Voici un sujet de théâtre, sur lequel il est impossible de faire de
l’érudition. Les Romains et les Grecs, toujours cités en fait de choses
d’art, et toujours admirables quand il s’agit de l’art en lui-même,
n’avaient pas l’idée d’une ouvreuse de loges. Comment auraient-ils
compris cette mesquine invention de nos siècles d’argent, eux dont la
magnificence large et éclairée ouvrait un cirque à vingt mille
spectateurs, et faisait applaudir Aristophane ou Térence à tout un
peuple, assis sans distinction sur les vastes dalles de leurs théâtres
géants ! Dans ces jeux des hommes forts, où l’arène rugissait avec des
tigres, étincelait du fer des gladiateurs, puis se changeait en lac
immense où combattaient des vaisseaux, où trouver place pour ces
petites restrictions fiscales, pour ce privilége qui nous talonne
partout, et se déploie avec tant d’empire dans nos salles de carton
doré ? Hélas ! en vieillissant, le monde se polit et se rapetisse. Les
anciens avaient des grilles de fer à leurs cirques, et pour gardien un
belluaire aux cheveux crépus, aux bras tachés de sang ; nous avons des
ouvreuses élégantes et polies, portant aux mains des bouquets de
fleurs, et leurs clefs au bout d’un ruban !
Dans les provinces, où sont restés encore quelques vestiges défigurés
de l’antiquité, une ouvreuse de loges a peu d’influence. Le spectateur
paie à la porte et va s’asseoir, comme il le peut, sur quatre rangs de
banquettes. L’aristocratie de l’argent, seule reconnue au théâtre, a
ses loges inféodées, dont elle garde la clef dans sa poche, et le roi
populaire de tout ce monde dramatique règle lui-même les rares
différents qui peuvent s’élever. Mais à Paris ! ville théâtrale, où
tout le monde pose au sortir du lit, où le cabinet d’un directeur a ses
huissiers qui vous repoussent comme au ministère, et les solliciteurs
des audiences signées du secrétariat, il y a tout un monde de commis,
d’employés, de subalternes échelonnés par ordre hiérarchique, entre le
public et l’entrepreneur de ses jouissances. Tout est pour le mieux, et
la centralisation n’est pas un mot. Qui voudrait s’en plaindre ? La
centralisation est une belle femme pleine de vices, que ses adorateurs
lui pardonnent en l’admirant. A vous donc, provinciaux, le spectacle à
bon marché, la liberté de circuler dans vos salles désertes ; à nous,
les loges de six personnes où trois hommes étouffent de gêne et de
chaleur ; à nous, les billets d’auteur pour lesquels on n’a pas encore
inventé une place ; à nous, les
petits
bancs, le journal-programme, les stalles de six pouces,
et les ouvreuses.
Si j’avais à faire la statistique morale d’une grande ville, par un
côté saillant, je choisirais ses théâtres ; si j’avais ces théâtres à
classer dans l’ordre de la civilisation, je me mettrais, pour couper
court, à observer l’ouvreuse de loges. C’est elle en effet qui voit le
plus et doit juger le mieux. C’est un être abstrait, multiple, divers,
qui regarde en même temps le monde réel et le monde de la scène ; qui
connaît, du rideau, le devant doré, brillant, lustré, officiel, et
l’envers d’un gris sale, troué, confus, plâtré, en papillotes. C’est un
observateur partout dans la même minute, et doué d’une organisation
mobile ; il rit aux Variétés, il écoute danser à l’Opéra, il juge un
point d’orgue aux Bouffes, il bâille à l’Odéon, il frémit à la Gaîté,
il répète un pont-neuf au Vaudeville, il s’éteint avec les derniers
rayons du Théâtre-Français. Et tout cela, confusément, interrompu, par
bouffées, comme dans un rêve ; se levant avant la péripétie, manquant
l’exposition, n’ayant jamais entendu une ouverture, voyant cent fois
dans un ballet trente jambes gauches et pas une jambe droite, selon que
sa place est clouée à telle porte ou vis-à-vis telle lucarne ;
voyez-vous quelle confusion dans cette tête ! que de lacunes dans cette
intelligence ! au grincement d’une serrure se mêle un lambeau de
mélodie suave ; derrière un carreau de vitre, à travers les plumes
échevelées d’un béret, un pas de Taglioni, un entrechat de Montessu ;
au milieu du bruit des pas dans le couloir, des murmures énergiques
qu’arrache aux victimes d’un long dîner, ce mot : Plus de place !
quelque admirable farce d’Odry, coupée en deux par un bruyant éclat de
rire. La plus malheureuse encore est l’ouvreuse du Gymnase, qui écoute
à loisir sept vers détestables d’un couplet ; le huitième amenait la
pointe et faisait passer le reste ; une porte s’ouvre, plus rien !
Vous est-il arrivé quelquefois, l’été, en respirant sous les arbres du
boulevard, de suivre cette ligne de théâtres, qui s’étend de l’Opéra au
Petit-Lazari
? Avez-vous pensé à ces deux points extrêmes de la civilisation
dramatique, à ces deux pôles de la misère et du luxe, à ces deux
planchers de bois, dont l’un ferait envie aux capitales de l’Europe,
l’autre la risée d’une sous-préfecture ? Vous le connaissez ce Paris si
varié, si extrême en tout, et pourtant avez-vous cru traverser la même
ville, selon que vous admiriez au Marais cette foule en guenilles, au
rire bruyant, aux mains noires, se presser à l’entrée de quelque cabane
plâtrée, décorée du nom de théâtre, ou qu’au boulevart Italien, vous
admiriez ces hauts chasseurs à épaulettes, ces chevaux frisques, ces
marche-pieds de velours, s’empresser, se cabrer, se dérouler, et
quelque gros homme triste, quelque femme frêle et parfumée allant
échanger les coussins d’un landau contre les coussins d’une loge. Eh
bien ! ce contraste n’est rien, comparé au contraste des ouvreuses.
Observez et jugez.
Si vous entrez aux Funambules (et je ne vous conseille pas d’y aller
en partie, avec la
résolution prise de tout trouver détestable et de tout vanter le
lendemain croyant faire des dupes) ; si donc vous allez voir Debureau,
non sur la foi d’un article de journal, mais pour admirer en conscience
le plus grand comédien de Paris, je vous recommande l’ouvreuse des
premières loges du côté droit. Cela coûte trois sous de moins que le
côté gauche, parce qu’il y a plus de place, parce que vous verrez mieux
la scène et que vous risquez d’être côte à côte avec le peuple. Pour
moi, je ne vais que là. Vous remarquerez une dame d’un âge raisonnable
qui se nomme madame Galard ; vous vous mettrez auprès d’elle, car sa
place est dans la salle, vous lui offrirez du tabac, et vous tâcherez
de lier conversation en attendant l’entrée de Pierrot. Si votre air est
le moins du monde goguenard, content de vous, moqueur, je vous en
préviens, elle vous toisera d’un coup d’oeil, vous indiquera poliment et
froidement votre place et coupera court à vos avances. Mais si vous
prenez une figure convaincue et curieuse comme l’exige le lieu, surtout
si vous avez cette aisance d’habitué qui ne s’acquiert pas du premier
coup, elle vous mettra, d’un tour de main, au courant de mille choses
curieuses. Elle vous donnera le nom, l’adresse, l’état social et les
moeurs des directeurs, auteurs, décorateurs, machinistes, musiciens et
maîtres de ballet. Vous saurez l’histoire secrète des coulisses, les
intrigues d’amour-propre ou d’amour ; pourquoi mademoiselle Charlotte a
cédé à sa soeur un rôle travesti dans le vaudeville ; pourquoi M.
Debureau (car la pauvre femme en est encore à accoler à cette grande
célébrité le nom prosaïque de monsieur) est fidèle à son éternelle
farine ; comment il a refusé les séduisantes propositions des
entreprises rivales ; pourquoi jamais il ne consentit à prendre un rôle
parlé, comprenant bien, le grand homme ! que lui, sublime acteur dans
une personnalité qu’il a trouvée, serait tout au plus un talent
médiocre dans les conditions ordinaires du drame. Elle vous dira les
bienfaits de la révolution de juillet, ne laissant qu’un titre menteur
aux Funambules, et substituant aux deux X de la corde roide, aux
chandelles portées par les nègres du faubourg, les pompes réservées aux
théâtres royaux, l’opéra, le ballet, la comédie, et bientôt le drame
historique. Vous apprendrez comment la réputation de Debureau a grandi
en quelques années, comment la presse l’a révélée il y a six ans, et,
tout en bénissant les recettes grossies, l’ouvreuse rira
dédaigneusement avec vous de ces ricaneurs du balcon qui viennent
sottement insulter de leur faux goût à la belle et naïve joie de tout
ce peuple.
Vous aurez ici une remarque importante à faire. Madame Galard dit
nous, en parlant
du théâtre des Funambules. Elle ne sépare point sa fortune de celle de
l’entreprise ; elle dira : «
Nous
avons eu du bonheur ce mois-ci ; presque tous les soirs, salle pleine,
et le dimanche,
entre
nos deux représentations, plus de six cents francs. – Nous allons
remonter
l’Homme
sauvage. Belle pièce ! un des triomphes de M. Debureau. –
Que d’argent nous avons fait avec
Ozella
! mais aussi, c’est à un monsieur des Nouveautés que nous l’avions
commandée ! – Nous allons retirer notre Boeuf enragé. Certainement
c’est beau ; on ne peut pas dire le contraire, mais, voyez-vous, c’est
bien connu. Tout Paris le sait par coeur ! »
Il y a mille lieues de cette existence identifiée avec le théâtre où
elle se passe, ne faisant qu’un avec l’administration, touchant dans la
main au régisseur en chef, parlant familièrement avec l’acteur qui fait
recette, donnant de sages conseils à la jeune première, et cette vie
mercenaire et isolée d’une ouvreuse de l’Opéra, qui n’a jamais vu de
près M. Veron, et qui pourrait se soucier fort peu du grand succès de
Robert le Diable,
si l’assiduité de la foule n’était aussi pour elle un bénéfice de
chaque soir. Celle-là, soyez-en sûr, ne vous dira pas
nous, en parlant
de M. Meyerbeer, comme madame Galard de M. Laurent, le faiseur de
pantomimes. – Vous avez sans doute ouï parler d’une servante de curé
qui congédiait les pénitentes de son maître en disant : « Aujourd’hui
nous ne confessons
pas ; » – mais vous comprenez bien que le valet de chambre
d’un archevêque sait trop son monde pour répondre au proviseur d’un
collége : Nous n’irons pas chez vous, confirmer, demain.
Du boulevart du Temple sautez sans transition au théâtre Italien. Là
vous trouverez l’ouvreuse accoudée sur de moelleuses banquettes, vivant
dans une atmosphère tiède et toute empreinte des légères senteurs
qu’exhalent des fleurs rares. Elle est merveilleusement harmoniée à la
société qui l’entoure. Ses manières ont un air de convenance et de
dignité remarquables ; elle vous rappellera tout-à-fait ces valets de
grande maison, si affables pour les égaux de leurs maîtres, et qui
réservent aux autres l’accueil et le ton protecteurs.
L’ouvreuse de Favart est une victime de la révolution de juillet. Rien
au monde ne lui rendra ce parfum d’aristocratie, cette bonne odeur de
parchemins, et ces belles manières d’outre-ponts qui faisaient de ce
théâtre un salon de musique pour les
honnêtes gens.
C’est son expression pour les désigner. Aujourd’hui, elle a perdu le
goût, la poésie de son état, et, recueillie en ses souvenirs, elle
pleure les anciens jours avec amertume. C’est le type le plus fidèle du
dévouement à la légitimité. Un intérêt blessé l’a jetée dans
l’opposition ; au besoin, elle écrirait dans
la Mode, et M. de
Genoude est son prophète. Surtout elle abaisse un triste regard sur ce
beau tapis rouge que M. Robert réservait au peuple crotté de juillet,
et que trois mois de grosses bottes et de socques boueux ont plus
fatigué que ne l’auraient fait en dix ans le soulier mince et le
chausson de satin de la restauration. Elle gémit en écoutant le bourdon
mélodieux de Lablache, la voix instrumentale de Rubini, regrettant de
voir jeter de si belles choses à de tels connaisseurs. Les équipages de
la porte, elle sourit de pitié à voir leurs panneaux ornés d’un chiffre
mesquin, pensant à ces belles armoiries dont chaque jour le secret s’en
va. Toute sa consolation est dans le foyer, où les dames ne vont plus
et qui reçoit chaque soir l’élite des hommes purs dans les deux
chambres. Elle saisit au vol les excellentes choses qui s’y débitent,
les bons principes glissés entre l’annonce d’un début et la savante
appréciation d’une
Cabaletta
de Rossini. Elle admire avec quelle facilité miraculeuse ces martyrs
larmoyants des barricades, après avoir gémi dans l’après-dînée sur les
malheurs du roi Charles et l’exil du pauvre enfant, se consolent le
soir, lavant leur visage triste, selon le conseil de l’Évangile, et
retouchent leurs cravates devant les glaces, devisant entre eux de
bals, de musique et de fins soupers. L’ouvreuse est avide de ces
instructions édifiantes et, ses clientes l’attendent un quart d’heure
dans le couloir.
Nous voici arrivés à la monographie de l’espèce ouvreuse. Jusque-là,
nous n’avons considéré que des sommités échappant à l’analyse par leur
nature d’exception.
Le caractère dominant chez l’ouvreuse est l’intelligence. M. de
Spurtzheim et Lavater, le premier, en tâtant les crânes, l’autre, en
observant les lignes du visage, n’ont pas mieux compris l’homme, ni
saisi avec une sagacité plus rapide ses bons ou ses mauvais penchants.
Un coup d’oeil suffit à l’ouvreuse pour vous classer, soit dans votre
position sociale, comme banquier, artiste, avocat, médecin, épicier,
Saint-Simonien ; soit dans vos rapports de famille, comme père, mari,
frère, amant ou cousin. Il est bien rare que ces appréciations si
fugitives ne soient pas exactes, et si vous voulez un peu réfléchir,
vous comprendrez tout de suite que la profession d’ouvreuse ne serait
plus possible sans l’emploi de cette seconde vue, qui ne se développe
qu’à la lueur du gaz. Il est bon de vous dire que, le jour durant,
c’est un être tout-à-fait commun, soumis à se mouiller quand il pleut,
à souffler ses doigts pendant la gelée, et que vous coudoyez cent fois,
sans que le moindre signe un peu remarquable vous fasse apercevoir que
vous passez à côté d’une notabilité.
Mais le soir arrive et avec lui le règne des femmes. Les affaires, qui
tout un jour ont ridé le front des hommes, sont remises au lendemain.
On réfléchit à l’emploi d’une soirée, et quoi de meilleur pour dévorer
ces longues heures de brouillard et de froid que le théâtre, seul
plaisir dont la vogue ait quatre mille ans de date, sans menacer de
s’affaiblir ? Je parle contre l’opinion des directeurs et des
journalistes ; mais je n’ai pas les mêmes raisons que ces messieurs,
pour croire à la ruine de l’art dramatique, n’ayant pas plus de
capitaux à compromettre que d’ouvrages morts à déplorer.
Vous arrivez donc au théâtre, et voici qu’à peine échappés aux cerbères
aboyants de la porte d’entrée, c’est à l’ouvreuse que sont confiés vos
destins. Vous êtes à elle pour quatre heures. Prenez garde ! votre air,
votre tournure, vos inflexions vocales en faisant valoir vos droits, le
billet à la main, vont décider du plus ou du moins de bien-être dont
vous jouirez. Un geste, un regard vous condamneront à n’entrevoir la
scène que de côté, derrière un double rang de chapeaux étagés d’énormes
dahlias,
ou vous auront valu de choisir enter une loge placée de face, solitude
philosophique où vous pourrez méditer, et la société de deux jeunes
femmes, qui vous feront place avec empressement. Votre amour-propre
fera son profit de la réception.
La finesse du regard d’une ouvreuse va plus loin que vos traits ; elle
fouille insolemment dans vos poches, elle perce le filet de votre
bourse, elle en voit le contenu ; surtout elle sait apprécier avec
quelle facilité vous pouvez en faire glisser les coulants, ou si le
noeud des cordons est tellement serré, qu’il soit impossible de le
défaire. D’abord, c’est par un refus qu’elle vous éprouve : « Toutes
ses places sont
louées, toutes ses loges sont remplies, » et au besoin une feuille
paraphée, un écriteau mis au-dessus de chaque porte, vont lui servir de
pièces à l’appui. Mais essayez de la séduction, et après un moment de
réflexion savamment calculée, il y aura encore un
petit coin ; une
loge restera vide qu’elle avait oubliée de proposer à
monsieur. Puis,
c’est
le petit banc,
qui vous arrive, offert avec une profonde connaissance du coeur humain.
N’ayez pas peur qu’elle vous dise : Voulez-vous un petit banc ? – Elle
s’adresse à madame, et lui dit d’un air naturel : Madame veut sans
doute un petit banc ? Cela n’a pas l’air d’une offre de services, c’est
un désir qui ne pouvait manquer d’être exprimé, et qu’elle a le mérite
d’avoir prévenu. Alors, libre à vous de mieux aimer dix sous dans votre
gousset, que de reconnaître un procédé si délicat ; mais si vous
refusez, un air froid et poli sera votre première punition, en
attendant une occasion meilleure, et si vous revenez au même théâtre,
vous pourrez, comme certain ministre de la restauration, dont le nom
m’est échappé, apprécier la distance énorme qu’il y a du
droit à la
convenance.
Puis viendra la longue série des impôts volontaires en apparence, et
forcés en réalité. C’est un bouquet de fleurs que votre compagne ne
peut se dispenser de sentir... et de garder ; c’est votre manteau dont
on vous débarrasse avec vitesse ; c’est le châle et le chapeau de
madame ; c’est votre parapluie soigneusement mis à l’écart, à côté de
vos claques qui vous fatigueraient les pieds, c’est le
journal-programme ; c’est la facilité qui vous est offerte de ne
quitter le théâtre pour aucune raison. Tout cela vaut de l’argent, et
tout cela est laissé à l’arbitraire, pour que votre caractère ait le
loisir de se déployer en bien ou en mal. L’expérience est chose
profitable quand on possède la mémoire des physionomies. Au reste, il
vous faut savoir que l’administration ne donne rien à l’ouvreuse, que
la chance de ces bénéfices incertains ; et malgré ce défaut d’avantages
fixes, ces places sont recherchées avidement. Dans plusieurs théâtres,
même, la vénalité de cette charge a survécu à 1789. Ceci vous explique
comment, si vous vous adressez, pour entrer dans une loge, à l’ouvreuse
qui ne la compte pas dans sa division, elle vous priera d’attendre le
retour de sa compagne, et se gardera bien d’empiéter sur ses droits. La
finesse n’empêche pas la probité.
L’ouvreuse déteste le journaliste, d’instinct et cordialement. D’abord
le journaliste est garçon ; il n’a pas de femme à laquelle on puisse
rien offrir ; sa maîtresse, il ne la conduit jamais à
son théâtre. Et
puis, je ne sais si ce droit d’occuper toutes les places sans payer à
la porte, ne paraît pas un abus à l’ouvreuse, bien qu’elle soit
malicieusement habile à le restreindre dans son exercice. Ne serait-ce
pas encore que l’opinion émise par ces
fiers critiques,
comme dit Beaumarchais, sur les pièces qu’elle aussi est appelée à
juger, lui inspire une certaine antipathie contre ses auteurs trop ou
trop peu indulgents ? Pour moi, j’avoue qu’obligé de choisir entre ces
deux autorités également respectables, c’est peut-être à l’ouvreuse que
je donnerais la palme du criticisme. Elle sait à quoi s’en tenir sur l’
ouvrage puissant et large,
sur le
drame hors de
ligne, qui ont fourni quatre recettes de cent écus, et «
la pièce assez médiocre sauvée par le jeu des acteurs », qui, parvenue
à la centième représentation, remplit encore la caisse. O messieurs
tels et tels ! ô grandes illustrations dramatiques ! ô académiciens
ennemis du romantisme ! ô jeunes hommes qui placez Racine et Corneille
dans les fossiles ! quel bonheur pour vous tous, que les feuilletons ne
soient pas faits par les ouvreuses, qui n’ouvrent rien quand vous êtes
affichés !
La politesse, le savoir-faire et la complaisance varient chez
l’ouvreuse, selon chaque théâtre, et à divers degrés. J’ai formulé
soigneusement la proportion, et je crois pouvoir indiquer l’apogée de
ces qualités dans les couloirs de Feydeau, et leur somme inverse aux
portes des loges du Gymnase. C’est à ce théâtre, aristocratique par
excellence, et privilégié pour l’ennui, que l’ouvreuse tranche
admirablement par ses manières sèches, hargneuses et souvent impolies,
avec le répertoire ambré, les acteurs de sucre de pomme, et les
spectateurs confits de l’endroit.
Voici la partie la plus délicate du sujet. Nous avons à considérer les
moeurs publiques dans leurs rapports avec les loges fermées. Il faudrait
être vrai, sans risquer de se brouiller avec personne ; mais un
souvenir est là, qui me gêne comme la conscience d’un malhonnête homme.
Pour avoir parlé, en 1818, d’un billet
doux glissé par
une ouvreuse, au théâtre de Bordeaux, M. de Jouy, l’ermite voyageur en
province, fut actionné devant les tribunaux compétents par la victime
de ses observations. Or, comme il y a à Paris, quelque dix-huit
théâtres, dans chacun à peu près dix ouvreuses, et que les juges de
1832 ont trop d’affaires pour s’occuper promptement de ces misères,
absorbés qu’ils sont par les écrivains séditieux, je ne me soucie pas
de rester quelques mois sous le poids d’une accusation de calomnie, et
je me vois forcé d’être extrêmement circonspect là-dessus : il est bon
d’ailleurs de laisser quelque chose à deviner.
Une ouvreuse de loges ne glisse point de billets doux ; d’abord, parce
qu’il n’y a plus de billets doux, ensuite, pour éviter le double
emploi. Pourquoi, s’il vous plaît, demanderiez-vous à une femme un
quart d’heure de tête à tête, quand vous avez toute une longue soirée à
vous presser contre elle, à écouter son souffle, à partager ses
émotions ? une loge, n’est-ce pas un boudoir commode à soupirer ? quel
valet intelligent, quelle adroite femme de chambre eussent mieux
disposé cet espace étroit, où vous pouvez faire de l’éloquence avec des
yeux où des pantomimes ? Voyez-vous comme toutes ces chaises sont
placées avec art, comme l’éloignement de ces banquettes est tour à tour
indulgent ou convenable ? Point de voisin qui vous gêne, point de
laquais incommodes, penchés sur une porte entrebaillée, et cherchant à
vous surprendre. Vous êtes chez vous, et plus en sûreté : l’ouvreuse ne
vous regarde pas, ne veut pas vous regarder ; l’ouvreuse a vingt loges
sous sa surveillance. Je sais bien que personne n’est mieux placé
qu’elle, et si l’habitude ne lui avait affadi tout le sel de ces
découvertes de hasard, elle aurait, certes, matière à raconter. Il y a
une charmante chanson de M. Scribe, qui a couru manuscrite dans le
monde, et que je ne vous dirai pas. Si les belles dames du Gymnase qui
la connaissent, savaient que c’est l’auteur du
Diplomate qui l’a
faite, sans doute après un déjeuner de garçons, elles seraient de force
à lui en vouloir. Eh bien ! la singulière position du héros de cette
joyeuse folie, est justement celle que tous les soirs une ouvreuse
occupe sur une plus grande échelle. Mais pour elle, c’est le pâté
d’anguilles, devenu insipide à force de se répéter.
Il est tard quand vous entrez au théâtre, et tout le monde est arrivé
déjà. Vous reconnaissez une ouvreuse qui vous sait par coeur et qui vous
placera à votre fantaisie. Vous avez gagné ses bonnes grâces, et
l’ouvreuse possède éminemment la mémoire du coeur. Sans lui rien dire,
elle a deviné votre idée. Parmi les loges, une est restée vide. Vous
auriez là le premier rang, vous seriez libre, et pourtant ce n’est pas
cette porte qu’elle va vous ouvrir. Plus loin, dans une baignoire, deux
dames seules, ou bien une jeune femme avec son mari qui dort, ou encore
un vieux bourgeois, flanqué de ses deux demoiselles, c’est là que
l’ouvreuse vous introduit. Elle sait qu’au théâtre vous tenez moins à
écouter la pièce qu’à jouir de la société ; d’ailleurs, habitué fidèle,
vous êtes blasé sur le répertoire, et vous vous contenterez de voir à
peu près. Cette haute faveur n’est accordée qu’à un très-petit nombre
de personnes. Il faut bien du temps et des attentions avant d’en venir
là !
Pour éviter les rapports trop intimes, trop exclusivement complaisants
de l’ouvreuse avec le public, et aussi, pour balancer les petits
profits des hautes places avec les gros bénéfices des loges du premier
rang, l’administration fait, de mois en mois, voyager ces dames du
paradis à
l’orchestre, et réciproquement. Cela n’empêche en rien que la liste une
fois épuisée, ce roulement, à la façon des Cours royales, ne ramène
auprès des fidèles de vieilles connaissances dont ils savent tirer bon
parti. Les quatre ouvreuses du balcon de l’Opéra ont seules le
privilége d’y demeurer à poste fixe. Encore est-ce un abus de
l’ancienne direction que M. Veron parle déjà d’abolir. Ce serait le
moyen d’établir légalement ces distinctions aristocratiques, qui déjà
dans le monde empêchent l’ouvreuse de l’Opéra de fréquenter l’ouvreuse
du Vaudeville. C’est bien le moins que l’égalité règne entre des
conditions semblables.
Dans tous les sujets, même les plus frivoles, il y a des choses graves
à observer, surtout lorsqu’une société s’en va comme la nôtre, faute de
moralité, de croyances religieuses et de foi en l’avenir. Par malheur,
dans les conditions de ce titre, la transition serait trop brusque de
quelques plaisanteries inoffensives à des tableaux d’une crudité plus
qu’énergique. Je laisse à l’imagination le soin de parcourir à son aise
le vaste champ des conjectures, ou plutôt à l’observation de combler
une lacune forcée que je m’impose. Le résultat de ce travail facile,
sur les moeurs de notre époque, paraîtra au moins inattendu. Qu’on
essaie de suivre jusqu’au bout la donnée effleurée par ce titre :
une Ouvreuse de loges,
et dans tous les cris de vertueuse indignation contre nos
bisaïeuls, il y aura quelque adoucissement. C’est dans
l’étude sérieuse des moeurs modernes qu’il faut chercher la vérité des
tableaux faits de nos jours sur l’histoire d’il y a cent ans. On
entasse aujourd’hui des mémoires où l’on flétrit largement la
corruption des derniers siècles ; et il se dépense tant d’indignation
contre le vice en perruque poudrée, qu’il n’en reste plus contre le
vice habillé par Staub !
Essayez donc de prendre l’ouvreuse sur le fait, moins dans ses
attributions avouées que dans sa tâche officieuse ; voyez tout ;
expliquez-vous tout ce mécanisme savant de placements et de places,
tout ce trafic de positions relatives, et puis dites si nous avons
beaucoup gagné à voiler d’une gaze nos vices publics et nos débauches
secrètes. Je voudrais bien vous précéder ou vous suivre, mais encore
une fois, je ne dis rien de peur de dire trop.
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Comme il faut en tout une moralité, je vais vous dire celle que j’ai
trouvée. Le monde, c’est une baraque en planches où l’on joue la
comédie sans spectateurs. Tous les hommes ont un rôle dans ce drame
innombrable et éternel. Les uns se drapent à l’antique, d’autres rêvent
l’avenir couverts d’habits retournés ; ceux qui ont du flegme et des
poumons déclament et sont vertueux ; ceux qui n’ont que des passions et
des vices se vautrent dans le grand bourbier malgré les sermons.
Rousseau, le poète, vous a dit à peu près cela ; vous savez par coeur sa
belle épigramme. Ce qu’il a oublié de vous dire, c’est qu’il y a aussi
des ouvreuses de loges à ce théâtre de confusion ; ce sont ceux qui
méprisent les hommes, qui servent leurs passions pour les exploiter, et
qui font leurs affaires en ne s’occupant que de celles d’autrui. Ce
sont, si vous voulez, les courtiers de mariage qui gagnent gros sur les
adultères futurs ; les courtiers de poivre et de cannelle qui trouvent
un bénéfice dans les malheureuses spéculations de leurs clients ; les
agents-de-change qui achètent des châteaux en signant à leurs dupes des
passe-ports pour la Belgique, et, enfin, les courtiers de révolutions,
si bons ménagers de celles qu’ils ne font pas.
PAUL
DAVID.