Ce bon Mercier,
dont il me semble encore voir la figure goguenarde sous un vieux et
large chapeau triangulaire, Mercier n’a donné d’autre titre à l’un des
plus grands chapitres de son
Tableau de Paris
(tableau qui, par parenthèse, ne ressemble presque plus à l’original),
que ces mots si vulgaires :
PROMENONS-NOUS.
C’était un conseil qu’il donnait d’avance aux peintres futurs de la
moderne Babylone, à tous les auteurs du livre des
Cent-et-Un.
« Hé bien, je me promènerai, me dis-je en m’éveillant, un jour de cet
été : comme toi, Mercier, je penserai dans la rue ; et si, comme toi,
je n’écris pas sur la borne, j’écrirai dans ma main. »
Et me voilà sortant de mon humble demeure, dans la ferme intention de
flaner toute la journée. L’un de nos
Cocentéuniens a
fait de la vie du flaneur une si attrayante peinture que j’ai voulu
essayer un peu de cette vie-là.
I.
Je n’avais point tracé d’avance mon itinéraire. Après avoir parcouru
quelques rues, profondement occupé de frivoles pensées,
Nescio quid meditans nugarum, et totus in illis,
comme dit Horace, je me trouve, sans m’en douter, sur le boulevart en
face de l’église encore inachevée de la Madeleine.
Un soleil pur et brillant semble s’élancer, au loin, du milieu des
arbres qui en bordent, des deux côtés, la principale allée. Elle est
encore déserte cette longue promenade ; mais bientôt que de bruit,
quels cris, quel tumulte, quand des voitures de toute espèce rouleront
à la fois sur la chaussée du milieu ; quand une foule toujours
renaissante d’hommes, de femmes, d’enfants se croisera en tout sens sur
les bas-côtés, que n’ombragent point encore les jeunes arbres qui
remplacent des ormes séculaires ! Hélas ! ces vieux témoins de tant de
générations qu’ils ont abritées de leur ombre, faut-il les regretter !
Ils furent naguère coupés, et renversés sur la route pour retarder au
moins dans leur marche les aveugles satellites d’un roi parjure : ils
ont concouru à la victoire du peuple sur la tyrannie. Grandissez vite,
jeunes arbres, grandissez, remplaçants débiles de végétaux géants ! Qui
sait si, même avant que notre siècle se soit écoulé, il ne faudra pas
que, comme vos devanciers, vous serviez aussi à la défense de la
liberté ?...
Voilà que, sur ma droite, dans une maison qui a vue sur le boulevart,
une petite porte vient de s’ouvrir sans bruit. Il en sort une jeune
fille à la démarche vive et légère. Une robe bien simple, de fine
mousseline, couvre une taille élancée que presse, par le milieu, une
ceinture verte. Un châle, négligemment jeté, enveloppe ses épaules ;
sous son large chapeau de soie, son visage ne se montre qu’à demi, et
pourtant assez pour laisser entrevoir qu’elle est fraîche et jolie. Eh
quoi un rang de jaunâtres papillotes, qui entoure son front, emprisonne
sa chevelure d’un noir de jais. Elle n’aura point eu le temps de
boucler ses cheveux ; il est si matin ! D’où vient-elle donc à cette
heure où la plupart des jeunes filles reposent encore, bercées par des
rêves d’amour ? Ne devinez-vous pas ? Je parierais, moi, qu’un jeune
ami obtint d’elle, hier au soir, qu’elle viendrait… et la pauvre enfant
n’a jamais manqué à sa parole. - La voilà qui se tourne d’un air
inquiet. Elle n’a vu que moi sur le boulevart, ce qui ne l’empêche
point de faire retomber un peu plus l’un des bords de son chapeau. -
Va, gentille grisette, marche sans crainte ; je ne veux point te
connaître. Tu n’entendras de moi ni railleries, ni fadeurs, pas un mot
injurieux ou galant. Regagne en toute hâte le magasin de modes où, tout
le jour, il te faudra tordre de mille manières de la gaze et des
rubans. Va plus vite encore ; tes compagnes t’attendent pour descendre
de leur mansarde aérienne, pour reprendre avec toi le travail
accoutumé. Elles te recevront avec bienveillance, j’en suis sûr. Si tu
as quelque faiblesse à te reprocher, sont-elles donc des vestales ? Tu
pourrais leur dire comme dans l’Évangile : « Que celle d’entre vous qui
n’a point péché me lance le premier sarcasme, m’accueille seulement
d’une mine dédaigneuse. »
J’avance. - Le boulevart est toujours à peu près désert. On n’est pas
très matinal à Paris ; et il ne faut pas s’en étonner : les trois
quarts des habitants passent la nuit presque entière dans le travail ;
les autres, dans le tumulte des fêtes. Profitons de ce moment de
solitude et de silence pour observer les hôtels magnifiques qui forment
la bordure de ces allées. Bientôt je serai distrait, assourdi par un
continuel bourdonnement. Oh ! Paris, ville de bruit, de luxe et de
boue, il faut s’éloigner de toi si l’on veut méditer et rêver. Aussi,
plus d’une fois ai-je dit de notre capitale ce qu’Horace disait de Rome
:
Omitte mirari beatæ
Fumum et
opes, strepitumque Romæ (1).
Un somptueux édifice qui s’élève à ma droite vient de fixer mes
regards. Je lis sur la porte, écrit en caractères d’or :
Ministère des affaires étrangères.
Comme les temples des anciens, il est flanqué d’un bois sombre. C’est
là sans doute que le nouveau dieu de ce moderne temple prépare les
oracles qu’il doit proférer devant les ministres étrangers qui
viendront l’interroger : oracles aussi obscurs, aussi énigmatiquement
exprimés que ceux dont les sibylles d’autrefois payaient la curiosité
des rois et des peuples. Eh ! comme ces anciens oracles, les paroles
des pontifes modernes de la diplomatie font souvent couler bien des
larmes, des flots de sang humain.
L’heure approche où l’on verra entrer en foule par cette porte, et les
ambassadeurs de la Russie, de l’Autriche, de la Prusse, et les consuls
ou les agents de vingt autres souverains plus ou moins oppresseurs dans
leurs petits états. Ils feront de fausses confidences, d’insidieuses
questions, auxquelles on répondra par de perfides documents,
d’équivoques révélations…. Ne faudrait-il point substituer à
l’inscription actuelle du temple, cette inscription plus juste, plus
caractéristique :
Ministère
des ruses étrangères ? - Je n’ai changé qu’un mot.
II.
Il m’en souvient : j’étais à cette place, il y a plus de quarante ans ;
je me promenais, comme à présent, en observateur, sur ce même
boulevart. - Quel spectacle il m’offrait alors ! aucune révolution
n’était venue changer les opinions, les moeurs, les modes du ridicule
siècle de Louis XV. Là, j’ai vu rouler sur la chaussée, dans des
calèches couvertes de dorures, de riches prostituées, des danseuses de
l’Opéra aux joues fardées, à l’oeil coquet, impudique, la tête et la
gorge surchargées de diamants. Les nobles seigneurs de la cour qui les
entretenaient, ne rougissaient point d’escorter, montés sur de
fringants coursiers, les chars de leurs Phrynés. Dans les allées
latérales circulaient de jeunes conseillers à l’air évaporé, à la
chevelure poudrée, qui jouait sur un habit de soie noire ; des commis
de bureaux, et même des commis de marchands, à manchettes de dentelles,
en frac étriqué, que soulevait à gauche une petite épée, dont la garde
était ornée d’une bouffante rosette de rubans brodés ; des laquais
fiers de leurs habits bigarrés, de leurs chapeaux à larges galons d’or
; des abbés en manteau court, qui minaudaient devant les magasins des
modistes ; des moines de toute couleur au regard lascif, au visage
enluminé. Le spectacle variait à diverses heures du jour, mais n’en
était pas moins bizarre. C’étaient toujours des êtres de formes
singulières, qui n’avaient point d’analogues dans la nature ; c’était
un vrai kaléidoscope.
Quelques années après, toute cette fantasmagorie avait disparu. - La
révolution était flagrante : moeurs et costumes, tout était changé.
Plus d’habits de soie, plus de perles ni de diamants, plus de fard sur
les figures, plus de poudre sur les cheveux, et chacun pouvait faire
impunément de la main le tour de sa tête. Un long pantalon de drap
avait remplacé la culotte courte et les bas de soie blancs ;
une
carmagnole
(qui n’était pas sans élégance) le frac à
brandebourgs ou à
boutons brodés. Au lieu d’épées on portait de gros bâtons noueux, au
lieu de petits chapeaux triangulaires, des bonnets de poil sur une
chevelure
à
la Titus, comme on disait alors.
Et les femmes !... Oh ! ce furent les femmes qui surent tirer le plus
d’avantage du changement qui s’était opéré dans les goûts et dans les
modes. Elles empruntèrent aux statues antiques des Grecques et des
Romaines leur coiffure et leur costume ; elles revêtirent la
longue
stola
des Romaines, et elles agrafèrent sur leurs épaules, drapèrent avec
goût le
péplos
d’Aspasie ou la
palla
(presque de même forme) de la mère des Gracques. Leurs cheveux étaient
contenus dans un réseau pourpre, ou seulement soutenus par des
bandelettes de couleur vive. Il me semble encore vous voir, majestueuse
T***, vive et légère L***, svelte R*** (je ne vous nommerai point, car
vous vivez encore), parcourir les Tuileries, les boulevarts, ainsi
vêtues à l’antique. Les hommes s’arrêtaient, applaudissaient en vous
voyant passer : et, dans ce temps où tout luxe était proscrit, le luxe
que vous étaliez n’offensa les regards de personne, pas même des plus
austères et des plus sales jacobins.
Nos femmes d’aujourd’hui ont-elles gagné à substituer à ces vêtements
commodes, élégants, gracieux, leurs robes d’un si mauvais goût, qui
pour être agrafées par derrière ou lacées, exigent le secours d’une
main étrangère ; des robes dont les manches, d’une ampleur excessive,
rappellent celles des mandarins (mais eux du moins n’ont pas recours à
l’art pour les gonfler comme des ballons) ? - Revenons, s’il est
possible, à mon sujet, à la peinture des boulevarts.
III.
La voilà cette large et magnifique rue que Napoléon fit percer sur
l’emplacement d’un couvent de capucines. Ces sans contredit la plus
imposante, la plus belle des rues qui s’ouvrent sur le boulevart : elle
se développe sans obstacles jusqu’à une place oblongue entourée de
grands bâtiments uniformes, et au milieu de laquelle s’élève fièrement
une haute colonne isolée. De là, par une rue plus belle encore, et
bordée de portiques, elle se continue, et vient aboutir au jardin des
Tuileries, dont les arbres, formant amphithéâtre, ferment la
perspective - Me détournerai-je pour aller visiter cette fastueuse
colonne qui, je l’avoue, du point où je suis placé sur le boulevart,
produit un effet admirable ? Non, je n’irai pas. Que m’apprendrait-elle
? Les exploits de nos armées y sont retracés, dit-on : je le veux
croire ; mais quel Argus, aux yeux perçants, pourrait les apercevoir
sur ce bronze déjà noirci par le temps ? Pour qu’on pût y prendre un
intérêt patriotique et vrai, il faudrait retourner la colonne sur
elle-même ; que les bas-reliefs se trouvassent dans l’intérieur, et
qu’en montant vers le faîte, on pût graduellement en étudier les sujets
dans leur ordre chronologique. - Fatale et inguérissable manie des
artistes ! toujours ils imitent : on dirait qu’ils ne savent rien
inventer. Deux colonnes existent à Rome, couvertes de bas-reliefs,
représentant des batailles, des passages de ponts, des camps, des
forteresses, etc. Ils n’ont point examiné si ces monuments étaient
d’une bonne époque de l’art chez les anciens ; si leurs auteurs, dans
l’exécution, se sont conformés aux éternels principes du goût et de la
raison. La colonne Trajane est antique ; elle est donc sans défaut. Et
les voilà qui plantent au milieu de Paris une copie de la colonne
Trajane. La colonne romaine portait au sommet la statue de Trajan dans
ses habits impériaux ? Ici ils voudront être originaux : ils poseront
bien au haut de la colonne française une colossale statue du petit
caporal ; mais ils se garderont bien de ne pas lui couvrir la tête de
son grotesque chapeau à trois cornes. Sublime innovation ! Pourquoi ne
lui avoir pas mis aussi dans les mains sa tabatière ? La colonne
romaine est de marbre : pour paraître inventer quelque chose, ils
feront de bronze la colonne française ; et ils la couvriront de
bas-reliefs peu saillants, sans prévoir que tous ces tableaux si
péniblement exécutés disparaîtront sous la rouille et la poussière. De
marbre, elle aurait pu avoir une longue existence, apprendre à une
lointaine postérité que dans le dix-neuvième siècle les Français
avaient eu de mémorables succès dans les guerres qu’ils avaient
entreprises ; lui offrir des modèles de nos armes, de nos habits
militaires à cette glorieuse époque : de bronze, elle n’existera
peut-être pas à la fin du siècle. L’avidité de nos neveux, le besoin
peut-être où l’on se trouvera d’armer une grande multitude d’hommes,
livreront à la destruction, aux fourneaux des fondateurs, cette masse
immense de métal, avant même qu’elle ait acquis le patine de
l’antiquité.
IV
Je m’arrêterai quelque temps au carrefour qui se présente devant moi. A
quels lugubres souvenirs il me ramène ! Combien de fois (il n’y a pas
trois mois encore) il m’a fallu suspendre ma marche, dans mes
promenades du matin, pour laisser passer une longue file de chars
funèbres qui transportaient à leur dernière demeure les morts de la
veille ! Il résonne encore tristement à mon oreille le bruit monotone
de ces chars, roulant sur la chaussée, et que suivait, en gémissant,
une foule de mères et d’enfants.
…………….. Corpora luce carentum
Exportant tectis, et tristia funera
ducunt (3).
Qu’elle fut douloureuse cette époque de l’année où un fléau, presque
inconnu jusque-là, menaça de décimer Paris ! J’avais vu des champs de
bataille après le combat, et je n’avais point éprouvé cette poignante
impression que je ressentais au spectacle de toutes ces châsses
entassées sur des voitures couvertes d’un drap noir, roulant lentement
devant moi comme ces longues files de caissons qui portent les bagages
à la suite des armées. Ils me revenaient sans cesse à l’esprit ces
sombres vers du Dante, de ce chantre de l’
Enfer :
Come d’autunno si levan le foglie
L’una appresso dell’ altra infin che ‘l
ramo
Rende alla terra tutte le sue spoglie ;
Similmente il mal seme d’Adamo
Gittansi di quel lito ad una ad una
Per cenni, come augel per suo richiamo,
Cosi sen vanno su per l’onda bruna ;
Ed avanti che sien di là discese,
Anche di qu’à nuova schiera s’aduna (3).
Laissons là ces tristes images. Pour que la génération actuelle connût
bien tous les plus grands maux qui peuvent affliger l’espèce humaine,
peut-être qu’après plusieurs révolutions politiques et deux invasions
de la France par des armées étrangères, la Providence nous réservait le
choléra. Il faut se soumettre, sans murmurer, à ses décrets.
Un grand écriteau, placé de l’autre côté du boulevart, excite ma
curiosité. J’y lis :
Église
catholique française. Je désirais depuis longtemps
d’apprendre comment le célèbre abbé Châtel avait traduit en français
nombre de passages de l’Écriture-Sainte et nos vieilles hymnes, dont le
moindre défaut est d’être écrites en mauvais latin, et surtout le
très-sacré
canon
de la messe. L’occasion est belle : entrons… Mais on m’avertit que
l’église est déménagée, et que M. l’abbé Châtel exerce en un autre
quartier son ministère. J’ajournerai le passe-temps que je me
promettais. En attendant, je regarderai toujours comme une entreprise
difficile et anti-chrétienne de traduire en langue vivante la plupart
des livres que l’on appelle
sacrés. Je ne suis
donc nullement surpris que le pape proscrive comme hérétique le chef de
la nouvelle église française, et quiconque tentera de rendre
intelligibles les paroles, par exemple, qui, dans le divin sacrifice,
appellent, dans une hostie, Dieu, le créateur des mondes. L’Église veut
que l’on admire sans comprendre : elle a raison ; si l’on comprenait,
on n’admirerait plus. Pour moi, j’aime mieux que ma fille, en disant
ses prières en latin, croie adresser au ciel de sublimes voeux, que de
l’entendre proférer en français des paroles absurdes ou niaises, et
dont parfois sa pudeur pourrait être alarmée.
V.
Un petit édifice circulaire, qui se fait à peine remarquer parmi les
maisons qui l’entourent, mériterait peu sans doute que je m’arrêtasse à
l’observer, si je ne savais que c’est l’unique reste du fameux
Pavillon de Hanovre
; que là venaient aboutir les fastueux hôtels et les jardins de
l’Alcibiade prétendu du dix-huitième siècle, du libertin maréchal de
Richelieu. Pavillons et jardins, tout a péri comme la gloire usurpée de
leur maître. Les louanges que lui prodiguait Voltaire ne rendront pas à
sa mémoire des respects, un culte dont il fut toujours indigne. Dans
ces lieux qu’il avait consacrés à des fêtes, à des orgies, on a percé
des rues ; d’utiles édifices remplacent ces voluptueux boudoirs à
l’établissement desquels il employa tout l’argent qu’il avait volé aux
malheureux Hanovriens. Digne héros d’un siècle corrompu, quelle place
le poète de l’
Enfer
eût-il assignée à ton ombre ? il n’aurait pu te mettre que dans
le
cercle
où gémissent les Sardanapale et les Lucullus.
Tandis que je marche lentement et rêveur, le boulevart s’est peuplé.
Une foule industrieuse circule dans les allées latérales ; les
marchands ambulants élèvent à la hâte des tréteaux où ils vont étaler
des marchandises de toute espèce, rebut des magasins en réputation. Les
saltimbanques, les joueurs de violon, les joueurs de gobelets dressent
leurs précaires établissements hors des trottoirs formés de larges
dalles.
A propos de ces trottoirs, je dois, au nom de tout le peuple parisien,
exprimer de la reconnaissance pour le préfet qui eut l’heureuse idée de
donner à la capitale cet utile embellissement. M. de Chabrol, quelles
que soient les calomnies dont on ait voulu flétrir votre
administration, rien ne m’empêchera de vous rendre grâce d’un si grand
bienfait. D’après les lacunes que je trouve presque à chaque pas dans
cette longue file de trottoirs, je présume que votre successeur n’est
pas très-disposé à continuer et terminer votre glorieuse entreprise.
Que les Parisiens doivent regretter de ne plus vous voir occuper ce
petit trône municipal où l’on peut faire tant et de si bonnes choses,
quand on est, comme vous, instruit, juste et bien intentionné !
Les nombreux et brillants cafés qui bordent les allées latérales,
étalent déjà le luxe de leurs comptoirs d’acajou, rehaussés de sphinx
dorés, de leurs tables de marbres rares, de leurs cafetières d’argent,
de leurs riches porcelaines. Ils se remplissent de commis qui se hâtent
de dévorer un substantiel déjeuner tout en lisant le journal du matin.
Quoi qu’ils fassent, ils n’arriveront pas avant midi dans leurs
bureaux, où ils devraient être assis depuis deux heures au moins.
Au nombre de ces cafés qui, chaque jour, se multiplient, il en est un
célèbre où les déjeuners sont succulents, où les mets ne sont servis
que dans des plats d’un grand prix, et les vins les plus rares qu’en
des verres du cristal le plus pur et le plus artistement travaillé. Là
viennent prendre leur repas du matin les riches financiers de la
Chaussée-d’Antin, et causer sur la hausse et la baisse en attendant
l’heure de la bourse. Devant le café se réunissent des groupes de
joueurs sur les rentes, et de gobe-mouches qui écoutent attentivement
les nouvelles vraies ou fausses que l’on y débite. Ils croient
alternativement à la paix, à la guerre, à tels ou tels changements dans
le ministère, aux bonnes ou mauvaises intentions de la Prusse et de
l’Autriche, à une lettre de commerce tout fraîchement arrivée
d’Amsterdam, à un article menaçant de la
Gazette d’Ausbourg.
Dès que l’heure de la bourse a sonné, les groupes de dissipent ; les
banquiers sortent du café et font avancer leurs élégants cabriolets
stationnés dans les rues voisines. Tous s’empressent de voler vers le
temple de la finance où ils joueront la fortune de quelques centaines
d’imbéciles qui ont eu confiance dans leur génie spéculatif.
VI.
De longues voitures remplies de décorations de théâtres, d’énormes
châssis, roulent sur le boulevart. Voici l’heure où les directeurs des
spectacles préparent les représentations du soir, où se font
les
répétitions.
Déjà de lestes cabriolets s’arrêtent devant la porte de cette
Académie de musique
que l’on a si ridiculement construite, non sur le boulevard, dans ces
vastes jardins où l’on aurait pu si facilement l’isoler, l’entourer de
portiques, mais dans une rue adjacente, d’assez peu de largeur, et où
elle paraît comme engloutie dans un groupe de maisons particulières. Et
puis, confiez au gouvernement le soin d’élever des monuments publics
!...
Dans l’une de ces voitures qui se rendent à l’Opéra, j’aperçois une
jeune et belle femme qui, un papier de musique à la main, semble
étudier un rôle. Ah ! je la reconnais : c’est elle qui, trois fois la
semaine, charme les oreilles des Parisiens par des accents qui feraient
pâmer de plaisir, même les dilettanti du pays
dove il si suona.
Ses modulations sont si pures, ses
fioritures de si
bon goût ! Je ne pouvais souffrir autrefois ces ornements que l’on
ajoute au chant et qui me semblaient nuire à l’expression que le
compositeur avait voulu y mettre ; mais dans sa bouche ils me
paraissent ajouter à l’expression. Sans doute elle va répéter en ce
moment un rôle de quelque opéra nouveau. Puissent le poète et le
compositeur avoir écrit, l’un des paroles, l’autre des airs dans
lesquels elle puisse déployer tout son beau talent !
Mais aujourd’hui quels sont les opéras que l’on offre aux Parisiens
ébahis ! vous ne verrez plus dans la nouvelle salle un oedipe conduit
par son Antigone, ni Orphée rappelant Eurydice, ni Phèdre déclarant son
incestueuse passion au pudique Hippolyte. Astaroth et Belzébuth ont
chassé les dieux de l’antique Olympe ; les seigneurs féodaux, les ducs,
les comtes du moyen âge remplacent sur cette scène les Hercule, les
Thésée, tous les héros de l’antiquité. On n’y chante plus les madrigaux
du doucereux Quinault, mais des prières à la Vierge et des chansons de
taverne ; et ces airs d’église et de guinguette sont fabriqués sur des
vers aussi plats pour le moins que ceux de feu Sédaine : de vulgaires
idées y sont exprimées dans un style exotique qu’auraient réprouvé les
plus indulgents grammairiens du siècle dernier, mais qui a reçu de
notre nouvelle école des lettres de naturalisation.
Il est vrai que l’on court aujourd’hui à l’Opéra bien moins pour juger
le poëme et en goûter la musique que pour voir les décorations et les
danses. Ce n’est plus qu’un spectacle pour les yeux, un spectacle
d’enfants. Et c’est pourtant le seul qui attire la foule ! Vous y
trouverez tous les soirs des ministres, des législateurs, de graves
magistrats.
Assez près de ce grand théâtre d’enchantements se trouve un théâtre où
du moins on sait chanter, où la
prima donna n’est
souvent pas très-inférieure à la virtuose française à qui je viens de
rendre un hommage mérité. Les poëmes que nous apportent ces rossignols
d’Italie appelés à grands frais parmi nous, sont, j’en conviens, encore
plus insipides que les nôtres. Le jeu de ces acteurs étrangers est plus
gauche, moins naturel que le jeu de nos acteurs, même de ceux de
l’Opéra. Mais que leurs chants sont purs, leur mélodie suave ! C’est
dans les
morceaux
d’ensemble, surtout dans les choeurs, que je reconnais
leur supériorité. Là point de voix dissonantes, point de cris
déchirants. Vous qui vous destinez à monter sur nos théâtres lyriques,
venez prendre leçon de ces étrangers. Ils sont aujourd’hui nos maîtres.
Je dis aujourd’hui ; car, qui le croirait ! nous Français qui passons
pour avoir des oreilles insensibles aux charmes de l’harmonie, nous à
qui la nature a refusé, dit-on, une voix flexible et douce, nous avons
brillé parmi les nations par la mélodie de nos chants. Il fut un temps
(c’était aux douzième et treizième siècles) où l’Italie admirait la
douce expression de notre langage, où nos trouvères allaient chanter,
dans les palais et dans les rues de Milan, de Florence et de Rome,
tantôt les hauts faits de nos chevaliers dans les croisades, tantôt des
légendes de saints, ou les comiques et graveleuses aventures des
personnages de nos fabliaux. Faut-il regretter cette prééminence que
nous avons perdue ? Oh, non. Devenons les modèles, les maîtres des
autres peuples en politique, en sciences, en industrie, et laissons-les
sans regret nous surpasser dans les arts frivoles. Nous devons, selon
moi, nous enorgueillir et non rougir d’être obligés de nous pourvoir à
l’étranger de ce qui peut contribuer à nos plaisirs ; de chercher en
Allemagne des Mozart, s’il en surgit encore, et des Sontag ; en Italie,
des Rossini et des Pasta.
Eh ! quoi, voici encore un théâtre, tout près de ceux que j’ai
rapidement désignés. Trois ou quatre théâtres dans une circonférence de
mille pas au plus ! et j’en trouverais encore en me transportant un peu
plus loin. Paris est vraiment la ville des spectacles, un vaste
séminaire de comédiens en tout genre.
Le théâtre que j’ai sous les yeux est petit et se distingue à peine au
milieu des grands bâtiments qui l’embrassent, le serrent de tous côtés
: c’est une parodie de théâtre ; et ce sont aussi des parodies que
souvent on y joue. Les calembourgs, les équivoques, les grosses bêtises
y trouvent des admirateurs, des enthousiastes. Là se forme
la jeune France ;
elle transporte ensuite dans nos salons l’instruction qu’elle y a
puisée. Mais quoique l’on y chante des vaudevilles, c’est un spectacle
fort au-dessous de celui où l’on jouait autrefois les farces de Le
Sage, de Piron, de Collé. Leurs parades étaient libres, je le sais,
mais elles étaient spirituelles ; et malgré mon respect pour les
auteurs du théâtre des Variétés, j’oserai dire que je préfère
La Vérité dans le vin,
et même
Léandre
grosse, aux dames
Angot et
Gibou, aux
Jocrisse de toute
espèce dont ils ont encanaillé leurs tréteaux.
Mais convenons aussi, pour la défense de ces auteurs de nos modernes
farces, qu’ils sont bien moins récompensés de nos jours qu’ils ne
l’étaient autrefois. Oh ! messieurs ** et ***, messieurs *** et ** (je
vous réunis, comme vous voyez, car vous travaillez toujours de
compagnie ; aucun de vous ne peut faire un vaudeville à lui seul), que
n’avez-vous vécu au temps de Collé ! vous auriez eu l’insigne honneur
de voir vos chefs-d’oeuvre grivois joués à la cour par de hauts
personnages, vos grossières équivoques répétées par des bouches
augustes, par des princes, des princesses de sang.
La Vérité dans le vin,
jouée à Villers-Coterets par le duc de Chartres, valut à Collé
deux sous dans les
sous-fermes ; ce qui, d’après l’aveu qu’il en fait dans son
Journal historique
(page 153), lui procura plus de 100,000 francs. Hélas ! messieurs les
fabricants de vaudevilles, le métier est bien tombé : on ne récompense
plus si grassement vos versicules et vos flon-flons (4).
VII.
Pendant que je rêvais théâtres et musique, la physionomie du boulevart
a changé. Quels nouveaux personnages ont apparu sur la scène ? Ce sont
d’abord des gardes nationaux en assez grand nombre, qui, s’ennuyant
dans leur corps-de-garde, ont cru pouvoir, sans manquer à la consigne,
se promener en attendant l’heure du dîner. Comme ils sont fiers et
graves sous leurs hauts bonnets de grenadiers ! fiers de leur large
baudrier blanc, de leurs moustaches souvent postiches ! on les
prendrait pour des vétérans d’Austerlitz ou de Waterloo, si leurs mains
trop blanches, leur visage frais et rosé n’indiquaient combien sont
douces et paisibles leurs journalières occupations, combien leur
caractère est pacifique et prudent.
Au milieu d’eux circulent, en simple parure du matin, de jeunes femmes
qu’une ombrelle de couleurs variées met à l’abri des rayons trop
ardents du soleil. Vers midi, elles ont osé quitter leur lit, ont
bouclé, sans trop de soin, leurs cheveux ; et les voilà qui vont
visiter les magasins des modistes, des ébénistes, des marchands de
musique : ce sont là leurs musées. Ne faut-il pas qu’elles s’enquièrent
de la mode nouvelle, qu’elles sachent si l’on n’a point donné depuis
hier une autre forme aux chapeaux, s’il ne s’est point fabriqué un
meuble qu’elles ne possèdent pas encore dans leur boudoir ; si leur
compositeur favori a publié quelque
oeuvre ou quelque
album nouveau. Graves soins, importantes affaires ! Et n’allez pas
croire que je désapprouve ici, que je censure les goûts de nos
opulentes citadines. Qu’elles achètent toujours, et beaucoup, de ces
charmants riens que tant de mains industrieuses s’occupent à fabriquer.
Elles pourraient faire de leur or un emploi bien moins utile.
Mais je ne saurais pardonner à ces jeunes gens oisifs, qui braquent sur
elles avec impudence leurs lorgnons, qui les suivent quelquefois et les
accostent avec effronterie. A les voir, on ne devinerait pas que ce ne
sont là que des copies de nos fats d’autrefois. Ils portent tous
d’épais favoris et des moustaches qui dérobent aux yeux une partie de
leurs joues. Ce n’est point là l’indice d’un corps débile et d’une âme
efféminée.
Nous rasions autrefois, et de fort près, nos mentons et nos joues : on
eût dit qu’elle était toujours en vigueur la loi d’Auguste qui, dès
qu’il eut ceint son front du laurier des empereurs, ordonna aux Romains
de se raser tous les jours. Était-ce pour ressembler davantage au sexe
à qui nous cherchions tant à plaire que, même dans notre première
jeunesse, nous faisions disparaître jusqu’au moindre vestige du dur
crin dont la nature a voulu que nos bouches fussent entourées ? Je
crois, en vérité, que nos fils sont mieux avisés que nous en laissant
croître, en montrant avec orgueil ce qui caractérise le sexe fort.
C’est des contrastes que naît l’harmonie. Hommes et femmes, répondez :
N’est-ce pas parce qu’il existe entre vous de très-sensibles
différences que vous vous recherchez mutuellement ? Au reste, je
compte, un jour, demander à la naïve Sydonie si la moustache et la
barbette de chèvre de son jeune cousin, bien qu’elles soient rousses et
que les poils en soient rigides, lui ont jamais semblé disgracieuses et
laides.
Mais tous nos jeunes gens, grâces au ciel, barbus ou non barbus, ne
passent pas leur vie sur les boulevarts, à la suite des élégantes
promeneuses. J’en ai vu, en très-grand nombre, dans les cabinets de
lecture, si multipliés depuis deux ans ; dans ces cabinets que l’on
trouve le long des boulevarts à cinq à six toises au plus l’un de
l’autre. Cette autre classe de jeunes gens en sont les habitués assidus
: ils y lisent avec une attention, vraiment édifiante, les journaux
tant littéraires que politiques, les nouveaux pamphlets, des ouvrages
historiques, et aussi les drames et les romans qui ont paru dans la
semaine. Rangés sur les bancs du cabinet, ou en dehors, sous la tente
ordinairement dressée à la porte du sanctuaire, tous paraissent
absorbés dans leur lecture : rien ne les distrait, ni le brouhaha du
boulevart, ni les regards furtifs de la courtisane qui passe devant
eux. Et de quoi sont-ils donc si profondément occupés ? ce n’est,
croyez-moi, ni d’une comédie de M. Scribe, ni d’un drame bizarre de M.
Victor Hugo, mais des derniers discours, par exemple, que viennent de
prononcer, dans les tribunes des deux chambres, ou le légitimiste
Dreux-de-Brézé, ou le railleur Dupin, on l’orateur cicéronien
Odilon-Barrot. - C’est de là, je le prédis, c’est de ces humbles
cabinets de lecture que surgiront nos futurs hommes d’état, nos
orateurs, et même nos ministres.
Un de ces asiles de la jeunesse occupée, studieuse, me paraît présenter
quelques places vides. Sous cette tente élégante je pourrai lire, une
heure au moins, en respirant le frais que procurent les arbres voisins.
C’est là que je me placerai pour attendre que le soleil moins ardent me
permette de continuer ma course d’observateur.
VIII.
Assis sur une chaise de bois un peu dure, et les jambes étendues sur
une autre chaise, je vais parcourir les journaux des différents partis
; et, ensuite, juge impartial, je déciderai qui d’entre eux a mieux
rempli le rôle qu’il s’est donné.
Mais je viens de me rappeler, je ne sais pourquoi, que l’on m’attribue
dans le monde, et aussi dans quelques journaux, un
roman historique (
L’ÉVÊQUE
GOZUN) qui vient de paraître. Voyons un peu le jugement
qu’en ont porté certaines feuilles que j’estime, que je sais rédigées
par des hommes d’un vrai mérite. L’auteur du roman m’a affirmé que,
contrevenant à l’usage, il avait bien recommandé à son libraire de ne
payer l’insertion d’aucun article apologétique. Il pourra donc être
jugé avec sévérité. Tant mieux : il fera son profit des critiques.
- Je me suis fait apporter les journaux de tout le mois. - Bon ! en
voilà un, en voilà deux, trois même dont l’auteur sera content. Ils ont
trouvé de l’intérêt dans son ouvrage, en louent le style, et prétendent
que là, sous les fleurs, il y a des fruits à cueillir. Faut-il qu’il
s’enorgueillisse de ces éloges ? non ; car voici un autre journal qui
le traite avec rigueur. C’est, il est vrai, un journal qui a succédé à
cet infame
Universel,
que soudoyait Charles X, et qui, comme son prédécesseur, est soudoyé
par une autre liste civile. N’importe, lisons. Voici ce qu’on reproche
à l’auteur du roman, et j’aurai soin de l’en informer. « Il n’a
respecté ni la religion, ni la morale. »
L’accusation est grave, et je ne crois pas qu’elle soit fondée. Je
demanderai à ses amis ce qu’ils en pensent, s’ils jugent que l’auteur
est immoral, irréligieux.
On lui dit aussi très-crûment qu’il a tous les principes des
philosophes du dernier siècle. Sur ceci il aura plus de peine à se
défendre. Je sais qu’il a toujours professé une grande admiration pour
Montesquieu, Condillac, Rousseau, et même Voltaire. - Eh ! monsieur le
censeur, quels sont les philosophes de ce siècle-ci que vous voudriez
qu’il préférât ? Serait-ce le philosophe Cousin, qu’il n’a pu parvenir
à comprendre, ou les philosophes Saint-Simoniens, qu’il a trop bien
compris ?
Passons maintenant à la politique, et lisons d’abord le journal
officiel, le
Moniteur,
autrefois le plus grand des journaux, et qui n’est plus qu’un nain,
comparé à plusieurs autres. Je viens de dévorer (admirez mon courage !)
quatre colonnes de la feuille officielle. Il m’en reste dix autres à
parcourir, si je veux savoir ce qui s’est passé la veille dans les deux
chambres. Commençons par ce long rapport d’un honorable… Je voudrais en
vain lire encore : mes yeux se troublent, s’appesantissent… Je m’endors.
IX.
Jusqu’ici, consciencieux observateur, j’ai tâché de peindre tout ce qui
se présentait à mes yeux, et je n’ai point fait grace aux lecteurs des
réflexions que faisaient naître en moi les lieux et les circonstances.
Mais un nouveau personnage va paraître sur la scène, et interrompre mon
long soliloque. J’aurai des faits à raconter ; je ne serai plus
qu’historien.
Vous m’avez laissé endormi sur les pages d’un ennuyeux journal.
Je me sentis éveillé par un coup sur l’épaule. Je me tourne
brusquement, et je vois derrière moi un homme assez proprement vêtu,
mais qui semblait sortir de maladie, tant son visage était hâve et
décharné. Sa barbe grisonnante venait se joindre à des favoris touffus
et hérissés. Je le considérais avec étonnement. - « Quoi ! me dit-il,
tu ne reconnais pas ton ancien ami, ton condisciple au collége de… ! »
Il n’est pas donné à tout le monde de garder le souvenir d’hommes que
l’on n’a pas revus depuis l’adolescence. Par un heureux hasard, je me
souvins non pas du nom, mais du sobriquet que portait un de mes
camarades de collége. « Ne seriez-vous point
Alopex (5) - Eh !
c’est moi-même ; moi, qui dois être tout étonné de me trouver encore
dans ce monde après avoir couru tant de dangers, et éprouvé tant de
misère dans des pays inhospitaliers. - Eh ! d’où arrives-tu ? que
viens-tu faire dans notre capitale ? - Je te dirais bien mon histoire ;
mais elle est un peu longue ; et sommes-nous bien ici pour… » Je
l’interrompis. « C’est l’heure du dîner, lui dis-je ; entrons chez le
restaurateur voisin. Là, comme Ulysse à Alcinoüs, tu me conteras tes
aventures
inter
pocula et mensas. »
Il ne demandait pas mieux. A trois pas du cabinet de lecture était un
restaurateur où nous dûmes espérer de trouver un bon repas ; car il
venait de s’établir, et il avait à se faire une réputation. Nous voilà
tous deux assis à une petite table, dans une grande salle ornée de
riches peintures arabesques. Dix autres tables au moins, à la suite de
la nôtre, étaient entourées de convives qui, pour la plupart,
dévoraient silencieusement les mets de très-belle apparence que leur
servaient des garçons empressés et prévenants, vêtus avec propreté et
même élégance. Un léger murmure produit par quelques causeries à voix
basse, et les mots : Des huîtres, un bifteck, du Champagne,
etc., très-fortement articulés, voilà tout ce qui interrompait de temps
en temps le calme de la salle. « Eh ! quoi, disait Alopex, on m’avait
annoncé qu’à Paris je trouverais les partis furieux, et toujours près
d’en venir aux mains. Certes, dans les cent personnes ici réunies, il y
a bien un sixième de républicains, quatre sixièmes de
juste-milieu, le
reste de carlistes ; et voyez comme ils se tiennent paisibles les uns
près des autres, et n’entament pas même une discussion sur la question
à l’ordre du jour ! - C’est un résultat, lui répondis-je, de la liberté
de la presse. A quoi bon se quereller, s’injurier chez les
restaurateurs, dans les cafés, quand chacun peut donner une bien plus
grande publicité à son opinion ? Mais d’où viens-tu donc, Alopex, pour
paraître ainsi stupéfait de tout ce qui se passe à Paris ? - Ah ! tu me
rappelles que je te dois le récit de mes aventures. Écoute. »
Et alors il me raconta, durant une heure au moins, ce que je vais
tâcher de vous rendre en quelques pages.
Alopex, après s’être fait quelque réputation dans la carrière du
barreau, avait épousé une femme qu’il aimait, mais qui n’avait point de
fortune. Il y a dix ans à peu près qu’un riche négociant vint lui
proposer de se charger d’une affaire qui devait lui procurer d’immenses
bénéfices. Il ne s’agissait que d’aller en Sicile réclamer, par toutes
les voies de droit, 500,000 fr. que des correspondants infidèles
refusaient de payer. Alopex, qui s’était toujours senti du goût pour
les voyages, accepte avec empressement. Il part. Le voilà à Palerme,
poursuivant avec énergie les débiteurs de son commettant.
Pour mieux connaître les moeurs du pays qu’il habitait, Alopex avait
cru devoir prendre une maîtresse. Et qui avait-il choisi ? une
courtisane, célèbre par mille aventures galantes. Sa maison était le
rendez-vous de tous les jeunes libertins. Elle était à Palerme ce
qu’avait été Aspasie à Athènes, plus de vingt siècles auparavant.
Un jour, la belle signora
Cornelia
Pottanera (c’était le nom de la moderne Aspasie) invita
Alopex à une fête qui devait se donner sur la mer, à deux milles au
plus du rivage. Une telle partie de plaisir ne se refuse point. Alopex
s’empressa de se rendre à l’heure indiquée sur le port : c’était le
lieu du rendez-vous. Il y trouva dona Cornelia et toutes ses amies
accompagnées de leurs amants en titre.
En Sicile, et surtout à Palerme, c’est la nuit que l’on consacre aux
fêtes, aux promenades sur la mer. Alors seulement on peut jouir de la
fraîcheur de l’air, et de ce calme dont on ne sent bien le prix qu’en
s’éloignant d’une ville où roulent incessamment d’innombrables voitures.
Aussi toute l’aimable et joyeuse société que dona Cornelia avait réunie
n’entra-t-elle que le soir dans la grande barque qu’elle avait fait
préparer et orner avec luxe. Une tente de drap écarlate couvrait, dans
toute sa longueur, la barque éclairée, dans l’intérieur, par dix
lustres du plus grand prix.
Lorsque l’on fut un peu loin du port, on s’amusa à contempler la ville,
qui paraissait comme un seul et immense palais illuminé de toutes
parts. Après les chants et les ris, on se place le long d’une table où
étaient étalés de larges pâtés de macaronis entremelés de foies gras,
des
verrines
(tétines de truies), et les plus beaux fruits de la Sicile. Les vins
chaleureux des collines de l’Etna ne tardent pas à échauffer les
têtes…. Mais un coup de canon se fait entendre ; et déjà le sifflement
d’un boulet, qui avait passé sur la barque, avait jeté l’effroi dans
toutes les ames. Au même moment se précipitent sous la tente tous les
rameurs en poussant des cris. Ils venaient de voir, à quelques toises
de la barque, un des brigantins barbaresques qui se cachent derrière
les rochers de la plage, pour ensuite fondre à l’improviste sur leur
proie.
Quel trouble-fête ! La fuite était impossible. - Barque et convives,
tout fut pris ; et le brigantin, déployant ses larges voiles, eut
bientôt rejoint les côtes d’Afrique.
Alopex, conduit devant le capitaine du brigantin, eut
l’imprudence de se déclarer Français, et de lui faire sentir qu’avec la
protection du consul d’Alger il n’aurait pas de peine à se tirer de ses
mains. Aussitôt le capitaine, au lieu de suivre sa route vers Alger, se
dirige vers une petite anse de la côte, débarque notre Français, et le
vend à un Arabe. Puis il transporte les Siciliennes et leurs
cavalieri à Alger,
sur le marché public. Tous ceux-ci étaient de bonne prise.
Alopex fut emmené par l’Arabe qui l’avait acheté, dans l’intérieur des
terres, et employé à l’arrosage d’un vaste jardin. Toute communication
avec une cité, un village seulement, lui était interdite. Pendant cinq
longues années, il ne fut occupé qu’à tirer de l’eau d’un puits
très-profond et à tailler des arbres. Son maître n’était pas cruel : on
le nourrissait bien, on le battait rarement ; et le maître, qui savait
un peu de mauvais italien, lui faisait quelquefois l’honneur de
s’entretenir avec lui. Il lui demandait, par exemple, si Buonaparte
vivait toujours ; si ce n’était pas un géant d’une force extraordinaire
: il remarquait très-religieusement que si Buonaparte ne se fût pas
fait Musulman au Caire, il n’eût jamais été un héros si formidable,
mais que Mahomet l’avait visiblement protégé.
Alopex ne pouvait plus supporter la malheureuse vie qu’il traînait en
Afrique, et s’était décidé à se donner la mort, lorsqu’un Bédouin vint
un jour le trouver en secret, et lui apprit que les Français venaient
de se rendre maîtres d’Alger. Il lui promit de le tirer de servitude,
et de le conduire au général français, pourvu qu’il s’engageât à lui
faire remettre une forte récompense. Alopex promit tout ce que voulut
le Bédouin.
Une nuit, à une heure convenue entre eux, Alopex le vit entrer dans le
jardin, par une brèche qu’il avait pratiquée dans le mur ; et il
suivit, non sans crainte, ce guide dans lequel il n’avait pas une
parfaite confiance. Et cependant, après trois jours de marche par des
chemins détournés, mais bien connus du Bédouin, ils se
trouvèrent tous deux à Alger. Le général français fit donner une forte
somme au Bédouin libérateur, et, mettant à profit les connaissances
qu’Alopex avait acquises de la langue du pays, il lui confia un poste
important et lucratif.
Je laisserai parler, à présent, Alopex lui-même :
« Dès que je me vis dans Alger, au milieu de mes compatriotes, je
m’empressai d’écrire à ma femme, de lui retracer mes périls passés, de
lui apprendre quelle était, après tant de malheurs, ma situation
actuelle. Je lui demandais aussi, avec anxiété, des nouvelles de ma
petite Ernestine, de notre fille bien-aimée, qui comptait à peine dix
printemps quand je partis pour la Sicile.
« Ne recevant point de réponse, j’écrivis une seconde, une troisième
fois. Tout bâtiment qui partait du port emportait une lettre de moi, ou
pour ma femme, ou pour quelque ancien ami. Désespéré du silence et de
mes amis, et surtout de ma femme, j’ai demandé, il y a deux mois, au
général la permission de revenir à Paris. J’y suis depuis trois jours à
la recherche de ma Pénélope. Mais quel changement s’est opéré dans la
capitale ! La maison que j’occupais a été presque en entier
reconstruite ; je n’ai retrouvé ni l’ancien portier, ni les mêmes
locataires. J’ai couru chez deux ou trois amis ; ils étaient morts du
choléra. Tu es le premier visage connu que j’aie rencontré depuis mon
retour. »
Je le consolai par des paroles d’espérance, et lui promis bien de
l’aider dans ses recherches. Mais je l’entendais toujours répéter entre
ses dents : « Maudite Cornelia !... Comment, dans une ville policée,
souffre-t-on des courtisanes ! »
X.
La nuit était venue. Nous sortîmes, les derniers à peu près, des salons
du restaurateur.
Déjà le gaz enflammé rayonnait de toutes parts. Les réverbères qui
éclairaient la principale allée, les innombrables lumières placées sur
les tréteaux des marchands ambulants, qui occupent, des deux côtés, les
allées latérales, tout cela produisait une vive et brillante
illumination qui se prolongeait au loin, et jusqu’où la vue pouvait
s’étendre. Alopex aurait cru que ce jour-là c’était fête publique, si
je ne lui eusse dit que tous les jours, à la même heure, ce spectacle
se renouvelait.
Mais comme il fut douloureusement affecté de trouver, presque à chaque
pas, au milieu de la foule bruyante qui circulait sur les trottoirs,
des hommes, des femmes, des enfants en sales haillons, qui imploraient
la pitié publique, qui demandaient du pain ; d’autres indigents,
perclus de leurs membres, ou qui étalaient des plaies hideuses ; des
aveugles qui, à genoux sur de la paille, un vieux chapeau devant eux,
chantaient d’une voix fausse et cassée des chansons d’amour, ou
jouaient sur des violons criards d’antiques airs de danse. Oh ! qu’ils
font mal, qu’ils attristent, les accents de la joie, de la volupté,
quand ils sortent de bouches d’où l’on ne s’attend à voir s’échapper
que les gémissements de la misère ou les cris de la douleur ! - M. de
Belleyme, vous nous aviez promis de débarrasser à jamais la capitale de
ces hordes de Parias, si incommodes et si dégoûtantes, qui pullulent
sur nos places publiques, encombrent nos promenades. Pourquoi ne vous
vois-je plus occuper une place dans l’exercice de laquelle vous aviez
trouvé le secret de vous faire bénir !
Une maison d’une grande apparence, ou plutôt un hôtel fixa l’attention
d’Alopex. La porte d’entrée était splendidement éclairée, ainsi que la
longue suite des appartements du premier étage. De riches voitures en
file sur le boulevart attendaient les opulents personnages dont on
voyait les ombres se dessiner sur les grandes vitres des hautes
croisées de l’hôtel. Je prévins les questions d’Alopex en l’avertissant
que c’était là une
maison
de jeu. « Là, du moins, lui dis-je, mon vieux camarade,
c’est l’or des étrangers qui vient s’engouffrer ; dans les autres,
c’est l’or et souvent l’existence de nos concitoyens. Dans ces salons
qui t’étonnent par leur éclat, tu ne trouverais que de riches voyageurs
de toutes les nations : d’orgueilleux lords, par exemple, qui, pour se
dérober, pendant quelques mois, aux brouillards de la Tamise, visitent
annuellement Paris, et s’en retournent un peu plus légers de guinées ;
des ambassadeurs, des ministres de cours étrangères, nobles espions,
revêtus de titres imposants, qui ont toujours à la bouche les
noms
des rois
leurs maîtres. Sur les tapis verts de cette maison
s’évaporent souvent, dans une seule soirée, leurs traitements de tout
un semestre. Puis, ils font des dettes, et s’échappent quelquefois sans
les payer. »
Alopex avait remarqué que l’un des côtés du boulevart (le côté du nord)
était préféré à l’autre par la
bonne compagnie,
c’est-à-dire par les femmes qui ont des robes de soie et des châles de
cachemire, et par les jeunes gens qui ont du linge plus fin, des
moustaches mieux peignées. Je m’empressai de le conduire dans ce lieu
de prédilection.
Déjà les femmes charmantes, dans les plus séduisantes toilettes,
étaient assises à droite et à gauche, sous les arbres, et occupaient
plusieurs rangs de chaises. Au milieu de l’allée se promenaient, leur
lorgnon à la main, tous ces jeunes
dandys que j’ai
déjà signalés. La foule était si grande, que nous ne pouvions avancer
qu’à pas lents. Si les femmes viennent se placer là pour être vues,
examinées de la tête aux pieds, elles ne perdent pas leur temps ; mais
si c’est pour y respirer le frais de la nuit, elles s’abusent
étrangement. Alopex m’avoua qu’il n’avait jamais éprouvé en Afrique une
telle chaleur. L’atmosphère, au moment qui précède un orage, n’est pas
chargée de vapeurs plus lourdes, plus étouffantes.
J’ai parlé des hommes qui se promènent là pour voir et être vus :
j’aurais dû dire que pêle-mêle avec eux se trouvent aussi des
promeneuses, aussi bien vêtues, mais peut-être avec un peu moins de
goût que les grandes dames qui sont assises et prennent des glaces
autour du café Tortoni. L’oeil hardi, la parole haute, elles savent se
faire jour dans les groupes les plus compactes, coudoient effrontément
les hommes, leur sourient, quelquefois les prennent sous le bras, et
les invitent à les suivre. Alopex, coudoyé plus d’une fois par elles,
n’eut pas de peine à deviner à quelle classe de la société elles
appartenaient ; quelles étaient, dans le monde, les importantes
fonctions qu’elles s’étaient attribuées. Il s’étonnait de leur luxe, de
leur audace, et surtout de leur grand nombre. « J’avoue, dis-je, que,
depuis quelque temps, elles se sont remarquablement multipliées dans ce
quartier-ci. C’est qu’elles ont été cruellement expulsées d’un palais
qu’elles devaient regarder comme leur domaine, leur propriété. Force
leur a été de refluer sur ce boulevart. Mais comme on doit les
regretter dans le chef-lieu de leur industrie ! Le Palais-Royal, sans
filles publiques, est comme la cour de François Ier sans filles
d’honneur,
un
printemps sans roses. »
Et Alopex de s’écrier :
« Ah ! puisse-t-on les expulser non-seulement des promenades, mais de
la capitale elle-même !
- Je le vois, Alopex, depuis le mauvais tour que t’a joué la signora
Cornelia, tu gardes rancune à ces pauvres créatures, bien moins
coupables pourtant qu’elles ne te le paraissent. La plupart ont été
contraintes, soit par la misère, soit par quelques fâcheuses
circonstances de leur vie, à prendre un métier qu’elles détestent
peut-être.
- Oh ! oui, qu’elles détestent : tu les connais bien peu. » Et alors il
me retrace toutes leurs perfidies, rappelle les crimes dont
quelques-unes se rendent coupables. « C’est un goût inné pour le
libertinage, c’est la mauvaise éducation qu’elles reçoivent dans les
classes ignobles d’où elles sortent pour l’ordinaire, qui, dès leur
adolescence, en font des êtres si dégradés, si méprisables… »
Il s’échauffait tellement dans ses diatribes ; il réfutait avec tant
d’ironie et quelquefois d’amertume, les réflexions toutes naturelles
qui m’étaient d’abord échappées, que je me sentis piqué, et que, sans y
avoir pensé, sans le vouloir, je devins l’avocat des courtisanes de
Paris.
« Tu prétends, lui disais-je, qu’elles sont corrompues dès l’enfance.
Eh bien, je t’avouerai que, pénétré d’une juste pitié pour
quelques-unes que j’ai rencontrées sur mon chemin, je les ai
interrogées, je leur ai demandé comment elles étaient descendues à ce
degré d’abjection. Et de leurs réponses j’ai conclu qu’elles étaient
plus à plaindre qu’à blâmer.
- Comme tu étais dupe ! As-tu pu croire qu’elles te parlaient avec
franchise, sincérité ? Elles voulaient t’intéresser, voilà tout.
C’était pour elles une jouissance d’abuser un homme grave, un homme à
la parole honnête, dont elles n’attendaient pas des plaisirs, mais de
l’or. Et puis, sais-tu les interroger, toi ? Il est un art de les faire
parler que tu ignores. Crois-tu, par exemple, que cette grande fille
qui passe là, près de nous, dont la parole est si hardie, les gestes
indécents, voudrait nous faire accroire qu’un jour fut où l’honneur lui
était cher, où elle était vertueuse et pure ?... Parbleu ! il me vient
une idée. Rejoignons la belle. Tu aimes à observer : viens… »
Et aussitôt il hâte le pas pour atteindre la grande fille ; et je le
suivis en haussant les épaules. Elle nous avait déjà aperçus, et
s’était arrêtée, devinant notre intention.
« Arrive donc plus vite, mon vieux, dit-elle en prenant le bras
d’Alopex. J’ai bien vu, quand j’ai passé près de toi tout à l’heure,
que tu ne me laisseras pas rentrer seule chez moi… Ah ! tu as avec toi
un ami, ajouta-t-elle en m’apercevant près d’Alopex. Tant mieux… »
Alopex l’interrompit : « Conduis-nous promptement chez toi, ma toute
belle : nous avons peu de temps à te donner. Ta demeure est-elle
éloignée ? - Eh ! non, cher ami ; vois-tu, tout près de ce grand orme
qu’ils ont épargné en juillet, une petite porte peinte en vert ? Là est
mon palais, le palais de Flore (c’est mon nom de guerre) : en trois
enjambées nous y serons… » Elle avait pris un bras d’Alopex ; et moi,
je marchais de l’autre côté, un peu humilié de me trouver en telle
compagnie.
XI.
La chambre où nous introduisit notre sirène était à l’entresol d’une
assez belle maison, et elle était meublée avec assez d’élégance. Ce qui
me fit voir que mademoiselle Flore tenait un rang distingué dans
son
ordre.
Une lampe du
dernier goût, placée sur un guéridon en acajou, jetait partout une vive
clarté. Une guitare était suspendue aux murs ornés d’estampes bien
encadrées. Sur une console à dessus de marbre on voyait un plateau
couvert de carafes de liqueurs et de jolis verres en cristal. « Allons,
dit Flore en jetant sur un canapé son châle et son chapeau, il ne faut
rien entreprendre sans boire. » Et elle remplit de liqueur trois petits
verres, et d’un seul trait en avale un en nous invitant à l’imiter.
Puis elle se met à fredonner quelques lestes refrains de nos
vaudevilles nouveaux. En contemplant cette espèce de bacchante, je
commençai grandement à craindre pour le succès de la cause que,
jusque-là, j’avais défendue. « Il n’est pas possible, me disais-je,
qu’il reste dans cette âme-là une étincelle d’honneur. Une femme
parvenue à ce degré d’impudence, d’audace, a dû se livrer au vice par
goût. Son état, loin de lui déplaire, est pour elle le bonheur ; et
pour le continuer, je pense qu’elle refuserait même une brillante
fortune. »
Ennuyé de toute cette scène, bien plus tôt qu’Alopex qui commençait à
trouver Flore très-séduisante, je dis d’un ton grave, impérieux : «
Malheureuse fille, cesse de jouer un rôle qui m’est insupportable. Nous
ne sommes point venus ici pour chercher de vains plaisirs, mais la
vérité, si tu veux nous la dire. Promets-tu de répondre franchement à
toutes nos questions ? » Un nuage se répandit sur le visage de Flore :
elle trembla de tous ses membres. « Quoi, dit-elle d’une voix humble,
le préfet de police vous enverrait-il ?.. Je vous assure que je n’ai
jamais fait du mal ; que jamais, chez moi, aucun bruit, aucune dispute…
» Je l’interrompis. « Rassure-toi, Flore ! nous tenons en rien à
l’autorité que tu parais tant redouter… Nous ne voulons que te bien
connaître, que recevoir de toi une confession exacte, sincère. Tiens,
dis-je ne jetant sur la table une pièce d’or, nous récompensons
d’avance la confiance que nous te demandons. » La sérénité reparut sur
ses beaux traits. Ce n’était plus la courtisane audacieuse, la
Messaline des boulevarts : son masque était tombé. Elle nous
considérait avec attention, avec intérêt. « Je le vois, dit-elle, vous
êtes des
observateurs,
de
ces philosophes qui, pour peindre les moeurs de notre temps dans leurs
écrits, se glissent (mes compagnes m’en ont avertie) jusque dans les
repaires du vice et de la débauche. Hé bien, je puis vous fournir un
chapitre à l’ouvrage que vous méditez sans doute. Écoutez… » Puis,
d’une voix altérée et presque gémissante : « Oh ! si vous pouviez
m’arracher à l’odieuse vie que je mène !.. » Elle avait levé les mains
au ciel, et une larme roulait dans ses yeux.
Je regardai Alopex ; il était interdit, ses yeux exprimaient la
surprise, et presque le mécontentement.
Flore nous fit asseoir sur un large canapé, et se plaçant devant nous :
« Oui je vous dirai par quelles fatales circonstances je suis tombée
dans l’abîme où vous me voyez plongée.
« Je suis née de parents honnêtes ; mais à peine avais-je atteint ma
huitième année, que mon père nous abandonna ma mère et moi. Je n’ai
jamais su par quels motifs : avait-il à se plaindre de ma mère ? elle
était vertueuse, sensée, et belle encore.
« Ma mère prit un soin tout particulier de mon éducation : j’eus les
meilleurs maîtres en tout genre, et je fis d’étonnants progrès dans la
musique, le chant et la danse. Peut-être ne songea-t-elle point assez à
me faire instruire en des arts moins frivoles, plus utiles.
« Elle s’était résignée à de grands sacrifices pour me procurer des
talents, pour faire de moi une fille aimable, intéressante. Il ne nous
resta plus pour vivre qu’une très-petite rente sur l’état : elle sentit
qu’il ne lui était plus possible de demeurer à Paris, et se décida à
aller habiter une chétive maison qu’elle possédait encore dans un
village à vingt lieues de la capitale. Il me fallut abandonner ce Paris
qui m’était devenu plus cher depuis que j’étais entrée dans l’âge des
passions. Que d’ennui j’éprouvai au milieu de ces villageois uniquement
occupés d’intérêts matériels, et très-insensibles aux talents que je
croyais posséder, dont j’avais été si fière !
« Je tombai assez dangereusement malade. Ma mère appela, pour me donner
des soins, un jeune élève en médecine, qui était venu passer le temps
des vacances près de son père, le plus riche habitant du village. La
vue d’Adolphe (c’était son nom) me guérit bien plus que les remèdes
qu’il me prescrivait ; car, je l’avouerai, je l’aimai bientôt avec
passion, avec fureur. Nous parlions, pendant des heures entières, de
Paris, de ses promenades, de ses spectacles, de la liberté dont on y
jouit : comme il peignait sous de séduisantes couleurs la douce vie
qu’y peut mener une jeune femme lorsqu’elle a un peu de beauté, quelque
esprit et des grâces. « Là, disait-il, elle sait se mettre au-dessus de
ces sots préjugés qui asservissent la province. A-t-elle des talents ?
elle est recherchée dans les meilleures sociétés ; on ne lui demande
point ce qu’elle a été, ni quelle est encore sa conduite… » Il n’avait
pas besoin d’employer toute cette éloquence pour m’exciter à quitter la
maison de ma mère : j’y mourais de regrets et d’ennui.
« Le terme des vacances était arrivé. Il lui fallut retourner à Paris.
Nous étions convenus que je ne tarderais pas à le suivre ; et, en
effet, huit jours après, j’étais auprès de lui.
« Oh ! qu’elle passa rapidement l’année où je vécus avec mon Adolphe
dans la plus douce intimité ! il était si empressé, si tendre ; il
prévenait tous mes goûts, et même mes fantaisies !
« Adolphe avait fini tous ses cours ; il était reçu docteur. Son père,
qui voulait le forcer à revenir dans son pays, ne lui envoya plus
d’argent ; et nous commençâmes à sentir des besoins dans notre petit
ménage.
« Ce fut dans ces pénibles circonstances qu’on lui proposa une place de
médecin dans un régiment que l’on expédiait aux îles : il accepta. Le
cruel ! il eut le courage de m’abandonner. Il m’avait laissé, il est
vrai, assez d’argent pour vivre avec économie pendant une année ; et il
ne pensait pas que son voyage fût de plus longue durée.
« Mais, soit que je ne fusse pas économe, soit qu’Adolphe eût mal
calculé mes dépenses présumées, six mois s’étaient écoulés depuis son
départ que je me trouvai sans ressources. Je vendis d’abord quelques
bijoux, et ensuite les meubles qui m’étaient le moins nécessaires. Une
dame qui demeurait dans notre maison s’aperçut de ma détresse, et me
proposa de venir vivre avec elle. Je n’avais garde de refuser ; mais je
me repentis bientôt quand je me trouvai dans la société qui, chaque
soir, se réunissait chez elle. C’étaient, et je n’eus bientôt plus
aucun doute à ce sujet, des joueurs déterminés ou plutôt des escrocs,
une troupe de libertins de tout âge, mais de classes riches et
distinguées. »
Ici Flore nous raconta, presque en gémissant, comment, par les conseils
et l’exemple de cette abominable femme, elle avait successivement passé
dans les bras d’un conseiller d’état, d’un banquier, de quelques jeunes
pairs ; comment, abandonnée bientôt par ces amants de quelques jours,
elle avait été obligée d’en aller chercher de nouveaux, tous les soirs,
dans les promenades publiques ; comment, dans cet infame métier, elle
avait acquis une espèce de célébrité, de la vogue, et, sinon de la
fortune, quelque aisance.
(M. Paul de Kock et vous tous, successeurs et imitateurs de notre grand
romancier Pigault-Lebrun, je vous retracerai, si vous le désirez,
toutes les scènes plus que galantes, les scènes ignobles, indécentes,
qu’elle fit passer sous nos yeux. Vous pourrez, mieux que je ne le
ferais, les reproduire dans le premier roman qu’enfantera votre fécond
génie.)
Flore termina ainsi un récit qui paraîtra peut-être un peu long,
quoique je l’aie beaucoup abrégé :
« Mes chers philosophes, accablez-moi à présent de réprimandes,
d’insultes même. Dites-moi que j’aurais dû retourner près de ma mère,
plutôt que de me consacrer à la vie la plus abjecte. Hélas ! si j’ai
failli, j’en suis cruellement punie ! Des hommes qui ne m’inspirent que
du dégoût et souvent de la haine, que mon coeur et mes sens repoussent
indignés, il me faut les accabler de caresses, il me faut feindre la
joie, le bonheur, quand mon âme est déchirée d’inquiétude et de
remords. Cruel Adolphe ! tu es la première cause de mes peines, de mes
continuels tourments. Et pourtant, si tu revenais, si je te revoyais
encore, j’irais te demander de me reprendre, non plus comme une
compagne, mais comme une servante, la plus humble des esclaves.
Pourrais-tu refuser les services de cette
Ernestine que tu
appelais l’âme de ta vie, ta maîtresse adorée !.... »
A ce nom d’
Ernestine,
Alopex leva la tête, comme s’il fût sorti d’un songe.
« Quoi ! vous vous appelez Ernestine ?
- C’est mon véritable nom. Mes compagnes m’ont donné celui de Flore.
- Et le nom de votre mère, quel est-il ?
- Aloïse de Valincourt. »
Alopex, se leva brusquement, s’écria :
- « Tu es ma fille !... et c’est ici que je te retrouve ! »
Il se couvrit les yeux de ses deux mains, et, dans une extrême
agitation, il parcourait rapidement la chambre.
Bientôt il reprit, du moins en apparence, son calme accoutumé ; et,
revenant vers sa fille, il lui saisit le bras.
« Viens, suis-moi, Ernestine. Je ne veux pas que tu restes une nuit de
plus dans ce lieu infame. Demain nous partirons, nous irons rejoindre
ma chère Aloïse qui, sans doute, te pleure et t’appelle. »
Permettez, lecteur, que ce soit ici la fin de mon long article et de
mon petit voyage.
……………………….Longæ finis chartæque viæque (6).
AMAURY DUVAL.
NOTES
:
(1) Hor., Od., liv. III, ode XXIII.
(2) Voyez leur troupe en deuil, et sortant des murailles,
Accompagner des morts les
tristes funérailles.
VI
RG..
Géorg., IV.
(3) « Comme on voit, dans l’automne, tomber une à une les feuilles des
arbres, jusqu’à ce que les branches aient rendu toutes leurs dépouilles
à la terre ; ainsi se jettent, les uns après les autres, dans la fatale
barque, les enfants maudits d’Adam. Ils obéissent au rappel, comme
l’oiseau chasseur à celui du fauconnier. Les voilà voguant sur l’onde
noire ; et, avant qu’ils soient descendus sur l’autre bord, une
nouvelle foule, se pressant sur la première rive, attend le retour du
nautonier.
L
E D
ANTE,
Enfer, III, V. 112
et suiv.
(4) On devine aisément ce que tout monde pensait en ce moment. Il y a
encore, dans cette pièce, d’autres traits qui ont fourni matière à
d’autres applications malignes.
(5) Il faut dire d’où lui venait ce sobriquet. - Notre professeur nous
expliquait un jour les fables d’Ésope ; s’apercevant qu’un élève
n’avait point écouté la traduction littérale qu’il venait de faire du
texte grec de la première de ces fables, il lui demande brusquement ce
que signifiait
Alopex
(renard). L’élève répond étourdiment : «
Alopex… Alopex,
c’est une
alouette.
» A ces mots, la classe entière et notre professeur lui-même de rire
aux éclats. Le nom d’
Alopex
resta à l’élève ; et peut-être ce nom ne lui fut-il pas injustement
appliqué ; car, à cet âge, il était audacieux et rusé.
(6) Horat., lib. I sat. v, in fine.