JOLIMONT, Théodore de (1787-18..) : De l'usage de saluer et d'adresser des souhaits à ceux qui éternuent.- Moulins : imprimerie de Martial Place, 1844.- 21 p. ; 24,5 cm. - (Polyanthéa archéologique ou curiosités, raretés, bizarreries et singularités de l'histoire religieuse, civile, industrielle, artistique et littéraire, dans l'antiquité, le moyen-âge et les temps modernes recueillies sur les monuments de tout genre et de tout âge et publiées en différents opuscules ; 1). Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (22.II.2002) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Bibliothèque municipale, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.66.50.- Minitel : 02.31.48.66.55. - Fax : 02.31.48.66.56 Mél : bmlisieux@mail.cpod.fr, [Olivier Bogros] bib_lisieux@compuserve.com http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire d'une coll. particulière. Réimpression disponible aux Editions de la Première Heure. POLYANTHÉA ARCHÉOLOGIQUE,
ou CURIOSITÉS, RARETÉS, BIZARRERIES ET SINGULARITÉS DE L'HISTOIRE RELIGIEUSE, CIVILE, INDUSTRIELLE, ARTISTIQUE ET LITTÉRAIRE. DANS L'ANTIQUITÉ, LE MOYEN-AGE ET LES TEMPS MODERNES, Recueillies sur les monuments de tout genre et de tout âge, ET PUBLIÉES EN DIFFÉRENTS OPUSCULES par
T. de Jolimont
Ex-ingénieur, membre des Académies de Caen, Dijon, etc. ; de la Société
des antiquaires de Normandie, de celle d'émulation de Rouen, de la Société des gens de lettres de Paris, auteur de plusieurs ouvrages sur les moeurs et antiquités du Moyen-âge, etc. ~~~~DE L'USAGE DE SALUER CEUX QUI ÉTERNUENT
ET DE LEUR ADRESSER DES SOUHAITS. COMBIEN de pratiques et d'usages transmis de siècle en siècle jusqu'à nous, dont le motif et l'origine sont restés à peu près inconnus pour presque tout le monde, et n'ont excité un certain sentiment de curiosité, fort naturel du reste et fort louable, que chez le peu de personnes qui aiment à se rendre compte de tout, même des choses en apparence les plus frivoles et les plus insignifiantes. S'il a existé, comme on le raconte, et s'il peut exister encore des gens qui, toute leur vie, ont mangé du pain sans s'inquiéter un seul instant comment venait le blé, et par quels appareils et par quelle manutention on l'amenait à l'état de pain ; si, dans les choses les plus ordinaires de la vie, au sujet desquelles l'ignorance n'est même pas excusable chez les intelligences les moins cultivées, on trouve souvent une telle indifférence, à plus forte raison dans les choses dont la connaissance est réputée moins indispensable. C'est ainsi que nous voyons une foule d'individus, fort spirituels d'ailleurs et pourvus d'une certaine éducation, qui, de tout temps, se sont soumis très ponctuellement à des formalités, à des usages, à des observances de la nature la plus singulière, sans s'être jamais adressé à leur sujet la moindre question. Il n'y a pour eux ni pourquoi ni comment : c'est l'usage, on a toujours fait comme cela : voilà qui répond à tout. Pour beaucoup d'autres enfin, cette inappétence de curiosité est un système : pour eux, toute cette science, toutes ces investigations des origines et des causes sont choses vaines et superflues, si elles ne sont même dangereuses. Faites comme toute le monde, obéissez aux usages reçus, et ne prenez nul souci du reste, ce sera pour le mieux. D'accord, j'ai pris le parti de professer le plus grand respect pour toutes les opinions, quels que soient leurs motifs apparents ou secrets, et je n'aurai pas la moindre rancune contre quiconque croira devoir rejeter avec dédain mes futiles et oiseux OPUSCULES. Je ne les écris pas pour ceux qui, par paresse ou par principe, ont peur d'être curieux, mais bien pour ceux qui ont assez de courage pour vouloir connaître ce qui a été ou ce qui est, au-delà du cercle étroit de leur atmosphère actuel, et comme je l'ai dit ailleurs, pour ceux qui aiment, comme moi, à pérégriner dans le domaine des curiosités archéologiques. Sauf avis contraire, je continuerai donc mes consciencieuses recherches sur tous les sujets qui me paraîtront de nature à occuper agréablement l'imagination. II.
Au nombre des usages les plus singuliers, et sur lesquels le vulgaire a fait peu de réflexions, est celui de saluer et d'adresser des souhaits à ceux qui éternuent. Si l'éternuement n'est chez l'homme qu'un simple besoin naturel, qu'un acte purement physique, quel rapport y a-t-il entre cet acte et les hommes et les souhaits qu'il inspire ? A quelle époque remonte cet usage ? A quelle cause doit-on l'attribuer ? N'en déplaise aux esprits indifférents, ces questions sont de nature à piquer la curiosité, et ce n'est sans doute pas déroger à la dignité scientifique que d'essayer d'y satisfaire. Selon les traditions rabiniques, l'éternuement est le premier signe de vie ou le premier acte d'existence attribué à Adam lorsqu'il sortit des mains du Créateur : l'Esprit éternel souffla sur son ouvrage, et le premier homme éternua. Ce fut en quelque sorte le premier hommage de la première créature à son Créateur, le Créateur se complut en son oeuvre (1) et se félicita lui-même. Les théogonies païennes concordent parfaitement en ce point avec la croyance des Juifs, et font également remonter à l'origine du monde le premier éternuement et le premier souhait dont il fut salué, en nous racontant comme Prométhée, ayant façonné de limon et d'argile un homme à l'image des dieux, sut animer cette statue, d'abord inerte et sans vie, en dérobant aux cieux, avec la protection de Minerve, un rayon de soleil qu'il renferma dans un flambeau, et comment cet homme de terre, vivifié par la chaleur de ce rayon, s'anima peu à peu et bientôt éternua avec effort, en rejetant à la face de l'audacieux Prométhée tout ce qui lui restait encore d'humidité surabondante : de quoi, celui-ci fort satisfait, s'écria, dans son enthousiasme de créateur, et en saluant sont ouvrage : - Bien : que les dieux te soient en aide. L'analogie frappante de ces deux récits, adoptée dans les croyances religieuses des différents peuples, semble en établir la véracité, et il est naturel de penser que, les successeurs immédiats du premier homme, lorsqu'ils éternuèrent, dûrent regarder d'abord cet acte comme une continuité du signe de vie, en quelque sorte un renouvellement d'existence, un mémento sacré de la création du premier homme, et à ce sujet se féliciter mutuellement, se saluer et s'adresser des souhaits de bonheur et de santé. Voilà comme cet usage, ainsi établi et devenu un pieux devoir, aurait été transmis d'âge en âge jusqu'à nous. Suivant une autre version, puisée aux mêmes sources, non-seulement le premier signe ou le premier acte d'existence que donna le père commun des humains aurait été un éternuement, mais encore Adam serait mort en éternuant, et, comme lui, tous ses descendants éternuèrent en naissant et en mourant ; ce qui durait encore, si l'on en croit les mêmes traditions, à l'époque du patriarche Jacob (2), et cette version, non moins accréditée que la première chez les peuples primitifs, ajoute encore aux probabilités de notre thèse, en donnant un double motif aux hommages rendus à l'éternuement, puisque s'il était naturel de féliciter ceux dont l'éternuement rappelait l'heureuse venue au monde, il n'était pas moins naturel d'invoquer la protection divine en faveur de ceux chez lesquels ce signe annonçait le retour prochain de l'ame vers son Créateur. III.
De tout ceci, il est raisonnable de conclure que si cette origine du salut et des souhaits qu'on adresse de temps immémorial à ceux qui éternuent, et que je propose ici, n'est pas authentiquement prouvée, elle n'est pas cependant trop mal trouvée, si non è vero è bene trovato, et je ne vois pas pourquoi, quand tout autre nous fait faute, celle-ci ne serait pas adoptée volontiers, puisqu'elle satisfait la raison et n'a rien de trop hypothétique. - Un grand nombre d'observations tirées de la religion, de la philosophie, des moeurs et des supersititions des différents peuples fidèles à cet usage vient encore la corroborer, et l'on peut ajouter bien d'autres preuves en sa faveur, tirées des considérations que fournissent les sciences hygiéniques et naturelles sur les causes et les effets de l'éterrnuement, ainsi qu'on pourra facilement le déduire de chacun des développements de cette notice. Je viens de dire que toute autre origine admissible nous fait faute ; et, en effet, la seule que l'on pourrait tenter d'opposer, parce qu'elle est presque devenue populaire et presque universellement accréditée, est celle donnée par Sigonius, un des plus savants écrivains du XVIe siècle, qui raconte que, sous le pontificat de Grégoire-le-Grand, en 590, il régna une épidémie très répandue et très meurtrière, dont les victimes moururent en éternuant, et il prétend que de là vient l'usage de souhaiter l'assistance de Dieu à ceux qui éternuent. Mais quelque spécieuse et positive que paraisse cette croyance, et quelque respect que mérite la haute réputation de Sigonius, les plus simples notions d'histoire suffisent pour la réfuter, puisqu'elles nous instruisent, à n'en pouvoir douter, que l'usage de saluer et d'adresser des souhaits à ceux qui éternuent était pratiqué chez des peuples bien antérieurs au temps de Grégoire-le-Grand, ainsi qu'on l'apprend, entr'autres, d'un passage du roman de l'Asne d'Or, de l'ingénieux Apulée, qui écrivait plus de deux siècles avant Grégoire-le-Grand, et qui, en racontant l'histoire de certain amant malencontreux que le retour d'un mari importun force à se cacher sous un panier et là y éprouve le besoin fréquent d'éternuer, nous dit que le mari, dans sa simplicité, croyant entendre sa femme, lui adresse à chaque fois le salut d'usage (solito sermone salutem) (3), ce qui sans doute n'était pas de nature à rassurer beaucoup l'amoureux captif. - Ailleurs, dans une satire de Pétrone, contemporain et favori de Néron, un certain Giton, caché sous un lit, par suite d'une aventure à peu près semblable, se découvre en éternuant ; Eumapus qui le reconnaît à la voix lui dit, par forme de plaisanterie : Il paraît que maître Giton veut qu'on le salue (salvere Gitona jubet.) - Pline nous apprend très positivement que les Romains ne manquaient pas de saluer ceux qui éternuaient, sternutamentis salutamur, et il observe que l'empereur Tibère, fort exact à remplir ce devoir, exigeait très sévèrement qu'on ne manquât pas de rendre à lui-même cette marque de respect, même dans les occasions où l'on peut quelquefois se permettre de s'affranchir des lois d'une scrupuleuse étiquette. Chez les Grecs, cet usage n'est pas moins constamment établi ; l'universel Aristote a discouru sur ce sujet, et l'on connaît cette épigramme d'un poëte grec qui, voulant ridiculiser le nez démesuré d'un certain Proculus, dit qu'il éternuait sans invoquer les dieux, parce que le bruit partait de trop loin pour qu'il le puisse entendre. Il serait inutile de multiplier davantage ici ces sortes de citations qui abonderaient sous la plume ; il est notoire que non-seulement les Latins et les Grecs, mais tous les peuples antérieurs, en remontant à l'antiquité la plus reculée, se sont transmis successivement cet usage qui, nous le répètons, date probablement de l'origine du monde, respectable origine qu'il est difficile de contester. IV.
Mais les naïves et primitives traditions sur l'origine des choses et des institutions n'ont pas toujours été, on le sait, religieusement gardées par les hommes. Les aberrations, les [h]allucinations de l'esprit humain, les croyances supersitieuses, les rêveries scientifiques, le besoin, à certaine époque, pour les meneurs de l'ordre social d'entretenir ou d'éviter dans l'esprit des peuples des idées surnaturelles, une disposition au merveilleux, etc., etc., ont, dans la suite et la succession des temps, bien modifié et défiguré le motif simple et pieux qui, en principe, fit aux hommes un devoir de saluer ceux qui éternuent, cela a contribué en maintes circonstances et en certains lieux à maintenir ou confirmer cet usage par d'autres motifs, bien étrangers à ceux qu'indique la tradition primitive, et trop souvent ces motifs auxiliaires ou secondaires ont été indiqués indistinctement et sans réflexion par certains philologues comme la véritable origine de l'usage de saluer ceux qui éternuent. Il serait très fastidieux et même assez inutile à la solution de notre question d'énumérer ici tout ce qui a été dit sur ce sujet par les écrivains anciens ou modernes, et de donner même une idée générale des propos, des dissertations et des productions littéraires, sérieuses ou frivoles, facétieuses ou scientifiques que nous avons pu recueillir. La plupart, pour le style comme pour les pensées, seraient peu appréciées aujourd'hui, malgré la réputation de leurs auteurs et les succès du temps, et causeraient peut-être plus de fatigue à l'esprit que d'instruction solide. Si toutefois le lecteur veut s'assurer lui-même de la sincérité de cette assertion et acquérir des lumières plus complètes, il peut feuilleter à loisir les oeuvres de Plutarque, Aristote, Aristophane, Pline, Sénèque, Cicéron, Hypocrate, Pétrone, etc., chez les anciens ; chez les modernes, les traités du savant Sigonius, écrivain du XVIe siècle, les recherches de Martin Schookius, né à Utreck en 1614, et dont les nombreux écrits sur une foule de sujets variés sont injustement tombés dans l'oubli. Le livre, intitulé : Proclusiones academicæ, seu Orationes variæ, ect., 1625, Cologne, par le père Strada (4), jésuite, né à Rome en 1572. On y trouve un discours spécial sur le sujet du présent opuscule qui a pour titre : A quo tempore, cur sternutentes salutantur, où il a réuni, avec le goût de son temps, le facétieux au scientifique, mais où l'on chercherait inutilement une opinion nettement formulée. L'histoire de l'Académie des inscriptions et belles-lettres fournit encore un bon Mémoire de M. Maurin sur ce sujet, et le Dictionnaire encyclopédique un article assez étendu, par le chevalier de Jaucourt ; enfin quelques autres recueils et compilations qu'il serait trop long de détailler ici. Pour moi, j'ai dû faire un choix sévère, et n'offrir aux curieux que des faits intéressants et des documents clairs et précis, soit sur l'acte de l'éternuement en lui-même, soit sur l'usage des saluts et des souhaits que cet acte a fait naître. V.
L'éternuement défini par Hypocrate est, dit-il, une concussion du cerveau pour en chasser les principes importuns ; il est favorable dans beaucoup de maladies, et bien que les médecins ne soient pas tous d'accord sur ses bons effets, entr'autres Clément d'Alexandrie qui considère l'éternuement comme un signe d'intempérance et de molesse, on convient généralement au contraire que cet effort de la nature annonce la vigueur et la santé, procure plus de finesse dans l'odorat et dans la vue, excite un mouvement plus vif dans la circulation du sang, dans celle des autres fluides et des esprits, et ranime tous les sens à la fois. - L'éternuement guérit le hoquet opiniâtre, soulage les affections hystériques, aide l'accouchement, et est bienfaisant dans l'épilepsie, la paralysie et l'apoplexie. - Strada cite Aristote qui prétend que les médecins de son temps avaient l'usage d'exciter l'éternuement dans les maladies graves, et qu'il y avait peu de chose à espérer des malades qui ne pouvaient point éternuer (5). - On dit familièrement d'un convalescent qui éternue qu'il est bon à mettre hors de l'hôpital. - Aristophane, dans une de ses comédies (les Grenouilles), fait dire plaisamment à Denis qu'un certain Eacus vient de bien étriller : Ah ! je ne m'en souviens plus, j'ai éternué. - Enfin, un bel esprit nommé Fabulus, faisait même au moral l'application de ces préceptes, et n'adressait de souhaits à ceux qu'il voyait éternuer, qu'autant qu'il leur supposait la tête remplie d'idées extravagantes, gens qu'il regardait comme les plus malades, leur souhaitant alors qu'ils puissent, par ce moyen, se purger de toutes leurs chimères. Amants de tout âge, petits faiseurs de grands projets, philosophes en herbe, utopistes, illuminés, rêveurs systématiques de tout rang, romantiques ou classiques, éclectiques ou exclusifs, gobes-mouches de toute nature et niais d'espèces si variées, qui tous, plus que jamais fourmillent dans ce qu'on appelle notre ordre social, vous eussiez sans doute été salués par Fabulus. A ne considérer donc l'éternuement qu'en lui-même et sous le rapport physique, il n'offre que des résultats favorables, atteste la force du tempérament, la validité du corps, et cela, joint aux causes plus éloignées, que nous avons indiquées, suffirait sans doute pour justifier les félicitations qu'on a coutume d'adresser à ceux qui ont le bonheur d'éternuer. VI.
Mais la superstition qui de tout temps a exercé tant d'influence sur l'esprit des humains, et joué un si grand rôle dans la comédie universelle, imagina bientôt une foule de mystères cachés dans ce phénomène naturel. Les Égyptiens, les Grecs, les Latins, regardèrent l'éternuement comme une sorte d'oracle qui, dans les diverses circonstances de la vie, les avertissait du parti qu'ils avaient à prendre du bien ou du mal qui devait leur arriver. - Aristote et Cicéron rangent l'éternuement au nombre des signes auguraux : de là on conçoit qu'il doit y avoir de bons et de mauvais éternuements. Si la lune est dans le signe du Taureau, du Lion, de la Balance, du Capricorne, ou des Poissons, il est bon d'éternuer ; dans les autres constellations, mauvais présage. - On a tout à craindre si l'on éternue avant midi, et surtout prenez garde si vous penchez du côté droit ou du côté gauche. - Lorsque les Romains éternuaient après leur sommeil ou leur repas, ils s'efforçaient de se rendormir ou recommençaient à manger, pour écarter, disaient-ils, les infuences du mauvais quart d'heure. - Thémistocle, offrant un sacrifice aux dieux avant de livrer bataille à Xerxès, entendit éternuer à droite ; ce fut le présage heureux de la victoire (6). - Xénophon haranguait un jour l'armée grecque, un soldat éternue, augure favorable, Xénophon est élu général (7). - Le même, dans une situation périlleuse, délibérait s'il devait combattre ; il entendit éternuer, sa résolution est bientôt prise, et l'on s'empresse de rendre à Jupiter de solennelles actions de grâces. On tirait encore des inductions des éternuements simples ou redoublés qui arrivaient au commencement ou à la fin d'une entreprise, des travaux ou des exercices ordinaires ; c'était surtout dans le commerce des amants que l'éternuement passait pour être décisif, au rapport d'Aristenete (8). Pathenie, jeune grecque, folle d'amour, et lasse des lenteurs ou de l'indifférence de son amant, se décide à lui exprimer par écrit les tourments qu'elle endure : ô bonheur ! cette autre Nina éternue à l'endroit le plus tendre et le plus pathétique de son épître. C'en est assez, cet incident lui tient lieu de réponse ; elle n'en saurait douter : son amant la paie du plus vif retour. VII.
Les poëtes, naturellement amis du merveilleux, ont encore contribué à accréditer ces erreurs populaires et à les entourer d'une sorte de prestige religieux. La terre tremble-t-elle ? le redoutable Etna s'ébranle-t-il ? c'est Jupiter ou les Titans qui éternuent. Dans Homère (9), la pieuse et confiante Pénélope considère l'éternuement de Télémaque comme un préservatif sûr contre les embûches de ses ennemis. On dit, en parlant d'une femme qui réunit à un esprit aimable les grâces et la beauté ; que les Amours ont éternué à sa naissance (10), et dans un autre sens, mais moins favorable, Théocrite se plaignant de n'être point aimé : les Amours, s'écrie-t-il en soupirant, ont donc éternué sur le fils de Simicus ! - Les habitants de Siam font aussi toutes sortes de voeux pour ceux qui éternuent, fondés sur la croyance que leurs noms et leurs destinées sont inscrits sur un grand livre que consulte chaque jour le juge souverain des enfers. Aussitôt, disent-ils, que sa vue s'est fixée sur un nom, celui auquel il appartient ne manque pas d'éternuer, et reçoit ainsi une sorte d'avertissement de ce qui doit lui arriver. Que de faits semblables, de crédulités, de croyances plus étranges encore révèleraient l'histoire plus approfondie et plus étendue des moeurs et des coutumes de tant d'autres peuples à peine connus, que de singularités de ce genre, non moins dignes de remarque, on pourrait signaler. Ainsi, c'est encore dans les enseignements mensongers de la superstition, dans la foi aux influences bénignes ou pernicieuses attribuées à tort ou à raison à l'action d'éternuer, et dans les fictions religieuses des poëtes anciens, que l'on peut trouver un nouveau motif aux souhaits et courtoisies que l'on a coutume de faire en cette occasion. D'autres temps ont amené successivement un autre état de choses, le vulgaire est devenu moins crédule. Quel amant aujourd'hui se persuaderait de vaincre les rigueurs de sa belle sur la foi d'un éternuement ? Quel auteur dramatique se croirait assuré d'un succès, fût-il assez heureux pour voir, au lever du rideau, éternuer tout le parterre ? Nos généraux d'armée ont plus de confiance aux règles de la stratégie et à l'énergie du canon, qu'à tous les éternuements possibles. Peu de femmes, appréciant leur indépendance, consentiraient facilement à s'engager sous le joug de l'hymen, seulement
Et nos ministres se croiraient-ils maîtres du terrain politique, quand toute l'opposition, marchant au scrutin, leur ferait l'honneur d'éternuer en masse ? Non sans doute ; mais si, en nous conformant encore à cet antique usage, nous n'avons plus pour but de nous rendre le destin favorable et de conjurer les effets du mauvais quart d'heure, nous continuons du moins d'invoquer le bonheur en faveur de ceux qui nous sont chers, et nous donnons aux autres, aux étrangers, aux grands, une marque d'intérêt et d'affectueuse déférence. Ah ! si dans ce cas les voeux des hommes avaient toute l'efficacité désirable, nul ne serait assurément plus heureux que cet empereur du Monomotapa dont parle Strada (11). Nul, en effet, n'est plus amplement félicité. S'il éternue, les courtisans et les officiers qui l'entourent le saluent à haute voix, de manière à être entendus de la pièce voisine, et ainsi des autres jusque dans la rue, où les passants répètent les souhaits qu'ils viennent d'entendre : de quartier en quartier la ville est bientôt instruite que l'empereur vient d'éternuer, et retentit en un instant d'acclamations unanimes. Moins ambitieux que ce Satrape, moins exigeants que Tibère, moins fatalistes que les peuples anciens, nous attachons chaque jour, il est vrai, moins de prix à des voeux que le coeur ne dicte pas toujours, et nous rendons avec une égale indifférence les stériles souhaits qu'on nous fait. Mais que serait la société sans ces lois d'une politesse affectueuse, qui établissent entre les hommes un heureux échange d'urbanité, de prévenances et d'égards, et si, comme l'a dit un sage (12), c'est marquer peu d'esprit que d'attacher trop d'importance à de vaines formalités, à de puériles cérémonies, peut-être y aurait-il trop d'orgueil à ne pas s'y soumettre. Cependant, malgré cette sage maxime, et nous le disons avec une sorte de regret, en cela comme en presque tout ce qui tient aux temps passés, nous en sommes venus à professer le plus froid dédain, et il serait à peu près de mauvais ton, dans notre monde nouveau, de s'apercevoir qu'on éternue ; - car c'est un caractère particulier de notre époque, incrédule et dédaigneuse, arrogante et doctorale, de notre époque d'innovation et de bouleversement, de répudier par système, par une puérile antipathie et sans motif sagement réfléchi, tout ou presque tout ce qui nous a été légué par ce qu'on appelle l'ancienne société. - Dans le délire d'un prétendu progrès social, les souvenirs nous importunent, nous voulons dater d'hier, - d'hier seulement nous avons, dit-on, acquis la sagesse et les lumières. - Depuis dix-huit siècles le monde était en enfance, au dix-neuvième seulement commence l'émancipation ; - puisse-t-on, au bout du compte, ne pas s'apercevoir trop tard qu'on n'a fait que substituer d'autres préjugés aux anciens, des erreurs présentes aux erreurs passées, des sottises nouvelles aux vieilles sottises, et dans toute ce tripotage d'organisation dite perfectionnée, ne trouver qu'un triste conflit d'intrigants et de dupes se disputant des chimères. - Pour moi, fort indifférent sur toutes ces agitations qui, dans le monde moral comme dans le monde physique, ne sont que des maladies, des crises inhérentes à la nature de chacun, et nécessaires dans l'un et dans l'autre au mouvement mécanique qui en entretient la durée ; pour moi qui considère toutes ces choses en simple et désintéressé spectateur, si je n'admire, si je n'adopte pas exclusivement toutes les croyances, toutes les coutumes de nos pères, je professe un juste respect pour tout ce qui fut honoré, respecté et prescrit dans les habitudes de nos devanciers qui, quoi qu'on en dise, n'étaient ni plus stupides ni moins instruits que nous, et avaient sans doute d'aussi bonnes raisons pour en agir ainsi, que nous croyons en avoir pour ne pas faire comme eux : - pour moi enfin qui ne crois ni à l'enfance ni à l'émancipation du monde intellectuel, je désire ardemment, cher lecteur, qu'en finissant la lecture de ce modeste opuscule, vous puissiez ÉTERNUER, même à plusieurs reprises, et me fournir ainsi l'heureuse occasion de vous offrir mes félicitations, et de vous dire sincèrement et cordialement, comme au vieux temps : Dieu vous bénisse
et en tout vous soit en aide. Notes : |