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J. Mainzer : Les Marchands d’ustensiles de ménage (1842)
MAINZER, Joseph (1801-1851) :  Les Marchands d’ustensiles de ménage (1842).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (11.IV.2014)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros] obogros@lintercom.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : 4866 ) du tome 5 des Francais peints par eux-mêmes : encyclopédie morale du XIXe siècle publiée par L. Curmer  de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 
 
Les Marchands d’ustensiles de ménage
par
Joseph Mainzer

[version .Pdf permettant de lire les portées musicales]

~ * ~

JE ne connais point, parmi les crieurs des rues, à l’exception des maraîchers, de classe plus nombreuse ni plus variée que celle-ci, dont je n’entreprends, pour ainsi dire, que l’énumération ; il faudrait des volumes pour décrire d’une manière complète tous les individus qui la composent. Et pourtant le nombre n’en est pas encore aussi considérable qu’il pourrait l’être si chacun d’eux adoptait une spécialité pour son commerce ; mais on en voit plusieurs qui roulent sur des voitures longues, basses et légères, de véritables magasins où figure de la façon la plus séduisante, et à des prix dont la modicité étonne, un assortiment presque complet des objets que peut désirer une ménagère. Tels sont, par exemple, ces petits marchands à prix fixe, que l’on rencontre à toute heure de la journée, principalement dans les faubourgs, et qu’on entend crier incessamment, avec une voix rauque semblable à celle de Vernet jouant un rôle de bossu : A cinq sous et à vingt-cinq sous la pièce ! Voyez, messieurs, voyez, mesdames ; choisissez au choix ; à cinq et à vingt-cinq ! Vous approchez, et vos regards admirent ce coquet pêle-mêle de jouets d’enfants et de brillantes casseroles, de couverts en métal d’Alger et de plumeaux flottants au-dessus comme des panaches, de pelotes et de plumes métalliques, de brosses, de peignes, de couteaux, de miroirs et de casse-noisettes ; il est difficile qu’au milieu de tant d’objets, il ne s’en présente pas quelqu’un qui éveille votre convoitise ; vous êtes alléché surtout par ce cri du marchand : A cinq sous la pièce, l’objet, l’article ! Vous faites votre choix, vous tendez vos cinq sous, et le marchand vous répond avec un imperturbable sang-froid : « Ceci, c’est vingt-cinq ; voilà le côté des articles à cinq. » Or, ces articles à cinq sont entassés dans un imperceptible petit coin, comme pour cacher ce qu’ils ont de défectueux et de peu séduisant. Retenu par une fausse honte, vous complétez le prix demandé, fût-ce aux dépens de votre dernière pièce, et vous vous éloignez comme le corbeau de La Fontaine :

Honteux et confus,
Jurant, mais un peu tard, qu’on ne vous prendra plus.

Parmi les objets qui entrent dans la composition d’une boutique à vingt-cinq sous, il en est qui constituent ailleurs un commerce spécial ; à Toulouse, par exemple, on voit un homme à longue barbe, qui parcourt les rues, pieds nus et un bâton à la main, portant gravement un assortiment d’épingles, criant d’une voix de basse-taille : Qui croumpo d’espingles a boun marcat ? qui achète des épingles à bon marché ?

[portée p. 329]

En Italie, il y a des marchands qui ne vendent que des lanternes, et qui crient :

[portée p. 329]

A Paris même, quelques-uns de ces articles forment autant de branches spéciales du commerce des rues ; je citerai, entre autres, les portefeuilles de maroquin, les crayons et les chaînes de sûreté, dont les débitants encombrent les quais, les abords des passages et les boulevards. Ceux-ci surtout, dont les derniers embellissements semblaient avoir été faits dans l’intérêt des promeneurs, sont devenus tout à fait impraticables. A chaque pas, on y heurte quelqu’un de ces pliants sur lesquels le marchand assujettit sa boutique portative ; l’oreille y est assourdie par ces cris répétés : Portefeuilles en maroquin ! chaînes en caoutchouc, fortes, utiles et fashionables ! Ajoutez à cela les groupes plus ou moins compactes de compères et de curieux, qu’il faut enfoncer à grand renfort de coups de coude, sous peine d’attendre trois ou quatre heures le moment d’éclaircie qui vous permettra de passer. Ici, c’est un amas de titis dont les regards ébahis suivent les mouvements précipités d’un grand gaillard uniquement occupé à faire rebondir sur une ardoise la pointe d’un crayon, afin d’en démontrer la solidité. Là, une demi-douzaine de compères et même de commères, rangés en cercle autour de l’étalage du marchand de portefeuilles, emploient toute leur journée à prendre, à ouvrir, à tourner, à retourner, celui-ci un agenda, celui-là un album, sans jamais rien marchander ni acheter ; mais, comme on dit, la foule attire la foule : un curieux s’arrête, puis un second, un troisième ; la galerie prend bientôt un aspect respectable ; alors il s’agit de porter le grand coup ; chaque compère fait choix d’un objet, le paye et se retire avec une physionomie aussi joyeuse que s’il venait de conclure un marché d’or. L’impulsion est donnée ; le véritable acheteur n’y résiste point, et s’avance à son tour : c’est encore l’histoire des moutons de Panurge.

Les provinciaux et les étrangers manquent rarement de tomber dans le panneau, et c’est surtout dans leur ingénuité que trouve son aliment cet ignoble métier de compère. Cependant il s’en rencontre quelquefois qui ne se laissent pas prendre à un piége aussi grossier. Un étranger se mit un jour à feuilleter gravement un petit agenda, à l’exemple des compères dont il observait le manége depuis une heure ; comme il feuilletait toujours, ne laissant point passer une seule page sans l’examiner, le marchand, impatienté de voir qu’il ne songeait nullement à marchander l’objet, lui demanda s’il avait ou non l’intention d’acheter. « Dieu m’en garde ! répondit ce chaland d’une nouvelle espèce. – Alors pourquoi cet examen si minutieux de ma marchandise ? – Pourquoi ? mais apparemment pour voir ce qu’elle renferme de si curieux, que depuis plus d’une heure elle fixe d’une manière vraiment remarquable l’attention de ces messieurs et de ces dames. »

Mais les compères de la pire espèce sont ceux qui accompagnent les marchands de chaînes de sûreté. Malheur à vous si vous avez marchandé une de ces chaînes ! c’est l’indice certain que vous avez l’avantage de posséder une montre. Vous n’aurez pas fait vingt pas, que chaîne et montre auront disparu ensemble, pour vous donner la preuve, sans doute, qu’une fois attachées à ces sortes de chaînes, les montres en sont inséparables. Il serait à souhaiter que la police, si rigoureuse envers le pauvre qui mendie un morceau de pain, se montrât un peu plus sévère envers ces exploiteurs de la bonne foi publique. Ses nombreux agents, sans se mettre en grands frais de surveillance, pourraient empêcher souvent l’étranger, le paysan et l’ouvrier de faire de ces marchés où l’on peut affirmer presque toujours qu’ils seront volés dans un sens ou dans un autre.

A côté de ces derniers crieurs, je placerai le marchand de savon à dégraisser, qui vous arrête au passage, s’empare du revers de votre habit, sans s’informer si cela vous convient, le barbouille de son savon, le brosse et le promène ensuite sous les yeux de chacun des curieux qui l’entourent, faisant remarquer que non-seulement la tache a disparu, mais que l’endroit lavé a acquis un lustre magnifique qui le fait jurer singulièrement avec tout le reste de l’habit.

Je pourrais encore ranger dans la même classe le marchand d’encre et de cirage, s’il se bornait, comme autrefois, à colporter sa marchandise dans une corbeille, avec une vieille pantoufle cirée pour enseigne, et quelques oiseaux savants, pour exciter la curiosité des chalands. Mais, depuis quelques années, cette branche d’industrie a acquis un développement inouï : l’encre et le cirage de Robertson et du chevalier Langlois se prélassent aujourd’hui dans de superbes équipages, et ce sont des valets  revêtus d’une brillante livrée qui les distribuent aux consommateurs. Toutefois, entre ces deux extrêmes, il y a un juste milieu, et je vous signalerai un brave homme à la figure noire, aux mains noires, qui chasse devant lui un cheval chargé d’un petit baril au-dessus duquel est cette prétentieuse inscription : Au sonneur de Saint-Paul, justifiée probablement par la sonnette qu’il agite à chaque pas, et qui sert de signal. A Rome, le débitant d’encre n’a point de sonnette ; il crie :

[portée p. 331]

L’allumette chimique, de moderne et germanique invention, a aussi ses crieurs, depuis le mendiant qui ne la vend pas, jusqu’à la voiture bariolée d’inscriptions qui va la colporter, chez tous les épiciers de la capitale.

Tout le monde doit connaître le joli cri qui tient lieu d’enseigne aux marchands de paillassons :

[portée p. 331]

c’est une des plus gracieuses mélodies qu’on entende chanter par les crieurs de Paris ; faite avec une espèce de coquetterie, elle demeure suspendue avant le dernier mot, et après un court intervalle, le marchand complète la pensée mélodique, en montant une note plus haut pour retomber sur sa tierce mineure en descendant : l’effet qu’il produit ainsi est charmant ; aussi ne peut-on pas l’entendre sans plaisir. Une chose digne de remarque, c’est que les marchands de paillassons commencent très-rarement leur cri par le mot voilà ; presque tous ont adopté cette formule : Faut-il des paillassons ?

[portée p. 331]

J’ai rencontré un de ces crieurs qui termine son chant d’une manière si originale qu’on serait tenté de prendre la dernière syllabe pour un éternument.

Vient ensuite le marchand de balais, qui va criant :

[portée p. 331]

avec de grands balais sur ses deux épaules, et de petits balais suspendus à ses boutonnières. Mais il ne se présente pas toujours dans un équipage aussi modeste : il possède assez souvent une charrette sur laquelle s’élève un orgueilleux édifice de paniers, de brosses et de cabas, surmontés de plumeaux et de balais autour desquels serpentent d’autres cabas et d’autres paniers en guirlandes. Le tout est arrangé avec tant d’art, de goût et de légèreté, qu’on croirait voir circuler dans la rue le magasin d’une fleuriste ; charrette et roues disparaissent au milieu de cette gracieuse architecture, et c’est à peine si l’on découvre le marchand lui-même, qui chemine en simple blouse, chantant sa mélodie :

[portée p. 332]

Il n’y a pas jusqu’au quadrupède attelé à ce magasin ambulant qui n’ait une apparence de coquetterie : c’est ordinairement un animal de bonnes manières, soigneusement peigné, portant la tête haute comme s’il avait la conscience de l’importance de ses travaux ; il chemine gravement, en agitant une énorme sonnette, semblable à celle du sacristain qui accompagne un enterrement, et cache ses membres élégants et sveltes sous une chape de balais et de brosses qui représente assez bien le caparaçon et les panaches des chevaux des pompes funèbres.

Le marchand de paniers et de balais me rappelle une femme juive que j’ai vue à Rome, et qui ne cumulait pas ; elle se bornait à raccommoder les vieux paniers. Souvent elle marchait en compagnie d’un raccommodeur de chaises, dont la mélodie m’a également paru digne d’être notée :

[portée p. 332]

Je ne saurais me dispenser, en quittant le marchand de balais, de mentionner au moins sa parenté avec le marchand d’éponges, et de noter le cri de cet industriel qui d’ordinaire repousse obstinément le cumul auquel se livre son avide confrère :

[portée p. 332]

Le marchand de baguettes me semble être aussi de la même famille, quoique placé sur un échelon bien inférieur. Une aventure qui faillit devenir tragique lui a donné pourtant une certaine célébrité. Inspiré par l’exemple de quelques autres crieurs, notamment de marchands de paillassons et de marchands de peaux de lapins, qui, modifiant leurs cris avec une certaine licence, adressaient aux dames de petites chansonnettes, au grand scandale même de la police, dont l’oreille est si dure en pareil cas, le marchand de baguettes voulut aussi se faire remarquer par quelque plaisante poésie de son invention. Un beau jour il sortit, criant à haute voix, et avec un véritable amour-propre d’auteur : Battez vos canapés, battez vos habits, battez vos femmes, pour un sou ! Sa mauvaise étoile le conduisit au milieu du marché du Temple, où chacun sait que les femmes sont en force. A peine ce cri : Battez vos femmes ! eut-il traversé les galeries, qu’une sainte indignation courut dans tous les rangs de la phalange féminine ; un formidable escadron sembla sortir des profondeurs de la terre, et le malencontreux crieur, avant d’avoir eu le temps de se reconnaître, se vit assailli, terrassé, foulé aux pieds ; les coups pleuvaient sur lui comme une grêle : ce ne fut que de guerre lasse qu’on lui accorda merci ; mais il lui fut impossible de se relever ; on le conduisit à l’hôpital, où il eut pendant un mois le temps de réfléchir sur les inconvénients d’une imagination trop poétique. Depuis ce temps, notre marchand de baguettes, revenu à la simplicité de son premier cri, se montre dans les rues avec une démarche plus humble, et la tête baissée, frappant d’une de ses baguettes le faisceau qu’il tient sous le bras, sans doute en souvenir de la terrible leçon qu’il a reçue.

Quelques mendiants aveugles se sont aussi emparés du commerce des baguettes ; mais, dans leurs mains, la baguette n’est qu’un prétexte : leur allure, leur maintien, tout vous annonce qu’ils n’ont rien moins que le désir de vendre. Tenant leur faisceau comme un soldat porte l’arme au bras, ils tendent en avant leur main creuse, qu’il vous est loisible de prendre pour la sébile de bois du chien de l’aveugle, ou la boîte de fer-blanc que vous présente le sacristain avec cette formule : Pour les besoins de l’église, s’il vous plaît ?

Dans les faubourgs et dans les villages de la banlieue de Paris, on rencontre souvent un homme, le dos chargé d’une cassette dans laquelle est un assortiment de coton, de fil et d’aiguilles, et qui crie continuellement sur le même ton : En voulez-vous-t-y ? n’en voulez-vous-t-y pas ? n’en voulez-vous-t-y pas ? en voulez-vous-t-y ?

[portée p. 333]

Le commerce de bouteilles et de verres cassés a inspiré à ses chanteurs différentes mélodies, parmi lesquelles il s’en trouve de très-originales. J’ai longtemps entendu un jeune homme, doué d’une voix volumineuse, crier, dans le faubourg Poissonnière, sa chanson de toute la force de ses poumons, détachant les syllabes les unes des autres dans la forme suivante :

[portée p. 333]

Ce crieur a disparu depuis quelques années. A-t-il changé de quartier ? la prospérité de son commerce lui a-t-elle fait ouvrir un magasin ? ou bien la conscription a-t-elle transformé en havresac sa hotte à bouteilles ? Je l’ignore. J’en sais un autre plus heureux dans ses inspirations musicales, qui sait rendre sa mélodie avec toute l’habileté d’un chanteur consommé : il y a du goût et de la grâce dans son petit chant et dans sa petite composition ; c’est un talent au-dessus de son état, c’est un grain qui a été étouffé par l’ivraie. Si l’instituteur de l’école primaire de son village avait pu lui donner les premières notions de la musique, on aurait de prime abord, dans les chants de l’école, remarqué sa voix et ses dispositions musicales ; avec la recommandation du marguillier, du curé, du maire, il serait venu au Conservatoire de Paris, et la France se glorifierait peut-être d’une illustration de plus, soit dans le domaine de la composition, soit dans celui du chant dramatique. Tout commencement est petit, ce n’est que le hasard qui en fait sortir quelque chose. Notre marchand de verres cassés a pris seulement quatre notes de notre gamme, et il en a fait un chant simple et expressif, qui, exécuté par lui, s’entoure d’une teinte élégiaque, et devient d’une mélancolie touchante :

[portée p. 334]

Les habitants des quartiers Poissonnière et du Faubourg-Montmartre, des rues Lepelletier, Choiseul et Louis-le-Grand, ne pourront manquer de reconnaître l’homme qu’ils entendent tous les jours, et qui pourtant a passé jusqu’à présent inaperçu, comme trop indigne de leur attention.

Je ne parlerai ici des marchands de bois, dont le commerce a changé complétement de face, soit en s’agrandissant, soit en se confondant avec d’autres industries, que pour citer quelques-uns des cris qu’ils avaient anciennement adoptés. En voici un qui nous a été conservé par Jannequin :

[portée p. 334]

auquel on peut joindre celui-ci, qui m’a paru assez original : Et qui l’aura ? etc.

[portée p. 334]

On criait encore autrefois les chapelets :

[portée p. 334]

aujourd’hui on les vend au son du violon.

De tous les crieurs de nos jours, ceux qui font le plus de tapage sont les marchands de cartons, soit hommes, soit femmes, le plus souvent homme et femme portant à deux une espèce de brancard avec des échafaudages sur lesquels sont étalés des cartons de toutes les formes et de toutes les dimensions. Leur mélodie est généralement celle-ci :

[portée p. 334]

mais c’est plutôt en parlant qu’en chantant qu’ils déroulent le programme de leur établissement ambulant, et cela avec une volubilité et des efforts vraiment inquiétants pour la santé de leur individu ; vous êtes assourdi par les cris : Cartons à vendre ! qui veut des cartons ? Cartons ronds, cartons carrés, cartons ovales, cartons à champignons, cartons à dentelles, cartons à chapeaux, chapeaux d’hommes, chapeaux de dames ! A peine l’homme attelé derrière le magasin portatif a-t-il exhalé la dernière syllabe, que sa compagne, attelée devant, reprend la litanie avec une voix piaillarde, et sans faire grâce du moindre carton. Je n’ai jamais pu entendre sans irritation cette sorte de marchands, hurlant presque du ton de l’insolence, de la domination et de la colère, l’inépuisable chapelet des différents articles qui composent leur industrie. Ils ont l’air de véritables furieux en criant : Cartons à vendre ! et ce sont peut-être les natures les plus pacifiques, des gens de mœurs douces, qui, le soir, après leur travail fini, jouent une partie de loto ou tirent les cartes. Il serait difficile de s’en douter quand on les rencontre dans la rue, criant leur marchandise ; leur visage est rouge, bleu et gonflé ; les yeux leur sortent de la tête, et leur bouche s’ouvre si grande qu’on la prendrait pour un carton à manchon.

On rencontre fréquemment dans les foires des femmes qui organisent de petites boutiques où sont artistement rangées toutes sortes de souliers, de pantoufles et de galoches, et qui chantent de minute en minute :

[portée p. 335]

On les voit aussi, pendant l’été surtout, parcourir les rues de Paris, ayant au bras un panier chargé de marchandises, et enjolivant leur cri de mélodies souvent bizarres. Les chaussures qu’elles débitent sont d’ordinaire gracieuses et coquettes. Pourquoi faut-il que des qualités solides se joignent si rarement chez elles aux agréments de la forme extérieure !

Pour compléter à peu près la série des marchands que j’ai entrepris de renfermer dans ce chapitre sous un titre général, il me suffira de noter encore deux cris : celui des marchandes d’étuis de chapeaux qu’on n’entend plus aujourd’hui : Voyez, à douze sous !

[portée p. 335]

et celui des marchands de figures de plâtre, qu’on rencontre dans les rues portant sur leur tête une longue planche sur laquelle sont rangés indistinctement Louis XVI, Napoléon, Lafayette, et la sainte Vierge :

[portée p. 335]

Quoiqu’il n’y ait entre les ménagères et ces papiers publics auxquels on donne le nom de canards d’autre connexion que l’empressement avec lequel ceux-ci sont guettés au passage par les premières, je ne terminerai pas sans dire un mot des ignobles crieurs qui passent leur vie à proclamer dans les rues, tour à tour, les récits d’assassinats, les changements de ministère, la marche et le cortége du bœuf gras. On croirait que Dieu les a créés tout exprès pour le méprisable métier qu’ils exercent. Marchant par couple, homme et femme, avec leurs chapeaux et leurs bonnets de travers, le teint pourpre, le nez fleuri, les yeux hors de la tête, ils crachent alternativement, avec force exhalaisons de tabac et d’eau-de-vie, les nouvelles plus ou moins véridiques du jour, et telles que les leur impose la police, qui les tient sous son patronage. Semblables à la plupart des journaux dont ils vendent les extraits, ils n’éprouvent pas le moindre scrupule à crier le soir la déchéance du même homme dont ils criaient le matin la gloire et les vertus ; hier les ordonnances de Charles X, aujourd’hui les grands événements de la glorieuse révolution de 1830. Voici une de leurs mélodies, si toutefois ce n’est pas faire un abus de mots que de donner ce nom à leurs effroyables crieries.

[portée p. 336]

Moins ignobles, mais peut-être encore plus grotesques, on peut regarder comme issus de la même famille les distributeurs de programmes dans les spectacles. Rien de plus curieux que l’aplomb avec lequel ils estropient les noms littéraires les plus connus, et les titres des ouvrages qu’ils sont chargés de vendre. Les Français ne s’imagineraient jamais quelle triste impression ces malheureux font sur l’étranger, et quel pénible souvenir ils leur laissent des théâtres de la capitale la plus éclairée du monde.

Autrefois à Paris, aujourd’hui même encore dans plusieurs villes de province, la nuit possédait et possède aussi ses crieurs ; j’ai noté un de ces lugubres chants :

[portée p. 336]

Comme il est probable que les dormeurs ne tarderont pas à voir leur suppression définitive, j’ai voulu que leur souvenir ne fût pas tout à fait perdu pour la curiosité de l’amateur.

JOSEPH MAINZER

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