COUAILHAC, Louis
(1810-1885) – BERNARD, Pierre
(1810-1876) : Le Marais (1841).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (19.VI.2014) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros] obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francais peints par eux-mêmes : encyclopédie morale du XIXe siècle publiée par L. Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. Le Marais
par L. Couailhac et P. Bernard « Le Marais, ce désert… » Il est temps de faire justice d’un pareil préjugé. Le Marais est un quartier tout aussi peuplé, tout aussi vivant que les autres ; seulement il est peuplé autrement ; il a sa physionomie à lui. Nous serions bien malheureux si nous retrouvions partout les gants-jaunes du boulevard de Gand ou les Anglais-Français de l’avenue des Champs-Élysées. Le Marais est borné au nord par le quartier du Temple, au midi par la place de la Bastille, à l’ouest par les boulevards, et à l’est par la rue Saint-Antoine. C’est un pays calme, prospère, tranquille, heureux, enfin un pays comme on n’en voit guère sur la carte de l’Europe. Le Marais est coupé en losange ; il touche par chacun de ses angles à quelque face de la civilisation parisienne : le travail, le repos, le plaisir. Sur sa base la plus large, du côté des rues Saint-Antoine, Sainte-Avoye, du Temple, il est occupé, industrieux ; toutes ses maisons sont remplies de ce peuple d’ouvriers qui fait la fortune de l’État sous la veste du prolétaire comme sous l’habit du fabricant. Beaucoup d’industries importantes, qui n’ont pas besoin d’être au centre même des affaires pour conserver leurs relations, se réfugient dans cette partie du Marais, où elles trouvent plus d’air, plus d’espace, et des loyers moins chers. Ainsi des fabricants de bronze, de jouets d’enfants, de cartonnage en gros, etc., y ont trouvé un asile. Toutes les maisons ont ici à peu près la même physionomie que celle des quartiers où l’on travaille : au rez-de-chaussée un magasin et un comptoir, au premier de grands rideaux bleus, au second des rideaux d’un blanc douteux, au troisième absence de rideaux, au quatrième du linge pendu aux fenêtres, au cinquième des capucines et un serin en cage. Le portier est encore ce cordonnier en vieux qui travaille pour les locataires et va toutes les demi-heures boire en cachette son canon chez le marchand de vins du coin. Mais tout cela a une tenue plus convenable, un aspect meilleur que dans le faubourg Saint-Denis ou le quartier Saint-Marcel. Telle est l’influence du lieu. La partie vive et mouvante du Marais est celle qui s’étend sur les boulevards en approchant des théâtres, c’est-à-dire, depuis la rue des Filles-du-Calvaire jusqu’au Château-d’Eau. Là est un reflet de la vie brillante et frivole des environs du grand Opéra et de l’église Notre-Dame de Lorette. Les nouvelles constructions qui se sont élevées dans ces parages favorisent encore l’illusion : ce sont de hautes maisons aux fenêtres multipliées, aux appartements mignons, aux balcons de fer ciselé, aux ornements de mauvais goût. On y rencontre beaucoup de figurantes de la Gaîté, beaucoup de danseuses du Cirque-Olympique, beaucoup d’ingénuités des Folies-Dramatiques, qui tâchent d’être aussi élégantes que les sylphides de la rue Lepelletier, mais qui ne peuvent avoir que des chaînes d’or en chrysocale, des meubles de palissandre en acajou, parce que les marchands de bois du quartier Popincourt ne sont pas tout à fait aussi généreux que les diplomates allemands et turcs de la rue Saint-Honoré. Ici le concierge porte des gilets rouges, affecte des airs discrets, n’a aucune profession, et tend toujours la main derrière le dos pour recevoir les billets doux : c’est l’ancien valet de chambre de quelque dandy de second ordre ; il cherche à imiter son confrère de la rue Lafitte, mais il est à cent lieues de lui pour les grâces, pour l’adresse, pour les roueries de bon sel. Il renouvelle sans cesse la fable de l’âne qui veut singer le petit chien. Nous arrivons maintenant à la région du Marais qui est véritablement le type de ce quartier, car les deux autres se sont un peu transformées au contact de ce qui les entoure ; mais cette région-ci, placée au centre du quartier, s’est conservée comme l’amande dans le noyau : elle comprend tout ce qui s’étend depuis la Bastille jusqu’à la rue de Vendôme, en passant par la Place-Royale, la rue Saint-Louis, etc. Ici la population se compose de rentiers, d’employés, d’artistes et d’hommes de lettres. Les rentiers affectionnent la rue Saint-Louis, la rue de Vendôme, les petites rues comprises entre la rue Saint-Louis et le boulevard, d’un côté, et la rue Saint-Louis et les approches de la rue Sainte-Avoye, de l’autre. Les employés occupent la rue Culture-Sainte-Catherine, la rue de Paradis, la rue Charlot, enfin tout l’entourage des deux grands établissements publics du quartier, le Mont-de-Piété et la Direction générale des archives. Enfin les hommes de lettres et les artistes ont envahi le quartier historique, c’est-à-dire la Place-Royale et ses environs. Examinez bien une maison de la rue Saint-Louis ; quel aspect digne et paisible ! Pas de boutiques, ou des boutiques propres et honorablement tenues ! Au premier étage habite un président de la cour royale, qui porte un nom historique et qui mourra là où en naissant il a trouvé sa famille établie. Au second, la veuve d’un officier général ; au troisième, un professeur de rhétorique du collége Charlemagne ; au quatrième, un gros marchand retiré des affaires, et qui, malgré sa fortune, a conservé des habitudes d’économie ; au cinquième, un élève de l’Ecole des chartes, qui passe sa vie avec les livres, ne travaille dans aucune Revue, et n’ambitionne pas encore la croix d’honneur. Heureux propriétaire ! Le dimanche et les jours de fêtes, la rue Saint-Louis offre un spectacle vraiment curieux : elle est pleine d’enfants de tout âge, de jolis enfants blonds, roses, bruns, tous sautillants, tous joyeux, qui, conduits par leurs bonnes, viennent de tous les quartiers de Paris rendre visite à leurs grands parents et passer la journée avec eux. Le Marais est le grand-papa de tout Paris : à six ans on songe à lui pendant toute la semaine, on rêve de lui toutes les nuits pendant le mois de décembre ; on le voit chargé de polichinelles, de tambours, de fusils de bois, portant un gâteau dans une main et un cornet de bonbons dans l’autre ! Quel bon grand-papa que ce Marais ! Enfin, si vous êtes naturaliste, prenez l’omnibus, faites une excursion dans le Marais, et là vous pourrez étudier, sur les derniers et rares individus existant encore, cette race des carlins qui se perd tous les jours, qui est à peu près perdue, et qui pourtant a eu ses beaux jours. Vous verrez chez mainte douairière plusieurs de ces intéressants animaux empaillés et mis sous verre : on les conserve pour la postérité. Le Marais n’a point une seule de ces églises gothiques dans lesquelles le culte catholique a tant de grandeur et de véritable majesté. Ses deux basiliques de Saint-Denis-du-Saint-Sacrement et de Saint-François sont de pitoyables édifices religieux, bâtis dans un système contre lequel le bon goût et la décence ne sauraient trop protester. Figurez-vous un bâtiment long, percé de fenêtres de trois pieds en trois pieds, et orné d’une espèce de porte cochère devant laquelle se dressent quatre colonnes de l’effet le plus triste et le plus mesquin : on se croirait en face d’une mairie de petite ville ou d’une grange. Il faut à la dignité et aux pompes du culte catholique autre chose que de pareilles constructions : le genre gothique se marie à tous ses souvenirs, à toutes ses gloires, à toutes ses magnifiques cérémonies. Pour notre part, et c’est moins notre faute que celle de ses propres origines, nous ne le comprenons bien que sous les voûtes de Notre-Dame et de Saint-Eustache. Puisque nos architectes n’ont encore rien su trouver qui convînt à la solennité de notre religion, pourquoi n’en reviendrait-on pas aux belles et grandes idées du moyen âge ? La récente et admirable restauration de Saint-Germain-l’Auxerrois a prouvé qu’un tel effort n’était point impossible à nos artistes. A tout prendre, nous aimons mieux une pieuse imitation des œuvres des douzième, treizième et quatorzième siècles, que ces ignobles maçonnages au sommet desquels on plante aujourd’hui la croix. Tout gagnerait à ce changement, et l’art, et la religion, et l’honneur du pays. Le Marais n’est pas le quartier de Paris le moins bien partagé du côté des souvenirs historiques. Dans la rue des Blancs-Manteaux se trouve une petite église fort remarquable, succursale de la paroisse de Saint-Merry, sous le nom de Notre-Dame-des-Blancs-Manteaux. Elle faisait autrefois partie d’un monastère célèbre. A l’extrémité nord du Marais se trouve le temple. La tour du Temple, célèbre dans notre histoire, fut bâtie en 1212, par frère Hubert, trésorier des templiers. C’était un édifice carré, aux murailles très-épaisses, dont les quatre angles étaient garnis de tourelles. Elle ne fut démolie qu’en 1811. Après la suppression de l’ordre de Malte, en 1790, le Temple devint propriété nationale. En 1812, l’ancien palais du grand prieur de Malte fut embelli et restauré ; on voulait y installer le ministère des cultes. La restauration y établit un couvent de femmes sous la direction de madame la princesse de Condé, ancienne abbesse de Remiremont. Ce couvent, qui est en même temps une maison d’éducation, existe toujours. L’emplacement de l’ancien enclos du Temple, dont les murs furent démolis en 1802, est occupé par un marché où se fait un commerce de vieilles hardes. C’est là où toute la population ouvrière de Paris vient s’habiller des pieds à la tête. Le Temple est la garde-robe des faubourgs. En 1604, à l’époque où l’ancien emplacement de l’hôtel des Tournelles cessa de servir de marché aux chevaux, Henri IV y fit commencer les bâtiments de la place Royale. Elle fut achevée en 1612, à l’occasion d’une fête que donna Marie de Médicis. C’est un carré parfait, composé de trente-cinq pavillons uniformes, qui ont chacun soixante-douze toises de longueur. – La place Royale, avec sa vaste bâtisse, ses constructions si régulières et si élégantes, ses larges arcades, ses arbres touffus et ses bassins aux fontaines jaillissantes, aurait une réputation européenne si le hasard l’avait placée du côté du passage de l’Opéra ou du quartier de la Madeleine. Mais le boulevard Beaumarchais est si loin de tout ! Dussions-nous passer pour des rabâcheurs et des faiseurs d’indignation à la suite, nous protesterons, comme nous avons déjà protesté ailleurs, contre le vandalisme qui a dépouillé la place Royale de sa belle grille ouvragée dans le genre renaissance, pour lui donner un entourage de corps de garde. Le 27 septembre 1639, fut inaugurée au milieu de la place Royale une statue équestre de Louis XIII, dont le piédestal, de marbre blanc, était chargé d’inscriptions. Voici la plus remarquable : « Pour la glorieuse et mémorable mémoire du très-grand, très-invincible Louis le Juste, XIIIe du nom, roi de France et de Navarre, Armand, cardinal et duc de Richelieu, son principal ministre dans tous ses illustres et généreux desseins, comblé d’honneurs et de bienfaits par un si bon maître et un si généreux monarque, lui a fait élever cette statue, pour une marque éternelle de son zèle, de sa fidélité, de sa reconnaissance. » Daniel Volterre, élève de Michel-Ange, fut chargé de l’exécution de cette statue. Le cheval, son ouvrage, était d’une grande beauté. Mais il mourut avant d’avoir commencé l’homme. Biard fils fut chargé de ce travail, qui ne lui fit pas honneur. – En août 1792, la statue de Louis XIII fut renversée et remplacée par un bassin. Enfin, en novembre 1829, une nouvelle statue équestre de Louis XIII, exécutée par MM. Dupaty et Cortot, a été placée au milieu du quinconce de la place Royale. Nous ne savons quel est celui de ces deux artistes qui a sculpté le cheval, mais il est resté bien loin de Daniel Volterre ; quant à l’autre, il a presque fait regretter l’inhabile Biard. L’imprimerie royale, dont l’établissement est dû au cardinal de Richelieu, fut d’abord installée dans la galerie du Louvre, au rez-de-chaussée et à l’entresol, puis transportée à l’hôtel de Toulouse, en face de la place des Victoires ; enfin un décret du 6 mars 1809 lui assigna un bâtiment de l’hôtel Soubise, situé rue Vieille-du-Temple. Elle y est encore aujourd’hui. Le mont-de-piété fut fondé en 1777. Les constructions de l’hôtel du Mont-de-Piété, situé rue des Blancs-Manteaux, n° 18, et rue de Paradis, n° 7, se commencèrent en 1781, et furent terminées en 1786. L’édifice est sombre et lourd, mais fort curieux à étudier pour ses dispositions intérieures. Les archives du royaume, après avoir passé du bâtiment des Capucins de la rue Saint-Honoré au château des Tuileries, puis de là au palais Bourbon, furent enfin établies dans l’hôtel Soubise, rue du Chaume et des Vieilles-Audriettes. Cette institution, dont la pensée est due à l’Assemblée constituante, fut définitivement organisée par la Convention. L’hôtel Soubise est un beau morceau d’architecture ancienne. Le gouvernement y fait exécuter dans ce moment de très-grands et très-sérieux travaux, qui lui donneront une grande importance. Parmi les établissements publics placés dans le Marais, il ne faut pas oublier la succursale de la maison royale de la Légion d’honneur, rue Barbette. Le Marais, qui touche à tant de théâtres populaires, si fréquentés, si actifs : la Gaîté, le Cirque, les Folies-Dramatiques, les Funambules, ne renferme qu’un seul théâtre dans son sein, celui de la Porte-Saint-Antoine. Il est assez bien disposé, et peut contenir environ quinze cents personnes. Il a été fondé en 1834, par M. Anténor Joly. Ses destinées n’ont pas toujours été heureuses ; mais il faut plutôt s’en prendre à la mauvaise direction qui lui a souvent été donnée qu’à l’éloignement des habitants du quartier pour le spectacle. Maintenant, si vous nous demandez quelles sont les habitudes des indigènes de cette contrée que nous venons de parcourir ensemble, nous vous dirons qu’ils se lèvent tard, lisent leur journal, vont se promener au jardin des plantes, dînent à cinq heures, passent la soirée à jouer au piquet, prennent un lait de poule, et se couchent de bonne heure. Eh ! mon Dieu, à cinquante ans nous en ferons tous autant, si toutefois nous durons jusqu’à cinquante ans. Aujourd’hui les vivants vont bon train. L. COUAILHAC et P.
BERNARD.
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