fini, je m’aperçus aussi que j’avais trois estafilades au menton : ce n’était pas trop pour un prix de danse. Je remerciai Terpsichore et continuai ma toilette.
IV.
On a beau dire, Stéphen, un bal cache toujours quelque grande pensée. Mes vœux étaient alors bien modestes. Quand la poésie que j’idolâtrais me laissait quelque répit, je me rabattais sur la réalité ; je faisais de la prose pratique et ne demandais au ciel que deux choses : une sous-préfecture et son cœur. Quant à la dot, j’étais fixé, soixante-trois mille francs, ni plus ni moins. A soixante-deux mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf francs et quelques centimes je n’épousais pas. J’avais fait pour trois mille francs de spéculation chez mon bottier, mon tailleur, ma blanchisseuse, etc…, et je tenais à ce que la dot de ma femme n’entrât pour rien dans ces sortes de liquidations. Neuf heures sonnèrent enfin à Saint-Severin. Alors je compris qu’il était temps de partir ; je fis un dernier pas de bourrée et me posai devant ma glace en Spartacus. J’étais frisé, crêpé à la tubéreuse ; j’embaumais. « O Hermione ! m’écriai-je, Hermione Lelièvre ! c’est pourtant à toi que je dédie ces boucles d’Arabie ! A vous, à vous ma tête qui fleuronne et mes cheveux en couronne, comme chante M. Monpou : A vous ma lyre et mes richesses !... » En disant cela, je frappai sur mon gousset : j’y trouvai dix-neuf sous enveloppés dans un assignat de cinquante louis ; je fis mon compte, je trouvai pour total dix-neuf sous. Je descendis à tâtons : il pleuvait à torrents ; mais je me dis que de la rue de la Huchette à la rue Guénégaud il n’y a qu’une éclaboussure. Je m’élançai donc sur le pavé en m’écriant : Guzman ne connaît pas d’averses !
V.
« O vieillards décrépits, têtes chauves et nues ! ô toupets, mollets ! Vestris, dites-nous comment un danseur-fantassin bondit et cabriole lorsqu’il est contraint de faire un trajet quelconque sur un pavé inondé par l’incertitude du temps ! que de soubresauts, de pas de Zéphire et d’impressions de bas de soie lui coûte la moindre enjambée ! A chaque pas il rencontre la cataracte du Niagara, ou la chute du Rhin, ou l’embouchure du Nil, ou le Danube, ou le Niémen, ou l’Ohio. Allons, jeune homme, oriente-toi, évite les gouttières, élude les mares, franchis les torrents. » Pendant que j’improvisais ce feuilleton, un fiacre passa : je lui tendis les bras de l’espérance, il me répondit en m’éclaboussant des pieds à la tête ; je m’essuyai froidement en m’écriant comme Macbeth : « Oh horror ! horror ! horror ! » N’importe, je tenais toujours à mes soixante-trois mille francs de dot, tout éclaboussé que j’étais : « Je suis plus près de Vienne, m’écriais-je, qu’ils ne le sont de Paris. » J’étais dans la rue Guénégaud.
VI.
La porte cochère de maître Corsé, avoué au tribunal de première instance, avait un aspect vraiment magique. Un lampion mijotait devant la loge du portier. On avait fait filer jusqu’à l’asphyxie le quinquet de l’escalier pour faire ressortir les toilettes des dames. Du bas de ce même escalier on entendait ronfler l’orchestre ; alors je sentis mon émotion redoubler, j’essayai sur l’escalier un nouveau pas de bourrée. Mais, au moment où je tendais le jarret, j’entendis frôler derrière moi une écharpe légère, des socques articulés et une ceinture d’Asie. Je me retournai : c’était une famille de la rue de l’Oursine. Je n’ai que le temps de me précipiter dans l’ombre du palier, en tâchant de devenir, autant que possible, couleur de muraille. Oh ! l’entrée d’un bal ! l’entrée d’un bal ! souvenir que rien n’efface, suffocation, pamoison, éblouissement que rien n’égale ! J’étais sur le paillasson, la porte s’ouvre, et je me trouve au milieu d’un océan d’épaules de femmes : c’était la salle à manger.
VII.
Oui, Stéphen, on dansait dans la salle à manger, on dansait dans le salon, dans la chambre à coucher, dans l’étude ; où ne dansait-on pas ? J’étais collé en espalier contre la porte d’entrée. Situation funeste pour un homme impressionnable tel que moi ! Alors je me mis involontairement à jeter un regard téméraire sur ma toilette, et je la comparai avec toutes celles qui m’environnaient. Je m’aperçus avec douleur que j’étais au-dessous de la critique. Mon habit desséché, râpé, n’était pas même une queue de morue, c’était tout au plus une queue de merluche. De plus, le fiacre avait imprimé sur mon gilet blanc la décoration de la rue de la Huchette. Tous les regards étaient fixés sur moi… Je vis une dame que je supposai, d’après ses bras nus, être âgée de quarante-sept ans, donner un coup de coude à son danseur pour lui dire : « C’est le troisième clerc d’ici. » Évidemment cette phrase s’adressait à moi. Je baissai la tête et devins cramoisi comme les avant-bras de la dame. Heureusement la contredanse finit ; pendant que l’orchestre s’épongeait je pus respirer un peu plus librement. J’étais cependant toujours fort mal à mon aise. J’étais magnétisé par la chaleur et suffoqué par les manches à gigot. J’essayai de circuler : je ne connaissais guère que les clercs de l’étude ; mais ils étaient tous lancés dans les invitations, ils couraient, pirouettaient, allaient et venaient d’un air affairé, sans même faire attention à moi. Quant au patron, c’était le Fiesque du tribunal de première instance. Il allait de l’étude à l’orchestre et du salon à la cuisine, donnant des ordres, distribuant des poignées de main à droite et à gauche : il était si magnifique, si étoffé, qu’il me parut engraissé depuis le matin. J’ouvris plusieurs fois la bouche pour lui dire : « Bonsoir, maître Corsé, » mais il ne fit pas même attention à moi ; il passa en m’époussetant la figure avec une des basques de son habit.
VIII.
La patronne n’était guère moins renversante que lui. Figure-toi, mon ami, la tour de Nesle décolletée jusqu’à la ceinture. Quant à elle, je résolus d’en avoir le cœur net : après deux ou trois ricochets de sa part, je me plaçai si bien devant elle qu’il lui fut impossible d’éviter un salut à la victime, que je lui fis avec une expression d’amertume prononcée. Elle répondit par un « Bonsoir, monsieur Eusèbe. » Mais le vrai sens de la phrase était : « Bonsoir, criquet, paltoquet ; bonsoir, troisième clerc ! » Je souris, j’avais l’enfer dans la poitrine et le dédain dans les narines, comme l’Apollon des Tuileries. Je me mis à chercher des yeux mademoiselle Hermione Lelièvre. Tu la connais, Stéphen, car je t’ai dépeint assez souvent sa chevelure couleur de tilleul, ses épaules osseuses, ses petits yeux gris de souris, son col d’une longueur démesurée, qui lui donnait de vagues affinités avec les magnifiques ondulations des anguilles de Melun. Il fallait joindre à toutes ces perfections un pied magnétique, quelque chose de primitif dans les gestes et le maintien, un vrai roman avec une âme selon mon chiffre, et avec une dot selon mon cœur. Je l’appelais Hermione ou la fille du commissaire-priseur.
IX.
Sa mère était un vrai sapeur-pompier. « La jeunesse d’aujourd’hui est si mal élevée, disait-elle, que c’est aux femmes à se faire rendre justice elles-mêmes. » Aussi, pour traverser la cohue des bals et mettre son système en pratique, cette phalanstérienne créature avait-elle l’habitude de distribuer à droite et à gauche des coups de coude, voire même des coups de poing aux gens qui se trouvaient sur son passage : c’était la gendarmerie des quadrilles. J’avais déjà passé plus de dix fois devant la banquette où se trouvaient madame Lelièvre et sa fille. Je marronnais une invitation, je barbotais dans mes phrases, je sentais les épithètes se porter vers mon cerveau avec frénésie, et mon col de chemise s’humecter par degrés. Enfin je me dis comme Julien Sorel de Rouge et Noir : « Si dans cinq minutes je n’ai pas invité Hermione à danser, je me réduis en capilotade. » Je l’appelais Hermione par un reste de licence poétique, je pensais au sonnet où je lui disais : Tulipe ou réséda, que l’on nomme Hermione Ton être est pour mon être une incarnation, Ton haleine me cause une inflammation De poitrine, ta voix est l’archet de Crémone. …………………………………………………
X.
Au bout d’un quart d’heure j’étais planté devant mesdames Lelièvre mère et fille : « Mademoiselle veut-elle avoir l’avantage de… de… de… ? » Je n’achevai pas : « Pour la septième, » interrompit la basse-taille maternelle. Je m’enfuis aussi vite que mes escarpins me le permirent, et je me perdis dans la fête en m’écriant : « Un vis-à-vis, un vis-à-vis ! mon royaume pour un vis-à-vis ! » Je m’adressai à tout le monde, depuis le premier clerc jusqu’au saute-ruisseau. Tous les vis-à-vis étaient engagés pour neuf contredanses. Pitié ! pitié ! Enfin un monsieur me prend à part : « Jeune homme, me dit-il en me frappant sur l’épaule, j’ai pitié de vous, touchez là, mes jetés-battus sont à votre service. » Je lui aurais décerné en ce moment le prix Monthyon. C’était M. Grattelard, huissier de l’étude. – Oh ! merci, père Grattelard ; va, tu vivras dans mes vers comme Racine a vécu dans les vers d’Horace, comme Aristophane dans ceux de M. Lassailly. Si je fais des vaudevilles, je ferai de toi un second Jovial ; si je fais des feuilletons, je te ferai des réclames, des canards, des puffs. J’enverrai des cachemires à ton épouse, des coupons à ta cuisinière pour la Gaîté, des billets pour l’exposition de porcelaines à tes clients. Je ne te refuserai rien, dès que je serai quelque chose ; tu verras si j’ai la mémoire du vis-à-vis !
XI.
Cependant tant d’émotions successives avaient considérablement excité ma soif ; déjà même quelques gosiers murmuraient autour de moi ; on attendait avec impatience les intermèdes rafraîchissants. – Enfin, madame Corsé paraît radieuse, les manches rebroussées ; derrière elle marchait Merlin, tenant à une hauteur prodigieuse un plateau, qui passa sur la tête des danseurs avec la rapidité d’un aérostat. Merlin eut à peine franchi la première haie des danseurs, qu’il se fit autour de lui une émeute de bras tendus, de regards altérés, de bouches féroces : le plateau fut pris d’assaut comme une redoute. Je crus voir néanmoins quelques privilégiés (les grenadiers du bal), qui portaient à leurs lèvres des verres contenant quelque chose qui ressemblait à un breuvage quelconque. Plusieurs verres ont dû être avalés. J’étouffais et je me sentais dans l’impossibilité physique d’adresser à mademoiselle Hermione la moindre galanterie dans l’état de sécheresse où je me trouvais ; mon palais ressemblait au Jourdain après le passage de Pharaon. J’aurais donné de bon cœur dix-neuf sous et un assignat de cinquante louis pour obtenir un verre d’eau, un seul verre d’eau clarifiée, qui me permît de recouvrer un peu d’organe. Au milieu de mes vœux, j’aperçois le patron qui faisait un signe à l’orchestre. Aussitôt les violons repartent, on se presse, on se précipite, les quadrilles se forment, ou plutôt montent les uns sur les autres. Alors Merlin revient avec son plateau saccagé : tous les verres étaient vides, à l’exception d’un seuil. Miracle ! Je crus voir Moïse sauvé des gueules du Nil.
XII.
Je vivrais autant que le père Priam ou que Vestris père, que je me souviendrais toute ma vie de ce bienheureux verre, qui me fit l’effet d’être tombé du ciel, comme la manne de la Genèse. C’était un verre effilé, cannelé, limpide, rempli d’une liqueur trouble et rougeâtre, qui ressemblait à l’eau où les peintres d’aquarelles trempent leurs pinceaux ; c’était du sirop de vinaigre, composé, à n’en pas douter, par la patronne. Je remerciai intérieurement Merlin, fidèle serviteur, le Caleb de l’étude ; je me figurai qu’il avait compris mon desséchement et m’avait tenu ce trésor en réserve. Mais au moment où je m’apprêtais à humer le sirop de vinaigre de l’Évangile, je sens une main lourde et brûlante, comme celle de Balthazar, se poser sur mon épaule. Je me retourne : c’était le patron. Ses prunelles flamboyaient ; mes genoux fléchirent : « Monsieur, me dit-il d’une voix de stentor mitigée, n’avais-je pas dit que les clercs ne se rafraîchiraient qu’au buffet ? » En même temps il m’indiquait la cuisine. D’écarlate que j’étais je devins pistache. Sans le plateau de Merlin, le verre cannelé s’évanouissait dans mes mains. Je voulus m’excuser, mais les paroles ne me vinrent pas ; je ne trouvai sur ma langue que du sirop de vinaigre. Le patron, après m’avoir donné cette leçon, me tourna le dos et retourna dans le salon de la bouillotte.
XIII.
« Va, m’écriai-je dès qu’il fut parti, Vandale, anthropophage, Han d’Islande, je voudrais avoir le pouvoir de Latone pour te changer en grenouille, et te faire avaler ton sirop de vinaigre, ton monstre, ton vitriol, ton épicier, que dis-je ?... ton procureur de sirop de vinaigre… Va, je ne serai pas toujours troisième clerc d’avoué, je m’élancerai, comme M. Anicet-Bourgeois et tant d’autres, de la cléricature dans les belles-lettres. Alors je me vengerai, je t’afficherai, je ferai de toi un âne, un vampire ou un goule, comme Dante, Michel-Ange et Milton ont fait pour leurs détracteurs… En attendant, je te donne ma malédiction, à toi et à ta plus ou moins chaste moitié !... » «Comme j’achevais ma tirade, le signal de la septième contredanse se fit entendre. Alors j’oubliai tout à coup ma soif, ma colère et mon sirop, et je m’écriai : « Enfin je te tiens, fameuse septième contredanse, qui dois décider du sort de toute ma vie ! à moi, à moi l’univers… ! O fortune ! ô Vénus ! ô tout ce que j’aime et tout ce que je rêve !!!! » et une foule d’autres points d’exclamation. Je m’élançai vers Hermione ; mais j’étais si troublé que je faillis arracher madame sa mère à sa banquette. J’esquivai la réfutation qu’elle me destinait et j’allai me placer. Mon vis-à-vis, M. Grattelard, étant déjà à son poste, je faillis m’évanouir lorsque j’eus examiné l’être qui lui servait de danseuse. Imagine-toi un vrai phénomène de foire, une petite fille de huit à dix ans, jaune, maigre, safran, un de ces enfants du malheur que l’on confie aux fils, neveux ou filleuls de l’amphitryon, qui sautillait sans la moindre idée de la mesure, chassant et déchassant ad libitum. Tel était mon vis-à-vis : c’était la fille de l’huissier.
XIV.
Malgré cet incident, le pantalon se passa bien ; et bien que j’eusse dans le dos le manche d’une contre-basse, je pus engager avec Hermione le dialogue suivant : « Mademoiselle, il fait bien chaud dans le salon !... - Bien chaud. - Il fait plus frais dans la salle à manger. - Plus frais. - Vous êtes ici avec votre maman ? - Maman. - Mademoiselle est sans doute musicienne ? à en juger par… par… - Par quoi, monsieur ? - Ah ! fort bien ! J’aurais cru cependant… je me serais imaginé que… Lequel préférez-vous, mademoiselle, du flageolet ou du piston ?... - Oui, monsieur. - Ah !... eh bien ! en vérité, je m’en serais douté… parce que, en vérité… vous devez comprendre que… » La conversation en était là lorsqu’il fallut balancer. « Elle est charmante, m’écriai-je. Pauvre petite ! Et dire qu’elle sera sans doute sacrifiée comme tant d’autres à… à… » Le mot ne me vint pas.
XV.
Mais c’était à l’été que je m’attendais ; l’été est, comme tu le sais, le triomphe et le tremplin du danseur. Je partais le dernier, car je me trouvais en travers. Je récapitulais dans ma conscience tout ce qui s’était passé en moi depuis ma première entrée, et je partis du pied gauche. O Stéphen ! devines-tu ce qui m’arriva, le devines-tu ?... As-tu bien présent à l’esprit le dossier considérable, énorme, infini des mystifications, catastrophes et mésaventures dont la main du Créateur a peuplé la nature ? « Ton pantalon a craqué ? – Non vraiment. – Tu as écrasé l’orteil de ta danseuse ? – Plût au ciel ! – Tu as cassé le godet d’un quinquet ou fait prendre du punch à ta cravate ? – Pas davantage. – Quoi donc ?... quoi donc ?... » En traversant, mon ami, je ne sais comment mes jambes s’entrelacent, mes mollets s’embrouillent, mes tibias s’entre-choquent… Ah ! j’aurais dû me défier du pas de bourrée !... Enfin, Stéphen, je tombe, mais je tombe comme on ne tombe pas ; j’interromps le quadrille, je pirouette sur moi-même, je mords la poussière ; j’entends des cris, des éclats de rire, puis le patron qui prend sa voix de Sonneur de Saint-Paul pour s’écrier : « Maladroit ! butor !... » Mais bientôt je n’entends plus rien, un crêpe noir s’étend sur mes prunelles. Je crois sentir qu’on m’emporte et qu’on me bassine les tempes avec du sirop de vinaigre : je fais tableau. Alors j’ouvre les yeux, je me retrouve dans la cuisine, et vois autour de moi plusieurs physionomies rébarbatives qu’il m’est impossible de reconnaître… Confus, pétrifié, je prends mes jambes à mon cou et je m’échappe avec la vivacité d’un pensionnaire du docteur Blanche.
XVI.
Le lendemain je me réveillai avec l’aurore ; j’avais la fièvre. Alors je renonçai solennellement à la cléricature ; je dis adieu, au nom du Styx, à l’étude de maître Corsé, à sa femme et même à mademoiselle Hermione Lelièvre, et je me mis à faire ma première pièce, qui fut, comme tu sais, refusée sur scenario. J’aurais encore plusieurs autres circonstances de ma vie passée à te raconter, et qui certainement te divertiraient dans ta sous-préfecture du département du Var ; mais le papier manque, comme disent tous les fils de famille qui tirent pour une carotte de….. sur les banquiers que leur a donnés la nature, et puis, comme dit Virgile : Et jam summa procul villarum culmina fumant. Ce que mon estomac traduit ainsi : Déjà je vois fumer dans le lointain les fourneaux du père Katkomb. Adieu donc ; pour jamais ton, etc. E…… G……. P. S. Ah ! j’oubliais… mais non… bah ! pourquoi pas ? Je te dirai donc que maintenant je me fais payer mes lettres six sous la ligne : c’est donc cinq cents francs que tu me dois. Tu es prié d’affranchir. Farewell. GABRIEL COURNAND.
retour table des auteurs et des anonymes |