Encore une
commission chargée d'élucider la question
chevaline !
Il semblerait que l'élevage du cheval en France
fût
une chose toute nouvelle ["
En effet on n'a jamais bien élévé."]. Cependant, depuis
longtemps
tout a été dit sur cette question ["
Non"]. Ce qui doit
aujourd'hui servir de guide, c'est le souvenir de ce que l'on a fait
jadis, et de ce qui a amené les changements qui ont eu lieu
en France depuis deux siècles.
Quand l'ordre social, en se modifiant, a changé ses usages
et ses habitudes, il a dû également influer sur la
création des races chevalines employées par la
haute classe de la société.
Dans les temps féodaux, le seigneur était aussi
bien cultivateur qu'homme de guerre : il créait du cheval
pour lui et ses vassaux ; il le fabriquait suivant son goût,
ses besoins, et avait des écuyers et des pages pour son
dressage. Quand la féodalité disparut,
disparurent aussi les chevaux de guerre et de luxe ;
l'élève du cheval resta dès lors
presque uniquement dans les mains des paysans, qui
continuèrent, comme par le passé, à
élever des animaux qui étaient pour eux ce qu'ils
sont encore aujourd'hui dans les trois quarts de la France, des
instruments de travail, dont les qualités
premières, pour la plupart d'entre eux, sont la sagesse et
la pesanteur.
On s'aperçut bientôt de la lacune
laissée dans l'élevage par ce changement
politique : le destrier et le palefroi, qui du temps de
la chevalerie
avaient une réputation européenne ["
Non !"],
s'étaient abâtardis et avaient perdu leur
prestige. Tous les mémoires du temps signalent ce fait, et
expriment les inquiétudes du gouvernement de cette
époque. On chercha donc alors les moyens de
remédier au mal dont le pays était
frappé.
Après bien des tâtonnements, on finit par
comprendre que du moment où le cultivateur, le paysan,
était devenu le seul éleveur possible, il fallait
compter avec lui, et que, pour l'amener à créer
le cheval tel que le luxe le désirait, il était
nécessaire de lui en donner les moyens, en lui fournissant
des étalons convenables, qu'il était impuissant
à se procurer lui-même ; et il fallait encore se
borner souvent à améliorer les animaux qui devaient rester
dans ses mains des instruments de travail, dont l'avantage alors
était d'avoir sur le marché une valeur plus
élevée.
Il était parfaitement rationnel de comprendre que, la
féodalité abattue, le grand seigneur, le grand
éleveur, abandonnant ses terres pour venir à la
cour, c'était à la couronne à le
remplacer en ce qui concernait l'élevage et le dressage du
cheval de luxe. C'est ce qui explique la création des haras
royaux, des écoles d'équitation, des primes pour
assurer au sol les meilleures juments, etc., etc., etc.
Les fondations qui furent faites à la fin du
règne de Louis XIV et les résultats qui en
découlèrent, prouvent de la façon la
plus évidente que l'on était entré
dans le vrai ; car nos races limousines et normandes avaient reconquis
leur ancienne réputation, et les hommes
représentant en France l'art équestre
étaient considérés comme les plus
célèbres de l'Europe. ["
Il n'y a jamais eu que des rosses en France."]
Cet état de choses dura jusqu'à la
révolution de 89 : comme alors on commençait
à saper la royauté, on devait aussi saper les
institutions qui en dépendaient. On crut, comme certaines
personnes le pensent encore aujourd'hui, que les haras
étaient inutiles, qu'il fallait laisser à chacun
la liberté de ses oeuvres, et que les choses
iraient beaucoup mieux et plus économiquement.
On sait ce qui arriva : les meilleurs reproducteurs disparurent ; les
juments de tête, n'ayant plus raison d'être, furent
vendues, et l'éleveur retomba, comme devant, à
créer du cheval pour ses besoins, ne s'inquiétant
pas autrement de la décadence imminente qui allait arriver.
Ce nouvel état de choses dura assez longtemps pour amener
des résultats qui ne manquèrent pas de frapper la
haute sagacité de Napoléon Ier, qui,
dès 1806, reconstitua les haras, créa et
subventionna des institutions équestres.
Bien que l'Angleterre nous fût fermée, quoique les
bons reproducteurs fussent très-difficiles à
trouver, les mesures énergiques qui furent prises, sans
effacer tout le mal qui avait été fait, l'avaient
beaucoup réparé.
C'est à cette organisation que nous avons dû
toutes les ressources qui alimentèrent les besoins de la
guerre et assurèrent le service des écuries de
l'Empereur.
La puissance de cette organisation fut telle, que malgré les
exigences des dernières guerres, dès 1816 les
pays d'élèves regorgeaient de chevaux.
Pendant les premières années de la Restauration,
le luxe employait le cheval de selle indigène, et pendant
toute sa durée, les carrossiers normands
conservèrent leur vogue. ["
On n'était pas difficile."]
Louis XVIII, comme l'Empereur et comme ses devanciers, conserva les
haras et les institutions équestres ; et si ces
établissements ne furent pas
réintégrés, comme autrefois, dans le
service du grand écuyer, c'est que le prince de
Monbazon, titulaire de cette charge, ne rentra pas en France.
Toutefois, comme le roi comprenait toute l'utilité des haras
et la nécessité de leur donner de l'importance,
il en forma une administration à part et en donna la
direction à des hommes haut placés,
indépendants et spéciaux. ["
Stupides."]
La tâche du chef de l'administration des haras devint de plus
en plus difficile à cette époque ; car
l'Angleterre, qui par le fait du blocus continental regorgeait de
chevaux et des meilleurs, vint nous faire une concurrence fatale quand
les portes de la France lui furent ouvertes.
Les chevaux de main amenés de la Grande-Bretagne
portèrent un coup presque mortel à notre cheval
de selle indigène, et il était impossible de
mettre en doute notre infériorité en regard de la
supériorité de l'Angleterre ["
Vous en convenez !"]. Ce
n'était pas avec les étalons pris au Danemark et
au Hanovre et avec quelques chevaux orientaux, que l'on pouvait
créer des animaux capables de soutenir la
concurrence : beaucoup cependant étaient
très-bons, mais ils étaient
généralement trop petits pour le goût
et les besoins du jour, et de plus ils avaient le
désavantage de sortir comme autrefois de chez
l'éleveur sans avoir été
pratiqués, tandis que les chevaux anglais, en outre des
qualités de construction et d'élégance
qui les distinguaient, avaient de plus l'avantage de pouvoir
être mis de suite en service. Tout venait donc concourir
à développer le goût de l'anglomanie.
L'administration des haras, qui mieux que personne comprenait la
nécessité de modifier l'élevage du
cheval de luxe, profita, aussitôt qu'elle le put, de ce que
l'Angleterre nous était ouverte, pour y aller chercher des
étalons de mérite, et certes, les choix qui
furent faits à cette époque prouvent la
capacité de l'homme chargé de cette mission, car
ce sont les étalons ramenés de 1816 à
1820 qui ont fondé la race de toutes les meilleures
poulinières de nos pays d'élèves et
des reproducteurs les plus utiles et les plus
goûtés encore aujourd'hui. Malheureusement, une
race ne se transforme pas du jour au lendemain ; il fallait plusieurs
années pour pouvoir présenter sur le
marché les résultats de cette transformation ;
mais pendant ce temps, de nouvelles habitudes étaient prises
par le commerce, et malgré les changements heureux qui
s'étaient opérés dans nos races de
luxe, elles restaient en souffrance.
D'un autre côté, vers la fin de la Restauration,
une sorte de révolution eut lieu dans la
carrosserie : elle devait réagir aussi d'une
façon néfaste sur nos grandes espèces
de carrossiers. Ces chevaux gigantesques, si beaux, si bien
appropriés aux voitures dont on s'était servi
jusqu'alors, n'avaient plus raison d'être le jour
où l'on allégeait et rapetissait les
équipages. De ce côté encore,
c'était une transformation à opérer,
pendant laquelle l'Allemagne fournissait des chevaux plus en harmonie
avec la carrosserie nouvelle, et qui, de plus, avaient l'avantage
d'être sages et bon marché.
On peut donc juger quelle a été la
tâche des haras à cette époque et ce
que seraient devenues nos races de luxe, si l'on eût
laissé l'industrie chevaline livrée à
elle-même. Leur mission fut de modifier les
espèces pour les ramener à un type plus parfait.
Une oeuvre semblable ne pouvait s'accomplir sans de grandes
difficultés, ni s'improviser. Il était
matériellement impossible, quand bien même les
détenteurs de juments s'y fussent
prêtés, ce qui était loin d'exister
dans le principe, de présenter au commerce, à la
deuxième ou à la troisième
génération, autant de chevaux
nouveau modèle
qu'on en avait présenté de l'ancien, quinze ans
auparavant. Un tel changement ne pouvait se faire qu'avec du temps et
de la suite.
Pour faire valoir et mettre en évidence les produits de
cette métamorphose, l'administration des haras avait les
maisons royales et les institutions équestres pour
auxiliaires. La mission de ces dernières était de
répandre le goût du cheval de selle et de former
des hommes d'écurie en état de donner
à nos chevaux indigènes une
préparation semblable à celle des chevaux qui
venaient de l'étranger. Les maisons royales,
plaçant la production chevaline sous l'égide de
la couronne, devaient ainsi infailliblement lui rendre la vogue qu'elle
avait perdue.
La révolution de 1830 vint tout remettre en question : le
luxe fit place aux habitudes et aux idées mesquines d'une
royauté bourgeoise ; l'aristocratie, qui aurait pu suivre
l'exemple donné par la Restauration, se retira dans ses
terres et mit bas son luxe : l'administration des haras, devenue une
simple division du ministère du commerce, perdit de son
importance, enfin toutes les institutions équestres furent
supprimées. L'art équestre, ce corollaire
obligé de l'élève du cheval de selle,
fut complètement méconnu, et le cheval ne fut
plus qu'un moyen de transport ayant d'autant plus de mérite
qu'il avait moins de qualités et d'énergie.
Ces besoins bourgeois, qu'avait enfantés la
révolution de juillet, ne cadraient guère avec
les idées qui tendaient à répandre
dans nos espèces le sang et la vigueur, et l'on conviendra
que ce n'était pas le moyen d'encourager
l'élevage du cheval de luxe. Toutefois, comme on pensait
qu'un tel état de choses ne pouvait durer, l'administration
des haras persista dans son système
d'amélioration. Sous le ministère d'un homme dont
la sagacité élucidait les questions qui lui
étaient le plus étrangères, cette
administration fit deux créations importantes et
utiles : l'
École
des haras et les
Jumenteries. La
première de ces deux créations avait pour mission
de faire revivre quelques traditions équestres et de faire
l'instruction des jeunes gens destinés à entrer
dans l'administration. La seconde avait pour but de faire
naître en France un plus grand nombre de chevaux de sang et
des étalons comme ils conviennent au croisement,
c'est-à-dire n'ayant pas perdu, par les fatigues d'un long
entraînement et par des courses
prématurées, leurs qualités
reproductives.
Les éleveurs de chevaux de course, en obtenant la
suppression des jumenteries ont voulu faire tomber une concurrence
qu'ils redoutaient, et placer l'administration des haras dans
l'obligation d'acheter leurs produits, vaille que vaille.
L'industrie du cheval de sang a sa raison d'être, et les
encouragements qu'elle reçoit en prix de course et en primes
prouvent assez l'importance qu'on y attache ; mais si l'on doit acheter
à un prix élevé et
rémunérateur les produits utiles qu'elle
présente et qui ont fait leurs preuves, une administration
responsable devant le pays et les éleveurs
sérieux doit refuser l'achat de chevaux
étiolés, qui peuvent être vites, mais
qui n’ont pas les qualités d'un reproducteur. Ces
chevaux ne peuvent servir qu'à
déconsidérer l'emploi du sang. Cependant, le
grand grief contre l'administration des haras est le refus qu'elle fait
journellement de semblables acquisitions. ["
Ceci n'est pas élucidé"]
Que l'on supprime cette administration, et que l'on offre aux
éleveurs tous les produits du turff, qui sont
repoussés par elle aujourd'hui, le procès du
cheval de sang sera bientôt jugé, et les races
communes se propageront de plus belle.
Plus que personne nous sommes partisan
du sang, et c'est
pour cela aussi que nous sommes partisan d'une administration des
haras, parce qu'elle est plus en mesure que personne de pouvoir
collectionner les types les plus beaux de l'espèce et de les
mettre en outre à l'abri des spéculations
particulières, qui peuvent les faire sortir du pays. Avec
leurs jumenteries et les meilleurs produits achetés
à l'industrie particulière, les haras pouvaient
créer une source de richesses intarissables, où
les éleveurs de chevaux de pur sang auraient
trouvé, plus tard, d'immenses ressources. L'École
des haras et les jumenteries étaient deux
créations parfaitement logiques, et nous ne craignons pas de
dire que c'est un tort de les avoir supprimées.
En tout état de choses, ce qu'il ne faut pas ignorer, c'est
qu'annuellement plus de vingt millions sont portés
à l'étranger par les marchands qui vont y
chercher huit ou dix mille chevaux que le luxe demande et que la France
est impuissante à fournir aujourd'hui. Il faut donc
chercher à se mettre en mesure de répondre un
jour à de semblables demandes, si l'on veut ramener d'une
façon durable le commerce sur notre marché, et ce
n'est point avec les étalons d'espèce que la
France possède actuellement que l'on obtiendra jamais ce
résultat.
En effet, voici la situation de l'administration des haras : sur onze
ou douze cents étalons qu'elle possède pour
travailler à l'amélioration de toutes les
espèces, il y en a trois cent quatre-vingt-deux de pur sang
anglais, arabes ou anglo-arabes, et cent cinquante-trois de demi-sang.
Il faut ajouter à ceci quatre-vingts chevaux de race pure,
approuvés.
Nous n'avons donc en France que six cent quinze étalons pour
produire des chevaux de luxe ; ce chiffre, tout infime qu'il est, doit
encore se réduire, car les étalons arabes
employés dans le midi de la France ne donnent
guère que des chevaux propres à la cavalerie
légère, et qui n'offrent aucune ressource
à la grande consommation du luxe. Si nous
défalquons maintenant les chevaux de premier ordre,
employés très-utilement, mais
particulièrement pour créer des chevaux de course
et augmenter notre famille de pur sang, nous verrons que nous avons
tout au plus cinq cents étalons purs ou
améliorés pour produire des chevaux comme le
commerce les demande à l'Angleterre ou à
l'Allemagne.
Bien que ce nombre soit inférieur à ce qu'il
devrait être, il est peu probable que l'administration des
haras une fois effacée, l'industrie particulière
fût en état d'en offrir autant à la
reproduction, et surtout d'une aussi bonne qualité.
Chacun des cinq cents étalons dont nous venons de parler
peut féconder annuellement, au plus, trente juments, ce qui
donne quinze mille naissances et ne présente pas plus de
sept à huit mille chevaux ou juments réussis
à l'âge adulte. Que l'on retire maintenant les
jeunes bêtes gardées pour la reproduction et les
mâles entiers qu'achètent, l'administration des
haras et l'étranger, enfin les chevaux
nécessaires à la remonte de l'armée,
et l'on verra ce qui reste pour le commerce de luxe. Rien, ou bien peu
de chose, et cependant six cent mille juments sont livrées
aujourd'hui à la reproduction, et si besoin était
et que l’on trouvât un intérêt
à en augmenter le nombre, il pourrait s'élever
encore dans des proportions considérables.
La France a
toutes les conditions voulues pour ["
Sauf l'instinct de l'éleveur."] devenir le grand
marché de l'Europe, parce
qu'elle peut créer toutes les
variétés de l'espèce chevaline, et il
serait grand temps de tirer parti de ses moyens, car il existe un fait
incontestable, c'est que les chevaux que nous tirons d'Angleterre sont
très-inférieurs à ce qu'ils
étaient il y a quinze ou vingt ans. A quoi attribuer ce
changement ? Est-ce à l'emploi d'étalons
énervés par des courses
prématurées? Est-ce parce que la demande du
cheval anglais s'est généralisée dans
toute l'Europe ? ["
C'est à notre bêtise qui nous fait acheter les mauvais de préférence."] Nous n'en chercherons pas la cause, nous nous
contenterons de constater le fait. Aujourd'hui, un cheval de selle
ayant de grandes qualités est une rareté en
Angleterre.
Cherchons donc, plus que jamais, à modifier le
système qui nous régit actuellement, afin de ne
pas rester perpétuellement tributaire de
l'étranger, qui ne répond plus à nos
demandes que d'une façon imparfaite. Tâchons,
enfin, d'élever assez pour offrir des
éléments d'amélioration dans des
provinces qui, n'ayant pas de producteurs convenables, voient
naître tous les ans des milliers de chevaux sans aucune
valeur, qui, ne trouvant pas de débouchés,
restent dans les mains de ceux qui les ont
élevés, de détestables instruments de
travail.
Le moyen de sortir de cette position, c'est de se procurer le nombre
d'étalons de mérite suffisant pour atteindre un
effectif, qu'il faut calculer, quant à présent,
sur une création nouvelle de dix à douze mille
chevaux par an.
L'industrie étalonnière sera-t-elle jamais en
mesure de satisfaire à de pareilles exigences ? Non,
certainement. Elle ne subsiste que parce qu'elle est assurée
du débouché que les haras lui offrent ; elle ne
consentira jamais à garder pour son propre compte, afin de
les offrir à la reproduction, les étalons qu'elle
a élevés. Elle ne renoncera jamais aux
encouragements qu'elle reçoit de l'administration des haras.
Elle n'achètera jamais, comme l'État le fait,
à des prix exorbitants, les étalons qui lui
paraissent utiles à l'amélioration. Si, par
impossible, elle était en mesure de faire ces frais, de
consentir à tous ces abandons, qu'est-ce qui la
dédommagerait de tous les avantages qu'elle aurait
perdus ? Serait-ce le prix élevé auquel
elle coterait le saut de ses étalons ? Mais alors on verrait
bientôt les détenteurs de juments renoncer
à l'élevage de chevaux, qui, de prime abord, leur
ferait faire des déboursés au-dessus de leurs
moyens, et dont la rentrée ne reposerait que sur des
éventualités fort douteuses.
En présence des faits que nous venons de signaler, nous
croyons avoir prouvé l'indispensabilité d'une
administration des haras. Si elle a été en butte
aux attaques souvent les plus injustes, si quelquefois elle a
manqué d'initiative, c'est que depuis trente ans elle n'a
pas été placée dans des mains assez
puissantes ["
Ni assez capables."]. Mais qu'on reste bien convaincu qu'aujourd'hui rien ne peut
la remplacer. Mieux que personne, elle connaît les besoins de
chaque localité et peut y subvenir. Partisante tout aussi
éclairée du cheval de sang qu'elle doit
l'être des races qui en émanent, comme des races
communes, elle fera toujours équitablement la part de
chacun, parce qu'elle n'a pas de parti pris ni de système
exclusif, parce qu'elle travaille dans l'intérêt
de tous et connaît les besoins de chacun. Il ne faut
à cette administration qu'une haute autorité qui
puisse marcher d'un pas ferme vers son but, sans craindre les attaques,
et qui soit assez forte pour les mépriser. S'il en
était ainsi, on verrait bientôt grandir la
prospérité chevaline depuis si longtemps en
souffrance dans notre pays.
Pourquoi des luttes déplorables ont-elles existé
sous Louis-Philippe entre les haras et les remontes ? C'est parce que
ces administrations, chacune de son côté, voyant
les choses à son point de vue, s'étaient faites
rivales, et qu'il manquait une main ferme pour les réunir et
les faire marcher d'accord.
Pourquoi ces systèmes plus ou moins erronés, mis
en avant de nos jours, dont le but caché est de renverser
l'administration des haras pour s'emparer de ses
dépouilles ? C'est parce qu'on la croit trop faible
pour se défendre.
Loin d'affaiblir cette administration, qu'on la rende forte et par
l'autorité et par l'argent, et l'on pourra bientôt
apprécier toute son utilité ; on verra que la
création de Louis XIV, reconstituée par
Napoléon Ier, était digne de
l'intérêt et de la sollicitude de son successeur.
Nous avons dit qu'au moment des événements de
1830, les pays d'élèves créaient
déjà quelques chevaux tout aussi remarquables que
ceux ramenés d'Angleterre par les marchands ["
Avec une pipe !"]. Le cheval de
guerre s'était également
amélioré ; il s'agissait donc de rouvrir d'autres
débouchés pour remplacer ceux qui avaient disparu.
C'est alors qu'on institua les dépôts de remonte.
C'était une bonne création, puisqu'on assurait
ainsi un débouché régulier
à la production ; mais ceci ne suffisait pas : il fallait,
en outre, se servir des moyens d'action que l'on avait en main, pour
forcer en quelque sorte le commerce à revenir sur notre
marché. Malheureusement, l'administration de la guerre n'a
pas compris, dès le principe, le service qu'elle pouvait
rendre à l'industrie chevaline. Au lieu d'associer le
commerce aux opérations de la remonte, ce qui le ramenait
dans le pays et l'engageait à nouveau avec les
éleveurs, on le repoussa en le stigmatisant : on fit de la
remonte une affaire de famille, où l'achat direct fut offert
comme mesure toute paternelle.
On créait ainsi, tout d'abord, un monopole ayant pour
résultat de réduire l'élevage aux
simples besoins de la remonte ; on arrêtait toute
idée d'amélioration, car le cheval
d'espèce n'est pas plus goûté dans la
cavalerie qu'il n'y est utile. De cette mesure si fâcheuse
pour le développement de la prospérité
chevaline, il résultait des inconvénients graves
pour l'administration de la guerre. Ne se trouvait-elle pas
engagée moralement vis-à-vis des
éleveurs, dont elle voulait seule accaparer les produits ?
N'était-elle pas forcée de faire une
foule de concessions aussi préjudiciables à son
budget qu'à l'organisation de la cavalerie ? Aujourd'hui
encore, afin de complaire aux éleveurs et
d'éloigner la concurrence, on achète tous leurs
produits de trois à quatre ans ; pour que leurs
écuries ne s'encombrent pas, on prend annuellement le
même nombre de chevaux, que l'on en ait ou non besoin, ce qui
oblige à réformer dans les régiments,
des animaux en plein service que l'on remplace par des poulains
incapables d'en rendre aucun, et qui sont pour les corps de
détestables embarras.
C'est ainsi qu'avec des effectifs considérables en
apparence, le tiers et souvent la moitié d'un
régiment ne peut monter à cheval.
Par le fait même de cette coupe réglée
et prématurée, on ne trouve plus dans le pays, en
cas de guerre, que des chevaux de deux à trois ans ; alors,
force est d'avoir recours au commerce, que l'on ne dédaigne
plus, parce qu'on en a besoin.
L'administration de la guerre doit renoncer à exercer son
monopole et son protectorat, ce qui ne l'empêchera pas de
rendre de grands services et de conserver une salutaire influence ; il
faut aujourd'hui qu'elle s'efface davantage, qu'elle se
considère comme un consommateur ordinaire ayant besoin de
chevaux en âge de travailler et assez
préparés pour pouvoir rendre des services
immédiats, qu'elle les prenne à qui les lui
offre, qu'elle se borne enfin à acheter, aux conditions les
plus avantageuses pour son budget et pour les besoins de la cavalerie.
En agissant ainsi, elle contribuera à ramener le commerce,
que sa concurrence et le jeune âge auquel elle
achète les chevaux, à présent,
tiendraient toujours éloigné.
Que cette nouvelle manière d'opérer ne fasse pas
craindre à l'administration de la guerre de voir se tarir la
source à laquelle elle puise seule aujourd'hui ; les chevaux
ne lui feront jamais défaut : restant un an de plus chez
l'éleveur, ils y seront utilisés, et s'ils
sortent de ses mains, ce sera pour passer dans d'autres qui sauront
bien les ramener en temps utile à la remonte.
Du moment où l'on cherche à augmenter la
création du cheval de luxe, il faut, pour lui assurer un
large débouché, former des hommes qui sachent
mettre ses qualités en évidence et rendre les
consommateurs capables de les utiliser et de les apprécier.
C'est dire assez qu'il faut reconstituer les écoles
d'équitation. C'était autrefois dans ces
établissements que la jeunesse, tout en pratiquant un
exercice très-salutaire à sa santé,
prenait de bonne heure le goût du cheval. Elles
étaient alors très-largement soutenues, parce que
l'on comprenait toute leur utilité. Rien n'existe plus de ce
passé ; et cependant toutes les sciences, tous les arts,
tous les métiers reçoivent aujourd'hui du
gouvernement un tutélaire appui. Nous avons des
académies de peinture, d'architecture, de chant, de danse,
de musique, des écoles d'arts et métiers, etc.;
et dans ce pays si grand, si riche, il n'existe pas une
académie d'équitation où l'on puisse
conserver intactes les traditions d'un art si utile et en si grand
honneur autrefois !
C'est l'incapacité des consommateurs et l'absence des hommes
en état de mettre en valeur les chevaux
distingués, qui ont favorisé cette propension
vers les races communes. A quoi peut servir, en effet,
l'amélioration des espèces, si en même
temps on ne forme pas des hommes capables d'apprécier et
d'utiliser les brillantes qualités du cheval de
race ?
Voici, selon nous, le programme à suivre pour obtenir les
résultats que nous désirons :
MESURES A PRENDRE PAR
L'ADMINISTRATION DES HARAS.
1°
Décret
qui porte l'effectif des haras à deux mille
étalons. ["
Qui seront des rosses comme ci-devant."]
Cette augmentation de huit cents têtes devra s'adresser plus
particulièrement aux chevaux de race pure et de demi-sang.
Cette mesure aura pour effet immédiat d'engager les
éleveurs à créer, sur une plus grande
échelle, les chevaux purs ou améliorés.
2°
Achat
des étalons de demi-sang ou trois quarts de sang
à deux ans et demi.
Du moment où l'on provoque la création du cheval
amélioré, il devient indispensable que les haras
cessent de persister dans la faute qu'ils ont commise, en achetant les
étalons trop tard. Il faut qu'à l'avenir, les
animaux refusés par l'administration soient
castrés en temps utile ; c'est le seul moyen de leur rendre
la faveur qu'ils ont perdue.
3°
Achat des
étalons de pur sang après les épreuves
des courses, ce qui fixe l'achat de cinq à six ans.
4°
Reconstitution
des jumenteries.
Elles ne devront pas avoir seulement pour but d'élever des
chevaux de race pure, mais encore de créer et de conserver
les meilleurs types de toutes nos espèces.
5°
Vente
annuelle de produits mâles et femelles provenant de
l'élevage des haras.
Cela offrira aux éleveurs des éléments
d'amélioration.
6°
Primes
aux juments de pur sang, de races améliorées et
d'espèce de trait.
Ces primes ne devront être données qu'avec des
conditions empêchant la vente des juments qui les auront
reçues, à moins qu'elles ne restent dans la
même localité, et ne continuent à
être livrées à la reproduction. ["
A bas les primes !"]
7°
Chevaux
approuvés.
Encourager, autant que possible, cette industrie, complément
indispensable des haras. Echelonner les primes d'approbation en 1re, 2e
et 3e classe. En créer une quatrième, de chevaux
médaillés, ne touchant aucune
rémunération, mais ayant, par cette distinction,
l'autorisation d'être employés à la
reproduction.
8°
Impôt
frappant tous les chevaux livrés à la
reproduction sans être autorisés ou
médaillés.
Une mesure qui frapperait indistinctement tous les chevaux entiers
n'aurait aucune opportunité : elle serait vexatoire et
resterait sans résultat. ["
Si car elle ferait castrer."] Mais il est du devoir du
gouvernement d'arrêter les spéculations honteuses,
qui tournent au détriment des éleveurs et du pays.
En frappant d'un impôt
très-élevé les mauvais
étalons coureurs qui empoisonnent nos provinces chevalines,
on arrêtera cet élément funeste de
dégénérescence, en forçant
les hommes qui se livrent à cette spéculation
à y renoncer ou à se procurer des animaux dignes
d'être médaillés.
9°
Primes
de dressage pour les juments et les chevaux castrés
(de selle et d'attelage).
Ces encouragements devront être d'un prix
élevé, afin d'engager les éleveurs et
la spéculation dans cette nouvelle voie. Ces primes ne
devront être données qu'à des chevaux
de quatre ans et demi à cinq ans. Tout cheval non
castré avant trois ans sera hors de concours.
10°
Création
à Paris d'une grande institution équestre prenant
la dénomination d'Académie
d'équitation et d'école des haras.
La ville de Paris, qui a tout intérêt à
voir se former un établissement aussi utile, fournirait le
local. L'administration des haras aurait à sa charge les
dépenses d'organisation, d'entretien, de personnel, et
bénéficierait des recettes.
La classe riche trouverait alors des moyens convenables pour apprendre
à monter à cheval, et les
élèves de la classe pauvre puiseraient dans un
semblable établissement une instruction gratuite et
spéciale qui leur assurerait une existence et
créerait des hommes indispensables au
développement de l'industrie du cheval de luxe.
Cet établissement, remonté par des chevaux
indigènes, offrirait à Paris une exposition
permanente des produits de l'industrie nationale. L'administration des
haras trouverait là l'emploi utile des chevaux, qui,
achetés à deux ans et demi, n'auraient pas pris,
avec l'âge, les conditions voulues pour faire de bons
étalons.
11°
Création
dans les principales villes de France et près des grands
centres de population chevaline, d'institutions équestres,
à l'instar de celles de Paris.
MESURES A PRENDRE PAR
L'ADMINISTRATION DE LA GUERRE.
1°
Abolition
de l'achat direct.
On laissera ainsi au commerce sa liberté d'action.
2°
Achat
de chevaux de guerre de quatre ans et demi à cinq ans et
au-dessus.
Ces chevaux ne devront être pris par les
dépôts qu'après avoir
été vus montés et offrant toutes les
garanties d'une mise en service presque immédiate.
3°
Suppression
des écoles de dressage.
Elles n'auront plus raison d'être, du moment où
l'on n'achètera plus le cheval brut et trop jeune pour
travailler.
4°
Du
rôle que doit jouer l'école de cavalerie dans
cette réforme.
Cette école a pour mission de faire l'instruction militaire
et équestre des hommes qui plus tard doivent porter cette
instruction dans les corps. Ce serait lui rendre, ainsi qu'à
la cavalerie, un grand service que de lui donner la
possibilité d'étendre ses moyens
d'étude.
Au lieu d'éparpiller ses ressources comme on l'a fait avec
les écoles de dressage, qui ne peuvent produire aucun
résultat, à cause du jeune âge des
chevaux qu'on y rassemble, et dont l'entretien, et la surveillance
coûtent des sommes considérables, pourquoi ne pas
concentrer à l'école de cavalerie les chevaux que
l'on veut mettre en réserve pour les besoins des officiers
supérieurs ? Ce serait offrir d'abord de bons moyens
d'étude aux jeunes officiers, et les chevaux recevant
là le complément de leur dressage, sous une
surveillance éclairée, offriraient pour l'avenir
les plus sûres garanties de bon service.
En effet, que faut-il pour compléter l'instruction d'un
homme de cheval ? Un renouvellement constant de chevaux sur lesquels il
y ait quelque chose à faire. Dès que le cheval
est confirmé dans son dressage, il n'a plus
d'utilité ; le sujet d'étude disparaît.
Que faut-il, au contraire, à l'homme qui exerce un
commandement ? Un cheval tout à fait mis qui ne lui donne
aucune inquiétude, aucune préoccupation.
En ce moment, les trois cents chevaux de manège de
l'école de cavalerie sont des moyens d'étude
imparfaits, parce qu'ils sont dressés,
archidressés, routinés aux exercices de chaque
jour, et c'est quelquefois après quinze ou vingt
ans de travail qu'on les réforme.
Ne serait-il pas préférable de les renouveler par
tiers ? La première année,
c'est-à-dire de cinq à six ans, ils seraient mis
dans les mains des élèves les plus forts ; la
seconde, ils seraient en état d'être
montés par tous ; et la troisième, ils
offriraient toute sécurité aux officiers qui en
feraient l'achat.
En adjoignant trois cents chevaux de plus à ceux du
manège, on doublerait les moyens d'instruction, et on
assurerait d'une façon certaine deux cents chevaux par an
pour les états-majors. Si le nombre ne suffisait pas, on
pourrait l'augmenter. Du moment où la remonte
achèterait les chevaux à cinq ans, les jeunes
officiers n'auraient pas besoin d'avoir recours à
l'école de cavalerie pour trouver une monture ; ils la
prendraient dans leurs corps ou dans les dépôts de
remonte.
~*~
Nous croyons avoir démontré comment devait se
manifester l'action des haras et celle des remontes.
Il faut que ces deux administrations, qui s'étaient
posées comme protectrices, et qui avaient
séparé leur action à des points de vue
différents, cessent d'exercer cette sorte de monopole, qui
ne sert qu'à restreindre le développement de
l'industrie. Il faut que, d'un commun accord, elles travaillent
à créer et à répandre des
éléments d'amélioration qui aideront
à transformer toutes nos espèces ; placeront
alors dans les mains de l'agriculture des instruments de travail plus
complets, et assureront à la grande consommation et
à l'armée des ressources plus
étendues. Il faut, enfin, que tous leurs efforts tendent
vers ce but,
ramener le commerce sur notre marché, car c'est
lui seul qui fera naître la concurrence, sans laquelle une
industrie reste stationnaire ou s'éteint.
L'État doit donc aujourd'hui fournir et propager les moyens
d'amélioration que l'éleveur est impuissant
à se procurer, et donner les encouragements qui serviront
à le faire entrer dans une voie de progrès.
C'est avec l'aide de ce tutélaire appui, avec des
encouragements bien entendus, que l'on enrichira nos pays
d'élèves, que l'on fera fleurir le commerce, et
que l'on arrivera sans doute un jour à n'avoir plus besoin
de l'aide d'une administration qui reste indispensable aujourd'hui.
L'augmentation des dépenses demandées pour les
haras sera peu de chose, si on la met en balance avec les
économies considérables que réalisera
la guerre. En entrant dans le système que nous proposons,
l'État dégrèvera son budget et donnera
un nouvel et puissant essor à l'industrie chevaline.
J'ai cherché à esquisser ce qui se faisait
autrefois, ce qui se fait maintenant et ce que je crois
nécessaire de faire pour l'avenir. Puisse le fruit d'une
expérience basée sur une longue pratique jeter
quelque lumière sur la question, dont une fois encore une
commission est appelée à discuter les
intérêts.
COMTE D'AURE.