LA BÉDOLLIÈRE, Émile
Gigault de (1812-1883) : La
Semaine sainte à Paris (1841).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (24.V.2014) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros] obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francais peints par eux-mêmes : encyclopédie morale du XIXe siècle publiée par L. Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. La Semaine
sainte à Paris
par Emile de La Bédollière ~ * ~ PARIS est le pays de la tolérance. On y peut, avec impunité, non-seulement partager les religions reçues, mais encore en imaginer de nouvelles. Rhabillez à votre guise de vieilles idées, rendez obscur ce qui est clair, ressuscitez le manichéisme, le gnosticisme, le stoïcisme, déclarez-vous révélateur ; il est possible qu’on ne vous comprenne pas, il est présumable qu’on se moquera de vous, mais vous ne jouirez pas des périlleux avantages de la persécution : personne, sauf les carriers de Montmartre ou les mariniers de Bercy, n’a songé à troubler les saint-simoniens dans leurs rêveries panthéistes. On a laissé plusieurs abbés se sacrer évêques et s’introniser primats ; on permet aux fouriéristes de chercher à faire prévaloir ces grandes vérités, à savoir, que l’un des attributs de Dieu est l’impulsion géométrique en passionnel et en matériel, que la série distribue les harmonies, et que les attractions sont proportionnelles aux destinées. En somme, on souffre à Paris la prédication de toutes les doctrines ; les sectes naissantes y trouvent tous les agréments possibles, le martyre excepté ; et le révélateur qui monte sa garde, qui paye régulièrement son terme, qui ne se mêle point de politique, est sûr de n’être nullement inquiété dans l’exercice de ses fonctions. Cette longanimité semble indiquer une indifférence profonde en matière de foi ; et cependant les grandes solennités du catholicisme apportent encore des modifications sensibles dans la physionomie de la capitale. La semaine sainte, Noël, la Fête-Dieu, la Pentecôte, sont comme la pierre de touche des croyances parisiennes ; elles en mesurent le degré comme l’aéromètre celui de l’alcool. La Semaine sainte, surtout, qui résume l’ensemble des faits religieux, qui commence par le Triomphe et passe de la Mort à la Résurrection, la Semaine sainte réveille toutes les ferveurs amorties, met en émoi la légion entière des fidèles, permet d’en savoir le compte, d’en dresser une statistique, et de résoudre à peu près exactement cette importante question : « Quel est l’état religieux de la ville de Paris ? » La cérémonie des Rameaux donne à Paris un air de gaieté inaccoutumé. D’ordinaire le ciel est beau, l’atmosphère tiède, la nature joyeuse ; les fidèles n’ont plus à craindre de s’enrhumer sous les voûtes glaciales des églises, et célèbrent à la fois l’entrée du Sauveur à Jérusalem et le réveil du printemps. Les femmes, et surtout les femmes du peuple, ces travailleuses actives et semi-viriles, voient encore dans une branche de buis un talisman protecteur, et s’empressent de faire bénir des rameaux qu’elles suspendront à leur chevet. Les porches des églises sont jonchés de feuillage ; la spéculation exploite la piété, et des marchandes improvisées, cachées au milieu des touffes de leur ondoyante denrée, rôdent sur les places comme autant de bosquets ambulants. Les charretiers, les porteurs d’eau, les conducteurs de bains à domicile, les cochers de fiacre, surmontent d’un rameau la tête de leurs chevaux étiques ; le gamin pare sa casquette d’un rameau. Tout cet étalage de verdure n’est pas un simple divertissement, car il y a encore une vénération traditionnelle pour les rameaux bénits, et même pour ceux qui ne le sont pas. Cette solennité fait du buis un arbre sacré, l’assimile aux palmes qu’on jetait sous les pas du Seigneur. L’idée qu’on y attache est superstitieuse peut-être, mais elle est riante et inoffensive : les uns la partagent sans s’en rendre compte, les autres s’en rendent compte sans la partager. A cette joyeuse fête succède la semaine du deuil, semaine qu’on honorait jadis par un jeûne rigoureux. Les législateurs chrétiens l’avaient instituée dans le triple but de rendre hommage au Christ, d’établir une règle hygiénique, et d’habituer l’homme à faire acte de renonciation et de volonté : mais le jeûne absolu est aujourd’hui presque tombé en désuétude, malgré l’exemple qu’en donnent le clergé et les maisons conventuelles ; l’abstinence de chair suffit à la tiédeur des temps, encore n’est-elle presque universelle que le Vendredi saint. Ce jour-là les bouchers ferment à midi, les marchands de volaille gémissent dans la solitude, la halle à viande est déserte ; en revanche, la poissonnerie regorge, et les légumes secs sont en hausse. Le bourgeois qui dit : « Il faut une religion pour le peuple, » et croit devoir s’en priver pour son usage particulier, se sent pris d’une vénération secrète, et bannit la viande de son repas du Vendredi saint. Entrez le Vendredi saint dans une église, vous y verrez une foule nombreuse, attentive, écoutant les exhortations d’un prédicateur éloquent ou banal. Les femmes sont en majorité, car il appartient au sexe le plus aimant d’être le plus religieux ; mais les hommes ne sont pas rares, ouvriers ou gens du grand monde, suivant les quartiers, prolétaires en veste, commissionnaires, manœuvres, portefaix, amenés là par une piété sincère, ou riches gentilshommes, qui ne séparent point le trône de l’autel et font du culte une affaire de parti. Dans un coin de chaque église, un christ d’ivoire est posé sur un coussin de velours, et une longue procession de fidèles se succèdent sans cesse devant cette image, et l’adorent avec une ferveur propre à déconcerter les iconoclastes. Le soir les théâtres sont fermés. Quelques spectacles d’ordre inférieur s’aventurent à rester ouverts ; mais ils n’ont pas à se féliciter de l’empressement du public. Toutes les pompes scéniques sont réservées à honorer l’anniversaire de la Mort libératrice. On dispose dans tous les temples des cénotaphes destinés à rappeler aux chrétiens ce sublime et lugubre événement ; mais, pour leur inspirer une douleur et une componction efficaces, il faudrait peut-être des draperies moins mesquines, des tentures moins inconvenantes, des chandeliers moins lourds, des anges en plâtre moins disgracieux. Examinons, sous le point de vue artistique, quelques-uns de ces monuments funéraires. A Notre-Dame, le tombeau, placé au fond de l’abside, est entouré de tapisseries des Gobelins. Vous croyez sans doute que les sujets qu’elles représentent sont empruntés à la Bible ou au Nouveau Testament ? Détrompez-vous, ces sujets sont : Une chasse au cerf ; Une halte de bohémiens dans des ruines ; L’entrée d’Alexandre à Babylone ; Éphestion pris pour Alexandre par la mère de Darius ; Des soldats passant un gué ; Des soldats au bivouac : deux d’entre eux courtisent une vivandière, lasciva puella, qui les repousse faiblement. Saint-Séverin offre une décoration analogue ; seulement des cygnes, des canards et des autruches, remplacent l’histoire d’Alexandre et les soldats au bivouac. Les tapisseries de Saint-Étienne-du-Mont nous montrent la déesse Pallas et des trophées d’armes : On ne s’attendait guère A voir Pallas en cette affaire. Le sépulcre est dressé sous une voûte sombre et surbaissée qui fait le tour de l’abside. Des lampes suspendues de distance en distance répandent dans cette galerie un demi-jour mystérieux ; mais quand on aperçoit, entre des rideaux rouges, une croix peinte à fresque sur le mur par quelque ouvrier badigeonneur, on oublie l’importance du but, pour ne songer qu’au ridicule de l’exécution. Le catafalque de Saint-Sulpice était autrefois dans un caveau pratiqué sous le chœur. Il est maintenant placé dans l’abside ; ce changement n’était point à désirer. Notre-Dame-de-Lorette est élégante en sa douleur, éplorée avec recherche, gémissante avec coquetterie. La fenêtre d’une de ses chapelles est masquée aux trois quarts par un escalier, à l’extrémité duquel une croix noire se détache sur un drap d’or. Les degrés sont recouverts de serge et garnis d’une profusion de lauriers-roses, de bruyères, de camélias, de plantes exotiques ; c’est moins un tombeau qu’une succursale du marché aux fleurs. Saint-Roch est depuis longtemps célèbre par son sépulcre de marbre, son calvaire de plâtre colorié, et sa gloire de bois doré. C’est peut-être le catafalque construit à Saint-Nicolas-du-Chardonnet qui est, non pas le moins prétentieux, mais le plus imposant. Il occupe en entier le bras droit de la croix. La partie supérieure de cet édifice, de velours rouge, forme un entablement d’un beau style, d’où partent de longues et massives draperies. Les vases sacrés gisent épars sur l’autel, les cierges sont éteints, et une lampe cachée, dont on ne voit que la lumière, blanchit de pâles reflets l’or étincelant des calices. L’impropriété ou l’insuffisance de ces décorations est facile à démontrer, et pourtant l’Église n’a-t-elle pas besoin plus que jamais de redoubler de magnificence, d’impressionner les masses, de toucher le cœur par les yeux. Durant le siècle dernier, la religion a été attaquée de toutes parts, par les philosophes et par les romanciers, et cette œuvre de démolition, poursuivie avec acharnement, n’a pas été sans résultats. Il importe donc, quand la foi décroît, d’appeler à son secours les beaux-arts, d’en prodiguer les séductions et les prestiges, de rendre au culte sa sublimité déchue, et de mettre les décorations extérieures à la hauteur des enseignements. C’est ce qu’on a essayé de faire le Vendredi saint ; mais l’indication n’a pas été remplie. La fête de Pâques est célébrée avec une majesté plus vraie. Le clergé de chaque église est au grand complet, et vêtu de somptueux costumes. Les cloches bourdonnent, l’orgue emplit les voûtes d’un bruit harmonieux, les instruments retentissent dans le chœur, les hymnes montent éclatantes et prolongées ; il semble que les temples s’animent, et prennent une voix multiple pour chanter les louanges de Dieu. Aucune circonstance ne réunit dans les églises une affluence plus considérable ; mais, dans la foule qui ondoie sous les arceaux, il est aisé de discerner plusieurs classes distinctes et bien tranchées : Catholiques fervents, dévots et dévotes de la vieille roche, assidus à tous les offices de l’année ; Catholiques tièdes, qui flottent entre la religion et l’incrédulité, et ne vont à la messe qu’aux grandes fêtes ; Curieux attirés par l’éclat des cérémonies ; Dilettanti, amateurs de musique vocale et instrumentale. La première classe, troupeau d’élite, que l’Église contemple avec joie, s’agenouille et se frappe la poitrine, se fatigue à faire le signe de la croix, s’enroue à chanter des litanies, et s’incline jusqu’à terre au moment de l’élévation. La seconde classe est peut-être la plus nombreuse. La nécessité de vivre, l’obligation d’une activité incessante, interdisent presque au Parisien la sanctification du dimanche. Selon lui, qui travaille prie, et il consacre au travail le jour même du repos, quand un irrésistible besoin de locomotion ne l’entraîne pas hors des barrières. Mais le jour de Pâques il se rappelle qu’il a été élevé dans la religion catholique, et juge à propos de se rendre à la messe. Il y assiste avec le recueillement convenable, admire comme une nouveauté des rites qu’il avait oubliés, et croit racheter, par un instant de zèle, une année de négligence. La troisième classe est composée d’individus qui n’ont d’autre passion que la curiosité, d’autre occupation que de chercher à satisfaire cette passion insatiable. On les trouve partout où il y a spectacle, de quelque nature qu’il soit : à la porte des mairies, pour voir descendre de fiacre les nouveau-nés et les nouvelles mariées ; au guichet des Tuileries, pour saluer la voiture de Louis-Philippe ; sur les quais, pour suivre des yeux les trains et les bateaux à vapeur ; aux cours d’assises, pour assister aux débats d’un procès célèbre ; à la messe, enfin, les jours de grandes fêtes. Les gens de la quatrième classe sont des fanatiques de musique, ravis de pouvoir entendre gratis un concert spirituel. Ils vont de préférence à Notre-Dame, où ils sont persuadés que doit chanter tout l’Opéra ; ils montent sur les chaises, tendent le cou, dressent les oreilles, et écoutent avec une admiration préventive. La voix grêle et criarde d’un enfant de chœur a prononcé ces mots : Agnus redemit oves ; Christus innocens Patri Reconcilia vit peccatores. « C’est Duprez !! a dit un amateur de musique ; j’ai reconnu son ut. Quel beau timbre ! quelle puissance de sons ! Ah ! bravo ! bravo ! » - Vous croyez que c’est Duprez ? demande un second amateur. - J’en suis sûr ; je viens même de l’apercevoir. - J’aurais pensé que c’était Alexis Dupont. » Un chantre entonne avec un mugissement formidable : Scimus Christum surrexisse. « Pour le coup, s’écrie le premier amateur, c’est bien Levasseur en personne ! Il me semble encore l’entendre dans Robert : Nonnes qui reposez, la, la, la, la, la, a à ; cet homme a toujours quelque chose de satanique dans la voix ! » Ce ne sont pas les seules conversations dont le brouhaha trouble l’office divin. Ici, deux amis s’abordent et se donnent la main : « Tiens, te voilà ! par quel hasard ?... » Là, des curieux essaient de chercher un gué au milieu des chaises, et provoquent des murmures, par leurs tentatives inopportunes : « Finissez donc ! – Quand vous pousserez, ça ne vous avancera pas à grand’chose. – Puisqu’on vous dit que vous ne pouvez pas passer. » Ailleurs, on s’interroge : « Savez-vous quel est l’officiant ? – N’est-ce pas un député qui est là-bas dans la galerie ? » Puis viennent les réflexions : « On étouffe. – Il y a de jolies femmes. – Peu de toilettes. – Ma foi, je ne suis pas fâché d’être venu. » La grande majorité des assistants ne prend point part à ces scandaleuses interruptions : elle est toute préoccupée du mystère qui s’accomplit à l’autel ; elle n’a de regards que pour les prêtres, d’attention que pour les paroles sacrées. Elle a perdu depuis longtemps cet enthousiasme qui fit les croisades. Ses croyances ressemblent aux charbons ardents ensevelis sous les cendres d’un grand brasier, dont ils sont les débris. La foi qu’elle professe est douce, tranquille, raisonnée, éclectique, entière sur certains points, chancelante sur les autres ; mais c’est encore la foi. Non, il ne faut pas croire que tout sentiment religieux soit éteint chez le Parisien, qu’il ait renié le dieu de ses pères, qu’il soit prêt à applaudir le premier Hébert qui lui préconisera la déesse Raison. Il y a encore, nous le pensons, dans la population parisienne un fonds de piété véritable, qui se manifeste moins par l’observance des pratiques du culte que par l’application éclairée des maximes évangéliques. Quelle famille, aujourd’hui même encore, ne considère pas la première communion comme un acte important ? Quels époux croiraient leur union légitime s’ils se contentaient d’entendre un officier municipal nasiller quelques lambeaux du code civil ? Qui refuse de se découvrir respectueusement pour saluer un mort ? Qui ne regarde pas avec quelque vénération ces statuettes de plâtre encore debout dans leurs niches, aux angles de certaines rues ? Il en est, à Paris, de la religion comme de la misère : on ne les voit toutes deux que lorsqu’on veut les chercher. Comme le culte ne descend jamais dans la rue, où il choquerait les dissidents et gênerait la circulation ; comme les prêtres paraissent rarement en public avec leur costume spécial, et vont en fiacre porter le viatique, ou prier sur une tombe, c’est à peine si l’on peut constater l’existence d’une religion privée de toute manifestation extérieure. Durant la restauration, il y eut une protestation continue contre l’intervention du clergé dans les affaires politiques. Tout individu porteur de l’habit ecclésiastique était impitoyablement qualifié de jésuite ; et les jeunes gens ne hantaient les églises que pour semer des pois fulminants sous les pas des missionnaires. Cette animosité, assouvie par le pillage de l’archevêché, a fait place à des sentiments plus doux et plus affranchis de terrestres considérations. Une réaction religieuse s’est opérée par degrés ; des hommes éclairés l’ont partagée, ont pesé le catholicisme à sa juste valeur, en ont, pour ainsi dire, extrait le suc, mais sans rejeter avec dédain le fruit qu’ils avaient pressé. On a fait le procès du XVIIIe siècle, et il a été convaincu de calomnie et de mensonge historique. L’opinion publique, plus active que la police, a mis à l’index le Bon sens du curé Meslier, le Système de la nature, du baron d’Holbach, et les libidineuses diatribes du chevalier de Parny, tandis qu’elle accueillait avec faveur les publications religieuses. D’honnêtes gens, qui se faisaient scrupule d’être dévots quand la dévotion ouvrait le chemin des honneurs, se sont réconciliés avec le clergé ; et il n’y a plus que les vieux libéraux qui croient au fanatisme des prêtres, aussi fermement qu’à l’anthropophagie des démocrates. Le vieux libéral se dit en prenant son café : « Mon journal me signale avec raison les empiétements de plus en plus envahissants du parti prêtre. Plusieurs curés de campagne ont chanté le Domine salvum avec les intonations les plus malveillantes. On a envoyé un évêque à Alger… c’est odieux. Ah ! la congrégation travaille sourdement : c’est, comme l’a définie M. Dupin, une épée dont la poignée est à Rome, et la pointe partout. Les prêtres… Les prêtres ne sont pas ce qu’un vain peuple pense ; Notre crédulité fait toute leur science. » Puis il relit le Voltaire-Touquet, s’endort, et voit en songe un jésuite qui le menace de sa bénédiction. ÉMILE DE LA
BÉDOLLIERRE.
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