La deuxième résurrection du Moulin Rouge ramène l’esprit du vieux
Parisien au temps où Montmartre était le centre de la fête mondiale.
Pour les jeunes gens qui ne l’ont pas connu et pour ses contemporains
qui l’ont tant aimé, évoquons donc le vieux Moulin qui vécut si
joyeusement sans le secours des décors et des vedettes, qui fut non pas
une scène de grand spectacle comme aujourd’hui, mais un théâtre de la
comédie humaine dont les acteurs jouaient dans la salle les épisodes
les plus pittoresques.
Ils venaient du boulevard des Italiens et de Buenos-Aires, de
San-Francisco et de Grenelle, d’Avignon et de Yokohama, de Pétersbourg
et de Bordeaux. Ils venaient de tout Paris, de toutes les provinces
françaises, de tous les pays de l’univers : de même que le « canard
marseillais » a donné, dit-on, l’idée du chemin de fer de ceinture, le
Moulin Rouge doit avoir inspiré celle de la Société des Nations !
Quelle fraternisation des peuples dans la joie ! Tout provincial, tout
étranger débarquant à Paris éprouvait le désir, secret ou avoué, de
visiter le Moulin Rouge. Il n’y a sans doute jamais eu un lieu public
servi par une telle vogue. C’est que les voyageurs revenaient chez eux
avec un bagage d’anecdotes séduisantes pour éveiller le zèle des futurs
pèlerins.
- Vous êtes allé au Moulin Rouge ?
- Naturellement !
Et, après un sourire qui en disait long, c’étaient d’interminables
récits de soirées féeriques, tout illustrés de portraits féminins et de
scènes d’alcôves, complaisamment agrémentés de confidences suggestives
sur le charme des Parisiennes et leur façon de pratiquer l’hospitalité.
Les jeunes imaginations s’échauffaient ; les esprits mûris se
réchauffaient ; les cerveaux éteints ressuscitaient. Et, sur toute la
surface de la boule terrestre, on parlait de ce petit coin montmartrois
parce qu’il avait plu un jour au père Zidler d’y transformer le bal de
la Reine Blanche, précurseur des dancings innombrables !
Tout de même, une telle renommée ne pouvait être complètement
imméritée, pensera-t-on ; un spectacle banal – fût-il donné à Paris,
capitale du monde – n’aurait pas provoqué pareil engouement. Remarque
légitime. Soyons justes : le Moulin Rouge était mieux qu’un bal
quelconque. Sans lui accorder les honneurs du XIXe siècle qui
reviennent dit-on à Pasteur, concédons-lui une époque. C’est cela même.
L’époque du Moulin Rouge dans le siècle de Pasteur !
Déjà, il n’y avait plus de grisettes. Comment s’appelaient donc celles
qui leur succédaient ? La corporation n’était pas baptisée. Bac,
Choubrac, Gerbault, Mars, Abeillé crayonnaient sans les cataloguer les
petites pécheresses de Paris ; moins douces aux bohêmes que leurs
devancières, elles ne répondaient pas aux diminutifs et aux sobriquets
; plus de Mimi, plus de Musette. Les noms du calendrier. Ainsi
s’affirmait une importance professionnelle qui devait s’accentuer au
cours des années. Mais les habituées du « Moulin » n’étaient pas,
cependant, solennelles et rapaces. Il leur sera beaucoup pardonné pour
avoir un peu aimé. Il y en avait même qui aimaient beaucoup et
sacrifiaient leur intérêt aux satisfactions du cœur.
En général, elles n’étaient pas très élégantes, mais elles avaient de
la grâce. Et parfois l’esprit assez vif.
- Je t’ai reconnue à ta robe verte ! disait un soir à l’une d’elle le
prince T…, conseiller d’ambassade et fervent des promenoirs.
- Et dire que je voulais en acheter une autre ! Du coup, je passais à
côté du bonheur !
Comme les petites femmes du Moulin étaient tous les soirs à leur poste,
elles ne pouvaient donner l’impression de posséder une garde-robe
variée. Forcément, on les voyait souvent avec la même toilette. Elles
n’en témoignaient aucune humiliation. Cependant, l’ambition animait
beaucoup de ces petites âmes de poupées. Comment leur en tenir rigueur
? L’ambition n’est-elle pas le levier de grandes actions humaines ? Au
Moulin, on considérait comme le faîte des honneurs de promenoir des
Folies-Bergère : un genre de Corinthe où n’allait pas qui voulait. On
n’y était admise que somptueusement vêtue. Et l’on entendait parfois
des phrases comme celles-ci :
- Oh ! maintenant qu’elle est frusquée, elle va aux Folies !
Ou bien :
- Mon petit, si tu étais bien mignon, tu me prêterais cinq louis pour
que je puisse aller aux Folies !
Heureux temps où une femme pouvait s’habiller pour cent francs,
bottines et chapeau compris !
On en revenait, d’ailleurs, des Folies-Bergère, comme on revient de
toutes les illusions. On revoyait souvent au Moulin les transfuges
nostalgiques, de même que les couloirs de la Chambre sont hantés
d’anciens députés qui, devenus sénateurs, s’ennuient au Luxembourg !
Oui, c’était bien l’époque du Moulin Rouge où a défilé toute la
jeunesse de deux générations moins en quête d’amours faciles que
d’intimités féminines, de gaieté, d’insouciance et d’aventures
sentimentales. Car le sentiment n’était pas complètement exclu de ce
temple bizarre où il fallait plaire parfois avant d’acquérir. Des
sympathies naissaient, des liens se forgeaient entre des êtres venus là
dans un but précis et matériel, et qu’une atmosphère de jeunesse
vraiment troublante finissait par attendrir et poétiser. Ce qu’offrait
en somme le Moulin Rouge à ses visiteurs de toutes les parties du
monde, ce n’était pas du vice, c’était un mélange de blague parisienne,
de parfums capiteux, de frôlements sensuels, d’échanges où le cœur
avait souvent une place. Ainsi s’explique une notoriété et une vogue
dont Paris a profité et qui fut de bien moins mauvais aloi qu’on le
suppose.
Ah ! qu’elle était gaie cette salle du vieux Moulin, avec sa grande
glace du fond qui renvoyait leur silhouette à tous les promeneurs et ce
parquet étincelant qui reflétait les trémoussements ! Au centre – à
onze heures si mes souvenirs sont exacts – le quadrille réaliste
commençait à dessiner ses figures, pour se terminer par le chahut
classique. Des estampes nous ont conservé la physionomie de cette danse
célèbre dans les annales chorégraphiques. Et les noms des danseurs nous
envoient encore un relent de l’époque naturaliste : La Goulue, la Môme
Fromage, Rayon d’Or, Nini Patte en l’Air, Valentin le Désossé ! C’est
tout près de nous encore et si loin déjà ! Que de chemin parcouru !
Comme elle paraît anodine, ingénue, même, la jambe levée de Rayon d’Or
ou de la Môme Fromage, quand on les compare aux attitudes des danses
actuelles ! En somme, on ne voyait rien, sous ce bouillonnement de
lingerie blanche, on ne devinait même rien. C’était une exposition de
jupons et de pantalons. Les mouvements n’étaient pas lascifs, ni même
langoureux. Dans ce déchaînement des membres, cette
furia de tout le
corps, il n’y avait qu’un effort physique un peu brutal. On n’y
percevait guère d’invites malsaines. Les femmes les plus honnêtes de
nos jours attirent certainement davantage l’attention masculine avec
leurs jupes étroites et courtes, et leurs bas transparents.
D’ailleurs, la plupart des Parisiens qui faisaient le tour du quadrille
ne le regardaient que bien distraitement. On se croisait quinze ou
vingt fois, comme en province on se rencontre à la musique en
contournant le kiosque, sur le mail ! On se disait un bonsoir amical,
on échangeait des réflexions. Les habitués se connaissaient presque
tous. Il y en avait de célèbres. On les désignait aux nouveaux venus.
C’était Aurélien Scholl qui se promenait les épaules pesantes et le
monocle en bataille. Au déclin de sa vogue, il écrivait encore
d’étincelantes chroniques et prodiguait dans la conversation ses mots
d’esprit d’un effet d’autant plus certain qu’il les avait déjà
plusieurs fois essayés avec succès. On se répétait ses boutades comme
on cite aujourd’hui celle de M. Tristan Bernard. Il aimait ce milieu où
sa verve s’alimentait abondamment et où il figurait une transition
entre Rigolboche et Grille d’Egout. C’était Alphonse Humbert qui avait
été président du Conseil municipal mais que les honneurs n’avaient pu
rendre solennel et ennuyeux. Son parisianisme souriant faisait les
délices des jeunes confrères empressés et même – tant était puissante
sa faculté de vulgarisation – le régal des petites femmes sans culture
! C’était le farouche Lissagaray, humanisé par l’ambiance. C’était
Catulle Mendès en pleine maturité, dont la belle tête de Christ faisait
rêver les Madeleines et dont la mise, l’attitude et le caractère
imposaient avec autorité aux foules conquises par le naturalisme les
dernières beautés du romantisme agonisant. C’étaient Forain qui se
documentait, Willette qui souriait et le père Henner qui devisait, de
son fort accent alsacien, avec des modèles irrespectueux. C’était tout
ce que Paris comptait de chroniqueurs, de romanciers, de peintres, de
sculpteurs, d’artistes, et aussi de diplomates, de fonctionnaires, de
chefs de rayons et d’employés de tous grades : car on n’aurait guère
trouvé de Parisiens parisiennants qui ne fussent allés au moins deux ou
trois fois dans leur vie au Moulin Rouge !
On y rencontrait le prince T…, conseiller d’ambassade, toujours en
habit et la boutonnière ornée d’un œillet. Son visage souriait
inlassablement dans ses rides entre deux favoris grisonnants qui
avaient grand air. Il n’allait pas qu’au Moulin ; il ne pouvait se
coucher sans avoir visité tous les promenoirs de Paris dans sa soirée.
Il n’y en avait du reste que trois ou quatre, selon les saisons.
L’assistance féminine l’estimait beaucoup, mais on ne lui parlait pas
avec familiarité, bien qu’il fût aimable et même galant.
Il y avait aussi, parmi les visiteurs quotidiens, le directeur d’un
magasin de lingerie fort réputé. Il était la coqueluche de ces dames
auxquelles il cédait à prix coûtant des marchandises de luxe. Il
arrivait qu’il livrât lui-même leurs emplettes à ses clientes. Il
laissait, dans ce cas, le carton au contrôleur en lui disant d’un air
fat : C’est pour mademoiselle X…
Parfois, il reprenait le paquet et le remportait en s’en revenant.
L’affaire n’avait pas abouti.
Un des personnages les plus connus et les plus sympathiques du milieu,
c’était le « docteur ». Jamais il n’avait appris la médecine, mais un
soir, en causant avec une brunette qui se plaignait de névralgies, il
s’était vanté de posséder un remède souverain contre ce mal.
Rendez-vous pris, guérison obtenue au moyen d’un cachet d’antipyrine,
il n’en fallut pas plus pour établir une réputation. Le « docteur » fut
célèbre. Il ne demandait pour prix de sa consultation que la visite de
la malade. Le « docteur » fut obligé de se faire aider. Il s’adjoignit
un de ses amis à qui il confiait les blondes, gardant pour lui les
brunes sur le tempérament desquelles sa médication, à l’entendre,
réussissait le mieux.
Il était tout petit, tout mince, tout rasé, étriqué dans un pardessus à
taille dont la jupe formait crinoline de sorte que, de loin, il donnait
assez l’impression d’un pain de sucre. Dès qu’il était aperçu dans le
promenoir, c’était à celle qui se trouverait la première sur son
chemin. Naturellement, il n’acceptait de « soigner » que les
indispositions bénignes et se gardait d’écrire jamais une ordonnance.
Et puis il recommandait le secret à ses malades, secret que chacune
révélait seulement à deux ou trois amies lesquelles faisaient de même.
Voilà comment s’établit, dans un rez-de-chaussée de Montmartre, un des
cabinets les mieux achalandés de Paris. Chose inexplicable, jamais un
vrai médecin n’en connu l’existence ou, du moins, ne s’en inquiéta.
Une aventure assez désagréable mit fin à la brillante carrière du «
docteur ». Un après-midi d’été qu’il rêvait en bras de chemise, étendu
sur le divan de son « cabinet », un coup de sonnette l’importuna. Il
venait de recevoir une cliente et ne tenait que médiocrement à une
seconde consultation. Ce savant aimait à ménager son cerveau et se
prescrivait à lui-même la solitude et le recueillement quand le labeur
fourni avait par trop éprouvé ses nerfs et son esprit.
Grognon, il alla ouvrir et se trouva en présence d’une très jolie femme
assez élégamment vêtue. Mais, par malheur, elle était blonde. Il en
conçut du dépit, d’autant que son aide n’était pas là. Elle lui dit le
but de sa visite en entrant sans y avoir été invitée : elle ressentait
d’étranges envies de tout briser chez elle, se maîtrisait difficilement
et recherchait, pour lui casser les reins, une nommée Louisa la
Sauterelle coupable de lui avoir dérobé l’héritage de son oncle,
chasseur au café de la Place Blanche. L’inconnue, ayant exposé ainsi
assez clairement son cas, ôta son chapeau qu’elle jeta sur le divan et
demanda :
- Alors, docteur, qu’est-ce que je dois prendre ?
Le « docteur », assez impressionné tout d’abord, recouvra cependant son
aplomb et parla d’une dose d’huile de ricin qu’il faudrait avaler le
lendemain matin à jeun. Mais l’étrange visiteuse bondit vers lui :
- Ah ! vous vous imaginez que vous allez me faire avaler des drogues,
comme les autres ? Vous croyez que ça prend, espèce de pignouf ? Allons
! mes quarante mille francs, ou je vous mène chez le commissaire où
vous vous expliquerez avec la fleuriste ! Et puis, j’en ai assez ! Ma
patience est à bout, à la fin ! Vous l’avez voulu, tant pis pour vous !
Attrapant furieusement tous les objets à sa portée, elle se mit à
bombarder le malheureux docteur. Bientôt, les cadres, les statuettes,
la pendule de Saxe et les chandeliers de bronze jonchèrent le tapis. Le
pauvre docteur, acculé au fond de la pièce, esquivait de son mieux les
projectiles. Soudain, la folle ouvrit la fenêtre, enjamba la barre
d’appui et sauta dans la cour. Là, elle se mit à chanter à tue-tête :
Ah ! plaignez la pauvre Angélique
Qui n’avait, n’avait qu’son
pneumatique !
Elle a perdu sa bibi, la
pauvrette,
Elle a perdu sa bicyclette !
Le « docteur » referma la fenêtre discrètement, tandis que les
concierges aidés de gens du quartier entraînaient cette cliente vers sa
destinée. Le soir, à peine remis de cette alerte, il annonçait dans le
promenoir qu’il prenait sa retraite et ne soignerait plus désormais que
deux ou trois vieilles amies, très intimes, de tout repos. Il avait mis
assez de temps à les obtenir et c’eût été folie de compromettre par un
scandale ce succès dont il se montrait fier.
Il y avait évidemment dans la clientèle du Moulin Rouge des gens qui
payaient leur entrée. Mais il y en avait beaucoup qui y pénétraient
gratuitement. Le registre des inscriptions déposé au contrôle contenait
l’interminable liste des favorisés. Ce registre, le contrôleur
l’ouvrait rarement, car il connaissait presque tous les inscrits. Pour
y figurer, il fallait appartenir au journalisme, ou au théâtre, être
peintre ou dessinateur, ou simplement l’ami de la maison. Beaucoup de
femmes y faisaient mettre aussi leur nom et c’était justice, car, sans
elles, qu’est-ce que les hommes seraient allés faire au « Moulin » ?
Faire partie de ce livre d’or, c’était un honneur très recherché,
aussi, dans toutes les professions, essayait-on de se glisser parmi les
ayants droit.
Vers 1894, on parlait beaucoup dans la société parisienne d’un
directeur de journal dont la situation commerciale, de plus en plus
obérée, allait devenir désespérée. Poursuivi par d’innombrables
créanciers, il n’avait plus qu’une ressource pour retarder la
catastrophe, c’était de fléchir les huissiers et d’obtenir d’eux des
délais. Afin de les amadouer, il les faisait inscrire comme rédacteurs
aux contrôles des établissements de plaisir.
Pour être huissier, on n’en est pas moins homme. Ainsi pensa un soir Me
X… qui, sur le coup de dix heures, après un dîner finement arrosé, fit
son entrée dans la salle de la Place Blanche. C’était la première fois
qu’il s’y risquait. Ebloui par la lumière que reflétait le parquet
ciré, il glissa malencontreusement, s’accrocha instinctivement au
manteau d’une habituée et alla rouler avec elle aux pieds du garde
municipal.
- Espèce d’idiot ! dit la jeune femme, vous ne pourriez pas faire
attention ?
La glace était rompue. Me X… s’excusa galamment, offrit une
consommation qui fut acceptée. La coupe de champagne vidée – elle ne
coûtait que vingt sous ! – Me X… en offrit une autre. Il était très
rouge et sa personne ventripotente s’agitait. Ses petites jambes ne
tenaient pas en place. Soudain :
- Je veux danser ! dit-il avec autorité.
Il se leva, empoigna sa compagne, fit deux tours de valse et l’entraîna
dans une seconde chute au grand dommage de plusieurs tables chargées de
tasses et de verres. Le malheureux huissier reçut une paire de claques
d’un Brésilien qu’un verre de grenadine avait atteint en plein gilet
clair. Gravement, on échangea des cartes. Héroïque, Me X… répétait :
- Je veux bien, mais faut pas le dire à ma femme ! Le péril d’une
explication conjugale l’effrayait plus que les dangers d’un duel.
- Qu’est-ce que tu fais dans le civil ? lui demanda sa danseuse.
Me X… prit du champ, frappa d’une main enjouée le plafond de son haut
de forme et se mit à chanter en esquissant – encore – un pas de danse,
le fameux refrain de l’
Enlèvement de la Toledad, l’opérette dans
laquelle Mme Simon Girard triomphait aux Bouffes-Parisiens :
Je suis un
petit huissier
Qui vient
saisir le mobilier
Il fallut l’étayer solidement pour empêcher un nouvel effrondrement.
Quarante personnes au moins entouraient déjà les héros de cette
mascarade et le municipal approchait pour remettre le pochard aux
agents qui allaient le conduire au poste, quand une voix féminine
s’éleva :
- Et puis sa bourgeoise ? Qu’est-ce qu’elle va lui dire ?
Les rires se figèrent. L’ombre d’une responsabilité collective
descendit sur les visages. Les fêtards allaient-ils envoyer un des
leurs au supplice ? La femme qui était intervenue prit Me X… par le
bras :
- C’est bien, monsieur le cipal, je m’en charge ! Lui faites pas de mal
à ce mignon.
Elle l’entraîna vers la sortie, lui parlant à l’oreille :
- Tu comprends, demain matin, tu lui diras ce que tu voudras, à madame
ton épouse ; tu réfléchiras cette nuit ; on trouvera bien quelque chose
ensemble ; ça vaudra toujours mieux que du scandale. Seulement, tu
sais, mon petit, à sept heures, faut déguerpir ! Je te donne congé.
A ce mot, qui lui rappelait sa profession, il sembla mieux la
comprendre et la suivit docilement.
En général, les incidents se terminaient le mieux du monde dans ce
milieu consacré à la gaieté. Nul n’y était méchant. Il faut bien croire
dès lors à l’influence de l’atmosphère sur le tempérament humain !
Deux ou trois fois par semaine, deux jeunes gens se présentaient au
contrôle du Moulin Rouge qui n’avaient aucun titre à l’entrée gratuite
; l’un disait simplement :
- M. Lévy
Et l’autre :
- M. Meyer !
Comme il y avait une vingtaine de Lévy et de Meyer sur le registre, le
contrôleur ne songeait pas à tenter une identification. Il répondait
simplement :
- Entrez messieurs.
Et les deux jeunes gens passaient rapidement en touchant de l’index le
bord de leur chapeau.
Tromper le contrôleur du Moulin Rouge était, pour beaucoup de
Parisiens, aussi méritoire que de passer une grande boîte de cigares à
la frontière belge. Les imaginations les plus fertiles cherchaient les
procédés les plus ingénieux. Un vieux monsieur arrivait avec une jeune
femme et annonçait d’un air important :
- Madame est avec moi !
Le couple entrait. Ni le vieux monsieur ni la dame n’étaient inscrits.
Mais le premier avait un air imposant et les employés ne voulaient pas
risquer un incident avec une personne qui pouvait être une personnalité
! Et puis, la seconde était jolie, bien habillée et concourait à
l’éclat de la salle.
Quand on évoque un personnage de cette fresque extravagante, d’autres
silhouettes se présentent à l’esprit, chacune avec son anecdote.
Presque tous les soirs, on pouvait rencontrer au Moulin Rouge une femme
qui avait été très belle et dont le passé inspirait aux initiés une
vague considération faite surtout de pitié. La déchéance émeut toujours
le cœur de l’homme. Or, cette malheureuse avait connu toutes les
faveurs et toutes les disgrâces. Nous lui donnerons, pour laisser en
repos les survivants du drame, un nom qui n’était pas le sien.
Georgette, donc, quadragénaire, puissante et oxygénée, hantait le
Moulin, après avoir été la femme légitime d’un écrivain illustre et la
maîtresse d’un homme politique en vue. Le divorce l’avait séparée du
premier. Le second l’avait quittée, bien qu’il eût d’elle deux enfants,
disait la chronique scandaleuse. Elle acceptait avec résignation les
revers de la fortune et traversait le milieu galant d’un pas qui
n’était point exempt de distinction. Son langage était correct, non
dépourvu, même, d’une certaine recherche, et elle passait souvent la
soirée à deviser avec de jeunes littérateurs qui la recherchaient par
goût du contraste ou de la notoriété.
Georgette avait connu le Tout Paris des lettres et des arts. Elle avait
reçu chez elle, avant son divorce, des romanciers et des peintres dont
quelques-uns étaient entrés à l’Institut. Elle parlait de ce monde qui
l’avait exclue, tantôt avec indulgence, tantôt avec amertume. Et
c’était une joie pour ceux qui provoquaient ses confidences d’entrer
ainsi dans l’intimité des gloires du moment. Elle savait, par exemple,
cette reine détrônée, que tel livre n’était pas entièrement de l’auteur
qui l’avait signé, que cet immortel n’avait pas écrit lui-même son
discours de réception et que le portraitiste en vogue ne pouvait plus
dîner en ville parce qu’une faiblesse de sa vessie l’obligeait à
quitter trois ou quatre fois la table pendant la durée d’un repas !
Quelle documentation recueillait ainsi la jeunesse intellectuelle !
Chacun croyait, après ces causeries, porter en lui un journal des
Goncourt ! C’est qu’à cette époque, si proche de nous par les années et
si éloignée par la pensée, ceux qui abordaient le métier d’écrivain
étaient obsédés par leurs devanciers. Rien de ce qui se rapportait à
ceux-ci ne les trouvaient indifférents. Il semble bien qu’aujourd’hui
on nait plus à vingt ans le même respect des aînés. Il est vrai que les
aînés sont presque tous restés bien jeunes !
Georgette parlait aussi de politique, encore qu’elle n’eût été mêlée à
cette dernière qu’officieusement, et par la main gauche. Elle avait sur
le Parlement ou, du moins, sur beaucoup de parlementaires, une opinion
peu favorable et racontait des histoires assez piquantes au sujet de
leur éducation notamment. Sur ce chapitre, elle se bornait à répéter ce
qu’on lui avait narré à elle-même, dans les moments où, n’ayant plus
rien à dire, les amants éprouvent le besoin de parler. Pour avoir été
la favorite d’un futur homme d’État, Georgette savait qu’on pouvait
être à la fois un tribun de talent et un novice de l’hygiène, qu’il
était fréquent de rencontrer dans un même député un militant de gauche
et un aristocrate et que tel financier en renom subventionnait un
organe anticapitaliste. Mais c’étaient là, même il y a vingt-cinq ans,
de bien pauvres révélations… On préférait guider la conversation vers
un sujet plus intime. Mais elle ne se laissait que difficilement
entraîner. Les deux hommes qui s’étaient partagés sa jeunesse n’eurent
jamais en elle une véritable ennemie.
Cependant, elle se prêtait à d’innocentes brimades à l’égard du second.
Quand des rédacteurs parlementaires lui offraient des cartes pour une
séance de la Chambre, elle les acceptait et ne manquait pas d’arriver
de bonne heure au Palais-bourbon pour que les huissiers – mis au
courant du complot – la plaçassent bien en vue, au premier rang d’une
tribune du milieu. Elle se penchait et fixait obstinément celui qui
seul avait compté pour elle dans l’ensemble de la représentation
nationale. Et, durant tout l’après-midi, il attendait avec angoisse la
« scène dans la salle » dont il serait le lamentable héros. La seule
vengeance de Georgette fut de lui en inspirer la peur.
Telles étaient les distractions que trouvaient au Moulin Rouge les
écrivains avertis. Pourtant, il y avait un public qui s’intéressait au
spectacle de la scène constitué par des équilibristes, des jongleurs et
deux ou trois numéros de café-concert. Des affiches lithographiques
disposées devant la façade de l’établissement appelaient sur ces
attractions indigentes l’attention des passants. Ceux qui se laissaient
séduire par ces appels bariolés prenaient des fauteuils au bureau. Il
devait leur en coûter à peu près trois francs par place.
Époque heureuse où les directions ne se ruinaient pas chez le costumier
et chez le décorateur, où l’on payait une chanteuse passable quinze ou
vingt francs par représentation et où, conséquemment, le spectateur
pouvait se procurer un fauteuil pour trois francs. C’était le temps où
les « tours de chant » tenaient en haleine un public pendant toute une
soirée. Dans les concerts comme la Scala, l’Eldorado, la Cigale, on
donnait, pour finir, une pièce en un acte ou une petite revue. Au
Casino et aux Folies, on interprétait des ballets et des pantomimes. Au
Moulin, ce luxe ne fut connu que plus tard. Tout de même, il était
utile de distraire ceux des spectateurs qui ne venaient pas uniquement
pour… les spectatrices. Ils se contentaient d’admirer quelques
exercices de trapèze, de barre fixe, de poids et d’entendre quelques
chansons, tantôt comiques, tantôt langoureuses.
La romance plaisait encore. Les plus applaudies étaient celles de
Gustave Goublier, de Gaston Maquis, de Spencer, devanciers de M.
Christiné, qui devait s’élever du caf’-conc’ à l’opérette. Tandis que
la ruche du promenoir était en plein labeur, une divette affirmait :
Les bas noirs, les bas noirs,
Sont les bas…as que je préfère
!...
ou bien disait à l’amant imaginaire vers lequel se tendaient ses mains
jointes :
Souviens-toi des nuits d’ivresse…
ou bien encore invoquait, à l’instar de Paula Brébion, le :
… gentil petit oreiller,
Doux témoin de nos rêves roses.
Ces refrains servaient d’entrée en matière aux timides qui n’osaient
risquer tout de go une déclaration :
- Elle a vraiment une jolie voix…
- Oui, mais moi je préfère Anna Thibaut…
Comment un débat aussi poétique n’aurait-il pas eu pour résultat de
rapprocher les cœurs ?
Les comiques, d’ailleurs, obtenaient le même résultat. Le jeune homme
de province ou de l’étranger riait, riait, en entendant les imitations
d’Ouvrard ou de Bourgès. Alors, sa voisine venait charitablement à son
secours :
- Est-il rigolo, hein ?
Se découvrir les mêmes goûts littéraires, n’est-ce pas s’avouer qu’on
est fait l’un pour l’autre ? Tandis que le chanteur abordait un autre
couplet, le couple se destinait à l’éternel refrain…
Ce n’avait été qu’un épisode dans la salle. D’ailleurs, la scène et les
fauteuils étaient assez éloignés, isolés, et il fallait au public du
promenoir un effort de bonne volonté pour entendre ce qui se disait ou
se chantait à l’intention des spectateurs privilégiés. Ceux-ci même n’y
arrivaient pas toujours. L’acoustique du Moulin Rouge avait une
déplorable réputation et certains artistes refusaient de paraître sur
la scène de la place Blanche parce que, prétendaient-ils, la voix
entrait dans le trou du souffleur. La vérité, c’est qu’elle se perdait
dans cet immense local ouvert à tous les courants d’air et que les
conversations et le brouhaha du public achevait de la mettre en
déroute. Mais les plaisirs de l’art lyrique n’étaient que l’accessoire
pour le public du Moulin Rouge, préoccupé surtout d’art plastique et
captivé par une ambiance de parfums, de regards et de propos…
Si les places ne coûtaient pas cher, les boissons étaient également à
la portée des bourses modestes. Le champagne ne valait pas cinquante
francs la bouteille, prix moyens de nos actuels dancings. Pour
soixante-quinze centimes ou un franc, on vous en servait une coupe
débordante. Le sage se contentait de cerises à l’eau-de-vie ou de café
au lait, ce qui limitait sa dépense à dix ou douze sous par
consommation. On était galant à peu de frais : on offrait une
consommation, préambule par lequel le soupirant se mettait tout de
suite en valeur. Car il y avait au Moulin Rouge des soupirants. De même
que la moitié de l’assistance masculine y pénétrait gratuitement,
cinquante pour cent des hommes présents aspiraient à être aimés avec
désintéressement. Et vingt pour cent à peu près y parvenaient.
C’est ce qui faisait le charme du lieu : on n’y éprouvait pas
l’impression pénible de se trouver dans un marché. Sur l’engrais du
négoce poussait souvent la petite fleur bleue. Des couples flirtaient,
se laissaient gagner par le fluide, s’isolant des gens et des choses
d’alentour. D’autres échangeaient de sincères sentimentalités, marchant
yeux baissés, comme des amoureux de chromos se promènent dans un parc.
On entendait une camarade gouailleuse.
- Tiens ! voilà Marguerite et son béguin !
Marguerite percevait à peine le propos et restait sourde à la voix de
la raison. Une habituée abordait un assidu :
- Venez vous asseoir un peu avec moi ; je suis triste ; j’ai besoin
d’être consolée.
Ils allaient s’installer dans de grands fauteuils d’osier – quand ils
en trouvaient de libres – ou sur des chaises en fer disposées le long
de la galerie surélevée d’où les curieux contemplaient le bal. Ils se
disaient là, le plus souvent, de ces choses imprécises et banales qui
font du bien au cœur nostalgique des pauvres filles condamnées aux
frivolités. L’une d’elles se séparait de son compagnon sur ces mots
presque émouvants :
- Toi, je t’aime parce que tu causes sérieusement !
Pour toutes celles qui doivent sourire sans répit, être sérieuses c’est
se récréer. Le compagnon d’une heure qui les prend au sérieux leur
donne conscience de pouvoir appartenir encore à la société dans les
marges de laquelle se passe leur existence. Besoin de considération,
d’estime, peut-être tout simplement instinct de solidarité !
Ainsi, en pleine fête, sous les étourdissants coups de grosses
caisse[s], lointains annonciateurs du jazz-band, au milieu des rires
stridents, des propos insensés, des valses harmonieuses et des mazurkas
trop rythmées, les âmes cherchaient de temps à autre un petit coin de
raison, de bon sens, de repos et même d’amour, où la nature pût
reprendre ses droits.
Elle les reprenait particulièrement en été, quand on ouvrait le jardin
où l’on alignait les tables destinées aux consommateurs dans un espace
autour duquel se déroulait un promenoir. Le ciel bleu, les étoiles, la
fraîcheur du soir étaient autant d’éléments favorables à l’harmonie
intérieure des êtres. A côté du spectacle et du bal, il y avait l’ombre
et le mystère du jardin. Ici, la démarche était plus lente, la
respiration plus étendue, le regard plus indolent, la plaisanterie
moins brutale. Les grands fauteuils rangés le long du promenoir se
rapprochaient deux par deux. Rien de cynique dans les propos échangés
par les couples. La sensualité semblait – pour peu que l’observateur
fût lui-même influencé par l’atmosphère – résulter d’un état
sentimental. Apparence charmante, paradoxe aimable qui n’étaient pas le
moindre attrait de ces soirées montmartroises.
Que de liaisons plus ou moins éphémères dans ce cadre ! Que de jeunes
peintres ont trouvé là le modèle qui demeurait à l’atelier des
semaines, des mois ou des années ! Que de jeunes écrivains y ont
rencontré la muse qui inspire le cerveau et prépare le déjeuner avec
une égale compétence ! Oh ! Moulin Rouge, que de « collages » se sont
ourdis derrière tes ailes écarlates !
L’endroit propice, le lieu d’élection, était compris entre les pattes
de l’éléphant.
L’éléphant, bâti d’un stuc, d’un ciment ou d’un zinc indéfinissable, se
dressait en contrebas du jardin, vers le boulevard de Clichy. Son
ventre recélait une danseuse de cachucha près de laquelle on accédait
par une échelle pratiquée dans une cuisse du pachyderme. Le son de la
derbouka et les « you ! » de l’artiste ne troublaient pas les amours
des couples qui cherchaient dans ces parages une solitude relative.
C’est là que se noua l’intrigue d’un véritable roman dont quelques
intimes seulement connurent l’épilogue.
Les deux personnages principaux, Jeanne H…. et Claude C… étaient
provinciaux. La première venait de quitter sa famille à la suite d’un
drame intime assez douloureux et arrivait à Paris où elle avait résolu
de « vivre sa vie », comme on devait dire plus tard et comme on a fait
en tout temps. Le second achevait de faire son droit et s’apprêtait à
regagner sa ville natale où l’attendait une étude d’avoué. Un soir,
Claude rencontra Jeanne dans le promenoir du Moulin et fut intrigué par
son allure timide, son visage effaré. Elle marchait vite, dépassait
tout le monde, paraissait craindre d’être abordée, détournant la tête
quand on la regardait.
« Que vient-elle faire ici ? » se demandait Claude.
Par curiosité, il la détailla. Elle était jolie, quoique naïvement
parée. Ses yeux très grands et très noirs semblaient prêts à pleurer et
sa bouche se crispait nerveusement. Il la croisa plusieurs fois,
cherchant à rencontrer son regard qui, toujours, se dérobait. Il
s’arrangea pour se trouver face à face avec elle, la bouscula un peu et
s’excusa précipitamment pour ne pas lui laisser le temps de fuir la
prise de contact.
- Oh ! je vous demande mille fois pardon !
- Vous êtes tout excusé, monsieur.
Elle avait rougi et déjà s’esquivait, mais Claude s’empressa d’engager
la conversation :
- Vous ne venez pas souvent ici, mademoiselle ; c’est la première fois
que je vous y vois.
- C’est aussi la première fois que j’y viens.
Elle avait souri, s’était arrêtée, rassurée par la douceur que le jeune
homme donnait à sa voix, heureuse au fond de franchir ce premier pas et
de n’être plus seule dans un milieu si nouveau pour elle, où tout la
troublait et l’effarouchait. Il reprit :
- Voulez-vous venir vous asseoir un moment près de moi ? Nous causerons
un peu.
- Je veux bien, répondit-elle en souriant tristement.
Elle ajouta :
- J’ai tant besoin de conseils !
Il la conduisit sous l’éléphant ; deux fauteuils étaient libres voisins
l’un de l’autre. Il les rapprocha le plus qu’il put. Elle s’assit un
peu gauchement. Quand il fut installé à son tour, il lui prit la main
doucement. Elle tourna la tête, mais pas assez vite pour lui cacher les
larmes qui coulaient sur ses joues. Il crut deviner alors ce qui se
passait en elle, sans avoir besoin d’une confidence plus précise : sa
conquête était une débutante. La misère, sans doute, la pressait. Et
une dernière révolte la secouait avant la conclusion du premier marché.
Assez décontenancé, il se mit à lui débiter des paroles banales,
l’incitant à trouver gaie l’existence à laquelle elle se destinait et
dont il lui vantait les agréments. A la vérité, il ne se sentait pas
très ému par cette aventure assez fréquente. Il avait assisté à
d’autres « débuts ». Il pensait que les petites courtisanes, pour la
plupart, choisissaient leur carrière avant d’y entrer et qu’elles
avaient vite fait ensuite d’oublier leurs suprêmes pudeurs. Toutefois,
il s’intéressait assez à la compagne que le hasard lui avait donnée ce
soir-là pour la traiter avec égards, au risque de passer pour naïf.
Il lui demanda pourquoi elle se trouvait là, bien résolu à ne pas
croire un mot du récit qu’il sollicitait. Alors, simplement, elle lui
conta, non pas sa vie comme dans les romans, mais en très peu de mots
les circonstances qui l’avaient séparée de sa mère et conduite à Paris
où elle était arrivée la veille, riche d’un billet de cent francs, de
sa montre, d’un bracelet et de deux bagues. La vue de ces pauvres
bijoux de jeune fille qu’elle lui montrait en parlant attendrirent
Claude : ces bagues simplettes ornées de petites pierres bourgeoises,
cette chaînette modeste, humble, cette montre chichement décorée
d’éclats, semblaient dire leur chagrin d’avoir abandonné l’écrin
familial, leur effroi des lumières indiscrètes et leur honte de frayer
avec des joyaux plus beaux et d’une autre origine…
Pourquoi Jeanne H… était venue au Moulin Rouge, ce soir de juin, dans
l’intention d’entrer dans la vie galante ? Parce que sa mère s’était
remariée à un homme indigne, parce que sa présence était pour cette
mère un motif de jalousie justifiée. Parce que l’avant-veille encore
elle avait repoussé une attaque brutale de son beau-père et qu’elle
s’était enfuie, haletante de dégoût et de peur. Sous le petit bracelet,
une marque rouge attestait la violence subie. Claude y posa doucement
ses lèvres et dit :
- C’est guéri. Et elle le remercia d’un sourire.
Les mois passèrent. Claude ne regagnait pas sa ville natale où une
étude d’avoué l’attendait toujours. Il y renonça définitivement, eut
avec sa famille les plus graves difficultés, perdit l’héritage d’une
tante scandalisée par sa liaison et entra dans une entreprise
industrielle.
Claude et Jeanne ont aujourd’hui cinquante-cinq et cinquante ans. Ils
ont deux filles qui se sont mariées le plus banalement du monde. Ils
donnent des réceptions où se retrouve la bonne société. Personne ne
sait que cette brave femme en cheveux gris a rencontré son fiancé au
Moulin Rouge, un soir qu’elle y venait faire le sacrifice de sa vertu.
Ce n’est pas nous qui le révèlerons, aussi ne faut-il pas tenir pour
exactes les initiales qui désignent dans notre récit les deux héros de
cette histoire véridique.
Toutes les amours qu’abritait l’Eléphant n’étaient pas du même ordre !
Suzanne A…, grisette attardée, s’y faisait rappeler au respect de la
décence par des habitués plus prudents qu’indignés. Louise T…, altière
parce qu’elle avait une robe décolletée pour le vendredi et un sautoir
en or massif, la toisait, hautaine et disait en passant près d’elle :
- S’il n’y avait que des femmes comme ça, le Moulin serait vite
déconsidéré.
Un soir, ces deux extrêmes se rencontrèrent. Ce fut un beau pugilat.
Les faux cheveux de Louise, solidement empoignés, servirent de trophée
à Suzanne qui s’enfuit et fit deux fois le tour du promenoir en les
offrant à la curiosité publique. Leur propriétaire suivant en proférant
tout un vocabulaire dont chaque mot augmentait la bonne humeur
générale. L’assistance, manifestement, était pour Suzanne qui
s’obstinait à vouloir vendre son « cresson de fontaine, la santé du
corps ! » criait-elle au point d’en perdre la voix et le souffle. Deux
gardes municipaux rétablirent la paix. Louise rentra en possession de
ses cheveux et partit en déclarant que jamais elle ne remettrait les
pieds dans une maison aussi mal fréquentée.
- Enfin ! dit Suzanne, on va être entre soi !
Pour demeurer juste, on doit noter que Suzanne n’était pas aussi
enjouée quand, à l’heure de la fermeture, elle se voyait contrainte de
quitter l’établissement sans adorateur. Primesautière, rieuse, animant
tous les groupes où elle s’insinuait, ne pensant guère au lendemain,
sacrifiant sans même y penser un rendez-vous sérieux à la satisfaction
d’un moment, type de la bonne fille dont on abuse et qui n’en veut à
personne, elle montrait un visage lamentable à la pensée de regagner
seule son petit logement sis sur les hauteurs de Montmartre. C’est
qu’elle avait peur la nuit, une peur irrésistible qui la poussait dans
l’escalier, haletante et hagarde, si par hasard chez elle un meuble
craquait.
L’origine de ce mal – véritable infirmité qui compliquait étrangement
son existence – remontait à plusieurs années. Un soir qu’elle était
rentrée plus tôt que de coutume, elle avait trouvé dans sa chambre un
cambrioleur. Sous la menace d’un couteau, elle s’était jetée sur les
genoux, incapable d’un appel. Le malandrin enfui depuis longtemps, elle
se croyait encore en danger de mort. Une voisine, intriguée de voir sa
porte ouverte, frappa, entra et fut abasourdie en l’apercevant à terre,
claquant des dents. Du vulnéraire, des infusions, des frictions la
ranimèrent. Mais de cette soirée tragique, elle devait toute sa vie
garder l’angoissant souvenir. Et jamais elle n’était plus rentrée seule
chez elle pour se coucher.
Le Moulin fermé, elle se rendait au café d’en face qui restait ouvert
jusqu’à trois heures et où elle demeurait jusqu’à la dernière minute si
elle n’avait pas eu la chance de découvrir une âme sœur disposée à lui
tenir compagnie au moins jusqu’à l’aurore en quelque lieu que ce fût. A
mesure que le temps passait, son visage s’assombrissait. En vain les
plaisanteries des camarades la cinglaient.
- Dis donc, Suzanne, tu devrais te marier avec un sergot !
A deux heures, elle ripostait encore avec une certaine gaieté ; à deux
heures et demie, elle haussait les épaules ; à trois heures, quand il
fallait partir, elle suppliait les uns et les autres pour être
accompagnée.
Les habituées qui avaient vainement essayé d’attirer l’attention d’un
consommateur murmuraient avec dépit :
- Il est dans la purée ! Il attend l’heure de Suzanne ! »
En effet, l’heure venait où Suzanne, s’approchant des tables,
manifestait à leurs occupants, tour à tour, un sentiment qui n’était
désintéressé qu’en apparence. Elle eût loué à prix d’or un ange gardien
! Elle finissait généralement par le recruter et, alors, elle s’en
allait allègrement à son bras, ayant retrouvé son aplomb et son
sourire. Elle s’en allait vers le haut Montmartre en racontant mille
folies, heureuse de vivre, d’être jeune et jolie et de n’avoir pas peur.
Qu’est-elle devenue, la petite Suzanne A… ? Ces poupées animées que
l’on a connues « au temps de sa jeunesse », comme dit la romance,
ont-elles échoué à l’hôpital, ou bien poussent-elles, le long des rues
populeuses, des petites voitures chargées de légumes ? Beaucoup sont
mortes jeunes, épuisées par les veilles et les excès. De celles qui ont
résisté les malchanceuses ne seraient pas le plus grand nombre. On en
retrouve dans des automobiles cossues, sous des fourrures de zibeline ;
elles portent le collier de perles à leur cou fatigué. Certaines sont
restées jeunes. Comment ont-elle fait ? Elles avaient pourtant bien mal
à la tête et bien mauvaise mine à vingt ans, malgré le rouge appelé au
secours de la santé avant de partir pour le Moulin !
Il y en a une qui tient du côté de Grenelle une petite boutique
d’alimentation. Elle a réalisé le rêve de sa vie. Elle l’exprimait
naguère à ses amants avec un lyrisme d’apôtre. « Quand j’aurai assez
d’argent pour acheter un petit commerce, on ne me verra plus ici, tu
peux être tranquille ! » Elle menait une existence d’avare, déjeunait
de deux œufs à la coque et dînait d’une tasse de chocolat. Elle était
maigre et toussait. On n’aurait pas cru qu’elle verrait l’Exposition de
1900. Voilà vingt-cinq ans que l’Exposition est passée ; la petite
femme maladive est toujours là. Elle se lève à six heures, avale une
tasse de café noir à la hâte, trotte jusqu’au soir à huit heures dans
son magasin, et accumule les bons de la Défense, on ne sait ni pourquoi
ni pour qui. Elle avait la vocation du négoce et de l’épargne. Sa
destinée s’est accomplie.
Il en est quelques-unes qu’on appelle « Madame » parce que des
camarades les ont épousées après un stage de longues années. Elles sont
généralement assez pudiques et très sévères pour celles qui leur ont
succédé dans Cythère éternelle.
Les plus nombreuses sont celles qui continuent, se défendent contre la
vieillesse, dominent la cinquantaine de toute la force de leur volonté.
Elles ont appris les danses américaines – il faut bien vivre ! – et, à
grand renfort de soins et d’hygiène, se sont gardées en état de grâces.
Elles ont encore passable figure aux lumières. Et puis, elles ont « de
la conversation », l’expérience de la vie. « Une femme avertie en vaut
deux ! » Le mot est d’un viveur cynique. Il explique certains choix
surprenants comme celui qui intrigua et troubla, il y a quelque trente
ans, les amis d’un écrivain célèbre dont les chroniques et les duels
ont fait sensation à l’époque où il était à la mode d’écrire avec
esprit et de se battre avec courage.
Ce Parisien sceptique, qui avait prodigué ses épigrammes aux naïfs et
qu’on aurait pu croire armé contre les entreprises intéressées du plus
beau sexe, s’était maintes fois laissé prendre tel un collégien, comme
il arrive d’ailleurs assez souvent à ceux qui moralisent à l’intention
d’autrui. Que de pères prétendent diriger un fils trop sentimental à
leur gré alors qu’eux-mêmes, dans la même période, jouent les
Boubouroche au su d’un auditoire ironique ! Nos plus fins psychologues,
qui s’instituent directeurs de consciences, sont-ils tous aptes à
gouverner la leur ? Ont-ils un cœur indépendant, des sens affranchis et
ne peut-on les trouver vis-à-vis d’une coquette en posture humiliée et
humiliante ? Comme ils savent, pourtant, se moquer de nos faiblesses,
percer à jour la rouée qui fait aller et venir, tourner et retourner,
passer par tous les chemins le pauvre homme pris dans ses filets !
Gardez-vous de gratter le censeur, si vous êtes soucieux d’éviter les
décevantes découvertes. Le plus féroce verse aux guichets d’une
horizontale le produit de ses cours de scepticisme et le plus malin a
épousé sa femme de chambre. Ayons donc, après cela, la prétention de
nous connaître nous-mêmes !
Un soir qu’il promenait son désœuvrement au Moulin Rouge, considérant
d’un œil morne le spectacle toujours pareil des mêmes gens tournant
dans le même cercle, le brillant chroniqueur fut tenté par la publicité
d’une danse du ventre qu’exécutait une almée dans un réduit situé non
loin des water-closets. « Entrez voir la danse des Ouled-Naïl par la
belle Zohra ! » clamait à peu près le bonisseur. Le flâneur entra,
admira, s’enthousiasma.
Pourquoi d’écrire la belle Zohra, dire qu’elle était ou qu’elle n’était
pas belle, qu’elle dansait bien ou qu’elle dansait mal ? Contingences
banales. Le fait à retenir c’est qu’un homme qui faisait profession de
blaguer ses semblables, ayant passé sa vie à noter leurs travers et
leurs ridicules, venait de se faire séduire par une Ouled-Naïl de
Montmartre, en deux ou trois tours de hanches et que cette minute
devait influer sur la fin de sa vie. Il fut tout de suite le seigneur
et maître de cette maîtresse, c’est-à-dire qu’il eut le droit de
l’entretenir dont il usa largement. De quelles railleries n’eût-il pas
accablé un ami qui se serait trouvé à sa place ! Etre un roi de Paris,
arbitre en toutes matières, écouté, redouté, respecté et devenir le
protecteur en titre de la belle Zohra, danseuse du ventre dans une
dépendance du Moulin Rouge ! Quelle leçon d’humilité pour les esprits
forts qui prétendent nous apprendre à dominer notre corps !
Au demeurant, cette Zohra ne menait pas une existence de scandale. Au
contraire, elle paraissait tenir à la considération générale et ne
ridiculisait pas le vieux maître. Bien au contraire, elle l’avait pris
au sérieux au point de lui donner un enfant. Il en fut ému, loua une
propriété non loin de Paris et y installa cette famille qu’il avait
improvisée sur le tard. Entre temps, il était allé à d’autres amours :
une chanteuse d’opéra comique fort séduisante et assez spirituelle.
Mais, jusqu’à sa mort, il ne passa jamais une semaine sans dîner et
coucher dans la villa de la belle Zohra. Il y invitait des camarades et
l’on passait la soirée à évoquer des souvenirs, à parler d’Offenbach,
de Galliffet, de Meilhac, d’Arsène Houssaye, de Cora Pearl, de Dumas
père, de la Maison Dorée, du Café Anglais. Les noms, les anecdotes, les
mots d’esprit dansaient la farandole, et Zohra éberluée en oubliait ses
propres contorsions et le Moulin Rouge, berceau de ses dernières amours.
Le Moulin Rouge aura été un grand marché de la galanterie mais il
serait injuste de lui reprocher d’avoir donné une mauvaise réputation à
Paris. Nos visiteurs n’y ont pas trouvé l’étalage de vice, l’atmosphère
maladive qui caractérisent de nombreux établissements en pleine vogue
aujourd’hui.
En ce temps-là, on ignorait la néfaste coco ou, du moins, le commerce
n’en était pas répandu dans les établissements publics. Un père de
famille pouvait trouver mauvais qu’un garçon de seize ans allât danser
place Blanche ; l’escapade ne pouvait lui faire redouter des
conséquences graves. Les « mauvaises connaissances » dont il
s’inquiétait n’entraînaient pas les jeunes gens à des pratiques
anormales. L’étranger qui était allé au Moulin Rouge, et en dépeignait
complaisamment les plaisirs à son retour dans son pays, ne pouvait
raconter, en somme, que des histoires de femmes. Notre vieux « Moulin »
était de race gauloise. On y dansait, on y buvait, on y causait, on y
aimait. Rien de louche, d’équivoque, de malsain, ne s’y pratiquait. Les
danses mêmes n’évoquaient aucune pensée lascive. On s’agitait encore en
d’innocentes polkas, en de naïves mazurkas. On valsait aussi, mais avec
la même décence que dans les salons les plus honnêtes, sinon avec
autant d’élégance.
Ce n’était pas un de ces endroits clandestins dont on ne parle qu’avec
précaution. Tout le monde y allait : le mari pouvait y conduire sa
femme – s’il ne craignait pas d’y rencontrer trop d’anciennes amies. En
tout cas, on ne rougissait pas d’y avoir été aperçu et c’est bien la
preuve qu’il ne s’y passait rien de honteux. Les notoriétés parisiennes
y fréquentaient, on y voyait des hommes politiques, des écrivains, des
magistrats sévères et des fonctionnaires très graves. Ils ne se
cachaient pas de ces soirées passées dans un milieu gai où l’on pouvait
sans doute trouver à s’écarter de la morale stricte, mais où rien
n’attentait à la dignité.
Les mots : « faire un tour au Moulin » étaient du langage courant.
Après le dîner, on faisait « un tour au Moulin » ; on allait « fumer
une cigarette au Moulin » ; on se disait : « Venez-vous passer une
heure au Moulin ? » on s’invitait à « prendre un café au Moulin ». Quel
mal y avait-il à préférer les lumières, le mouvement et la grâce aux
ombres de la rue ou à la monotonie d’une terrasse de café ?
Pour assimiler l’ancien Moulin Rouge à un mauvais lieu, il fallait n’y
être jamais allé. Pour s’offusquer de la célébrité qu’il avait acquise
dans le monde entier, il fallait mal placer sa susceptibilité. La
jeunesse parisienne y donnait le spectacle de la santé morale et de la
franche gaieté. Elle s’y amusait avec naturel. Elle n’était pas crispée
par le jazz-band, tyrannisée par le snobisme et ruinée par le
champagne. Certes, il faut regretter l’époque du Moulin Rouge et
jusqu’à l’innocent quadrille réaliste.
Non seulement on allait au Moulin pour s’amuser, mais encore pour y
travailler. Je conviens que c’était l’exception, mais il y a au moins
un exemple du fait… C’est encore une anecdote à conter.
Deux jeunes gens qui se destinaient à l’art dramatique avaient résolu
d’écrire un drame pour l’Ambigu, où triomphait, à l’époque cette
spécialité. L’action de leur deuxième acte devait se dérouler au Moulin
Rouge. Pour s’inspirer du milieu et mettre au point des scènes vécues,
nos deux collaborateurs se donnaient rendez-vous dans l’établissement
de la place Blanche. Ils causaient avec les habituées pour s’inspirer
de leur langage et de leur mentalité, les faisaient parler, écoutaient
et notaient leurs confidences, accumulaient la documentation. Quand ils
eurent consciencieusement mené à bien le travail préparatoire, ils
découvrirent un beau soir, en relisant leurs notes, qu’ils avaient
d’excellents éléments pour écrire… une opérette.
Ils se mirent en devoir de transformer leurs scénario. Au prologue, ils
avaient, dans leur première version perpétré le rapt d’une fillette de
douze ans, celle que l’on retrouvait, quatre ans après, à l’acte
suivant, bouquetière au Moulin Rouge. Ils adoucirent les circonstances
de l’enlèvement, en changèrent le cadre et imaginèrent des scènes
capables d’inspirer un musicien. Quant au dernier acte, au lieu d’être
consacré, selon les rites, à la mort du traître, il se passait
entièrement, dans une maison peuplée de houris où le criminel se
trouverait obligé de finir ses jours au milieu des tentations
inapaisables. Telle était la donnée générale de cet ouvrage dont on ne
saurait nier la puissante originalité !
Les deux auteurs travaillèrent avec courage. Un jour qu’ils parlaient
de leur interprétation future, il leur vint cette idée de la confier à
des artistes recrutées dans le milieu même qu’ils avaient choisi pour y
placer leur action. Scrupule d’exactitude digne d’un Antoine ou d’un
Gémier. Ils en parlèrent à leurs interlocutrices habituelles, dans le
promenoir où ces élues se crurent bientôt au sommet de la renommée.
- Tu penses ! s’écria Léa, si tous mes amis viendront m’applaudir !
Suzanne la calma :
- C’est pas ça qui remplira la salle pendant trois mois !
A ces mots, Léa se mit en colère :
- Ils tiendront toujours plus de place que les tiens !
Il fallut s’interposer et leur expliquer que l’art dramatique, surtout
quand il se compliquait de lyrisme, devait être considéré de plus haut.
Mais il y avait là toute une éducation à faire avant de songer à
distribuer les rôles.
Les deux jeunes gens se promettaient d’arriver un après-midi chez le
directeur des Bouffes Parisiens et de lui tenir ce langage : « Nous
avons une opérette toute montée, toute répétée, prête à être
représentée, voulez-vous l’entendre ? »
Ils vinrent régulièrement au Moulin pendant trois semaines, choisirent
une douzaine de jolies filles destinées à la figuration en plus de
celles qui devaient tenir les rôles principaux et avec lesquelles ils
entretenaient depuis longtemps commerce intellectuel. A toutes, la
discrétion était recommandée. Il y eut des fuites ; mais les petites
pécheresses de Montmartre ont toutes annoncé plusieurs fois dans le
cours de leur existence leur début sensationnel au théâtre, personne
n’y prête attention. Le complot resta donc à peu près secret.
Quand la troupe fut au complet, jugée suffisamment homogène, on décida
qu’elle se réunirait dans l’arrière-salle d’un café pour commencer le
travail sérieux.
Les femmes y arrivèrent en retard, comme de vraies artistes.
Cette première séance fut consacrée à la distribution des rôles. Les
auteurs affairés allaient de l’une à l’autre, prodiguant les
explications et les recommandations. Quant aux interprètes du sexe
masculin, qui avaient été recrutés parmi les professionnels, ils se
tenaient un peu à l’écart et souriaient des naïvetés qui se disaient et
se faisaient devant eux. Ils avaient eu soin de spécifier que les
répétitions leurs seraient payées, de sorte qu’ils souhaitaient une
longue durée de ce labeur de mise au point.
Lorsque chacun fut en possession de son rôle, un des auteurs s’empara
d’un manuscrit, s’assit devant une table, réclama le silence et
commença la lecture de la pièce. Le musicien interrompit dès les
premiers mots :
- Peut-être, dit-il, devrais-je vous donner une idée de mon ouverture…
Un rire général accueillit cette proposition. Suzanne fit semblant de
s’indigner :
- Dis donc, mon vieux, nous ne sommes pas venues pour voir ça ! En
voilà des plaisanteries à la graisse !...
Il fallut expliquer qu’une ouverture était la partie musicale précédant
le spectacle. Pendant quelques minutes, le compositeur tapa sur le
piano de l’établissement. Et puis, frappant du pied, il cria :
- Au rideau ! Au rideau !
Et, enchaînant sa ritournelle, il se mit à chanter le chœur des
blanchisseuses :
Pan ! Pan !
Nos battoirs
Révolutionnent
le lavoir !
Nous sommes les lavandières
De nos joli’s boul’vardièr’s…
Pan ! Pan ! Nous savons
Nous servir de nos savons
Et les échos du lavoir
Retentiss’nt de nos battoirs !
Un des auteurs arrêta pour expliquer :
- Ce n’est pas très spirituel, mais comme personne n’entend jamais les
paroles des « ensembles » ce n’est pas la peine de se donner une
méningite, n’est-ce pas ? Maintenant, voici l’entrée d’Irma. Irma,
c’est la mère de la petite Yolande. Irma, c’est toi, Léa. Suis bien sur
ton rôle.
Et le musicien se remit à chanter :
Je suis la
reine de la fête
Cela se voit à mes atours
Plutôt, peut-être qu’à ma tête
Brune avec des yeux de velours
S’il est vrai qu’on descend du singe
Y a quel’qu’chose que le sing’ n’a pas :
C’est du linge ! Or, moi, j’ai du linge
Pour cacher mes p’tits appas !
- En chœur ! cria le musicien qui se mit à tonitruer en assommant son
piano :
Elle a du
linge !
Elle a du
linge !
C’est dommage en vérité,
Car sous son
linge,
Car sous son
linge,
Elle cache sa
beauté !
Celui des auteurs qui s’était réservé l’honneur de lire la pièce
proféra d’une voix émue ces indications scéniques :
- Les lavandières entourent Irma, l’embrassent la font pivoter, se la
passent. Première Lavandière : « – Ah ! Irma, comme t’es belle
maintenant ! » Deuxième lavandière ! – « Faut-il que les hommes soient
bêtes ! »
A ce moment, Léa se leva.
- Ah ! non ! Ah ! non ! Je ne veux pas qu’on me dise ça en public !
- Qu’est-ce qui te prend ?
- Il me prend que quand on me dira devant tout le monde : « – Faut-il
que les hommes soient bêtes ! » Moi, je me connais ! Je répondrai par
une paire de claques.
- Voyons ! Voyons ! Mon petit, il ne s’agit pas de toi… C’est une
plaisanterie sur l’éternel masculin ! Et puis c’est à Irma que le
propos s’adresse…
- Qui est-ce qui fait Irma ? C’est moi, n’est-ce pas ? Donc, Irma,
c’est moi. Mes amis qui seront dans la salle seront bien mes amis à
moi. Je n’ai pas envie de les faire traiter de gourdes par une simple
blanchisseuse !...
Mise en cause, la deuxième lavandière répliqua non sans véhémence :
- Dis donc, elle te vaut, la blanchisseuse ! Au moins, elle a les mains
propres !
On dut les séparer et promettre à Léa de modifier la réplique
incriminée. La divette se rassit en murmurant :
- Ce n’est pas parce que je serai artiste qu’on pourra me manquer de
respect !
Ces incidents montrent l’ingratitude de la tâche qu’avaient entreprise
les deux jeunes gens.
La lecture continua, interrompue par bien d’autres épisodes inattendus.
Toutefois, elle fut menée à bonne fin et un apéritif général scella les
réconciliations. Les premières gorgées absorbées, une atmosphère de
zèle et d’enthousiasme régna.
Pendant une quinzaine, ces séances se renouvelèrent à peu près
quotidiennement. Un tiers environ du contingent féminin s’était égrené
au fil des jours. La patience abandonnait petit à petit ces divettes
improvisées. Il fallait sans cesse chercher des remplaçantes et, chaque
fois qu’une nouvelle recrue arrivait, le travail commun se compliquait.
Ainsi le but semblait s’éloigner à mesure que persistait l’effort. Les
petites femmes du Moulin mesuraient l’espace qui sépare l’hétaïre de
l’artiste.
Cela paraît tout simple à beaucoup, de monter sur la scène, d’y chanter
et d’y jouer la comédie. Mais les difficultés de l’art et les fatigues
du métier découragent la plupart de celles qui voudraient s’affranchir
de la galanterie ou, plutôt, se servir du théâtre pour exercer plus de
prestige sur les hommes. Au moral, rien n’est déprimant comme une
longue série de répétitions. Les auteurs qui redisent sans cesse les
mêmes mots gagnent à cet exercice fastidieux l’impression de se donner
un mal inutile, car rien ne semble aussi éloigné de l’harmonie et de la
logique que leurs phrases mal soudées, hachées d’interruptions et qui,
à force de lasser l’esprit, lui deviennent presque inintelligibles,
perdent en tout cas la précision, la netteté, l’éclat.
Ce sentiment devenait dangereux pour l’entreprise de nos amateurs et il
fallait bien vite donner à la troupe l’illusion d’avoir franchi une
étape importante. D’ailleurs, le moment était venu de mettre en scène,
les études ne pouvant se prolonger indéfiniment.
- Mes enfants, proclama l’aîné des deux paroliers, j’ai trouvé un
endroit où nous pourrons dès demain répéter notre pièce avec toutes les
commodités désirables. Mes parents viennent de partir pour la mer. Ils
ont un grand salon qui nous servira de théâtre. Nous serons à l’abri
des indiscrétions et des importuns qui nous gênent ici. Donc, demain,
rendez-vous chez moi à une heure pour le quart.
Ce changement provoqua de l’enthousiasme. L’entrée au théâtre allait se
compliquer d’une entrée dans le monde ! Un grand salon où quinze
personnes pourraient évoluer ! Comme ce devait être beau,
impressionnant ! Stimulées par la curiosité, toutes ces pauvres filles
furent exactes, au grand émoi d’un concierge imposant, lequel n’avait
jamais vu, depuis quinze ans qu’il exerçait son ministère dans la
plaine Monceau, succession de dames aussi originales fouler le tapis de
son escalier.
Les petites femmes de Montmartre, à cette époque, avaient, il faut bien
le reconnaître, un cachet particulier. Elles ne portaient pas le
collet, le corsage ou la jupe de tout le monde, ni surtout le chapeau
du commun des mortelles. Pourquoi aimaient-elles l’assemblement des
couleurs qui ne sympathisaient pas ? Pourquoi recherchaient-elles des
effets de lignes qui heurtaient les principes élémentaires ? L’explique
qui pourra.
Cependant, la troupe improvisée avait fait son entrée dans le salon
bourgeois du jeune auteur et s’apprêtait à y accomplir des exploits
dignes d’être notés.
Ce fut d’abord cérémonieux. Le cadre imposant paralysa les expansions.
On s’assit sur le bord des sièges et la conversation prit un ton posé
où les liaisons étaient observées. Mais le maître de la maison
s’efforça, comme il convenait, de mettre à l’aise ses invités.
- Otez vos chapeaux, mes enfants, dit-il, et considérez-vous comme chez
vous.
Les chapeaux enlevés, il y eut tout de suite plus d’abandon ; le
chapeau d’une femme, plus que sa robe, défend les intimités. Les
jaquettes furent quittées également, car il faisait très chaud. Alors,
le papotage commença, puis le brouhaha régna au point qu’il fallut
élever la voix pour demander le silence.
- C’est rudement chic chez toi, disait Suzanne. C’est les portraits de
tes vieux, là-bas sur le mur ?
- Non, ce sont d’anciennes estampes.
- Ça prouve qu’on a estampé dans tous les temps.
- Marguerite, regarde sur le piano ce drap de rupin ! C’est ça qui
ferait un beau manteau pour le bal des Quat’Z’Arts !
Léa s’était couchée sur le tapis, avait enlevé sa chemisette et ses
chaussures, et réclamait des rafraîchissements, tandis que Pierrette
cherchait dans tous les coins le petit endroit. Comme on l’y conduisait
discrètement, elle prit son bâton de rouge et traça sur la porte les
deux lettres consacrées.
On parvint pourtant à obtenir un peu de calme et de sérieux. Des
canapés, des chaises furent renversés pour figurer la scène, les décors
et les entrées. Le compositeur prit possession du piano et attaqua
vigoureusement le chœur des blanchisseuses. On en était à l’ensemble :
« Elle a du linge ! » quand deux personnages nouveaux et inattendus
parurent dans l’encadrement d’une porte.
C’étaient un vieux monsieur et une dame entre deux âges, le premier
très grand, très maigre, pourvu d’une longue barbe blanche, la seconde
petite, boulotte et rousse. La dame paraissait effarée, roulait des
yeux ronds qui ne comprenaient pas. Et le vieux monsieur agitait ses
grands bras et criait pour se donner du courage :
- Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce qu’il y a ?
Mais on ne les avait pas vus, on ne soupçonnait pas leur présence et
l’on continuait à chanter :
Elle a du
linge !
Elle a du
linge !
tandis que le vieux piano, secoué par des mains brutales, déclinait
toute responsabilité quant à l’équilibre des objets d’art qu’on lui
avait confiés.
Les nouveaux venus finirent cependant par s’imposer à l’attention
générale. Les chants cessèrent brusquement, les attitudes se figèrent.
Seul, le pianiste qui ne pouvait rien voir, continuait à taper et
criait rageusement :
- Quoi ? Voulez-vous continuer ! « Il y a du linge Il y a du linge ! »
C’est assommant ! Allons, sapristi ! Reprenez-moi ça à l’entrée
d’Irma…
Un des auteurs lui frappa sur l’épaule :
- Arrête un instant, mon vieux : ce sont mes parents qui viennent
d’arriver.
Il se leva comme si un ressort l’avait fait surgir d’une boîte et, dans
son trouble, s’inclina respectueusement devant Suzanne qui lui dit :
- Non ! Là-bas, au fond, les estampes !
Ainsi se termina une entreprise qui aurait peut-être réformé l’art
dramatique si deux bons bourgeois n’étaient revenus de villégiature
avant le jour qu’ils avaient fixé. Car nos jeunes auteurs ne purent
jamais reprendre en mains avec l’autorité nécessaire leurs interprètes,
qu’une circonstance malencontreuse avait découragées pour toujours. De
ce découragement, Suzanne donnait la mesure en disant à ses amis de
rencontre, avec un sourire désabusé :
- Tu sais, le théâtre, c’est beau comme ça de loin, mais de près, ce
n’est pas ce qu’on croit ! Je peux t’en parler, moi qui en ai fait !
Tout de même, cette collaboration ébauchée au Moulin Rouge, avait été
plus originale que bien des projets de théâtre formés au sortir de
l’adolescence. Elle méritait peut-être un meilleur sort. Qui sait si
elle ne portait pas en elle un Meilhac et un Halévy, un Offenbach, et
si Suzanne ne fût pas devenue une Judic, Léa une Schneider ! Suzanne
est morte. Léa est mariée. Leurs auteurs sont fonctionnaires et pères
de famille. Paix aux cendres de la jeunesse !
Il serait injuste d’oublier, en réunissant ces souvenirs, que le Moulin
Rouge eut deux aspects : celui du soir et celui de l’après-midi.
Les matinées du dimanche attiraient un public spécial digne aussi
d’être décrit. Il se composait – outre les habituées – d’ouvrières
parisiennes, de jeunes gens en quête d’aventures, lycéens, employés, et
de maris de tous âges qui, ne disposant pas de leurs soirées consacrées
à la vie conjugale, n’en voulaient pas moins se donner l’impression
d’être entraînés dans le tourbillon de la fête.
L’entrée coûtait cinquante centimes. Pour ces dix sous on avait le
droit de danser, de regarder des jolies filles pendant trois ou quatre
heures, d’écouter les échos lointains d’un café-concert, et de
s’asseoir dans de confortables fauteuils.
Un jeune homme de notre époque ferait une triste figure en constatant
le dimanche, après son déjeuner, qu’il dispose de dix sous pour se
distraire jusqu’au soir. Il y a une trentaine d’années, avec ces dix
sous, il pouvait passer son après-midi dans un milieu plein d’entrain
et même concevoir l’espérance d’une conquête, pour peu qu’il fût joli
garçon.
Les matinées du Moulin Rouge avaient moins encore que ses soirées le
caractère d’un marché. Les professionnelles y coudoyaient de sages
jeunes filles venues pour danser ou par curiosité, des couturières et
des modistes plus ou moins fiancées, des mannequins avec des
représentants. Des jeunes gens y accompagnaient leur sœur en des
escapades innocentes que les parents n’ignoraient pas toujours. Ainsi
le vice y voisinait, sinon avec la vertu, du moins avec l’honnêteté.
Peut-être pousserait-on trop loin l’indulgence en affirmant que la
seconde ne fut jamais convertie par le premier, au cours de ces
rencontres. En effet, les matinées du Moulin étaient suivies par des
rabatteurs qui s’efforçaient de recruter pour des entreprises plus ou
moins exotiques. Le soir, en semaine, il n’y avait rien à faire pour
eux, la clientèle féminine étant trop avertie. Aux représentations du
dimanche, et surtout à la matinée, ils pouvaient escompter la
crédulité, la naïveté des « occasionnelles ». Leur procédé consistait à
séduire pour leur propre compte, afin d’inspirer confiance tout d’abord
à celles qu’ils voulaient duper. Ayant acquis auprès d’elles l’autorité
nécessaire, ils n’avaient pas de peine à leur faire prendre le chemin
qu’ils voulaient toute méfiance étant endormie chez leurs victimes.
Les âmes ingénues y couraient aussi des périls moins tragiques. La
valse avec un cavalier venu dans un but précis, et pour lequel la danse
n’est qu’un moyen, la valse n’est pas toujours un jeu innocent, surtout
quand, au charme troublant de la musique, s’ajoute l’ambiance
incitatrice d’un lieu consacré à l’amour.
Le danseur, le bon danseur, exerce un prestige dont il peut tout
attendre. Ah ! quelle piètre figure auraient fait Shakspeare,
Corneille, Newton, Pasteur, Verlaine sur le parquet ciré du Moulin
Rouge ! Mais quelle impression y produisaient certains jeunes hommes de
la fin du siècle dernier, qui n’étaient ni poètes, ni savants !
Esthétiquement parlant, ce n’était que justice. Il y en avait, en
effet, de fort beaux et qui ravageaient bien des cœurs. Que de drames
muets se sont joués là aux sons d’une musiquette tendre ou gaie ! Que
de premiers émois, que d’abandons, que de jalousie et, parfois, que de
douleur. On ne pense pas à ce que peut comporter de sensations cette
scène banale : un couple valsant sous les yeux d’une rivale !
Le soir, au Moulin, il y avait parfois « crépage de chignons » parce
que l’ami – on disait encore « l’amant » à cette époque – d’une
habituée se compromettait avec une autre ; mais on n’y prenait garde
que pour s’en divertir. En matinée, ces manifestations étaient
extrêmement rares, les héroïnes ayant le souci d’éviter tout scandale
et dominant leurs nerfs pour ne pas se trouver mêlées à de fâcheuses
histoires.
Ce mélange de classes, cette Babel amoureuse était, au demeurant,
pittoresque. Un galant, pour réussir dans ce milieu, devait être à la
fois physionomiste et psychologue. Il lui fallait reconnaître tout
d’abord la professionnelle de la simple curieuse. C’était sans doute le
moins difficile. Mais entre toutes les visiteuses que ne guidait pas
l’idée de lucre, il y avait des nuances qui les faisaient dissemblables.
Comment s’y retrouver entre celles qui venaient uniquement pour danser,
ferventes du mouvement rythmé et indifférentes à toute autre chose,
celles qui voulaient une aventure par goût de l’original et des
situations risquées, celles qui cherchaient sentimentalement l’âme
sœur, les femmes mariées s’ingéniant à tromper l’ennui du ménage –
dussent-elles, pour y atteindre, tromper aussi le mari – les jeunes
filles en escapade, les spectatrices tout bonnement ? Ces difficultés,
les séducteurs du Moulin s’en jouaient littéralement.
Ils avaient des phrases différentes pour chaque catégorie de victimes
et même changeaient de visage suivant qu’ils s’adressaient à une
sentimentale ou à une sceptique. A la première, l’œillade langoureuse ;
à la seconde, le rictus équivoque.
Que d’art et que de science déployés dans ce bal public où une
singulière attirance réunissait les caractères les plus divers, les
natures les plus opposées de toutes les classes sociales ! La tâche de
Don Juan pouvait être facile aux soirées du Moulin Rouge ; aux
matinées, elle exigeait une finesse, un tact – ou une intuition –
dignes des plus grands maîtres qui s’affirmèrent dans l’art de séduire.
Le métier, du reste, n’était pas sans péril. Tel galant cavalier
l’éprouva un jour aux dépens de son gracieux visage, qui prit
publiquement contact avec le poing d’un jaloux.
Celui-ci avait été abandonné par une jolie brunisseuse, sa fiancée,
quelques jours avant la date fixée pour le mariage. S’étant donné la
peine de rechercher les causes de cette rupture, il apprit que la
volage avait suivi des camarades au Moulin où un autre galant s’était
emparé de son cœur.
Il conçut le projet d’une vengeance symbolique sur le beau physique du
ravisseur. Il mit son veston du dimanche, s’offrit une entrée de
cinquante centimes et aperçut bientôt, dans le promenoir, celle qui
l’avait trahi.
Elle causait avec un monsieur fort distingué. Il s’approcha sans être
vu et gratifia d’un « direct » formidable la mâchoire du malheureux.
Celui-ci chancela tandis que le sang inondait ses vêtements. Des cris
s’élevèrent, cent personnes s’affolèrent autour du groupe. On relevait
la victime presque évanouie et la brunisseuse glapissait indignée à son
ancien fiancé qui, d’un air hébété, considérait la scène :
- Brute ! Brute ! C’est pas lui ! C’est l’amant de Geneviève ! T’as
seulement pas su venger ton affront ! T’es pas un homme ! T’es pas un
homme.
Alors, le pauvre garçon tout penaud s’avança vers le blessé qui
reprenait ses sens et s’essuyait le visage – un visage tourmenté d’une
grimace douloureuse – et lui dit en lui tendant la main :
- Monsieur, je vous demande pardon ! Il paraît que c’est pas vous… Je
vous fais toutes mes excuses.
Et comme il était trois heures, que la foule avait grossi, que la salle
s’était remplie de gens qui venaient s’amuser, l’attention se dispersa
et personne n’essaya de connaître l’épilogue de cette comédie burlesque.
De ces règlements de comptes on ne se souciait jamais longtemps, chacun
ayant ses préoccupations personnelles.
D’ailleurs, les matinées offraient rarement à leur public des
spectacles aussi tragiques. Quand Fanny était ivre et cassait les
verres de tous les consommateurs, c’était toujours le soir. En matinée,
elle se montrait femme du monde et cérémonieuse, affirmant :
- Moi, j’estime que la femme ne doit pas être fille avant dix heures du
soir. Chaque chose à son heure et chaque homme à sa place, comme disent
les Anglais.
Elle avait été la maîtresse d’un chansonnier, qui la rouait de coups en
lui donnant de l’esprit. Elle rimait des complaintes populaires sur des
airs connus. C’était informe, mais on y trouvait de temps à autre un
trait divertissant. Sa conversation avait de l’inattendu. Elle
confondait Mylord l’Arsouille avec Lord Byron, mais, du moins, elle
savait que l’un et l’autre avaient existé.
De même Liane, qui faisait appeler Mlle de Bourgueil, n’arborait pas
aux matinées et aux soirées les mêmes attitudes, ni les mêmes
accoutrements. C’était une de celles qui pouvaient aller aux
Folies-Bergère. Elle disposait d’une garde-robe assez fournie. Pour la
matinée, elle s’habillait avec une discrétion relative. A un habitué
qui lui disait un jour :
- Mademoiselle de Bourgueil, pourquoi n’avez-vous pas mis votre belle
robe décolletée à laquelle votre poitrine va si bien ?...
Elle avait répondu avec une grande simplicité :
- Oh ! c’est une robe un peu excentrique qui n’est pas faite pour ces
réunions de famille.
Une petite rousse trop grasse n’allait jamais qu’aux matinées. Elle
expliquait :
- Ma mère m’empêche de sortir le soir : les hommes sont moins
convenables. Seulement, comme il faut bien s’occuper en semaine, je
suis blanchisseuse.
Elle retrouvait tous les dimanches un vieux monsieur qu’on appelait : «
l’Ingénieur ». Pourquoi l’appelait-on ainsi ? Nul ne le put jamais
expliquer à autrui.
Il était aussi long et aussi mince qu’elle était petite et boulotte.
L’un à côté de l’autre, ils avaient l’air d’un jeu de bilboquet. Il
semblait toujours traquer dans sa barbe sale quelque insecte turbulent.
Un jour, Fanny lui tapa sur la main et lui demanda :
- Pourquoi vous grattez-vous comme ça ?
Il répondit par cette piètre excuse :
- C’est parce que j’ai mangé du poisson.
Elle partit d’un grand éclat de rire et improvisa ce refrain :
Si ça m’ gratt’ comm’ ça,
C’est l’ poisson !
C’est pas des p’tit’s bêt’s ni des boutons,
C’est pas non plus que j’soye
polisson,
Si ça m’ gratt’ comm’ ça,
C’est l’ poisson !
L’ingénieur, qui était avide de considération, jugea ces vers mauvais,
en critiqua la rime et la raison, trouvant qu’ils ne relevaient ni de
Quinault ni de Virgile.
- Laisse donc, mon Coco, lui dit la petite rousse, elle est jalouse
parce que tu m’aimes.
La douceur d’un sourire atténua, sur le visage digne de l’Ingénieur, le
pli que l’amertume y avait creusé.
On voyait aussi aux représentations diurnes deux chevronnées, qui
rivalisaient de blondeur et d’embonpoint. Leur spécialité, c’était
d’initier aux mystères de la vie montmartroise les collégiens qui se
hasardaient au Moulin. Elles prenaient pour leur parler des intonations
douces, caressantes, maternelles, ayant bien garde d’effaroucher leur
timidité de débutants.
Les collégiens allant souvent par deux, elles étaient elles-mêmes
inséparables. On les appelait les « Mères siamoises » parce qu’il
semblait qu’elles eussent dépassé l’âge d’être sœurs.
Cependant, un jour, elles rencontrèrent un jeune garçon qui s’était
risqué seul dans l’établissement de la place Blanche, et elles
parvinrent à l’apprivoiser. Il consentit à les accompagner chez elles.
Il n’en ressortit qu’à l’heure du dîner, après un goûter où l’on avait
mis les bouchées doubles. Il renouvela sa visite les dimanches suivants
; mais cette idylle devait être troublée par la malice d’Eros, qui
n’admet pas qu’on rende aux beaux adolescents des devoirs uniquement
inspirés par des élans sensuels. Les deux hôtesses s’éprirent du pauvre
jeune homme. Elles l’aimèrent sentimentalement, de toute la force de
leurs deux cœurs attardés.
Mis en demeure par l’une et l’autre de choisir, il hésita, bredouilla,
s’embrouilla. Les deux picotins lui semblaient également appétissants.
Il n’osa se prononcer de crainte de regretter sa décision aussitôt
après l’avoir rendue. Elles lui étaient chères toutes deux. Il
n’arrivait pas à les séparer dans son esprit. Il ne concevait pas qu’on
pût être heureux avec une seule. Allez donc élire une pantoufle sur les
deux que comporte la paire ! Il se cramponna aux charmes pareils de ses
deux maîtresses si bien qu’une fois de plus l’amour triompha de
l’amitié et que les Mères Siamoises devinrent ennemies.
Ces armes enchanteresses qu’elles avaient si longtemps dirigées contre
la vulnérabilité masculine : peignes d’écaille, épingles à chapeaux,
manches de parapluie, elles les tournèrent contre elles-mêmes, un
après-midi sur le coup de deux heures, au coin du boulevard de Clichy
et de la rue Coustou, dans un combat fratricide qui fit voler dans
l’air de la guipure, des lambeaux de satin, des chichis oxygénés et des
épithètes sonores. L’objet du tournoi s’enfuit épouvanté, guéri aussi,
sans doute, car on ne le revit plus au Moulin Rouge.
Dans cette farandole de souvenirs passe une figure douloureuse : celle
d’un pauvre homme qui ne pouvait se lever d’une petite voiture et que
son domestique conduisait au Moulin pour qu’il pût se repaître du
plaisir des autres.
Il regardait tristement évoluer la jeunesse dans ce promenoir au bord
duquel on garait son équipage dérisoire. Beaucoup d’habituées le
connaissaient et s’arrêtaient pour échanger quelques mots avec lui.
C’était comme une aumône de charme au mendiant d’amour. Elles
demeuraient gaies pour ne pas lui laisser deviner l’impression pénible
qu’il leur produisait, mais elles causaient plus sérieusement, avec un
air pensif, trahissant une crainte de l’adversité devant le spectacle
de cette déchéance.
Il recevait chaque semaine à son domicile une de ses interlocutrices,
toujours la même. Elle ne s’était pas vantée, d’abord, de cette liaison
avec l’infirme. Mais tout finit par se savoir.
Ayant surpris son secret, Fanny n’appela plus cette consolatrice que «
Mme de Maintenon ». Je crois bien qu’elle attend encore son Louis XIV.
Je crois aussi qu’elle eut plus de mérite que sa devancière, car rien
ne l’obligeait, en somme, à cette charité hebdomadaire accordée à un
pauvre diable sans moyens financiers et qui n’était même pas, comme
Scarron, un poète entouré de seigneurs à séduire… Mais Fanny avait plus
de malice que de sensibilité.
Et puis, ce n’est pas avec du sentiment qu’on fait des épigrammes.
Le sentiment, la sensibilité ? Ils n’étaient pas exclus de ce milieu,
certes, et on peut le constater sans réhabiliter Manon, dont il ne
saurait être question d’excuser les défauts et d’absoudre les vices.
Mais l’équité qu’on doit à toutes les créatures commande de reconnaître
les qualités qu’elles peuvent opposer à leurs mauvais instincts, et de
noter des faits quand ils peuvent servir à inspirer l’indulgence.
L’exemple de bonté, de dévouement, de sacrifice donné par une de ces
malheureuses filles mérite d’être cité dans ces notes, encore qu’elles
visent plus à constituer l’étude d’un milieu qu’à présenter des cas
psychologiques et des caractères.
Elle avait dix-huit ans et vivait chez sa sœur mariée à un ouvrier.
Elle travaillait dans la couture. Le métier ne rapportait pas lourd.
C’est à peine si sa paie du samedi couvrait les frais de sa nourriture
et de son entretien. On trouvait déjà la vie chère à cette époque où
une côtelette coûtait six sous !... Un jour, la sœur aînée manifesta
son impatience à la cadette de la voir mariée à son tour.
- Pour se marier, il faut être deux ! dit la petite.
- Tu ne te débrouilles pas ! répliqua la grande, qui ajouta que son
mari et elle-même se crevaient à la besogne pour subvenir aux besoins
d’une indolente sinon d’une paresseuse.
La querelle s’envenima. Le mari rentra, prit naturellement fait et
cause pour sa femme, les mots cinglants succédèrent aux mots aigres, si
bien qu’en fin de compte la jeune fille abandonna ce foyer dérisoire
pour courir seule sa chance.
Elle travailla tant qu’elle put mais se laissa entraîner, par des
camarades, à des parties plaisir, fit une mauvaise connaissance, celle
d’un homme qui lui représenta les charmes de l’oisiveté, résista, se
cramponna au devoir, se débattit contre la misère, lutta contre les
tentations, les conseils et succomba pour tomber, finalement, au point
de devenir l’instrument du misérable qui, lentement, avait préparé
cette déchéance avec l’immonde intention qu’on devine.
Jusqu’ici, c’est un roman assez banal. Il n’apporte aucun élément
nouveau dans un débat qui paraît épuisé. Mais voici l’épisode inattendu
qu’on trouve sous une forme ou sous une autre dans tous les drames,
comme pour établir que le cœur des natures humaines les plus déchues
contient un petit trésor au rachat…
Le beau-frère est mort alcoolique ; la sœur est malade, incapable de
nourrir son enfant. Elle jette un appel de détresse à la cadette
chassée naguère. Et celle-ci accourt. Sans ostentation, sans phrases,
elle prend à sa charge les deux épaves du faubourg. Elle pourrait haïr
cette sœur qui a empoisonné sa vie, ne pas aimer cet enfant qu’elle n’a
jamais vu. Mais un élan de générosité la pousse à leur être secourable.
Elle se consacre à sa tâche nouvelle, fait son triste métier avec une
ardeur décuplée et, un jour, à son amant jaloux et inquiet de l’avenir,
elle dit, affranchie, cette profonde parole :
- Tu es mon homme, c’est possible. Mais l’autre, c’est mon gosse !
Le noceur qui vient demander à ces infortunées une heure de plaisir
n’admet pas qu’elles la lui attristent d’un récit mélancolique ou d’une
histoire tragique. C’est pour cela qu’elles ont toutes le masque de la
gaieté.
Pierre Wolff les a supérieurement décrites dans le deuxième acte du
Ruisseau, qui est à la fois une chef-d’œuvre de mise en scène et une
remarquable étude de mœurs.
A l’époque du Moulin Rouge, elles étaient sans doute plus
qu’aujourd’hui apitoyantes, parce qu’elles avaient plus à lutter contre
la misère. Il semble bien que les temps présents soient moins durs pour
le vice…
L’agonie du Moulin Rouge – du vieux, puisqu’il y en a un jeune
maintenant – a duré plusieurs années.
Après l’Exposition de 1900, sa prospérité déjà était en décroissance.
Du moins l’aspect intérieur de l’établissement n’offrait plus la même
animation joyeuse.
On n’y rencontrait plus le Tout Paris comme autrefois. Les
personnalités des lettres et de la politique ne considéraient plus cet
endroit comme un lieu où l’on trouve de la bonne humeur, où l’on voit
de jolis visages, où l’on rencontre des amis.
Pourquoi cette défaveur ? Mystère de la mode ! Pourquoi ne porte-t-on
plus de bas noirs ?
Petit à petit la composition du public changea. Vraiment, le Moulin
Rouge avait été le rendez-vous d’une société intellectuelle. Cette
partie de ses habitués l’ayant déserté, le ton de la maison ne fut plus
le même. Le raccrochage hideux s’institua. Les femmes y faisaient leur
commerce comme ailleurs, sans esprit et sans grâce. Fanny ne venait
plus. Suzanne presque pas. Les gentilles ouvrières allaient à la
Galette, les jolies professionnelles à Tabarin.
De nouvelles recrues se promenaient lamentablement, essayant d’aguicher
les naïfs qui croyaient être encore dans la glorieuse histoire
illustrée par le prince de Galles et le roi Milan. Mais les princes
s’étaient détournés de la place Blanche et les courtisanes aussi.
D’ailleurs, la vogue du music-hall commençait. Les revues somptueuses,
les opérettes viennoises attiraient bientôt la foule en d’autres lieux
de plaisir.
L’Olympia, les Folies, – en attendant le Casino – donnaient des
spectacles sensationnels. Le déshabillé public faisait rage.
Et puis – il faut le reconnaître – l’art du costume, du décor, se
répandait et progressait.
Landolff et Pascaud réalisaient avec prestige les maquettes décolletées
de Choubrac et de Gerbault.
Amable et Jambon, décorateurs de l’Opéra, ne croyaient pas déchoir en
brossant les décors des opérettes et des revues.
Ménessier peignait des merveilles pour la Cigale et pour Parisiana,
voire pour la Gaîté-Rochechouart.
Comme le bal, le café-concert, le vieux caf-conc’ de nos pères se
mourait. Le music-hall lumineux, étourdissant, assourdissant,
éblouissant captivait toute l’attention des Parisiens et de leurs hôtes.
Le vieux Moulin Rouge, comme un fêtard blanchi et perclus qui ne veut
pas désarmer et recourt aux artifices du masseur et du coiffeur, tenta
de « tenir le coup ». Il appela au secours des magiciens qui le
rajeunirent. Il eut une salle moderne, des artistes de premier plan,
des auteurs à succès, un promenoir reluisant. Il innova même le
dîner-spectacle. Pendant que se déroulait la pièce, le maître d’hôtel
servait des plats succulents dans les avant-scènes et les loges. Le
bouchon de champagne était promu, si l’on peut dire, à la dignité
d’instrument de musique et prenait part à l’harmonie déversée par
l’orchestre que Gustave Goublier, la taille prise dans son élégant
habit, conduisait debout.
Le vieux Moulin Rouge fut si flambant qu’il brûla. Et la guerre le
maintint en ruines pendant des années.
Il vient de renaître de ses cendres et c’est à propos de sa
résurrection que tous ces souvenirs nous ont traversé l’esprit.
Pourquoi faut-il que les choses les plus joyeuses inspirent la
mélancolie dès qu’elles appartiennent au passé ?
Pourquoi faut-il que l’évocation de ces soirées consacrées au plaisir
ne puisse dessiner sur nos lèvres qu’un sourire attristé ?
Pourquoi faut-il que Béranger soit mort, que Lisette ait vécu et que la
jeunesse n’ait qu’un temps ?...
MARCEL DE BARE.