DONNÉ,
Alfred (1801-1878)
: L’étudiant
en médecine (1832).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (28.III.2009) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Mél : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] 100346.471@compuserve.com http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Texte établi sur un exemplaire (BmLx : nc) de Paris ou le livre des cent-et-un, Tome huitième, publié à Paris : Chez Ladvocat en 1832. L’étudiant
en médecine
par
Alfred Donné
~*~Au sortir du
collège, la grande affaire pour un jeune homme est le choix d’un état.
Tant que la doctrine du docteur Gall ne sera pas décidément adoptée
comme un moyen infaillible de reconnaître les dispositions, le génie
particulier des enfants, on se donnera bien du mal pour étudier leurs
goûts et leurs instincts, avant de les lancer dans l’une des mille
carrières qui s’ouvrent devant eux à leur début dans le monde.
Sera-t-il notaire, avoué, marchand, médecin, prêtre, huissier, soldat, artiste, banquier, etc. ? telle est la question difficile que s’adressent tous les parents qui ont un enfant au collège : pauvres gens ! que de peine ils pourraient s’éviter, s’ils s’avisaient seulement de palper les bosses du crâne de cet enfant, objet de leur sollicitude. Vous voulez en faire un prêtre, mais prenez garde ; voyez cette bosse située à la partie postérieure de la tête, à la nuque, c’est l’organe de l’amour, et au-dessus la bosse de la génération ; tandis que l’on ne trouve pas l’organe du sentiment religieux sur le sommet de sa tête. Il sera commerçant ; il ira courir les mers, chercher fortune dans les pays lointains ; il sera bien malheureux, car j’aperçois un peu plus haut l’organe de l’habitation, celui qui fait aimer le chez soi par-dessus tout. Vous désirez qu’il soit soldat, qu’il serve son pays avec distinction, qu’il porte un bel uniforme, et voilà qu’à l’endroit où est placé le courage, toujours en arrière de la tête, à côté de l’amour des enfants, il n’existe qu’un enfoncement au lieu d’une saillie. Vous feriez volontiers de votre enfant un architecte, s’il n’avait pas l’organe de la destruction, là, sur le côté, un peu au-dessus de l’oreille, tandis que plus haut, la bosse de la construction manque absolument ; il serait artiste, poète, s’il ne portait pas, au-dessus de la tempe, le désir d’avoir des richesses ; ou diplomate, s’il avait la bosse de la discrétion à un demi pouce de l’angle externe de l’oeil. Touchez cette bosse située vers le sommet de la tête, un peu en arrière, c’est celle de l’amour-propre ; par elle votre fils peut se perdre ou aller très loin, prenez-y garde. S’il veut être magistrat, voyez si la fermeté existe au-dessus et en avant de l’amour-propre, et la justice en descendant sur le côté. Arrêtez ce jeune homme, il va se fourvoyer ; l’esprit de saillie lui manque, là, au-dessus de la tempe, en dehors du front, et il se met à composer des vaudevilles et des chansons ; il veut penser, il veut être philosophe, et il n’a point sur les côtés du front cette bosse qui ressemble à la corne naissante d’un jeune bouc ; il veut être peintre, et il n’a que l’organe de l’imitation au-dessus de l’oeil ; il n’a pas même la bosse du coloris sur le sourcil. Quelle pauvre musique nous fera celui qui n’a pas la mélodie vers la tempe ! et celui qui n’a pas le langage dans le globe de l’oeil, peut-il être autre chose qu’un mauvais avocat ? Mais comme il n’est pas donné à tout le monde d’être aussi bon phrénologiste que moi, voici une règle générale plus simple que la science du docteur Gall, qui peut servir à guider les parents dans le choix d’une carrière pour leurs enfants. Les états doivent être divisés en métiers, en états proprement dits, et en arts. Quant aux métiers, je n’en parlerai pas ici. Les états proprement dits sont ceux pour lesquels il n’est besoin de vocation ni de goût particuliers. Ceux-ci sont accessibles à presque toutes les intelligences, à toutes les capacités, et à moins d’avoir un penchant décidé pour les arts, il n’est à peu près personne qui ne puisse être indifféremment notaire, huissier, marchand de drap, banquier, ou soldat. Pour les arts, c’est bien différent ; il faut y être porté par inclination et par nature, pour les embrasser et y réussir ; la première chose est donc de savoir si un enfant est né artiste ; s’il n’est point artiste, gardez-vous d’en faire un savant, un peintre, ou un musicien, mais choisissez sans crainte parmi tous les états celui qui sera le plus à votre convenance ; celui qui a la vogue, qui est en faveur auprès des mères de famille, auprès des demoiselles à marier ; celui enfin qui est le mieux coté à la Bourse, et qui attire les meilleures dots. Il y a quelques années, le notariat était en première ligne sous ce rapport ; il est en baisse aujourd’hui. Si, au contraire, votre fils est né artiste, c’est-à-dire s’il préfère s’adonner à un art qu’il aime plutôt qu’à un état lucratif, si l’objet de cet art est son but, et non pas le profit qu’il peut en tirer, laissez-le suivre son penchant pour les sciences abstraites, pour les sciences naturelles, ou pour les beaux-arts ; sa passion lui fournira mille ressources pour se tirer d’affaire ; et si la fortune ne récompense pas ses travaux, il trouvera des compensations suffisantes dans le plaisir que lui procureront chaque jour ses études favorites. Rarement un état rend par lui-même heureux l’homme qui l’exerce ; un notaire ne se passionne guère pour ses actes ; il fait sa fortune, voilà sa jouissance ; si l’artiste gagne moins d’argent, en revanche il a le bonheur de faire toute sa vie ce qu’il aime le mieux faire. La vie d’un artiste n’offre-t-elle pas plus d’intérêt que la vie d’un homme qui exerce son état ? Qui voudrait écrire ou lire la vie d’un notaire ? Il est bien rare, au contraire, que la vie d’un artiste n’offre pas quelque intérêt, quelque attrait à la curiosité : le chemin de l’homme qui fait son état est tracé d’avance ; sa vie ressemble à un voyage sur une grande route ; parti de tel point, on sait qu’il arrivera dans un temps donné à tel autre, sans aucun accident, sans aucune variété que celle de la pluie ou du beau temps. L’artiste est obligé de se frayer son chemin lui-même, d’user de toutes ses ressources pour arriver à son but ; point de diligence, point de chaise de poste pour le transporter sur une voie battue ; à pied, le sac sur le dos, comme un voyageur qui parcourt un pays de montagnes, l’artiste marche non pour arriver à tel endroit, mais pour le plaisir de marcher, de voir du pays, et sa vie nous intéresse comme un voyage aventureux. C’est donc parce que je considère la médecine comme un art, le médecin comme un artiste, que j’ose entreprendre de faire connaître quelques traits de l’histoire d’un étudiant en médecine. Le nom seul d’étudiant s’applique presque toujours, à Paris, à l’élève en médecine ; les élèves en droit sont des messieurs, des jeunes gens de famille qui ne forment point une classe particulière. Au contraire, demandez au premier venu, dans le quartier latin, ce que c’est qu’un étudiant, à coup sûr on vous répondra que c’est un élève en médecine, un carabin. Les carabins sont un corps dans la société comme les grisettes de Paris, et même ils en font assez bien le pendant. Les étudiants et les grisettes ne peuvent guère aller l’un sans l’autre ; ils sont faits l’un pour l’autre, ils sont presque inséparables ; aussi les rencontrerons-nous souvent ensemble dans la suite de cette histoire. Les grisettes sont un sujet d’effroi pour les mères de famille qui envoient leurs fils étudier à Paris ; et c’est à tort, car elles leur sont plus souvent utiles que nuisibles. Un étudiant est perdu s’il se lance dans le monde ; les grandes dames lui prendront tout son temps, et lui coûteront fort cher. Les grisettes, au contraire, ne sont pas exigeantes ; une promenade le dimanche, à pied, le soir quelques contredanses à la Chaumière, voilà tout ce qu’elles demandent à l’étudiant qu’elles préfèrent, et nous verrons combien de services elles lui rendent en retour ! Je reconnaîtrais un étudiant qui arrive de sa province pour suivre ses cours à Paris, à ses joues fraîches et rondes, à son air honnête et gauche, à ses habits mal faits, à sa casquette ou à son chapeau à grands bords. Il loge rue Saint-Jacques ou rue de La Harpe, dans un de ces hôtels exclusivement consacrés aux étudiants depuis des siècles ; où l’on trouve dans toutes les chambres des pièces de squelette, des préparations anatomiques pour ornements. Ces hôtels sont des lieux de liberté par excellence. L’étudiant y fume, y chante, y joue du cor, y fait du punch, y reçoit sa grisette le jour, la nuit, y apporte des pièces à disséquer ; personne n’a le droit de lui faire la moindre observation ; si le propriétaire se montrait sévère, sa clientelle l’abandonnerait bientôt ; c’est sitôt fait, un déménagement d’étudiant ! La première année d’étude est entièrement consacrée à l’anatomie ; c’est dans les amphithéâtres que l’étudiant se forme au métier, qu’il devient carabin. Le voilà qui achète un cadavre, un sujet, avec trois autres camarades. Ce n’est pas toujours chose facile que de se procurer un sujet ; il ne s’agit pas seulement de donner ses six francs ; la marchandise est rare quelquefois, il faut s’inscrire long-temps d’avance, lutter pour choisir un sujet convenable à l’étude que l’on veut faire, fort et bien musclé si c’est pour la myologie, maigre si l’on doit voir les nerfs, etc. Aujourd’hui tout ce qui tient au service des amphithéâtres d’anatomie est singulièrement perfectionné, surtout depuis que M. Orfila est placé à la tête de l’École ; jadis ce n’était pas dans des pavillons bien chauffés, bien surveillés, tenus proprement que les élèves disséquaient. Il y avait des amphithéâtres particuliers que les propriétaires louaient par spéculation ; c’était souvent quelque vieille femme retirée dans les combles d’une maison obscure, qui se livrait à ce genre de commerce ; on trafiquait des cadavres avec les fossoyeurs, on les entrait frauduleusement à la barrière, et Dieu sait combien de profanations il se faisait. Maintenant les hôpitaux livrent à l’École les corps qui ne sont point réclamés par les parents, et tout se passe dans un ordre parfait. C’est un spectacle horrible et curieux que l’aspect d’un vaste amphithéâtre dans lequel on aperçoit cinquante cadavres couchés sur des tables entourées d’étudiants qui, le scalpel en main, suivent avec avidité le trajet d’un nerf ou d’un vaisseau, pendant que l’un d’entre eux lit tout haut la description de ces organes. Lorsqu’un débutant a passé un hiver dans ce lieu, il est bien préparé à voir de sang-froid les opérations chirurgicales. Il y aurait bien des choses à dire pour faire connaître ces lieux (1), sanctuaire de la mort, impénétrables au vulgaire, véritables ateliers des carabins, où ils vivent à l’aise entourés de cadavres et de squelettes, comme le peintre au milieu de ses modèles ; c’est là que l’étudiant est initié aux secrets de la vie, et qu’il charbonne avec orgueil sur les murailles, hîc mors vitam tueri docet. Je voudrais qu’il me fût permis de retracer toutes les impressions, toutes les habitudes, toutes les idées qui naissent de ce rapprochement, de ce contact continuel entre la mort et la vie ; mais je suis obligé de ménager les oreilles auxquelles je m’adresse ici. Il est pourtant une espèce d’hommes dont je ne puis me dispenser de dire un mot en parlant des amphithéâtres d’anatomie ; ce sont les gardiens de ces lieux, ces valets de la mort, vivant non seulement avec elle, mais d’elle ; car, pour eux un cadavre n’est ni plus ni moins qu’une marchandise ordinaire : on dit que la figure prend à la longue l’expression des personnes avec lesquelles on vit habituellement ; cela est surtout remarquable chez ces hommes qui vivent dans la plus étroite intimité avec la mort ; leurs yeux éteints, leurs traits immobiles, hébêtés, leurs joues pâles et flétries, l’indifférence stupide avec laquelle ils remuent, transportent et débitent leur marchandise, leur donne un air de famille avec la mort, qui fait peur ; s’ils n’agitaient pas machinalement leurs membres, on risquerait quelquefois de les prendre eux-mêmes pour des sujets ; ils aiment l’argent, l’eau-de-vie et le tabac, voilà tout ce que je leur connais des goûts d’ici-bas, tout ce qu’ils ont de commun avec les autres hommes. L’un d’eux vint un jour trouver Béclard et lui dit : « Monsieur, ma femme est morte, et l’on me demande douze francs pour l’enterrer ; c’est bien cher : si vous la voulez, c’est un beau sujet, je vous l’apporterai. – Volontiers, » dit Béclard. Cet homme courut bien vite chercher le corps de sa femme et l’apporta dans sa hotte ; il reçut six francs, et fut enchanté de son marché : c’était en effet tout profit pour lui. Des amphithéâtres d’anatomie, l’étudiant passe aux hôpitaux. Les hôpitaux sont à peu près pour les étudiants ce qu’est le palais de justice pour les avocats ; c’est là que les questions se plaident et se jugent. On sait que tel jour M. Dupuytren doit faire à l’Hôtel-Dieu une opération importante ; on y court en foule, comme à une grande affaire plaidée par M. Dupin. Vous avez sans doute vu quelquefois M. Dupuytren ; vous avez remarqué ces traits prononcés, cette tête carrée, ce front et ces yeux où le génie a pour ainsi dire laissé l’empreinte de ses inspirations : l’expression de ce grand chirurgien a toujours en effet quelque chose du calme et de la pénétration qui le distinguent à un si haut degré dans les opérations les plus graves ; mais c’est dans son hôpital, c’est à l’Hôtel-Dieu, au milieu de ses élèves, auprès des malades, dans l’amphithéâtre qu’il faut le voir pour apprécier toute la supériorité de cet homme. Allez le voir une seule fois le matin, parcourant lentement les vastes salles de l’Hôtel-Dieu, allant de lit en lit, les mains derrière le dos, entouré d’un essaim d’élèves ; à sa démarche imposante et sérieuse, vous reconnaîtrez, sans peine le maître, le roi de ces lieux, en habit vert et en tablier blanc. Mais si vous voulez le voir dans tout son éclat, dans toute sa puissance, il faut que vous assistiez à l’une de ces grandes opérations dans lesquelles sa main hardie a reculé les limites de l’art. J’étais un matin à l’Hôtel-Dieu avec un étudiant qui débutait dans la carrière ; M. Dupuytren devait ce jour-là enlever une bonne partie de la mâchoire inférieure à une jeune fille de dix-huit ans ; l’opération est délicate, et surtout elle exige autant de fermeté, de courage et de bonne volonté de la part du patient que du chirurgien ; car il arrive un moment où la langue n’étant plus retenue par l’os de la mâchoire, s’enfonce dans la gorge, et risquerait d’étouffer le malade, s’il n’avait pas la présence d’esprit de la pousser en avant, afin de permettre à l’opérateur de la saisir. M. Dupuytren nous fit d’abord avec solennité l’histoire du point de la science dont il allait s’occuper ; il nous retraça avec une admirable lucidité les dangers et les avantages de l’opération, puis il fit disposer les appareils avec le soin le plus minutieux. Couteaux, ciseaux, bistouris, pinces, réchaud, fers rouges, rien ne manquait aux préparatifs du supplice. Après nous avoir recommandé le plus grand silence, M. Dupuytren fit amener la malade. « Vous êtes bien décidée, lui dit-il, à vous mettre entre mes mains, à subir l’opération qui doit vous délivrer d’un mal incurable par tout autre moyen, à faire tout ce que je vous dirai, sans hésiter, pendant le cours de cette opération. » La jeune fille répondit avec une fermeté qui ne se démentit pas un seul instant pendant toute la durée de la manoeuvre. Tant de courage vous étonnera peut-être dans une femme, mais rien n’est pourtant plus commun, que de voir le sexe le plus faible montrer plus de force d’âme dans la douleur que les hommes les plus robustes. D’ailleurs, il est rare que les malades résistent à l’empire qu’exerce sur eux M. Dupuytren ; il semble que la vie et la mort soient entre ses mains ; quand il dit à un blessé, Il faut vous couper la jambe, il le dit avec tant de conviction et d’autorité, que cette seule parole suffit ordinairement pour décider le malade, mieux que ne le feraient les plus belles phrases de persuasion de bien d’autres ; je n’ai jamais vu qu’un jeune enfant de douze ans opposer au chirurgien de l’Hôtel-Dieu une résistance invincible ; les coups de pied, les coups de poing, les morsures, il n’épargna rien jusqu’au dernier moment pour s’échapper des mains qui le retenaient ; M. Dupuytren fut obligé de céder ; alors cet enfant déclara paisiblement qu’il n’avait résisté ainsi que parce qu’il ne voulait pas être opéré un vendredi, jour de malheur ; il demanda l’opération pour le lendemain, et il se laissa amputer la cuisse sans jeter une seule plainte. Mais je reviens à notre jeune fille : deux dents furent d’abord arrachées, les chairs disséquées, l’os scié, détaché, les artères cautérisées avec un fer rouge que l’on éteignit dans la plaie, les parties furent remises en place, recousues, et trois semaines après il n’y paraissait plus. Ceci est à la lettre comme je vous le dis. Il y a tout un drame dans une pareille opération ; mon débutant fut ému, saisi, stupéfait, et il sortit plein d’admiration pour l’art et pour l’artiste. J’ai cru pendant long-temps qu’un étudiant ne pouvait pas vivre à Paris à moins de douze cents francs. Mais nous autres, qui n’avons jamais manqué de rien, nous avons des goûts que nous prenons pour des besoins, et nous ne connaissons pas toutes les ressources que trouve en lui-même un jeune homme pauvre qui veut faire son chemin. Un carabin de mes amis reçoit de son père trente-deux francs par mois pour sa nourriture, son logement, et pour ses menus plaisirs. C’est avec cette légère somme de trois cent quatre-vingt quatre francs par an qu’il vit à Paris depuis plusieurs années. C’est un peu plus, comme l’on voit, de vingt sous par jour. Les détails de sa vie sont assez curieux pour que j’en fasse connaître quelques-uns. Son déjeuner se compose d’un morceau de fromage de deux sous, et d’un petit pain. Ce sobre repas lui permet d’attendre cinq heures pour dîner ; il ne dîne pas, comme vous pensez bien, au café Hardy, mais chez un traiteur qui lui donne, pour douze sous, un potage, du boeuf, des pommes de terre, et du pain. Il lui reste donc quatre ou six sous pour se loger et se divertir ; oui, se divertir, car l’homme ne vit pas seulement de pain, comme dit l’Évangile, mais il lui faut à tout prix un peu de plaisir. Par exemple, mon carabin a la passion du théâtre ; il s’est autrefois échappé du séminaire où son père l’avait placé, pour venir entendre Talma, et maintenant il aime l’opéra à la fureur ; mais comment aborder le parterre de l’Opéra, lui qui n’a jamais tout au plus qu’une vingtaine de sous d’économie. Je suis sûr que vous ne le devinez pas, vous autres qui croyez si bien connaître toutes les choses d’ici-bas ; mon carabin m’a avoué tout franchement sa manoeuvre : il a fait connaissance avec le chef des claqueurs, qui, moyennant une petite rétribution, car il faut payer même pour claquer, lui permet de venir s’asseoir sous le lustre pour voir Robert-le-Diable et la Sylphide. Quant à un autre genre de plaisir dont les carabins se passent aussi difficilement que de pain, le mien m’assure qu’il ne lui a jamais manqué, sans qu’il fût obligé de le payer, de sa bourse au moins. Je le crois facilement, les grisettes sont si bonnes et si obligeantes, surtout pour les carabins ; et puis elles savent bien que les carabins ne sont pas ingrats ; vous verrez plus tard comme ils savent récompenser leurs chères grisettes, qui ont partagé leurs peines et leurs plaisirs, qui les ont soignés quand ils étaient malades, qui les ont encouragés, soutenus, poussés au travail quand ils se laissaient rebuter par la sèche ostéologie. Je ne m’étonne pas que beaucoup de jeunes gens sans fortune embrassent la carrière médicale, de préférence à bien d’autres ; outre l’indépendance de cet état, que l’on peut exercer partout honorablement, dans toutes les circonstances et sous tous les régimes, il n’en est peut-être pas qui offre plus de ressources aux élèves pendant le cours même de leurs études. Dès qu’il sait l’anatomie un étudiant est sauvé, il peut déjà se tirer d’affaire. Il donne des leçons aux commençants, car il y a bien long-temps que l’enseignement mutuel est introduit à l’École de médecine ; il concourt pour les hôpitaux ; arrivé au grade d’externe, il peut avoir déjà sa petite clientelle, faire des saignées, des pansements, etc. ; une fois interne, c’est un grand personnage ; il est logé, quelquefois nourri, chauffé, etc. Il porte le tablier blanc, véritable signe de puissance, envié, respecté par tous les élèves, comme un portefeuille de ministre par les chefs de l’opposition ; il est le premier au lit des malades ; aide le chirurgien dans les opérations, fait exécuter ses ordres dans les salles, en donne quelquefois lui-même, prend le ton de maître avec les autres élèves ; enfin, il est sorti de la foule, il a un titre qu’il peut exploiter avec avantage s’il sait le faire valoir ; avec un peu d’adresse il pourra bientôt dîner à trente-deux sous chez Flicoteaux, et faire le soir sa partie de dominos au café Procope, en prenant sa demi-tasse. Pendant quatre ans l’interne reste attaché aux hôpitaux, il vit dans les hôpitaux, un an dans l’un, un an dans l’autre ; il parcourt successivement l’Hôtel-Dieu, la Charité, la Pitié, etc. ; passant d’un maître à l’autre, voyant toutes les méthodes, discutant toutes les opinions, les anciennes et les nouvelles, et se préparant à prendre un jour pour guides celles dont il aura reconnu les meilleurs effets. Faut-il s’étonner, après cela, que nos meilleurs médecins soient sortis des hôpitaux de Paris. A la Charité, la vieille expérience du doyen de nos chirurgiens lui sera également utile pour la pratique de son art, et pour la manière de se conduire dans le monde. Les histoires que raconte M. Boyer sont comme les fables du bon La Fontaine ; elles renferment toujours une morale dont on fait son profit. L’habileté savante de M. Roux lui apprend jusqu’où l’art peut aller pour réparer les désordres et les accidents de la nature. Vous savez qu’aujourd’hui on refait aussi facilement un nez, une bouche, un menton, que si nous possédions la matière première dont Dieu a pétri le corps de l’homme. Si vous en doutez encore, et si vous n’êtes pas trop fatigué de mes vilaines histoires, en voici une qui vous montrera tout à la fois combien l’amour peut donner de courage ; et, ce qui est plus neuf, quels services la chirurgie peut rendre à l’amour. Une jeune fille avait un amoureux qui avait promis de l’épouser, lorsque, je ne sais par quel accident, cette malheureuse vint à perdre une bonne partie de sa joue gauche. Elle était horrible à voir, si bien que son amant lui-même reculait à son aspect ; cette pauvre fille se mourait de douleur ; perdre en même temps une joue et son amant ! Heureusement elle vint trouver M. Roux, qui lui promit de lui rendre l’une et l’autre. J’aime à voir M. Roux calculer et méditer une opération de ce genre, prendre ses mesures, tirer des lignes, dessiner pour ainsi dire cette bouche, ce nez, ce menton, cette joue qu’il va refaire de toutes pièces ; on dirait un artiste qui pétrit la terre glaise dont il va façonner son modèle. M. Roux a de la recherche, de la coquetterie, même dans sa manière d’opérer ; sa main est d’une adresse extrême pour exécuter ce que son imagination a conçu ; aussi remplit-il en tous points la promesse qu’il avait faite à notre jeune fille. Toutes les parties environnantes furent mises à contribution pour reconstruire cette joue détruite. Un peu du menton, un peu du col, un peu de la tempe, tout cela vint peu à peu se réunir, à force d’art, de temps, de patience ; tout ne fut pas terminé en un jour, il fallut y revenir à plusieurs fois ; des accidents survinrent ; mais le courage de la jeune fille ne se démentit pas. A peine avait-on fini d’un côté qu’elle demandait que l’on recommençât de l’autre. Combien elle fut joyeuse lorsqu’elle put se présenter à son amant avec une joue fort passable ! cette joue a dû rappeler souvent à son mari l’amour de sa femme. Dites après cela que la médecine n’est point un art. Je ne puis quitter l’étudiant en médecine sans vous conduire avec lui dans cette maison située à l’extrémité de notre grande ville, où des malheureuses viennent expier leurs débauches et leur prostitution. Ce n’est pas pour dévoiler ici tout ce que ce lieu renferme de honte et de misère ; un pareil tableau n’est pas fait pour les yeux qui me liront. C’est une nature curieuse et peu étudiée encore que celle de ces femmes avilies, dégradées, qui sont arrivées à ce point de se mépriser de telle sorte, qu’il devient à peu près impossible de leur rendre assez d’estime d’elles-mêmes, pour les tirer de l’abîme et les faire rentrer dans la vie ordinaire. C’est là, soyez-en sûr, le plus grand obstacle à la conversion de ces malheureuses. Donnez à l’une d’elles des moyens d’existence honnêtes, aplanissez toutes les difficultés qui la séparent de la société, elle vous échappera, presqu’à coup sûr, pour retourner à son infame métier. Non pas que toute conscience, que tout sentiment de probité, d’honneur, de religion, de délicatesse même, soit éteint dans leur coeur ; mille faits viennent prouver le contraire à ceux que leur état appelle auprès d’elles, qui leur donnent des soins, qui obtiennent leur confiance. Mais il leur a fallu si bien étouffer une bonne fois le sentiment le plus cher à la femme ; le mépris public pèse si fort sur elles, que rien ne peut plus les élever au rang d’où elles sont descendues. Ce mépris qu’on leur donne, elles le rendent bien à leurs semblables, elles sont même, sur ce point, plus sévères que nous. Une jeune laitière qui venait chaque matin vendre du lait aux prisonnières de Saint-Lazare, fut respectée tant qu’elle eut soin de n’avoir avec elles d’autres rapports que ceux de son commerce ; un jour elle s’avisa de leur parler, de causer avec elles, de se familiariser enfin, dès lors elle fut méprisée, elle fut traitée comme une complice. Le sentiment religieux est le dernier qui s’éteint chez ces malheureuses. Lorsqu’elles sont près de mettre un enfant au monde, la seule pensée qui les occupe, au milieu même de leurs douleurs, est de faire baptiser cet enfant, tant elles craignent que la mort ne le saisisse en naissant. Les occupations d’un étudiant en médecine sont si variées, qu’il serait beaucoup trop long de les retracer toutes dans un article de peu d’étendue. Aux hôpitaux depuis six heures du matin jusqu’à dix heures ; passant de la chirurgie à la médecine, de l’étude des maladies externes à celle des maladies internes, des opérations à l’examen des organes cachés, il a à peine le temps de déjeuner avant d’aller retenir sa place au cours de chimie de M. Orfila ; aussi le voit-on bien souvent casser en route la flûte de deux sous, et terminer son frugal repas sur les bancs même de l’École. Après la chimie viennent les cours d’anatomie, de physiologie, de pathologie, etc. Pendant l’été, la physique, la botanique occupent ses journées, et le soir encore on le retrouve assidu aux cours particuliers, aux conférences dont les affiches placardent nos murs. Ici un jeune professeur qui n’est pas encore lui-même sorti des bancs de l’École, suivant les traces de M. Magendie, interroge la nature sur des animaux vivants ; là, des élèves se réunissent autour d’un mannequin pour s’exercer dans l’art des accouchements ; mais, hélas ! le mannequin n’est pas suffisant pour achever cette étude difficile ; c’est à peine si j’ose vous dire que de malheureuses femmes se mettent volontairement entre les mains des élèves, pour compléter leur instruction. Venez avec moi rue de La Harpe, entrez dans cette salle obscure, voyez contre le mur cette pauvre femme dont l’extérieur annonce la misère ; elle est là, debout, prête à servir aux démonstrations du professeur, pour gagner trente ou quarante sous. Cette autre ressent déjà les premières douleurs de l’enfantement ; elle s’est fait transporter dans ce lieu ; les élèves l’entourent en attendant le moment où ils pourront contempler le phénomène le plus admirable et le plus attendrissant qu’on puisse voir, la naissance de l’homme ; c’est ordinairement là le complément des études de l’élève en médecine ; il est arrivé au terme de sa vie d’étudiant ; bientôt il aura passé ses examens ; il aura soutenu sa thèse, et il s’empressera de faire graver ses cartes de visite avec son titre de docteur de la Faculté de Paris. Le temps passé à l’École est le plus beau temps de la vie ; je ne suis pas de ceux qui regrettent le collège, mais je suis très-sensible au souvenir de ma vie d’étudiant ; amour, plaisir, travail, rien ne manque à ces belles années que la fraîcheur de l’imagination, la vivacité des impressions embellissent encore ! temps d’insouciance, de liberté, où l’on vit au jour le jour, sans ambition, au milieu de ses amis. La jeunesse est passée ; l’étudiant est devenu un grave docteur ; il n’ira plus le soir à huit heures attendre sa grisette au sortir de son magasin ; il fait ses paquets, il dit adieu à ses amis, et bientôt il va retourner dans sa province, non plus avec un air gauche, en casquette et en gros souliers, mais avec un habit noir et la tenue de rigueur. Adieu la science. Adieu l’art, adieu la vie d’artiste, l’étudiant va se fixer, se marier, devenir père de famille, et faire son état ; car il faut bien l’avouer, tout finit dans ce monde, les arts eux-mêmes, par n’être plus que des états, des métiers dont on se sert pour gagner sa vie, élever ses enfants, doter ses filles, etc. ; il y a peu d’hommes qui restent artistes toute leur vie. Que va devenir la grisette de mon étudiant ? elle a perdu son Charles, qui avait juré tant de fois de l’aimer toujours ! Oh ! n’en soyez pas inquiet ; l’étudiant a des ressources que vous ne connaissez pas encore. Sa grisette n’est plus couturière, elle a maintenant un état dans le monde ; Charles dont elle a partagé les plaisirs, lui a fait aussi partager ses études ; il lui a montré de l’anatomie tout ce qui était nécessaire pour saigner, vacciner, et soigner les femmes enceintes. Sa grisette est maintenant sage-femme, élève de la Maternité, avec un beau tableau à sa fenêtre. Elle saigne et vaccine, donne des consultations de dix heures à midi, et reçoit des pensionnaires. ALFRED DONNÉ.
NOTES : (1) Je ne dirai qu’un mot ici des amphithéâtres, ce sujet devant être traité dans un article séparé. |