DAUZAT, Albert (1877-1955) : Les Mots nouveaux, origine et acclimatation
(1908)
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Comme les espèces animales, les mots d'une langue naissent, se développent, dépérissent et meurent ; ils se reproduisent aussi, en laissant derrière eux une descendance souvent nombreuse de dérivés et de composés ; ils connaissent enfin et pratiquent supérieurement la lutte pour la vie. Tous les jours, nous voyons de nouveaux termes faire irruption dans la langue, livrer bataille aux anciens mots, sans respect pour les positions acquises et la possession d'usage : plus jeunes, plus vigoureux, mieux armés sans doute pour le combat linguistique, ils délogent leurs prédécesseurs d'une situation enviée, et les relèguent peu à peu dans les oubliettes de l'archaïsme. Ces nouveaux venus - les néologismes - scandalisent les puristes, qui ne leur pardonnent pas l'arrogance et la brutalité de leur intrusion, non plus que leur aspect insolite. Il faut bien reconnaître qu'ils ont abusé de la tolérance avec laquelle ils étaient accueillis. La langue française a connu de nos jours sa Grande Invasion et a été assez malmenée par ces nouveaux barbares. Mais l'état de guerre ne dure pas indéfiniment, pas plus dans une langue qu'entre les peuples. Comme jadis la Grèce et plus tard la Gaule latine vaincues firent la conquête de leurs farouches vainqueurs, les mots conquérants, à peine installés dans une langue, cherchent à s'accommoder avec leur voisins : ils prennent leur costume, s'assimilent leurs mœurs, adoptent leurs usages, - c'est-à-dire revêtent la même orthographe, se déclinent et se conjuguent comme leurs congénères, et se plient aux mêmes combinaisons de syntaxe. Aussi, après avoir cherché l'origine des néologismes, est-il intéressant de voir comment ils s'acclimatent. En général, le néologisme a pour but de désigner une idée ou un objet nouveau. Sans doute on peut se servir, pour cela, de mots anciens : soit à l'aide de la métaphore (par exemple quand on a appelé petit bleu la carte pneumatique) ; soit par la composition ou la dérivation (ainsi qu'on procéda en nommant, en 1849, timbres-poste les vignettes créées à ce moment pour l'affranchissement des lettres). Mais de telles appellations, essentiellement populaires, satisfont peu ceux qui inventent ou lancent des objets nouveaux : à leurs yeux, le mot doit être inédit, comme la chose. Il serait préférable, disent certains puristes, de laisser au peuple le soin de nommer lui-même les objets nouveaux : les noms créés ainsi gagneraient en pittoresque ; la langue serait plus saine, plus homogène. Mais l'invention, l'institution nouvelles doivent être immédiatement baptisées : c'est une nécessité sociale ou commerciale. L'Etat, lorsqu'il a organisé le télégraphe, les industriels quand ils ont lancé les automobiles, pouvaient-ils attendre que le public eût trouvé une appellation ? Il ne suffit pas, toutefois, qu'un mot soit créé et mis en circulation par un inventeur, un savant ou un écrivain, pour que le public l'accepte - fût-il revêtu de l'estampille officielle - surtout s'il désigne une chose d'usage courant. Est-il trop long, trop difficile à prononcer ? a-t-il pour l'oreille des ressemblances fortuites avec d'autres mots de la langue ? il est aussitôt abrégé, altéré ; et le terme populaire finit souvent par l'emporter.
II. - Barbarismes et déformations.
Cependant l'influence des écrivains et des savants n'est pas niable, même pour corriger des mots qui ont déjà fait leur entrée dans le monde. Nous aurions eu taxamètre, sans une intervention qui fut un véritable deus ex machina. Lorsqu'on mit en circulation, à Paris, les compteurs horo-kilométriques, les loueurs de voitures les baptisèrent taxamètres. Par une lettre adressée au Temps, M. Salomon Reinach protesta aussitôt contre cette désignation, et n'eut pas de peine à démontrer que taximètre était seul correct. Quelques jours après, les loueurs - qu'on n'aurait pas crus aussi férus d'hellénisme - honteux d'avoir commis un barbarisme, tinrent à honneur de le réparer, et remplacèrent, sur leurs fiacres, par taximètre le malencontreux taxamètre. Quelques mois après, quelques semaines peut-être, il eût été trop tard : le public, habitué au mot, n'aurait pas accepté la substitution. Le linguiste ressemble au Dieu de Descartes, qui donne une chiquenaude au monde pour le mettre en mouvement, et ne peut plus, dans la suite, modifier le jeu des lois mécaniques : une fois un mot lancé, son auteur n'est plus maître de son sort, et assiste, impuissant, à son évolution et aux luttes qu'il peut soutenir. Voici un exemple, encore plus typique, de barbarisme spontané. L'année dernière, on créait à Paris un nouveau type de voiture publique, auquel on donnait le nom d' « omnibus automobile » : mot trop long, qui n'était pas viable. Le lendemain, le mot autobus, que nul n'aurait pronostiqué, avait jailli spontanément sur toutes les lèvres, s'étalait dans tous les journaux. Pourquoi cette unanimité dans le barbarisme, et barbarisme particulièrement barbare, qui, à juste titre, a scandalisé les puristes, mais qui, en dépit des anathèmes, n'a fait que croître et prospérer, et est en voie de prendre racine dans la langue, si l'institution dure ? Le linguiste ne saurait avoir peur des monstres, et doit s'efforcer de leur arracher leur énigme. Ici le phénomène est simple. On se trouvait en présence d'un auto, qui était en même temps un omnibus : la finale bus fut prise pour un suffixe, et le tour était joué. Attendons-nous maintenant à la voir accolée à d'autres mots (1). Un tel fait n'est pas isolé dans la langue : beaucoup de nos suffixes actuels n'étaient à l'origine que des finales de noms, parfois même des noms entiers. Les noms déformés - ou créés de toutes pièces - par un procédé artificiel et voulu, sont beaucoup plus rares : mais il y en a pourtant quelques exemples. Le mot gaz fut jadis forgé par Van Helmont. De nos jours, un terme assez récent, l'appel téléphonique allo, doit son origine à la même cause, bien que l'altération ne porte que sur la finale. On croit généralement que ce mot est d'importation anglaise (2). Malgré la vraisemblance apparente de l'étymologie, l'explication est démentie par l'histoire du mot. L'un des initiateurs du téléphone en France, M. Ch. Bivort, a rétabli, il y a quelque temps, la vérité des faits (3). C'était vers 1879 : on venait d'apporter d'Amérique le téléphone Bell, et on procédait aux premiers essais dans plusieurs postes établis sur une ligne privée. Comme signal d'appel, on employa d'abord : Allons ! Mais la voyelle nasale résonnait mal dans les appareils. On changea alors allons en allo, qui, déclare M. Bivort, « ne signifiait plus rien, mais sonnait nettement et se transmettait clairement. » Le mot resta : on connaît sa fortune.
III.- Une consultation de l'Académie.
C'est un préjugé assez répandu parmi les écrivains, qu'un mot nouveau, pour avoir chance de succès, doit nécessairement être compris à première vue, et porter son sens en soi. Cela n'est pas vrai pour les mots de formation populaire, qui tendent simplement (en général) à évoquer dans l'esprit une des qualités de l'objet. C'est inexact aussi pour les mots savants, qui ne sont compris que par une minorité. En 1894, l'Intermédiaire de la timbrologie ouvrait une enquête auprès des membres de l'Académie française, dans le but de savoir s'il fallait dénommer timbrologie, timbrophilie ou philatélie le goût particulier des collectionneurs de timbres-poste. Bien suggestives sont la plupart de ces réponses, dont l'avenir devait démentir les prophéties. M. JULES CLARETIE. - Je trouve bon le mot timbrologie. Il est plus simple que son rival. M. MÉZIÈRES. - Comme mon ami M. Alexandre Dumas, je me contenterais du mot timbre-poste. En aucun cas, je n'accepterais philatélie, qui ne sera compris que des initiés. M. PASTEUR me charge de vous dire qu'il se range à l'avis exprimé par MM....., et que le néologisme timbrologie est préférable à tout autre. - Vallery-Radot. M. DE FREYCINET ne voit aucun inconvénient à l'introduction du mot timbrophilie...... M. SARDOU (consulté par M. G. Brunel). - Timbrophilie a un grand mérite, c'est que tout le monde sait ce qu'il veut dire ; tandis que philatélie, qui est peut-être régulier, est absolument incompréhensible pour le public. La même erreur, on le voit, est répétée à satiété. Il était pourtant de toute évidence que seule la minorité lettrée pouvait comprendre timbrophilie ou timbrologie : car, pour cela, il est nécessaire d'avoir quelques notions de grec, ce qui n'est pas précisément le cas de « tout le monde ». En revanche, il faut en savoir bien peu pour ne pas pouvoir décomposer philatélie. C'est justement ce dernier mot qui l'a emporté, en dépit des prophéties unanimes de l'Académie. La raison ? Inutile de la chercher dans les nuages de la rhétorique : elle est fort terre à terre. Le mot timbre, surtout dans tel de ses dérivés, a populairement un sens fâcheux : les amateurs de timbres-poste n'ont pas voulu, en adoptant timbrologie ou timbrophilie, passer pour des « timbrés ». N'était-ce déjà pas assez de timbre pour prêter au jeu de mots ? D'ailleurs les spécialistes ne sont pas effarouchés - bien au contraire - par un terme d'aspect rébarbatif. Tant mieux s'il n'est compris que des seuls initiés ! La majesté du mot prêtera plus de valeur à la chose aux yeux du public.
IV. - La réaction populaire.
La réaction populaire n'est plus aussi fréquente qu'autrefois : l'instruction étant alors moins répandue, les mots savants étaient plus difficilement acceptés. A la fin du XVIIIe siècle, aérostat ne put devenir populaire : on lui opposa ballon - qui, jusque là, signifiait exclusivement « grosse balle » - et qui, s'il n'a pas éliminé son rival, l'a du moins réduit à la portion congrue. Au contraire, de nos jours, télégraphe, téléphone, phonographe - pour ne citer que ceux-là - n'ont pas trouvé de concurrents. Il en va autrement quand le néologisme est un composé. Il est rare, dans ce cas, que le mot soit conservé tel quel. On continue à dire « chemin de fer », sans doute parce que le terme est évocateur : mais la Bourse dit des « chemins ». On a conservé également - jusqu'à nouvel ordre - canot automobile, bien que l'Académie, consultée à nouveau et toujours aussi peu chanceuse, ait partagé ses préférences entre autoscaphe, autocanot, motocanot - voire autonef et autoyole ! - Il est vraisemblable qu'une formation populaire surgira, si ce mode de navigation se vulgarise. Le composé est-il formé à l'aide d'une préposition ? l'abréviation peut se produire par ellipse. Ainsi « un bateau à vapeur » devient « un vapeur », mot courant - et déjà ancien - qu'on s'étonne de ne trouver dans aucun dictionnaire. A sa place on y rencontre un terme étrange : mais il faut savoir le découvrir. Sait-on comment l'Académie appelle un bateau à vapeur ? Pyroscaphe ! Beaucoup de lecteurs l'ignoraient sans doute, comme je l'ignorerais encore moi-même, si l'italien ne m'avait mis fortuitement sur la voie. Piroscafo a en effet triomphé en Italie, tandis qu'en France, l'Académie - ou plutôt son dictionnaire - est seule à connaître le mot. Vérité au delà des Alpes!... Si le composé est formé d'un substantif et d'un adjectif, l'un des deux termes disparaît simplement. Il est rare que l'adjectif soit éliminé. Le fait se présente quand le substantif n'est plus, d'un emploi courant. Dépêche avait singulièrement vieilli et tournait à l'archaïsme, lorsque la dépêche télégraphique, réduite couramment à dépêche, lui infusa une nouvelle sève. Je crois que c'est dans une ellipse qu'il faut chercher l'origine des abréviations si nombreuses aujourd'hui - métro, auto, pour métropolitain, automobile, etc. - et qui n'ont pas encore reçu d'explication scientifique. Les premières abréviations, historiquement, ont porté en effet sur des composés assez facilement reconnaissables. Quand on a dit piano au lieu de piano-forte, et surtout kilo au lieu de kilogramme (à côté de gramme) n'a-t-on pas obéi à la même ellipse qu'en réduisant dépêche télégraphique à dépêche ? De nos jours, le phénomène a été accéléré et facilité par la présence de la voyelle o dans la plupart des néologismes savants : voyelle qui attirait immédiatement la coupure et provoquait l'ellipse, par son identité auditive avec notre suffixe eau, si fréquent. La création populaire spontanée en face d'un néologisme officiel, est aujourd'hui assez rare. On peut citer le cas de (carte) pneumatique, qui, rebelle, à cause du groupe pn, à la prononciation française, a vu se dresser en face de lui le métaphorique petit bleu, qui a acquis une célébrité mondiale. Elle a surtout sa raison d'être quand il se produit une hésitation entre plusieurs vocables. Il y a une quinzaine d'années, le mot vélocipède était un terme générique, englobant toutes les catégories de cycles, en face des noms d'espèces : tricycle, bicycle, bicyclette. Au bout de quelque temps, le bicycle et le tricycle ayant disparu, on se trouva, en présence de deux mots pour désigner le même objet : aucun d'eux ne s'imposant de façon absolue, il y avait place pour un troisième. L'analogie populaire créa bécane, très usité aujourd'hui dans la langue familière et qui dispute le terrain à bicyclette. Car à l'heure actuelle, tout au moins dans la région parisienne, vélocipède est complètement abandonné et n'est plus guère usité que sur les registres des Contributions Directes.
V. - Le féminisme dans les mots.
Notre époque a vu éclore de nombreuses professions féminines, inconnues de nos aïeux, et qui n'avaient pas de noms dans la langue. La formation du féminin a été parfois aussi laborieuse que l'admission de la femme aux emplois désignés. Avocate a soulevé des résistances, malgré la régularité de la formation. Doctoresse - s'en doute-t-on ? - date du XVe siècle. Employé par Jean-Jacques Rousseau, le mot n'a passé que récemment dans la langue courante avec une restriction assez curieuse. Il est le féminin de « docteur » (au sens de « médecin »), et de « médecin » lui-même : il ne fallait évidemment pas songer à « médecine », qui existe depuis longtemps avec un tout autre sens. Au contraire (dans l'état actuel de la langue courante), docteur reste invariable quand il s'agit du grade universitaire. On dit : « J'ai été opérée par une doctoresse » et « Mlle X..., docteur en médecine ». Faut-il ajouter que le mot est très mal constitué, et vient encore jeter un nouveau trouble dans notre malheureux suffixe eur, qui ne saura bientôt plus à quel saint se vouer ? Plus récente est la cochère, qui date de l'avant-dernier hiver. Le hasard me fit annoncer le premier dans les journaux ce petit événement de la vie parisienne. Ici la forme du néologisme s'imposait, mais je n'ai pas voulu risquer moi-même le mot, afin de saisir sur le vif son éclosion, en observateur passif. Celui qui m'avait annoncé la nouvelle, ne l'avait pas créé, pas plus que son entourage ; il m'avait dit simplement: « Nous allons avoir une femme cocher ». Je me contentai de répéter ce terme dans le journal du soir où paraissait mon article, - bien convaincu que le public trouverait une autre désignation, facile a prévoir. Cela ne tarda pas. Dès le lendemain matin, deux ou trois journaux avaient baptisé simultanément la cochère. Le mot fit fortune et ne rencontra pas d'opposants, pas même à l'Académie qui, consultée derechef, voulut bien consentir, cette fois, à homologuer le jugement populaire. Seul M. Faguet - et encore dans une fantaisie humoristique - déclara qu'il préférait cochette : il alléguait (ce qui est juste en soi) qu'à l'oreille du peuple les suffixes er et et sont identiques, et que, par suite, cocher pouvait fort bien recevoir un tel féminin, en évitant une fâcheuse confusion avec porte cochère. Mais c'était oublier que les noms relatifs aux professions sont de la forme boucher, bouchère, à l'exclusion de l'autre suffixe. Quant à la confusion avec porte cochère, elle n'est guère à craindre à l'heure actuelle. La phrase de Saint-Simon que M. Faguet a citée - « Il a passé par toutes les portes et même par les cochères », - fleure aujourd'hui un fort parfum d'archaïsme. La locution s'est cristallisée à tel point que nous ne pourrions plus séparer les deux mots, sous peine de n'être pas compris par une grande partie de nos contemporains. Dans tous les cas, le verdict populaire a prononcé : et c'est lui qui juge en dernier ressort, et qui consacre, définitivement et souverainement, les néologismes.
VI. - Les créations des écrivains.
Les écrivains, qui accusent volontiers inventeurs et savants de forger des mots barbares, créent aussi beaucoup de néologismes qui n'échappent pas à toute critique. Mais au lieu de fabriquer, de toutes pièces, des termes avec des matériaux grecs et latins, ils recourent de préférence à la greffe linguistique, - je veux dire aux dérivés. Les journalistes surtout usent et abusent de ce procédé, si commode en français. En général, ils ne sont pas bien inventifs, et ne semblent guère soupçonner la richesse et la délicatesse de notre langue en matière de suffixes. La plupart de ces mots répugnent aux amoureux du beau langage : et certes on ne peut dire qu'ils sont jolis, jolis ! Mais en revanche - il faut bien le reconnaître - ils traduisent souvent ; sinon toujours une idée, du moins une nuance nouvelle de pensée, qui ne pouvait être exprimée qu'à l'aide d'une périphrase. Sectionner n'est pas couper, car il désigne une coupure anatomique. Sélectionner n'est pas le synonyme exact de choisir il éveille l'idée d'un choix rationnel et scientifique, d'où le caprice est exclu. Auditionner l'emporte par la concision sur « donner une audition ». Du moment qu'on admet les noms, pourquoi rejeter les verbes, qui sont formés par un procédé aussi français que raisonner ? Et l'esthétique des mots, somme toute, n'est-elle pas surtout une question d'habitude ? L'actualité politique ou littéraire crée chaque jour une foule de mots en isme et en iste, qui disparaissent le plus souvent avec elle. Se souvient-on encore des soumissionnistes, dont on parlait tant, voici quinze ou dix-huit mois ? Si barbare semble-t-il, le mot avait cependant son utilité, puisque, pour en donner l'équivalent exact, il faut recourir à cette interminable périphrase : « Catholiques partisans de la soumission à la loi portant séparation de l'Eglise et de l'Etat. » L'hervéisme, qui date à peine de deux ans, est curieux à cause de l'hiatus : quinze ou vingt ans plus tôt, on aurait dit l'hervisme, comme le gambettisme ou le boulangisme. Le leader de l'antipatriotisme aura-t-il attaché son nom à une petite révolution... grammaticale, en attendant l'autre ? De son côté, la littérature nous a donné le renanisme, le bovarysme, etc. Quelques mots isolés sont assez curieux. Nous avons vu plusieurs fois imprimé hugolâtre, intéressant exemple de métissage linguistique, formé par le croisement de Hugo avec idolâtre : le hugolâtre n'est-il pas l'idolâtre de Hugo ? La création est vraiment jolie : c'est à se demander si son auteur (dont j'ignore nom) pensait, comme celui du fameux « quoi qu'on die », y mettre tant d'esprit. Plus hardi est un autre genre de dérivation qui commence à apparaître. On sait qu'aujourd'hui beaucoup d'associations sont désignées couramment par les initiales dé leur titre complexe. La réunion de ces lettres constitue un nouveau mot susceptible, à son tour, d'engendrer des dérivés. Le T. C. F. (Touring Club Français) appelle - depuis quelque temps - ses adhérents les técéfistes. Ce cas ne doit pas être isolé. Au moment où l'on parlait beaucoup de la C. G. T., je ne serais nullement surpris si des journaux avaient appelé cégétistes ou cégétards - suivant qu'ils étaient amis ou adversaires - les membres de la Confédération Générale du Travail. C'est là un indice curieux de l'importance toujours plus grande qu'acquiert de nos jours la physionomie graphique des mots.
VII. - Les mots étrangers et l'anglomanie.
L'invasion des néologismes étrangers inquiète les puristes plus encore que celle des mots savants. Une ligue s'est fondée dernièrement, sous la présidence de M. Abel Hermant, pour parer à ce danger ; il en existe une analogue au Canada français. On ne saurait pourtant prétendre que ce soit là un événement nouveau : on le rencontre à chaque pas dans notre histoire. Les mots italiens firent irruption en abondance pendant la Renaissance jusqu'à la régence de Marie de Médicis. Avec Anne d'Autriche, ce fut l'Espagne qui nous envoya une légion de néologismes de cape et d'épée. L'anglomanie commença au siècle suivant : il est juste de reconnaître qu'elle n'a cessé de s'accroître jusqu'à nos jours, bien qu'elle sévisse surtout dans la langue des snobs et des hommes de sport. Viennet s'en plaignait déjà en 1855, et, dans sa Lettre à Boileau, protestait, non sans esprit, contre la mode d'anglicisme qui faisait déjà fureur. On n'entend, disait-il,
Que des mots à déchirer le fer :
Le railway, le tunnel, le ballast, le tender, Express, trucks et wagons. Une bouche française Semble mâcher du fer et broyer de la braise... Faut-il, pour cimenter un merveilleux accord, Changer l'arène en turf et le plaisir en sport ? Demander à des clubs l'aimable causerie ? Flétrir du nom de grooms nos valets d'écurie ? Traiter nos cavaliers de gentlemen riders ? Et, de Racine enfin, pariodant les vers, Montrer, au lieu de Phèdre une lionne anglaise Qui, dans un handicap ou dans un steeple chase, Suit de l'œil un wagon, de sportsmen escorté, Et fuyant sur le turf par un truck emporté ? La langue courante écrème les emprunts étrangers, et, après avoir fait son choix, elle les digère, si l'on peut dire, et les assimile lentement. L'acclimatation des néologismes étrangers est souvent longue et délicate. Adaptation extérieure, d'abord : car il est nécessaire que le mot modifie sa physionomie. Rien n'est plus pédant, rien n'est plus insupportable à l'oreille que d'émailler une phrase française de termes anglais ou allemands, prononcés exactement comme dans la langue étrangère. Si le mot pénètre chez nous, il doit s'harmoniser avec la prononciation française. Mais comment se fera l'assimilation ? Autrefois la question ne se posait pas. Tous les néologismes arrivés de l'étranger étaient transmis par la parole : leur orthographe, dans leur langue d'origine, ne comptait point. Les sons étrangers étaient rendus par les sons français les plus voisins, l'accent tonique était conservée les finales étaient assimilées à des désinences connues, et souvent l'étymologie populaire brochait sur le tout. Ainsi l'ancien alsacien sûerkrut (prononcez : soueurkroutt) s'est altéré en choucroute, parce qu'on a pensé au chou. - Le point de départ était toujours la prononciation étrangère. Plus récemment roastbeef et beefsteack furent modelés sur la prononciation anglaise, mais on laissa tomber le t du premier et l's du second. L'orthographe finit par suivre, et on écrit aujourd'hui de préférence rosbif et bifteck. De nos jours la question est plus complexe. Par suite de la diffusion du journal et du livre dans toutes les classes de la société, les néologismes étrangers ne sont plus transmis à la majorité du public par la voix et par l'oreille, mais bien par l'écriture, par la vue. Avant de les avoir entendus, le peuple commence par les épeler, et il les lit naturellement, tant bien que mal, à la française ; en revanche, les hommes de sport et les gens cultivés continuent, pour la plupart, à modeler la prononciation de ces mots sur celle de la langue d'origine (généralement l'anglais). Ces deux courants produisent une série de doublets - suivant le milieu social : high life, meeting, toast, par exemple, sont prononcés par les uns higuelife, métingue, toâste, et par les autres haïlaïfe, mitigne (ou mitine), toste. Si le linguiste avait à émettre un avis, ce n'est pas - pour une fois - au peuple qu'il donnerait raison ; car l'orthographe, à ses yeux, n'a qu'une importance minime : comme la rime pour le poète, elle doit obéir et suivre la prononciation. Le sens aussi peut être altéré. Et d'abord, un mot étranger n'a guère chance de s'implanter dans une langue, s'il n'apporte pas avec lui une idée nouvelle ou s'il ne désigne pas un objet nouveau. Avions-nous besoin – a-t-on dit - de challenge et de match, quand nous possédions défi et concours ? Mais ces mots ne sont pas synonymes : le challenge est un « défi sportif », le match un « concours sportif », ce qui est bien différent d'un défi ordinaire ou d'un simple concours. N'en déplaise à Viennet, le sport est tout autre chose que le plaisir, et nul ne s'avisera de confondre le groom avec le valet d'écurie. Et ne rirait-on pas au nez du Monsieur assez « pompier » pour appeler arène le turf (4) de Longchamps ? Tous ces termes sont donc utiles. On aurait pu créer les équivalents exacts avec les seules ressources de la langue : c'est incontestable. Mais le fait ne s'étant pas produit, force est bien de les accepter comme pis aller, en nous rappelant, pour nous consoler, que beaucoup de mots anglais nous ont été empruntés au moyen âge et que nous exerçons simplement, à leur égard, le droit de reprise. L'anglais challenge, entre autres, vient de l'ancien français. Parfois, la ressemblance est fort lointaine entre le mot français et son père étranger. Dock signifie « entrepôt », en français, et « bassin » en anglais. De l'autre côté de la Manche, le square est une place carrée, le tramway un chemin à traîneau, le wagon un tombereau. Quant au snob - suprême ironie! - il désigne, dans l'argot des artistes, le « philistin », l' « épicier » de nos rapins. Voilà un terme qui a singulièrement gagné en « chic » en traversant le détroit ! On le voit, même lorsqu'elle emprunte, la langue française est encore créatrice. ALBERT DAUZAT.
NOTES : (1) M. Michel Provins a déjà hasardé « aérobus ». (2) C'est, notamment, l'opinion du « Dictionnaire général » de MM. Hatzfeld, Darmesteter et A. Thomas. (3) Dans une lettre publiée par le « Bulletin de l'Association des abonnés au téléphone », juin 1906. (4) Ce mot, d'ailleurs, a perdu du terrain dans le monde des sports, et a vu se dresser en face de lui divers concurrents. |