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A. Delrieu :La Bordelaise (1841)
DELRIEU, André (18..-18..) : La Bordelaise (1841).

Saisie du texte : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (30.VIII.2013)
[Ce texte n'ayant pas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement des fautes non corrigées].
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros] obogros@lintercom.fr
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Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : 4866 ) du tome 6 des Francais peints par eux-mêmes : encyclopédie morale du XIXe siècle publiée par L. Curmer  de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 
 
La Bordelaise
par
André DELRIEU

~ * ~


LORSQUE le maréchal de Richelieu, revenant de son gouvernement de Guienne, inventa le vin de Bordeaux et en fit goûter pour la première fois à Louis XV, on s'étonna beaucoup, à la cour et à la ville, que cette liqueur charmante fût restée si longtemps dans les ténèbres de la province et sur la table du paysan. Mais le maréchal de Richelieu se garda bien de dire qu'il avait découvert la Bordelaise, autre cru peu goûté de son siècle, que Garat mit à la mode sous le directoire, et qui est aujourd'hui classée dans la mémoire des touristes avec autant de distinction que le Saint-Julien dans la cave des gourmets. Les femmes de qualité n'auraient point pardonné au maréchal de faire une réputation à la province, quand on était en droit de croire que Paris devait suffire à la sienne. Comme nous n'avons pas les mêmes raisons de nous taire, nous serons heureux de parler.

Il y a des femmes partout ; il n'y a la femme qu'à Bordeaux. La Bordelaise est le type de son sexe ; jamais on ne réunira dans le même individu, sous une rubrique aussi puissante et avec un échantillon aussi précis, les séductions et les défauts qui constituent l'essence de la plus belle moitié du genre humain. En veut-on la preuve déjà dans un fait historique ? Silva, médecin célèbre du dix-huitième siècle, fut mandé à Bordeaux pour une maladie nerveuse épidémique dont la contagion n'épargnait aucune femme. Le médecin prit un air grave, ne prescrivit pas de traitement, et demeura plusieurs jours inaccessible, comme plongé dans les méditations. Enfin, au moment de retourner à Paris, il laissa tomber dans l'oreille d'un indiscret ces épouvantables paroles :

« Cette maladie n'est pas une affection nerveuse, c'est le mal caduc. »

Silva jette le mot terrible et fuit comme le vent. Il n'y avait pas plus de mal caduc, aurait dit Figaro, que sur ma main. Le docteur, disciple de Tronchin, avait étudié le caractère de la Bordelaise, et sa cure guérissait le corps au moyen de l'âme. Dès qu'il fut parti, le confident révéla son aveu. Ce fut un coup de foudre ; à l'instant toutes les maladies nerveuses disparurent. « On voulait bien intéresser, ajoute Grimm au récit de Diderot ; mais on ne voulait pas faire peur. »

Rien ne dénonce plus clairement l'esprit de la femme de Bordeaux. L'exagération ne lui déplaît pas. Quand on vit arriver devant les quais de la Bastide, en 1814, les bateaux de blessés Anglais qui s'en venaient par la Garonne du champ de bataille de Toulouse, les Bordelaises se précipitèrent au débarquement avec des torrents de larmes, des masses de charpie, et, ce qui valait mieux, de ces méridionaux accents dont le charme dut endormir bien des douleurs au lit de l'hôpital ; d'autres, plus fanatiques, remontèrent la Garonne dans ces mêmes bateaux, et s'en furent aider les sœurs de charité des infirmeries de Toulouse. C'est une Bordelaise, madame Tallien, qui inaugura le pardon et la clémence dans les mœurs de la révolution de 93 ; ce sont des Bordelaises qui ont donné l'élan royaliste à la chute de Napoléon, et vu d'un œil sec fusiller les malheureux Faucher. La femme de Bordeaux ne sera jamais fille ou mère de la liberté ; son esprit est trop vain, son intelligence trop sensuelle, son cœur trop généreux pour un rôle simple, juste ou impitoyable. Elle ne vit dans les Bourbons que des proscrits, dans Napoléon que le mangeur de réfractaires, dans la restauration qu'un moyen de se venger de la république, du directoire et de l'empire, qui ont tué le commerce de Bordeaux en laissant mourir nos colonies. Ce qu'elle veut, c'est le triomphe du beau et du bon sur le juste et le vrai, de l'art sur l'utile, du fait sur le droit. Une salle d'asile, une école primaire, un chauffoir public, ne parleront que fort peu à son imagination ; le chemin de fer la séduira peut-être parce qu'on y va vite ; mais un opéra nouveau, une question de vanité, une occasion de coquetterie, tout ce qui éblouit, émeut ou flatte les hommes, relativement aux femmes, entraînera son jugement par ses sens et son cœur par sa tête. C'est de la Bordelaise que Diderot aurait eu mille fois raison de dire : « O femmes ! vous êtes des enfants bien extraordinaires ! »

Les Bordelaises peuvent se diviser pittoresquement en trois types bien distincts : la femme du haut commerce, la dame étrangère et la grisette La première habite à peu près exclusivement les fossés du Chapeau-Rouge, cette longue rue qui s'étend des Allées de Tourny au bord de la rivière ; la seconde règne aux Chartrons, où elle parle indifféremment anglais, espagnol, allemand et même nègre. En opposition directe avec ces deux charmants modèles, la grisette flâne et circule aux environs de Saint-André, dans la rue Maucoudinat, et, le dimanche, à Caudéran et à Vincennes. De toutes les femmes déraisonnables de ce monde, la Bordelaise du haut commerce est incontestablement celle qui a le moins de bon sens. On n'en verra jamais turlupiner le jugement avec plus de grâce, s'emparer d'un ridicule avec plus de franchise, et soutenir avec plus de bonne foi l'erreur qui leur plaît aussi longtemps qu'elle leur plaît. Elles ont tant d'esprit naturel qu'on leur passe volontiers de n'avoir pas d'instruction ; portées par inclination à la raillerie, elles distribuent l'épigramme avec une singulière facilité, mais sans trouver mauvais qu'on le leur rende. C'est à ce penchant moqueur qu'il faut attribuer l'usage des sobriquets qu'elles s'appliquent réciproquement avec autant de gaieté que d’à-propos, et qu'elles finissent par adopter d'une manière sérieuse. L'une sera nommée Pointe, par allusion à son teint couleur de pomme de terre ; l'autre, Fronfron, à cause de son goût malheureux pour la guitare ; celle-ci Furet, parce qu'elle se glisse partout, se mêle de tout, s'enquiert de tout, se fait tout dire et trop souvent n'oublie rien. Autant pour la facilite des communications que pour la finesse des entretiens, ces dames raffolent du patois gascon qu'elles parlent avec un agrément infini, dans la voix, dans le jeu de la physionomie et jusque dans l'expression des regards. Parmi mes billets d'amour (qui n'a pas les siens !) je retrouve le poulet suivant que m'écrivait en 1852 la première femme aimée. Je le gardais comme un monument du cœur ; qu'il devienne une preuve à l'appui dans la galerie des originaux français ! Ne sont-ce pas les passions qui font les mœurs ?

Blanquefort, six heures du soir.

« Il est impossible que vous veniez cette semaine à la maison. Je me remue depuis hier ; j'ai toute la journée mon fripon sur moi, et ce n'est pas avec une pareille devantade que la plus aimable femme de Bordeaux, comme vous avez l'indulgence de me nommer, voudrait vous recevoir dans sa bastide. Plus tard, quand mon drôle sera parti, quand je ne perdrai plus mon temps à traîner mes groules ou à clocher mes servantes, surtout quand mon linge du mois sera lissé, je vous ferai dire par une portanière à quelles heures on peut me voir. Ah ! cher ! croyez bien que j'attends ce moment avec impatience ! On m'a dit que vous vous câliniez et que vous deveniez balochan. Serait-ce possible, mon Dieu ? Avez-vous donc oublié nos charmantes promenades en couralin, vous, plongé dans votre rouppe, et moi un simple drapeau sur la tête ? Quand je me change pour descendre au fouraillis, ce souvenir me revient toujours. Je vous envoie avec ce billet du choine pétri par mes mains, et des royants très-frais, ainsi que mille baisers, etc. »

Comme celle lettre est inintelligible pour vingt-cinq millions de Français, bien que l'auteur eût la prétention d'écrire fort gentiment dans notre langue, je me risque à donner la traduction qui compromet définitivement les secrets de ma jeunesse :

« Il est impossible que vous veniez cette semaine à la maison ; je déménage depuis hier, j'ai toute la journée mon tablier sur moi, et ce n'est pas avec une telle parure de devant que la plus aimable femme de Bordeaux, comme vous avez l'indulgence de me nommer, voudrait vous recevoir dans sa villa. Plus tard, quand mon fils sera parti, quand je ne perdrai plus mon temps à traîner mes pantoufles et à sonner mes servantes, surtout quand mon linge du mois sera repassé, je vous ferai dire par une paysanne à quelles heures on peut me voir. Ah ! cher, croyez bien que j'attends ce moment avec impatience. On m'a dit que vous jouissiez de la vie et que vous deveniez coureur ; serait-ce possible, mon Dieu ? Avez-vous donc oublié nos charmantes promenades eu bateau, vous, plongé dans votre grosse redingote, moi, un simple mouchoir sur la tête ? Quand je fais ma toilette pour descendre à la vigne, ce souvenir me revient toujours, .le vous envoie avec ce billet du pain pétri par mes mains, et des sardines très-fraîches, ainsi que mille baisers, etc. »

Ce langage singulier, formant milieu entre le français et le patois, serait excellent comme moyen de galanterie, dans le cas où les époux gascons pourraient l'ignorer. Mais, hâtons-nous de le dire, la précaution est inutile, ou, si vous aimez mieux, la garantie est superflue. Les maris de Bordeaux passent avec raison pour assez débonnaires, et, malgré la chronique, il est certain que, si leurs femmes usent de la liberté, elles n'en abusent pas. D'ailleurs, la faute en serait un peu aux chefs de famille. Les pères et les maris ont la folie des cercles, folie qui dans aucune ville de France n'est portée si loin qu'à Bordeaux. Il n'est pas si petit marchand juif de la rue Bouhaut, ou si mince courtier en arrivages qui ne soit d'un cercle dont les charmes le séduisent bien plus que les appas de sa femme. Il en sait par cœur le billard, les chaises, la bibliothèque, les journaux, et surtout le rhum ; il en surveille les garçons, en épure les principes, et même en frotte le parquet. Il y va le matin lire les gazettes et parler des marchandises en rivière ; il y va dans l'après-midi relire les mêmes gazettes qu'il a déjà lues le matin, et y parler des variations du baromètre et du ministère ; il y va le soir lire une troisième fois les mêmes gazettes, et y parler des dernières nouvelles de Paris ou du département ; mais à toute heure il y joue en faisant le reste, et il y mange sans quitter le jeu. Ces réunions d'hommes isolent nécessairement les femmes, mais la galanterie souffre d'autant moins de ce divorce momentané qu'il n'éloigne de la société du beau sexe que les pères et les maris, dont on peut se passer à la rigueur, et qu'il ne faut pas toujours chercher le soir au cercle quand on ne les trouve pas chez eux.

Il y a toutefois un monde bordelais qui se fait gloire de trancher sur ces mœurs faciles, et où l'on rencontre, avec un esprit plus élevé peut-être que le ton parisien, la meilleure compagnie formée des plus charmantes femmes. La, aucune excentricité de toilette, aucune inconséquence de province, aucune folle prétention à localiser la grâce en la dénaturant. Les articles de Paris, écrirait un commis voyageur, y sont généralement demandés. Entrez-vous dans les salons de cette crème du département de la Gironde, dans celui de la vicomtesse de Boresdon, de madame de Venancour ou de madame Foussat, par exemple, vous vous croyez au premier coup d'œil dans une réunion du faubourg Saint-Honoré ou chez un banquier de la Chaussée-d'Antin. Il y a même dans ce monde choisi des chapeaux de Paris qui sont déjà portés à Bordeaux vingt-quatre heures avant que la capitale en ait goûté les prémices. C'est là qu'on entend le piano de madame Emérigon, la conversation étincelante de madame Letellier, ou les historiettes que madame Ynigo raconte avec plus de charme que madame Ancelot. C'est là que M. Kalkbrenner obtint des triomphes aussi doux pour un grand artiste que flatteurs pour celles qui ont eu la reconnaissance de les lui offrir. Ce monde vit du nôtre ; il en a les passions musicales, les fantaisies littéraires, les engouements et les défiantes. On y a sifflé mademoiselle Mars, accueilli froidement madame Damoreau ; et il n'est pas certain que mademoiselle Rachel y cueille des fleurs sans épines : tant il est vrai que les manières de sentir peuvent, comme les climats, varier sans être absurdes, ou se contrarier sans être désagréables.

Passons de la rose du Japon à la violette de Parme. A cette métaphore, on devine que je parle de la grisette, dont la célébrité est européenne, et qui la mérite. Cependant toute sa séduction repose dans son costume. La robe courte, ordinairement de soie, froncée sur les hanches, et dégageant le plus joli pied du monde; le tablier à deux poches, très-petit, en foulard, nommé fripon ; pour coiffure, un madras laissant voir les deux bandeaux de cheveux noirs et lisses qui se partagent sur le front, noué de façon à ce qu'une barbe assez longue descende à droite sur le cou, et guide volontiers l'œil vers la peau brune et mate des épaules : d'ailleurs tellement posé en arrière qu'il semble envelopper plutôt le haut peigne du chignon que la tête elle-même ; sur les épaules et autour du corsage un simple fichu, et pour ce corsage une brassière quelquefois d'une couleur en guerre ouverte avec les nuances de la robe ou du jupon: tel est l'ensemble général, la toilette à vue de pays. Les grisettes cossues suivent exactement, quant aux robes, la mode des femmes du haut commerce, fût-elle de Paris ; le brodequin même les a gagnées. Il n'y a que le madras et leur nature qui ne changent pas. Mais comment vous décrire la volupté des détails, l'entrain de la coupe, la désinvolture de l'agencement, la morbidezza surtout de cette chair créole dont le nu, comme une plastique attrayante, perce en méplats arrondis aux bras, à la hanche, aux attaches du cou, au relief de la ceinture, avec le modelé de la statuaire et la coquetterie de Vénus, à travers l'étoffe collante qui n'est plus, pour la grisette, comme l'habit des divinités païennes, qu'un réseau tissu d'air ! Comment vous raconter, et cet œil noir toujours en coulisse, et ce nez retroussé, et ce teint citron, pêche ou pistache, et ces grandes boucles sensuelles, et ces dents d'ivoire, et ces grands sourcils qui ont tant de passion sans avoir mauvaise grâce, tant de fierté sans avoir trop bonne tenue ! La grisette de Bordeaux marche la tête haute, le nez au vent, la taille cambrée, les mains dans son fripon, regardant les hommes avec moquerie et les femmes avec impertinence ; mais rien de libre ou d'inconvenant ne ressort de ces habitudes, qui sont des usages et ne constituent pas les mœurs Cette spécialité de la population féminine a tellement la conscience de son mérite et de sa valeur qu'on lui pardonne beaucoup. Où serait le chic des transtévérins de Rome, s'ils ne poignardaient pas les Anglais même qui les admirent, et les Français qui les croquent ? Otez les bandits de l'Italie, vous voyagerez tranquillement ; mais adieu la couleur locale !

La grisette a pourtant une rivale dangereuse, qui même un jour lui ravira peut être et le trône et l'empire. Il s'agit de la portanière, ou femme du peuple, dont les mœurs ne sont pas les mêmes, dont la beauté est plus rustique, mais dont le costume est bien plus pittoresque : le jupon de la portanière est plus court, plus froncé, plus helvétique ; elle a des poches extérieures, ballant à la ceinture, et remplaçant les paniers de droite et de gauche ; elle a également la brassière, les manches collantes, et, en outre, des sabots. Le fichu, entr'ouvert gracieusement de ci et de la sur ses épaules, découvre par devant le haut de la poitrine, où il se croise des deux bouts en révélant l'existence d'une chemise de la batiste la plus raisonnable, tandis que par derrière, à la nuque, il se creuse en cornet pour qu'on juge de la finesse comme de la propreté de la même chemise. D'ailleurs, les lignes du cou sont interrompues à l'avenant par une ganse de soie noire qui retient une croix d'or suspendue sous le menton. Enfin, comme les femmes des Marais Pontins, elle ajuste à plat sur sa tête un mouchoir bleu, carrément plié, qui surmonte un bonnet à barbes longues, de la forme la plus singulière, et que l'on nomme coiffe. La portanière, ainsi vêtue, est le seul type d'une originalité réelle qui se rencontre à Bordeaux, et dans cette galerie, où toutes les classes de la société provinciale ont leur place, c'eût été une lacune considérable que d'oublier l'unique femme de la Gironde qui fasse honneur aux traditions du département. Lorsqu'une jeune fille glisse dans le sentier de la vertu, elle passe sur-le-champ de portanière à grisette. Il n'y avait pas à Rome de distinction plus-sévère entre la matrone et la courtisane. Quand la portanière aura lu Paul de Kock, elle sera à la hauteur de la grisette, et voudra s'habiller. Alors le caractère sera détruit.

Mais n'imitons pas ces concierges allemands qui, chargés de faire voir aux touristes les appartements curieux d'un château gothique, oublient toujours de montrer la salle des tortures, la chambre du tribunal secret, les vade in pacem et les puits sans fond, pour s'en tenir exclusivement à la salle des ménestrels, au parloir de la châtelaine, à la galerie des tombeaux et à la mémoire des cours d'amour. Entre mille attraits et mille qualités, la femme de Bordeaux présente de légers inconvénients, de fort petits défauts ; des caprices, si l'on veut, qui sont autant de notes douteuses dans le clavier de son organisation méridionale. Par exemple, cette fière Gasconne, à la peau d'orange et à l'œil de gazelle, est joueuse passionnée. L'or, miroir aux lumières terribles, envoie dans l'ébène de ses yeux de fauves et brûlants reflets. Tout lui est bon : piastres, napoléons, ducats, sequins même ; on a vu des femmes du Chapeau-Rouge poser des lingots bruts sur une carte, et jouer un diamant de leur rivière au premier roi. C'est l'influence du négoce qui passe du comptoir dans le boudoir, du mari à la femme, du crédit au débit. Ne pouvant trafiquer du coton, fréter des navires ou faire l'escompte, les Bordelaises s'en vengent à l'écarté ; il faut que le sexe prenne quelque part sa revanche. A Paris, une femme passionnée compose un roman, élève des poneys et renverse un ministère : la voilà lionne. A Bordeaux, elle joue sa fortune, sa parure, l’alliance de son mariage, l'honneur de l'époux. En 1815 madame de T... joua son amant et le perdit.

Soyons justes : ces mœurs ne sont pas bordelaises, elles sont plutôt espagnoles, juives, péruviennes ; ici anglomanes ; plus loin créoles, tantôt sauvages, tantôt corrompues. Les origines hétérogènes de la population se reproduisent dans son moral comme dans son physique, dans les actions comme dans les traits du visage, et dans les idiotismes de la langue. Le défaut d'éducation, qui résulte de ce mélange de natures et de races, ne sert qu'à l'augmenter encore. Issues de familles juives, américaines et françaises héréditairement croisées, les femmes de Bordeaux, après quelques générations et quelques révolutions, en viennent à ne plus savoir la religion de leurs ancêtres, et même comment elles devraient adorer Dieu. Le père est du consistoire, la mère catholique, la fille protestante, et souvent on a oublié de faire baptiser son frère. Telle est la préoccupation dans les cultes, la suite des idées pieuses. C'est au point que des parents, fort unis, mais à convictions fanatiques, préfèrent de ne point donner de religion à leur enfant, quand ils diffèrent d'avis sur le dogme, plutôt que de renoncer à leurs traditions ou de céder aux préjugés. Le tempérament irritable et voltairien du Gascon n'adoucit pas ces étranges débats de la vie intérieure. On comprend alors combien l'esprit des femmes doit souffrir dans la partie la plus délicate de sa culture, dans l'usage des pensées douces et sereines qui découlent du ciel.

Aussi, la Bordelaise n'a pas la grâce intime, ce je ne sais quoi de rêveur et de mélancolique, de chaste et de voilé que les Anglaises rencontrent avec tant de bonheur, dont les Allemandes du nord ont fréquemment le secret, et qui se trouve même à faible dose dans les Flamandes de la vieille roche, dans les types de Van Dyck. La Marguerite de Goethe reste un problème incompréhensible pour la femme brillante d'un armateur des Chartrons ; mais rien ne lui plaît tant qu'Indiana, si ce n'est Balzac et peut-être Paul de Kock. Plus attrayante que jolie, plus spirituelle que romanesque, plus vive que sensible, elle veut l'éclat : le rouge dans les couleurs, la fanfare dans la musique, le piment dans les sauces, la flamme dans l'amour. La toilette d'une femme de Bordeaux a trop souvent du mauvais goût, jamais de banalité. L'indépendance d'une robe ou d'un fichu, la nationalité d'un chapeau, le patriotisme d'une chaussure sont tellement des affaires politiques dans sa vie, que la vogue d'une mode à Paris est quelquefois précisément la raison de sa chute à Bordeaux. J'avoue humblement que la réciproque n'a pas lieu. Les Parisiennes, bonnes et faciles, savent qu'elles sont au monde pour tout donner, voire le ton : les Bordelaises, altières et coquettes, voudraient tout prendre, le ridicule aussi.

S'il était permis, à propos de jolie femme, de chercher le secret des caractères dans la physiologie du goût, on trouverait une explication du présent mythe à la halle de Bordeaux. C'est là qu'il faut voir la Bordelaise trahissant une nature de feu par l'originalité piquante de ses appétits. L'abricot et le raisin sont des fruits qu'elle préfère ; le pourpre et le velours de la pêche, les traditions échevelées du pampre s'accordent avec cette préférence qui flatte ses regards et ses penchants. Dans les plus fortes chaleurs de l'été, dans le plus vif entraînement du bal, c'est tout au plus si la Parisienne élégante et pâle se risquerait à porter à ses lèvres un verre d'eau limpide, cristal moins pur encore que la transparence de ses mains et que la sérénité de son âme. La Bordelaise avalera, sans hésiter, une coupe embaumée, où le médoc rit dans la fougère, et ses yeux pétillants se rempliront aussitôt de tout l'esprit qu'elle aura puisé dans le flacon. Il y en a même qui boiront avec beaucoup de grâce, pour peu que vous y teniez, au goulot de la bouteille.

Surrentina bibis ; nec murrhina picta, nec aurum
Sume : dabunt calices haec libi vina suos.     MARTIAL.

Pour boire le Sorrente il n'est besoin, ma chère,
De porcelaine ou d'or: l'amphore, c'est ton verre.

J'avoue que le goulot fin, transparent, allongé des bouteilles de Bordeaux prête singulièrement d'élégance à ce geste vif, mais commun. Les Bordelaises d'ailleurs ne sablent pas ainsi tous les crus indifféremment : la noblesse ou l'antiquité du jus seule provoque ce mépris pour la coupe. Lorsqu'une femme des Chartrons met de l'eau dans son vin, ou le boit à petites gorgées dans un gobelet, c'est mauvais signe. Aussi ces dames s'excusent-elles de l'abus du goulot à la façon de madame Pasta.

Cette charmante cantatrice, dans son voyage d'Angleterre, voulut essayer de toutes les mœurs britanniques : conséquemment elle buvait bien. Admise avec cérémonie dans un cercle de bas bleus qui ne boivent que de l'eau, une femme auteur, frêle et mélancolique, lui demanda si par hasard elle prenait toujours de cet horrible porter. « Fi donc ! s'écria madame Pasta ; je ne prends plus maintenant que half and half.» Le half and half est une boisson d'été, qui se compose moitié de porter et moitié d'ale ! C'est absolument l'histoire d'Ibrahim-Pacha, qui, pour se rafraîchir, boit de l'eau de riz coupée avec du vin de Champagne.

Mais, à l'instant de finir ma tâche, je m'aperçois d'un oubli singulier. La Bordelaise est-elle jolie ? Question difficile. J'ai envie de répondre comme Sganarelle : Hippocrate dit oui, mais Galien dit non.

Wilkes disait à lord Townshend : « Vous êtes aussi beau que je suis laid. Donnez-moi une demi-heure d'avance ; nommez la femme qui sera l'objet de nos attentions communes : je parie vous battre. Et savez-vous pourquoi ! Vous êtes beau ; vous croirez que vos avantages vous dispensent de bien des égards, tandis que moi, j'en doublerai la dose en raison de ma laideur. »

Au lieu de Wilkes, supposez la Bordelaise (mille pardons !); à la place de lord Townshend, figurez-vous une femme quelconque de tout autre lieu du monde où elles ne sont que belles, et d'ailleurs, maintenez les termes de la proposition, en lui mettant pour but un homme : ce sera la réponse demandée, ou je meurs. Non, la Bordelaise n'est pas jolie ! non, ses regards, sa chevelure de jais, son pied mignon, sa taille fine, ses dents de perle ne suffisent pas à sa beauté matérielle ! Mais, en revanche, elle a tant d'esprit et tant de grâce toujours, souvent même tant de cœur, que si le jugement de Pâris était à refaire, en admettant que le berger de la Troade fût un connaisseur, les plus belles femmes de l'Europe seraient vaincues, dans leur éclat physique, par la Vénus tout intellectuelle de Bordeaux.


ANDRÉ DELRIEU.


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