Dans ces temps de révolution où les journaux ont tant d’influence sur
les esprits, je crois utile de raconter naïvement au public comment,
épris de la littérature, je me fis auteur par circonstance et apprenti
journaliste par nécessité. Les événements de ma vie n’ayant rien de
romanesque, je n’ai pas besoin d’avertir mon lecteur que mon récit ne
contiendra que la plus exacte vérité.
On me nomme Alfred de R***, et je dois la naissance à un juge de la
ville de B..., qui, à sa mort, me laissa quelque fortune. Parvenu à ma
majorité, ennuyé de la vie monotone que je passais dans ma petite
ville, je pris la résolution, malgré les remontrances de ma mère et de
tous mes parents, de venir habiter Paris. Convaincu de plus par les
éloges de mes amis, par les prix nombreux que j’avais remportés au
collége, que je devais être un jour un homme célèbre, et qu’il ne me
manquait qu’un grand théâtre pour me faire connaître, j’arrangeai mes
affaires ou plutôt je les dérangeai par le désir que j’avais de jouer
un grand rôle dans le monde. Je vendis donc mes terres, et après avoir
assuré le sort de ma mère d’une manière conforme à ses désirs, je pris
la route de la capitale. Je me croyais très-riche et je l’étais en
effet ; riche de mon bien d’abord, puis encore des connaissances que
j’avais acquises, et d’un fonds d’amour-propre qui surpassait à lui
seul toutes mes autres propriétés.
Je n’ai pas besoin de dire qu’en arrivant à Paris je m’établis sur un
pied, qui convenait non à ma fortune, mais à la grande idée que j’avais
de moi-même. En meublant un joli appartement, en me faisant traîner
dans un élégant cabriolet que je croyais indispensable à mon importance
future, je ne fis aucune réflexion sur l’avenir, je me croyais certain
de trouver dans la ressource de mes talents les moyens de soutenir et
même d’augmenter mon train. Avant de songer à les employer, je voulus
prendre connaissance du nouveau théâtre sur lequel j’allais me
produire, et je visitai, comme de raison, tous les lieux publics où les
heureux du jour doivent se rencontrer.
D’après les idées que je m’étais faites de Paris, il m’arriva ce qui
arrive toujours à tous les gens de province qui débarquent ; rien ne me
parut digne de mon admiration... excepté les danseuses de l’Opéra.
Comme avant de songer à entrer dans la carrière qu’on se propose de
parcourir, on est bien aise d’essayer ses forces dans une région moins
élevée que celle à laquelle on prétend parvenir, je fis la connaissance
de quelques jeunes gens qui contribuèrent beaucoup à me débarrasser de
certains préjugés provinciaux qui nuisaient beaucoup au développement
de mes belles qualités. Guidé par mes nouveaux amis, j’appris à
employer mon temps avec cette promptitude épicurienne, qui ferait
croire que toute notre vie n’est composée que de quelques années.
Introduit, je ne sais comment, dans une société plus aimable que
sévère, qui réunissait au charme des arts tous les agréments de
l’esprit, je m’y fis un nom par ma gaieté et quelques brillantes
reparties. C’est ainsi que je parvins à pénétrer dans le sanctuaire de
plusieurs théâtres ; j’avais ma voix au sanhédrin comique, tous les
auteurs étaient mes amis, et souvent à ma table, après le vin de
Champagne, ils me trouvaient des idées dignes d’être transmises à la
postérité. A mes joyeux propos, à mes vers improvisés, à ma mémoire
foudroyante, ils prédisaient que j’étais destiné à devenir l’homme du
siècle ; ils stimulaient mon indifférence, ils accusaient ma paresse,
ils juraient par tous les dieux de notre temps, par Molière et
Shakespeare, que je dérobais les plus vives jouissances à mes
contemporains, et ma gloire à la postérité, en n’ouvrant pas un cratère
à ce volcan, qui bouillonnait dans mon cerveau.
Tous mes amis étaient de si bons amis ! ils avaient tant de plaisir à
dîner chez moi afin de m’encourager à entrer dans la carrière des
lettres, que je crus devoir, pour m’initier davantage dans les mystères
de l’art dramatique, me lier d’une étroite amitié avec la seconde
actrice de l’un de nos grands théâtres. Je ne vous parlerai pas, mon
cher lecteur, de ses charmes, de son esprit ; toutes ces dames sont
toujours d’une perfection achevée aux yeux d’un amateur. Mais ce qui me
charma le plus dans cette aimable personne, lorsque je fis cette
heureuse connaissance, c’est cette idée qu’elle avait déjà de ma
célébrité à venir. A peine avais-je fait paraître dans les journaux et
dans les revues quelques fragments de prose et de poésie, que l’on
parlait déjà de mes futurs grands ouvrages. Comment cette jeune fille,
ou plutôt cette jeune femme ne m’aurait-elle pas charmé dès le premier
coup-d’oeil ? c’est par elle que j’appris que j’étais un grand auteur,
que mes bons mots, mes épigrammes légères, mes calembours malins
circulaient dans les coulisses. Une auréole de gloire m’environnait, et
je l’ignorais ; et pas un de ses rayons n’était encore venu frapper mes
yeux. Cette fois pourtant, je ne pouvais plus douter du sort glorieux
qui m’était réservé. Puisque tout me parlait d’un brillant avenir, ne
devais-je donc pas abandonner l’autre avenir provincial, qui se bornait
à obtenir un emploi dans l’administration, pour débuter sur la scène du
monde par le premier pas d’un grand homme ?
Je dis donc adieu à tous les anciens amis de mon père qui pouvaient
m’être utiles. L’un de mes jeunes compatriotes, que ses talents avaient
porté au rang de conseiller d’état, et qui me montrait le plus vif
intérêt, fut délaissé par moi de la manière la moins polie. Je me
concentrai dans le cercle étroit de mes aimables artistes ; et, afin de
mieux me pénétrer des connaissances du théâtre, je me chargeai des
frais du ménage de ma Thalie du second ordre, de la tendre admiratrice
des ouvrages que je n’avais point encore faits.
Comme j’étais certain d’avance de devenir un homme célèbre, je ne me
pressais pas trop de travailler ; je me contentais de jeter sur le
papier quelques idées destinées à une comédie qui devait, en me portant
d’un seul élan au sommet du Pinde, faire également la réputation de ma
bien-aimée. Car je dois convenir que si ma belle amie l’emportait sur
sa rivale par la jeunesse et la beauté, elle était bien loin de
l’égaler par le talent ; cette rivale faisait son désespoir. Quoi qu’il
en soit, les muses et l’amour occupaient doucement ma vie, et si elle
n’était pas tout-à-fait régulière, au moins était-elle bien remplie.
J’avais enfin terminé l’immortel ouvrage que l’on attendait de moi avec
tant d’impatience ; les fragments que j’en débitais aux comédiens, vers
la fin des excellents dîners que je leur donnais fréquemment, les
mettaient en extase. Jamais vers ne leur avaient paru plus énergiques
ou plus comiques ; et leurs éloges que je devais croire bien mérités,
me faisaient goûter par avance toute l’ivresse d’un prochain succès ;
enfin le grand jour de la lecture arriva. Tous les acteurs se réunirent
pour m’entendre, et je me présentai devant eux avec cette confiance que
donne la certitude d’une réception faite par enthousiasme.
En entrant, je parcourus des yeux le cercle brillant qui devait
m’écouter, je dis brillant, car il me semblait que toutes les dames du
théâtre s’étaient mises en frais de négligés les plus charmants pour me
faire honneur. Toutes les figures des personnes qui composaient le
comique aréopage avaient un air radieux. On pouvait les comparer à des
convives gourmands qui, connaissant d’avance le grand talent du
cuisinier de leur amphitryon, n’attendent que le moment de se mettre à
table, pour jouir de tout le plaisir d’un repas délicat.
A l’instant où je me disposais à prendre la place qui m’était destinée,
chacun des acteurs me dit une chose aimable sur le talent qu’ils me
connaissaient déjà, les dames m’adressaient d’agréables minauderies,
tandis que ma princesse affectait un air d’autant plus triomphant, que
sa rivale jetait sur elle des regards dédaigneux. Afin de me rendre ma
lecture moins fatigante, plusieurs de ces messieurs et de ces dames
s’empressaient auprès de moi ; l’un me disposait mon siège de façon à
n’être pas dans mon jour ; l’autre arrangeait mon manuscrit sur le
pupitre, tandis qu’une jolie main agitait des morceaux de sucre dans
l’eau qui devait rafraîchir mes lèvres desséchées : enfin ce n’était
autour de moi que légers services, que petits soins, que preuves de
bienveillance.
Je commençai ma lecture, et le silence succéda bientôt à cette douce
agitation qui avait tant de charmes pour moi. Mon premier acte ne parut
pas leur faire une grande impression ; et je m’aperçus bien que ce
n’était point une erreur de ma part, à ce mot que dit ma bien-aimée qui
répondait à quelques chuchotements : «
Mais, messieurs, un premier
acte n’est jamais qu’une exposition. » Un peu découragé, je commençai
le deuxième acte. A quelques traits assez piquants et qui furent
sentis, je repris courage ; mais bientôt le froid gagna l’assemblée, et
vers le milieu d’une grande tirade que je croyais superbe, j’entendis
un long bâillement, qui me prouva trop que tout le monde n’était pas de
mon avis. Cependant je réunis toutes mes forces pour leur faire sentir
les beautés de mon troisième acte ; mais j’avais beau crier,
gesticuler, suer dans mon harnois, certain bruit sourd venait troubler
ma lecture, et les mots :
Oh ! que c’est long ! que c’est insipide !
je n’y comprends rien, m’arrivaient de tous les côtés. Eh puis, les
femmes qui s’amusaient à se faire des niches ! L’une faisait une
grimace à sa camarade, l’autre tirait la queue du petit chien de sa
voisine pour le faire aboyer ; enfin, tout-à-fait démonté par la
gentillesse des dames et la distraction impertinente des hommes, je
portai les yeux devant moi. Que vis-je alors ? La figure ironiquement
riante de la grande coquette qui m’annonçait, par son regard malin, et
son triomphe et mon malheur... Irrité contre elle, contre moi, contre
tout le monde, je m’écriai :
Il est malheureux, messieurs, que cet
ouvrage ne vous plaise pas, car c’est du Térence tout pur... – «
Monsieur, me dit le premier acteur avec une gravité théâtrale, nous
trouvons beaucoup de mérite dans votre comédie, nous rendons justice à
votre talent ; mais le temps de Térence est passé. Le public en est
venu à ne plus s’amuser d’une plaisanterie fine, d’une scène filée avec
art. Il lui faut maintenant des situations fortes, des mots plus
grotesques que comiques, des tableaux plus érotiques que gracieux ; il
lui faut enfin tout autre chose que votre ouvrage. C’est pourquoi,
comme à notre ami, comme à l’un des soutiens futurs de la scène, nous
vous conseillons de céder au goût du temps, d’imiter nos maîtres
modernes, en exploitant l’histoire depuis les rois jusqu’aux bourreaux.
» - Cela dit, il me fit une profonde révérence : ce qui fut le signal
du départ pour tous ses camarades. Je n’étais pas encore revenu de
l’étonnement que m’avait causé l’abandon de tous mes bons amis ; je ne
comprenais point que la salle se trouvât vide et qu’il ne restât près
de moi que ma jeune Thalie, qui m’offrit plutôt le visage d’une femme
irritée que celui d’une tendre consolatrice.
De retour à la maison, ma compatissante amie, loin de dissiper ma
tristesse, me chercha querelle sur des bagatelles. Je crus voir qu’elle
désirait augmenter ma mauvaise humeur, ce qui me détermina à la quitter
assez brusquement.
Rentré chez moi, je fis de sages réflexions sur ma jeune princesse. Son
changement m’avait frappé, et je craignais avec raison que sa passion
pour les bons rôles ne me coûtât une grande partie de son amour. C’est
ce que je voulus savoir dès le lendemain matin en allant lui rendre
visite. Mais quel fut mon étonnement ! elle me reçut avec tous les
dehors de la plus sincère amitié. Nous déjeunâmes ensemble, et après le
déjeuné, elle ne craignit plus de me parler de mon aventure de la
veille. Elle me dit que, pendant ma lecture, sa situation était devenue
bien pénible par l’air triomphant de sa rivale. Elle m’assura en avoir
versé des larmes de dépit. Puis, après tous ces détails qui ne
faisaient que rouvrir mes blessures, elle me fit des questions sur ma
famille. Elle me parla de la douleur de ma mère quand elle saurait que
je m’étais dérangé du chemin que mes parents m’avaient tracé. «
N’espérez pas, me dit-elle, pouvoir réussir dans une carrière d’où la
nature semble vous repousser : il faut, pour faire une comédie, une
connaissance du monde que vous n’avez point. Cette carrière,
d’ailleurs, n’offre aucune perspective pour la fortune ; et quand bien
même, après beaucoup d’efforts, vous parviendriez un jour à obtenir une
espèce de succès, quel avantage pourriez-vous en retirer ? A quoi peut
mener un de ces succès comme on en voit tant ? Si votre pièce n’annonce
point un assez grand talent pour effrayer vos confrères, ils vous en
laisseront jouir tranquillement ; mais les comédiens, après quelques
représentations, vous prouveront, en l’abandonnant, qu’elle n’est
d’aucune valeur à leurs yeux. Si, au contraire, votre ouvrage attire la
foule et vous promet une fortune, les journaux se déchaîneront contre
votre triomphe et empoisonneront votre vie de tous les tourments d’une
injuste et maligne critique. Non, mon ami, ajouta-t-elle en me prenant
la main, il faut abandonner dès aujourd’hui une route qui ne vous
conduirait qu’à la honte et à la misère ; il faut rentrer dans cette
vie bourgeoise si douce et si estimable. Ah ! combien je regrette
d’avoir contribué, pour ma part, à vous en faire sortir ! mais il n’est
jamais trop tard de revenir à la raison. Laissez donc là pour jamais le
théâtre et les actrices, reprenez le cours des études sérieuses que
vous aviez commencées avant de me connaître, et devenez un jour, par
vos talents administratifs et de nobles vertus, un père de famille
honorable, un citoyen utile à votre patrie. »
J’avais été si étonné de son langage ridiculement solennel et de sa
morale si imprévue, que je n’avais pas même songé à l’interrompre ;
mais quand je vis qu’elle ne m’adressait cet admirable verbiage que
pour me dire en résultat qu’elle me quittait, il m’échappa tout-à-coup
un grand éclat de rire qui parut la déconcerter.
« Eh quoi ! ma chère amie, lui dis-je, faut-il tant de façon pour me
prévenir que vous me donnez mon congé. Eh pardieu ! je l’accepte de bon
coeur. S’il faut vous dire même toute la vérité, je m’étais déjà aperçu
à l’état de mes finances que notre rupture devenait indispensable. Si,
à l’instant de notre séparation, vous m’avez régalé, avec toute la
dignité qui vous convient si bien, d’un sermon admirable, vous
conviendrez du moins que votre éloquence n’est pas à bon marché. Car la
morale que vous me débitez si à propos me coûte, soit dit sans vous en
faire un reproche, une trentaine de mille francs. Je sens que, dans
votre intérêt, ce congé m’est bien dû. Je sais que vous ne tenez point
à l’argent, que vous n’avez qu’un but, que ce but est la gloire ; mais
comme vous ne pouvez y parvenir qu’en vous faisant connaître du public
dans un nouvel ouvrage, vous me congédiez, moi, l’auteur malheureux,
pour ouvrir la lice à tous les hommes de lettres. Eh bien, soit ;
qu’ils viennent au même prix briguer votre conquête, je leur laisse le
champ libre, en vous adressant un éternel adieu... » Cela dit, je lui
tirai ma révérence. Je ne me trompai point dans mes conjectures : huit
jours après avoir quitté ma belle, j’appris que j’avais pour successeur
un auteur de mélodrame, qui lui avait fait accepter tout à la fois un
rôle dans sa pièce et l’hommage de son coeur.
Je ne vous raconterai pas, mon cher lecteur, de combien de folies du
même genre fut suivie cette première liaison. Jeté dans un monde plus
amusant que sage, je prouvai, par mon expérience, qu’une fois lancé sur
la pente d’un précipice, il est bien difficile de s’arrêter. Que vous
dirai-je enfin, il me manquait un vice, et je ne tardai pas à le
connaître dans toute son effroyable horreur. Je veux parler du jeu.
Cette passion s’empara de moi avec plus de force encore que celle du
théâtre. Je payai de toute ma fortune mon initiation dans la nouvelle
société que je m’étais formée. Prêt à céder au désespoir de me voir
ruiné, trop fier pour recourir à la bourse de mes amis, je fus sur le
point d’attenter à mes jours. Cependant, en repassant les événements de
ma vie, je vis que si j’avais eu le malheur de me ruiner comme un sot,
au moins aucune action déshonorante ne pouvait m’être imputée. Je
songeai que si j’étais devenu pauvre par ma faute, je pouvais retrouver
une nouvelle fortune dans mes talents. C’est alors que je conçus le
grand projet de composer un roman et d’y peindre nos moeurs.
Encouragé par cette idée, je réunis les débris de ma fortune, hélas !
bien peu considérables, et je m’établis dans une petite rue, au sixième
étage. Là, je m’occupai avec ardeur de mon roman, et, grâces aux idées
riantes ou passionnées que me fournissait mon imagination, les heures
du jour, si longues autrefois, même au temps de mon opulence, passaient
avec une extrême rapidité. C’est tout au plus si, provoqué par la
nécessité de reprendre des forces, je pouvais me décider à quitter ma
chambre pour aller dévorer dans la gargote voisine un modeste repas.
Enfin, après six mois d’un travail suivi, je dirai même d’un plaisir
qui n’est connu que des gens de lettres, je portai chez un écrivain
public, qui déjà m’avait fait quelques copies, le roman qui devait
réparer mes fautes et devenir pour moi une source de gloire et de
fortune.
Ah ! mon cher lecteur, que cette fois je fus encore trompé dans mon
espérance ! Plusieurs libraires lurent mon ouvrage et tous le
refusèrent. Ils trouvaient que mon roman n’était point écrit pour des
hommes forts ; qu’il ne pourrait leur inspirer ces sensations vives
qu’ils vont chercher à notre moderne théâtre, ces sensations
indispensables à de jeunes hommes qui veulent marcher sur les traces de
Bonaparte et de Robespierre.
Que pouvais-je répondre à ces honnêtes libraires ? Il fallait leur
former des destructeurs de l’espèce humaine, et moi j’apprenais à nos
jeunes gens à ne pas s’écarter des règles du devoir, à ne pas tromper
l’innocence, à respecter l’hymen, et à n’espérer pour récompense à tous
ces sacrifices vertueux que l’estime de soi-même.
Le dernier chagrin qui venait de me frapper ne me porta cependant point
au désespoir, mais il me causa un tel abattement, qu’il aurait eu pour
moi le même résultat ; car, si je ne me donnais pas la mort, je devais
m’attendre à mourir, dans mon galetas, de misère et de honte.
Cependant un hasard vint retarder encore ma triste fin. Le maître
écrivain, à qui je devais le prix des copies de mes ouvrages, vint
réclamer son juste salaire. Ne pouvant le payer dans le moment, je lui
fis part de ma situation, et je lui offris comme indemnité de
travailler pour lui, de rédiger les lettres et les mémoires qu’on
viendrait lui demander. Il accepta ma proposition, et, grâces au talent
que j’avais en calligraphie, talent dont j’avais dédaigné d’user pour
moi, je trouvai une existence dans l’exercice de ma plume, car cet
honnête écrivain ne voulut retenir qu’une petite partie de mon salaire
pour acquitter mes dettes passées.
Cette ressource qui suffisait à mes premiers besoins, s’augmenta peu à
peu par mon assiduité à remplir mes devoirs. Certes, j’étais bien loin
d’être heureux ; mais enfin, quelque modeste que fût mon traitement, je
trouvais une consolation à ne le devoir qu’à moi-même, et je sentis,
pour la première fois de ma vie, que le pain qu’on doit à son travail
n’est jamais amer.
Un jour, en sortant de mon bureau, par distraction, je traversai le
Palais-Royal que j’avais toujours le soin d’éviter par la crainte d’y
rencontrer quelques-unes de mes brillantes connaissances.
L’amour-propre me les faisait fuir. Ma parure plus que simple leur eût
trop fait connaître ma triste situation : une cravate noire mise si
artistement qu’elle pouvait faire croire qu’il n’était plus de mode de
porter du linge, un chapeau que l’absence d’un parapluie avait
tout-à-fait déformé, un pantalon et un habit que l’habitude que nous
avions d’être tous les jours ensemble avait considérablement fatigués,
formaient toute ma parure. Aussi, lorsque j’étais forcé de traverser un
lieu public, c’était vraiment un supplice pour moi : « Que vais-je
devenir, me disais-je, quelle rougeur ne viendra pas couvrir mon front,
si j’ai le malheur d’être aperçu par ceux à qui je donnais le ton par
l’élégance de mes habits, par le goût de mon cabriolet, si je suis vu
de ces hommes que j’ai cent fois enivrés des vins les plus exquis, et
qui, au milieu des festins que je leur prodiguais sans nécessité, se
déclaraient mes amis à la vie et à la mort ?... Oh ! que j’aille
maintenant réclamer leur amitié !... Un salut froid et un regard de
pitié seraient le prix de mon humiliation... Non, non, mourir de faim
près d’une borne plutôt que d’implorer l’assistance de ces égoïstes qui
forment ce qu’on appelle le monde. » Tout en marchant le long d’une
galerie du Palais-Royal, je faisais ces tristes réflexions, quand tout
à coup, à vingt pas de distance, je reconnus l’un des intimes amis que
m’avait procurés ma fortune passée : il se nommait Édouard de V***. En
le retrouvant, je me troublai. Pour éviter qu’il ne me vît, j’entrai
dans le jardin et me cachai derrière un pilier. Je croyais lui avoir
échappé et je m’en réjouissais, quand j’entendis une voix qui me disait
: « Eh, pourquoi donc, Alfred, me fuis-tu de la sorte ? Moi, je cours
tout Paris pour te rencontrer. Ah ! je devine, c’est par orgueil, c’est
parce que ta garde-robe se trouve en mauvais état. En effet,
ajouta-t-il en me regardant des pieds à la tête, je vois que tu n’as
pas crédit chez ton tailleur ; cela m’étonne, car c’est la meilleure
pâte de fripon... mais nous remédierons à cela. Et dis-moi, que fais-tu
maintenant ?
- Eh bien ! puisque tu veux le savoir absolument, je gagne un petit écu
par jour à faire des écritures.
- Je ne m’étonne pas maintenant de te voir en si triste équipage ; mais
il m’est réservé de changer ta fortune comme j’ai changé la mienne.
- Elle me semble en effet bien différente de ce qu’elle était autrefois
; cette élégance dans tes habits et dans tes manières, un certain air
qui sent l’opulence... Aurais-tu donc hérité de quelque vieille tante ?
aurais-tu gagné un terne à la loterie ?
- Rien de tout cela, mon cher ami. Je me suis associé avec un
capitaliste pour faire un journal. Il a fourni les fonds et moi
l’esprit, et notre journal a pris à merveille. L’or pleut dans ma
caisse, la considération le suit, les gens de lettres me caressent, les
comédiens tremblent devant moi, les actrices me font la cour, les
hommes d’état me saluent ; enfin, je suis une puissance du jour qui, la
verge haute, me fais redouter des petits et des grands. Il ne me
manquait plus qu’un collaborateur capable de soutenir la réputation de
mon journal, et je l’ai rencontré. C’est à toi, mon ami, que je destine
cet honneur. Tu gagnes par jour un petit écu chez un écrivain, eh bien
! moi je te donne vingt francs, en attendant que ton travail te fasse
participer à ma fortune, en t’acquérant le titre de mon associé.
- Mais suis-je donc capable de te seconder, tu sais que ma pièce a été
refusée ?
- Je sais de plus que tu as fait un roman dont les libraires n’ont pas
voulu ; mais c’est à cause de cela que je te préfère à tout autre.
D’abord, dans tes jugements, tu te souviendras qu’on a méprisé tes
ouvrages, et tu n’en seras que plus malin en critiquant ceux de tes
rivaux. Ensuite, je sais ce que tu es capable de faire. Ta mémoire est
étonnante, ton esprit est porté vers l’épigramme, aucune des
connaissances humaines n’a échappé à tes études, tu peux parler de tout
enfin et tu peux en parler bien. J’espère que tu n’as pas conservé ces
préjugés de province que nous t’avons reprochés tant de fois, que ta
visière n’est plus obscurcie de ces mots : Justice, raison, et décence
; mais, au reste, quelque instruction de ma part et la jouissance de
nos priviléges t’auront bientôt fait sentir tout l’avantage de ta
position. Ainsi, c’est une chose décidée, tu quittes ton écrivain, je
t’attache à mon journal, et je fais ta fortune en augmentant la mienne.
Mais à propos, c’est aujourd’hui que je dîne avec nos gens de lettres
et mon lourd associé : il faut que je te présente aujourd’hui même à la
bande joyeuse. Tu feras un bon dîner, je te le promets, et je vois à ta
mine pâle qu’il arrive à propos. Il faut que tu changes de régime ;
oui, je prétends qu’avant trois mois tu sois porteur d’une face aussi
pleine et aussi rubiconde que la mienne.
- Hélas ! comme tu dis. Depuis bien long-temps je n’ai fait un bon
repas ; mais je n’oserai jamais me présenter dans ta société sans avoir
remédié au délabrement de mon costume que les outrages du temps ont
considérablement endommagé.
- Oh ! j’avais déjà songé à cet inconvénient. Dieu me garde de te
présenter à mon associé dans ce piteux accoutrement ! Mon financier,
qui est un sot, à tes vêtements plus que modestes, ne verrait en toi
qu’un imbécile. Il est convaincu, et, je le dis à regret, je commence à
penser comme lui, qu’on n’est jamais un homme d’esprit quand on n’a pas
trouvé dans soi-même les moyens d’avoir un bon habit. Dans un instant à
ses yeux tu vas être un homme comme il faut. Nous sommes de même
taille, et lorsque je vais t’avoir équipé de la tête aux pieds, tu
retrouveras tout à coup, dans l’influence de mes habits, ta malice et
ta gaieté. » En finissant ces mots, il me prit sous le bras, me fit
monter dans son cabriolet, me conduisit à son logement qui était
très-élégamment meublé, m’installa dans une chambre, et me fit apporter
par son domestique tout ce qui pouvait être nécessaire à ma toilette,
en me faisant dire qu’il me rejoindrait, à six heures, à la Rotonde du
Palais-Royal.
Tout étourdi de ce qui venait de se passer entre Édouard et moi, je
commençai à m’habiller. J’étais tout surpris de la générosité d’un
jeune homme qui ne m’avait toujours paru qu’un ami comme on en trouve
tant dans le monde ; je croyais même avoir quelque preuve de son
égoïsme au moment où la fortune m’abandonna tout-à-fait. Mais enfin,
quel que fût le motif de ses espérances, je dus accepter ses bienfaits,
puisque j’avais l’espoir de les reconnaître un jour par mon travail.
Ma toilette terminée, je restai surpris de la métamorphose qui s’était
faite en moi, il me sembla que je renaissais pour une autre vie. Mes
traits, un peu amaigris par le jeûne, donnaient à ma physionomie plus
d’expression et de finesse. Ainsi que je l’avais promis à Édouard, je
me rendis au Palais-Royal bien avant l’heure à laquelle il devait me
rejoindre. En l’attendant, je me promenais avec cet air heureux qui me
donnait pour l’avenir l’assurance d’un sort brillant. Je savais, il est
vrai, que, dans le journal auquel j’allais travailler, on cherchait
plutôt la malice et l’esprit que le talent de l’écrivain ; cependant,
me disais-je, je trouverai bien le moyen de me faire distinguer des
autres collaborateurs. Édouard en convient lui-même, je possède mille
connaissances qui sont étrangères à presque tous les gens de lettres.
Malgré moi toutes ces idées puisées dans l’antiquité se répandront dans
cette quantité d’articles que je vais livrer au public ; et, pour peu
que je donne un air de nouveauté à toutes ces vieilles pensées, j’aurai
bientôt frappé les regards de la multitude. Ma réputation s’étend, les
propriétaires des grands journaux m’apprécient et me choisissent comme
un de leurs rédacteurs ; arrivé à cet excès d’honneur, c’est sur ce
nouveau théâtre que j’augmenterai de réserve dans ma conduite. Mon
style sera toujours conforme au genre du livre qu’il me sera permis de
juger. Je n’emploierai point avec l’auteur cette amère ironie qui ne
montre dans un critique que l’impuissance du talent. Je reprendrai les
défauts du livre avec politesse ; j’en ferai sentir les beautés avec
chaleur et conviction, et, pour qu’on n’accuse point mon jugement
d’être l’effet de la crainte ou de la sécurité que donne l’anonyme, je
ne me cacherai pas, même sous le voile d’une lettre de l’alphabet :
j’aurai le courage d’imiter Charles Nodier. Comme cet élégant écrivain
dont la juste et l’adroite critique se dérobe sous les formes d’une
bienveillante politesse, je signerai mon nom tout entier. Après m’être
fait une réputation dans le genre littéraire, je me lancerai dans la
politique. Soit que j’embrasse le parti de l’opposition ou celui du
ministère, ma polémique sera toujours noble et consciencieuse. Ainsi
que les Fox, les Shéridan, les Canning, les Benjamin Constant, les
Châteaubriand, je puis devenir à mon tour une puissance dans les
journaux. Déjà mon influence est révélée, on m’entoure, on me prévient,
on me flatte, on m’appelle enfin à la chambre des députés. L’habitude
de discuter les plus hauts intérêts m’a rendu faciles les succès de
l’orateur. Comme aucune question ne m’est étrangère, ma seule opinion
décide toutes les questions... Enfin, le roi m’appelle en son conseil,
un ministère devient vacant...
En ce moment Édouard me frappa sur l’épaule, en me disant : « Allons
mon ami, on nous attend chez Véfour. » Le cruel, en me réveillant, me
priva de tous mes honneurs ; mais je m’en consolai par l’espoir de
faire un succulent dîner, ce qui ne m’était pas arrivé depuis bien
long-temps.
Nous nous trouvâmes bientôt chez le restaurateur où un somptueux repas
nous attendait. Plusieurs jeunes rédacteurs et notre financier bailleur
de fonds formaient avec Édouard et moi tout l’esprit ou plutôt tout le
personnel du journal. Après avoir été présenté au gros propriétaire de
cette mince feuille, et avoir reçu de lui un accueil bienveillant que
je ne devais sans doute qu’aux éloges qui m’étaient prodigués par mon
ancien ami, les convives se mirent gaiement à table, et arrosèrent
d’excellentes huîtres vertes avec du vin de Champagne à la glace. La
conversation, après quelques moments du silence que l’on observe
toujours au commencement du dîner, tomba nécessairement sur le journal,
le nombre de ses abonnés, et le genre de scandale qu’il produisait dans
le public. On passa bientôt en revue toutes les actrices des grands
théâtres. On vanta surtout les talents de mademoiselle D***, - « J’en
conviens, dit un de nos jeunes gens, elle a beaucoup de talent ; mais
cela ne m’empêchera pas d’en dire du mal, aussi long-temps qu’elle
appartiendra à l’ambassadeur d’A... Je ne veux pas que ces demoiselles
conservent dans un temps d’égalité des coutumes aristocratiques. Il
faudra bien que cette Terpsichore de distinction tombe à son tour dans
le domaine public. – Tu veux dire dans le domaine des journaux, lui
répliqua Édouard ; si j’étais à ta place, il y aurait parbleu
long-temps que je lui aurais prouvé qu’elle ne sait pas faire un
rigodon. Vous êtes tous des enfants, vous n’y entendez rien. Vous ne
savez pas tirer parti de cette branche de mon administration que j’ai
bien voulu vous abandonner. Est-ce par le compte que vous rendez des
spectacles que vous espérez faire fructifier notre ferme ? Vous n’avez
que des éloges à donner, et vos critiques sont si timides, qu’elles ne
sauraient amuser nos lecteurs, pourquoi ne m’imitez-vous pas, je vous
prêche d’exemple. En m’emparant de la haute société, j’ai connu tout de
suite l’étendue des devoirs que j’avais à remplir, et je puis prouver
que, depuis trois mois à peine que j’exploite cette féconde mine, j’ai
considérablement augmenté le nombre de nos abonnés. Voyez si personne
peut m’échapper. J’ai déjà
enfoncé trois conseillers d’état et cinq
députés ministériels. Ils m’ont toujours à leur suite, je ne les laisse
pas respirer, et quoique mes épigrammes ne soient le plus souvent que
des jeux de mots, j’y reviens sans cesse, et je les retourne de tant de
manières, qu’elles paraissent toujours nouvelles au lecteur. La chambre
et la haute administration vont m’offrir un fonds inépuisable. Le mois
prochain je reprendrai les ministres en sous oeuvre. Si je les ai
abandonnés quelque temps.....
- C’est.... (lui répondit vivement un des convives) qu’on t’avait
promis la croix d’honneur, et qu’on ne te l’a point donnée.
- Non, non, c’est tout autre chose ; car moi je ne songe qu’à l’intérêt
du journal, et monsieur doit savoir (en désignant le financier), que
depuis qu’il m’a associé à ses bénéfices, j’ai au moins doublé le prix
de ses actions.
- Mais tu n’as point doublé nos appointements, dit un autre jeune homme
en riant.
- Que voulez-vous que j’y fasse. A vos théâtres vous ne vous occupez
que de vos bonnes fortunes ; et quand il s’agit de mordre un peu, je ne
trouve en vous que des moutons. Soyez lions, déchirez votre proie, et
je vous payerai comme des lions. »
Le financier qui n’avait pas encore dit un mot, prit à son tour la
parole, et nous baragouina dans un français en usage dans la tribu de
Lévi : - « M. Édouard a raison ; lui seul sait faire son métier. Il a
déjà flétri dix ou douze réputations, et ces douze réputations, en les
estimant mille francs pièce, sont entrées dans ma caisse en espèces
sonnantes.
- Peste ! m’écriai-je, déjà à demi étourdi par tous les vins qu’ils
m’avaient faire boire, l’honneur des hommes est d’un bon rapport, et je
te fais mon compliment, mon cher Édouard, d’en avoir tiré si bon parti
sans qu’il t’en ait coûté bras ou jambes.
- Oh ! quant à cela, dit-il en riant, nous avons un gérant responsable,
et toutes ces petites discussions ne me regardent pas. – Mais à propos,
messieurs, j’ai une petite aventure scandaleuse à vous raconter, qui va
servir d’aliment, au moins pendant huit jours, à notre journal.
Imaginez que j’ai aperçu la jeune femme de ce conseiller d’état si
dévoué au gouvernement... Comment le nommez-vous donc... le baron de...
le nom ne fait rien à l’affaire. Je le désignerai si bien, que tout le
monde le reconnaîtra... Eh bien, j’ai rencontré sa femme, cette petite
prude si jolie, qui baisse toujours les yeux quand on la regarde d’une
certaine façon ; je l’ai rencontrée, dis-je, à l’Ambigu-Comique, seule
dans une loge avec un beau jeune homme à moustache. La grille était
baissée, je dois en convenir ; mais c’est ce dont il sera inutile
d’avertir le public. Comme je savais que cette gentille bégueule
donnait de jolis concerts, exécutés par nos premiers artistes, j’avais
prié l’un d’eux de m’y présenter. Croiriez-vous bien que cette
impertinente s’est refusée à ma demande, sous le prétexte qu’elle ne me
connaissait pas... Ah ! parbleu ! elle va me connaître, et elle me
payera cher l’affront qu’elle m’a fait éprouver.
- Mais, es-tu certain, Édouard, lui dis-je très-sérieusement, que ses
amis prendront bien la chose ?
- Mon cher ami, nous ne signons jamais nos articles ; et puis, comme je
te l’ai dit, nous avons un gérant responsable.
- S’il doit répondre de toutes vos sottises, c’est un homme à qui vous
serez forcé de donner les invalides au premier jour.
- Mais j’oubliais encore une chose, dit Édouard en m’interrompant. J’ai
conçu ce matin, en lisant les journaux de l’opposition, une excellente
idée. Ces braves du mouvement exploitent maintenant la misère publique,
je veux les imiter. Cette misère-là peut devenir pour nous une source
de richesse. Dans mon premier article je ferai un parallèle du dîner du
pauvre avec celui du riche.
- Avant de commencer, lui dis-je d’un grand sang-froid, veux-tu que je
te serve de ces filets de chevreuil piqués ? ils sont excellents.
- Je montrerai, s’écria Édouard avec chaleur, le misérable ouvrier,
encore fatigué de ses travaux, mangeant à peine un pain grossier, tout
trempé de ses sueurs...
- Peut-être préfères-tu cette poularde aux truffes ? je vais t’en
servir. » Mais il me repoussa la main, en me disant : - « Non, j’aime
mieux l’aile que la cuisse, » puis après il continua...
- Je peindrai avec la plus vive éloquence la misère de cet infortuné.
Je le représenterai couché sur la paille, tandis que l’opulent étendu
sur un mol édredon...
- A propos de cela ! ton appartement est charmant, qui te l’a donc
meublé si richement ?
- C’est Darac, répondit étourdiment Édouard, il me coûte plus de 15,000
fr. ; » puis revenant à sa première idée. « Oui, messieurs, je
représenterai cet ouvrier aussi malheureux que le serf du douzième
siècle, plus esclave que lui, et beaucoup plus à plaindre. Si le
dimanche, pour se reposer de ses cruelles fatigues, il veut se
permettre de boire un verre de vin, il est obligé de sortir hors les
barrières... Et quel vin boit-il ?
- Oh ! à coup sûr, Édouard, il ne vaut pas celui-ci, dis-je en lui
présentant la bouteille.
- Mais verse donc tout plein, me dit Édouard avec humeur...
- Non, non, c’est assez. Parlons de la misère publique. Disons du mal
de tous ces hommes qui ne songent qu’à eux seuls, plaignons le pauvre,
défendons-le contre ce gros financier, ce fastueux propriétaire qui
dévore en un repas la subsistance de vingt malheureux. Vouons au mépris
et à la mort tous ces infâmes riches qui sont toujours des méchants ;
mais en attendant que nous les ayons écrasés sous le poids de nos
éloquentes censures, garçon ! encore du vin de Champagne ! bonne chère
et bon feu, buvons sec et surtout buvons frais.
- Ah le traître ! s’écria Édouard en éclatant de rire, il se moquait de
moi, et je ne m’en apercevais pas. Quand je vous disais, messieurs,
qu’il était digne d’entrer
in nostro docto corpore.Vous le verrez à
l’oeuvre. – Mais il est temps de se séparer. Il faut que je fasse
connaître Alfred au théâtre comme mon remplaçant, et le moment est venu
de nous y rendre. » En effet, après une orgie bien complète, la société
se sépara, la tête un peu troublée par les fumées du vin et les projets
philantropiques qui avaient animé nos graves discussions.
Ce ne fut pas sans étonnement que je vis Édouard arrêter son cabriolet
devant le théâtre, jadis témoin de mes plaisirs et de ma honte. Dans un
instant je me rappelai mes amours et ma pièce refusée. – Ah ! dis-je en
moi-même, MM. de la comédie, je vous tiens donc à mon tour. Vous m’avez
condamné à huis clos, et moi je vous jugerai publiquement. Oui, c’est
moi-même qui rédigerai votre arrêt, et qui vous fustigerai selon mon
bon plaisir. – Édouard m’interrompit dans mes réflexions pour me donner
des conseils. Il prit à cet effet une gravité si plaisante, que c’était
tout au plus si je pouvais m’empêcher de rire. « Écoute, me dit
Édouard, songe à l’importance des fonctions que tu vas remplir à ce
théâtre. Ne te laisse point séduire par les coquetteries des actrices,
ou par les éloges des comédiens. Exerce avec sévérité, mais avec
justice, ton emploi de critiques ; songe qu’il y va de ta réputation
d’homme intègre et de la prospérité du journal. Seulement je te demande
beaucoup d’indulgence pour la petite B... Tu peux tomber sur
mademoiselle C... tant qu’il te plaira. Tous les hommes, je te les
abandonne. Quant à la grande coquette, comme je suis presque un
commensal de sa maison, toujours les plus grands éloges. Je suis même
convenu avec elle, et je t’en préviens d’avance, que la pièce nouvelle
qu’elle jouera demain, et dont tu rendras compte, sera trouvée bonne,
quelle que soit la manière dont le public la traite. Te voilà bien
instruit maintenant, vole à la gloire aux dépens de qui il
appartiendra. Ah ! encore un mot. Tu vas m’accompagner dans les
coulisses ; là, ne va pas au moins compromettre ton rang par des
familiarités qui te placeraient un jour dans une fausse position. Garde
une gravité diplomatique, et cherche plutôt à te faire craindre qu’à te
faire aimer. » Après ces mots nous entrâmes dans le sanctuaire, et il
me présenta aux acteurs qui jouaient en ce moment la comédie, comme
l’homme d’esprit qui devait le remplacer, et les guider dans leur
carrière. »
Je ne puis vous peindre, mon cher ami, l’effet que produisit cette
nouvelle sur ces messieurs et sur ces dames. Tous froncèrent le sourcil
ou se pincèrent les lèvres. Cependant, comme ils savaient, par
expérience, quelle était la puissance d’un journaliste, ils vinrent
bientôt vers moi me rappeler nos anciennes amitiés. Enfin, ils firent
si bien par leurs caresses et leurs flatteries, que nous finîmes par
nous quitter les meilleurs amis du monde.
Le lendemain de cette soirée, Édouard me fit connaître au rédacteur
principal, comme ayant le droit de faire insérer tous les articles
qu’il me plairait de donner au public. En effet, ce jour-là même, je
devais rendre compte de la pièce nouvelle qui n’eut aucun succès. Et
quoique Édouard m’eût averti qu’il protégeait l’auteur, je ne fis pas
moins une critique très-juste, mais très-méchante de l’ouvrage.
L’épigramme y dominait tellement, que ce jugement ressemblait à une
vengeance. Hélas ! je me ressouvins, malgré moi, qu’on avait refusé ma
pièce, qu’on m’avait préféré celle de mon rival, et que ce rival était
mon successeur.
Ma tâche remplie, j’allai me coucher ; et le matin, je venais de
m’éveiller, quand tout à coup je vois Édouard entrer dans ma chambre le
journal à la main.
- Qu’es-tu fait, malheureux ? me dit-il. Tu viens de tirer sur nos
troupes. L’auteur que tu as dépecé si cruellement, et malheureusement
avec trop d’esprit, est de notre coterie. Nous voulons faire adopter sa
littérature, et tu viens de démentir nos principes, et de renverser nos
projets.
- Ma foi ! mon cher ami, le genre de littérature m’a paru détestable et
je l’ai dit : Je ne vois pas trop d’ailleurs quel intérêt peut avoir
votre journal à soutenir des absurdités.
- Comment, quel intérêt ! mais celui de varier nos plaisanteries et
d’être tous les jours piquants. En nous moquant aujourd’hui de la
vieille littérature, nous avons un fonds inépuisable de bons mots à
faire tomber sur les vieux académiciens ; quand ce genre classique sera
anéanti, et que nous aurons porté très haut la nouvelle école, les
jeunes gens qui la composent, feront nécessairement des extravagances
d’un genre nouveau ; ils fouleront aux pieds toutes les règles du bon
sens ; ils manqueront de goût, de décence, de morale ; et alors, nous
tournerons contre eux les armes qui les ont défendus. Cela est si vrai,
que je vais au premier jour commencer les hostilités contre la
littérature chèvre.
- Mais, qu’arrivera-t-il de tout cela ? c’est que vous n’aurez à
l’avenir ni ancienne ni nouvelle littérature.
- Vous n’aurez plus que les petits journaux, et il faut que vous n’ayez
que cela pour former votre esprit. Le génie qui domine à nos rédactions
a un but encore plus élevé ; nous espérons bien, à force de ridicule,
rapetisser tous ces grands intérêts qui agitent maintenant les hommes.
Que nous font à nous des constitutions, des lois, un gouvernement ?
Nous ne voulons, nous, qu’un mouvement général dans la société, qui
nous offre de nouveaux traits à la satire. L’ordre et la raison nous
tueraient infailliblement. Pourquoi recherche-t-on notre journal ?
parce qu’on y trouve un aliment à des passions. Maintenant, nous
poursuivons le gouvernement, nous livrons au mépris tous les
ministériels ; mais, aussitôt que la chance cessera d’être favorable
aux hommes du mouvement, eh bien, mon cher ami, nous rentrerons dans la
bonne voie jusqu’à ce qu’un nouvel événement nous en fasse sortir pour
le plus grand avantage de notre spéculation. Nous devons tout dire et
tout faire pour avoir des abonnés. Les abonnés donnent de l’or, et au
temps où nous vivons, il ne faut que de l’or pour être heureux et
considéré.
- Moi, jusqu’à ce jour, j’avais cru le contraire. Je m’imaginais qu’une
vie irréprochable...
- Une vie irréprochable ne vaut pas une once d’or.
- Mais pourtant, l’homme d’honneur qui se respecte...
- Mourra de faim s’il n’a pas d’or.
- Tu n’as donc pas de religion politique ? car enfin, il faut une
opinion, et la raison est d’un côté ou de l’autre.
- Elle est toujours du côté de l’or.
- Combien tu m’étonnes ? moi qui te croyais le plus zélé patriote, et
même un peu républicain...
- Tu peux ajouter constitutionnel, henriquinquiste, et Saint-Simonien
si j’y trouve de l’argent à gagner. Ah ! mon cher ami, que tu me
laisses encore de préjugés à déraciner de ta pauvre tête ; mais j’y
parviendrai ; et j’espère bien qu’un jour mon élève surpassera son
maître. L’article que tu as fait hier, quoiqu’il me contrarie
très-fort, me donne sur toi les plus grandes espérances ; non, je ne
ferais pas mieux moi qui m’en pique ; aussi c’est cet article qui me
détermine tout à fait à te faire partager mes plus secrets travaux.
Commence d’abord par prendre ces vingt louis dont tu peux avoir besoin,
nous compterons à la fin du mois. Je te le répète, j’ai juré de faire
ta fortune et tu peux m’en croire, car tu nous aideras bien à faire la
nôtre, et, comme le dit Figaro,
mon intérêt te répond de moi. –
Maintenant je viens au fait ; voici une liste de quelques députés et de
plusieurs hommes d’état qu’il faut châtier rudement dans nos premiers
numéros. J’ai mis des commentaires à chaque nom, qui t’indiqueront la
manière dont il faut les livrer au ridicule ; ton esprit fera le reste
; d’ailleurs il ne s’agit pas de frapper juste, mais de frapper fort.
Adieu, mon cher Alfred, je t’ai mis sur la route de la fortune, c’est à
toi maintenant de faire ton chemin... » A ces mots, il me quitta, et me
laissa tout surpris et même épouvanté de ses odieux principes et de
l’emploi qu’il me destinait.
Après son départ je restai tout pensif, je ne sais quel sentiment
régnait dans mon coeur ; mais je me trouvai tout mécontent de moi-même ;
il me semblait qu’en acceptant l’or qu’il m’offrait et que je devais
gagner, je faisais une mauvaise action ; cette idée me tourmenta toute
la journée. Après mon dîner, j’allai me promener sur les boulevarts
pour rêver au genre d’épigrammes que je devais lancer à des gens qui
m’étaient inconnus. En vain je ramenais ma pensée sur l’objet de ma
rêverie, j’en étais aussitôt détourné par un sentiment que je ne puis
exprimer, il me semblait enfin qu’on me payait pour faire une mauvaise
action. Tout en m’occupant de ce travail, le hasard me conduisit tout
près de la maison de mon ami le conseiller d’état, que, depuis mes
malheurs et mes folies, j’avais complètement délaissé. Arrivé à sa
porte, il me prit une palpitation causée par mes souvenirs. La
belle-soeur de mon ami, une jeune personne charmante, m’avait fait
éprouver l’amour le plus vif et le plus secret. Si elle devina l’état
de mon coeur, au moins n’ai-je-pas à me reprocher de le lui avoir
découvert. Hélas ! sans le vouloir, sans le savoir, mon aimable Cécile
était devenue la cause de ma perte ; après ma rupture avec cette
actrice qui me parlait si bien morale, je m’étais montré très-assidu
dans la maison de mon ami ; comme on ignorait mes erreurs, et que l’on
me croyait encore riche de mon patrimoine, j’espérais que, protégé par
le hasard, je pourrais recouvrer ma fortune entière, et par amour, je
devins le joueur le plus effréné. Mon lecteur sait déjà quel fut le
résultat de cette dernière folie, et que, honteux de ma misère, je
m’éloignai pour jamais de la société.
Cependant, ce soir-là, je me trouvais si près de la maison du baron de
B*** que je ne pus résister au désir d’apprendre des nouvelles de la
famille. Comme j’étais vêtu d’une manière à me présenter partout, je
n’hésitai plus à monter l’escalier ; ne rencontrant personne dans
l’anti-chambre pour m’annoncer, j’ouvris la porte du salon. Quel
spectacle s’offrit à mes yeux ? je trouvai toute cette bonne famille
dans le désespoir. Un ancien militaire, le vieux père de madame B***
infirme, goutteux, cloué sur son fauteuil, s’agitait en s’écriant avec
fureur : - « Et je ne tirerai pas vengeance de cet infâme journaliste !
– Oh mon père ! disait la jeune baronne, calmez-vous, je vous en prie,
vous allez encore augmenter vos souffrances.
- Ah ! si mon frère était ici ! s’écria la jeune Cécile en s’approchant
de moi, il nous vengerait de cette atroce calomnie.
- Oh ma soeur ! que parles-tu de notre frère ? quoi ! compromettre sa
vie contre des calomniateurs ?
- Mais de quoi est-il donc question ? m’écriai-je à mon tour.
- Tenez, lisez, me dit Cécile en m’attirant dans un coin de
l’appartement. Nous ne sommes point abonnés à cet affreux journal, eh
bien, par un raffinement de barbarie, on a eu l’insolence de nous
envoyer ce numéro, afin de ne pas nous laisser ignorer le coup qu’on
nous portait. » Elle me présenta alors le journal, et je reconnus tout
de suite celui auquel je m’étais engagé, celui-là même qui contenait
mon article sur la pièce nouvelle. Ah ! pourrai-je vous exprimer, cher
lecteur, quel fut mon trouble, ma honte... En prenant le journal des
mains de ma Cécile, je tremblai, la rougeur couvrit mon front, et je
suis convaincu que toute autre personne qu’une jeune fille aurait pu me
croire le coupable. En lisant l’odieux article qui jetait toute cette
famille dans la douleur, j’en eus bientôt reconnu l’auteur. Je me
rappelai la vengeance qu’Édouard méditait contre une femme estimable
qui n’avait pas voulu l’admettre à ses concerts. Quand j’eus fini la
lecture de cet infâme article, il me prit un tremblement si excessif,
mes lèvres pâlies s’agitèrent avec une telle expression de colère, que
la jeune personne s’en effraya, et courut vers sa soeur en lui disant :
« Ah ! ma chère amie, retiens Alfred, je vois ce qu’il va faire. » Moi,
sans attendre de réponse, je balbutiai d’une voix troublée par toutes
les émotions pénibles que j’éprouvais : - « O femme de mon ami ! femme
aussi bonne que respectable ! je m’empare de tous les droits de votre
frère, vous serez vengée. » Cela dit, je disparus avec une promptitude
qui ne permit à personne de m’arrêter.
Je parcourus l’espace qui me séparait de la maison d’Édouard, avec la
rapidité d’un homme qui a perdu l’esprit ; aux yeux des passants, je
devais avoir l’air d’un véritable fou, tant la colère m’agitait. Oh !
quand je réfléchissais surtout que j’avais pu consentir à devenir le
complice d’un pareil homme, il me prenait des mouvements de rage.
J’arrive enfin à la maison d’Édouard ; je m’attendais bien à ne pas l’y
trouver, à cette heure il était toujours absent, mais je voulais savoir
où je pourrais le rencontrer. Son domestique que j’interrogeai à cet
effet, me dit qu’il ignorait où son maître avait dîné, et qu’il ne
croyait pas que, ce jour-là, je pusse le rejoindre à aucun spectacle.
Après avoir été quelque temps à me remettre de mon trouble, je pris un
parti plus sage, ce fut celui d’écrire à mon digne ami la lettre
suivante :
Monsieur,
« Je rentre chez vous pour la dernière fois, et j’y rentre l’âme
indignée.
En acceptant la proposition que vous m’avez faite de travailler à votre
journal, j’ai plutôt considéré la position misérable dans laquelle mes
extravagances m’avaient conduit, que le genre de travail auquel vous me
destiniez. Jusqu’à ce jour, je n’avais vu dans votre entreprise
littéraire qu’un moyen spirituel et léger de venger la morale et le
goût, en corrigeant les méchants, et en ridiculisant les sots.
Maintenant, votre journal s’offre à mes yeux sous un tout autre aspect
; il n’est plus que l’écho perfide d’un parti, qu’un dépôt d’injures,
de mensonges et de calomnies. Vous avez abandonné vos joyeux attributs
; et si vous agitez encore quelquefois les grelots de la folie, c’est
afin d’étouffer les plaintes des malheureux que vous faites. Au trait
de l’épigramme vous avez substitué un fer aigu, vous ne piquez plus,
vous poignardez ; rien n’est sacré pour vous, ni le rang, ni le sexe,
ni l’âge. Les services rendus à la patrie sont oubliés, le caractère le
plus noble est lâchement outragé ; quand vous n’osez pas attaquer
l’honneur, vous humiliez la personne, vous la punissez des torts de la
nature en lui reprochant sa laideur ; vous pénétrez dans sa famille,
vous calomniez jusques aux femmes... Vous faites enfin tout ce que la
loi défend, et vous le faites lâchement... car vous vous mettez à
l’abri sous le voile de l’anonyme, et de la crainte qu’éprouve toujours
un honnête homme à se commettre avec des méchants.
Je sais, monsieur, que ce langage dans ma bouche doit vous surprendre.
Vous n’avez toujours vu dans moi que le joyeux compagnon de vos folies
; et, dans nos orgies, parce que je me livrais à ma gaieté naturelle,
et parce qu’en discourant avec vous, je ripostais à une épigramme par
un trait de satire, vous avez imaginé qu’il ne devait y avoir dans mon
coeur ni morale ni probité. Convaincu de cette idée, vous vous êtes dit
: Achetons cet esprit pour quelques habits et quelques écus, et
employons-le à perdre, à flétrir, à déshonorer les plus honnêtes gens
de la société. Vous en avez agi avec moi comme un chef de brigands,
qui, après avoir recueilli un jeune misérable encore novice dans son
métier, le protége, l’instruit et l’arme, et lui dit après :
Va, sous
ma direction, assassiner sur les grands chemins.
Ne vous révoltez pas, monsieur, de cette comparaison, car je mets un
assassin des grands chemins bien au-dessus de vous ; celui-là du moins
risque sa vie pour attaquer ; et l’on peut l’éviter en prenant des
précautions, en ne marchant pas la nuit ; et puis, le brigand ne vous
prend que votre or ; et vous, c’est à l’honneur que vous en voulez. En
vain vous me direz : la loi peut vous défendre ; non, la loi ne fait
que punir le calomniateur ; mais elle n’efface pas la trace de la
blessure ; et cette loi même protége si peu, que lorsqu’on l’implore et
qu’elle agit, elle devient un nouvel attentat au repos de la victime.
Vous allez me demander, monsieur, quelle est la cause qui m’a fait
changer si subitement d’opinion sur votre journal, et qui me fait vous
écrire sur ce ton injurieux et provoquant. Cette cause, vous la devez
au hasard heureux qui m’a sauvé du précipice où vous m’entraîniez, en
me révélant l’un des crimes que vous commettez tous les jours... A ce
mot crime, je vous vois sourire... Eh quoi, des plaisanteries,
dites-vous, de malignes interprétations, un trait d’épigramme sur
monsieur un tel ou madame une telle, sont des crimes ? Oui, vous
répondrai-je, car vos malignes interprétations peuvent porter la
défiance dans un ménage, le désespoir dans une famille ; et cela seul
est un délit qui appelle la vengeance : où il y a vengeance, souvent il
y a mort ; où il y a mort, il y a crime.
La suite de ma lettre va vous prouver ce que j’avance. Vous avez
calomnié une femme que vous ne connaissez pas, dont le mari vous
déplaît, parce qu’il n’a pas votre opinion politique du moment ; car
vous me l’avez dit vous-même, vous en changez selon les circonstances ;
mais que dis-je, vous n’avez d’opinion sur rien, ou plutôt vous n’en
n’avez qu’une seule, celle de vous procurer de l’or, et, pour y
parvenir, tous les moyens vous sont bons.
Mais j’en reviens à votre calomnie sur la respectable madame de B***.
Vous ne pouvez nier que vous en soyez l’auteur ; car au dîner de la
réunion vous avez annoncé, sans nommer votre victime, tout le mal que
vous alliez faire. Réjouissez-vous, monsieur, tous vos coups ont porté.
J’ai trouvé la famille de madame de B*** dans le désespoir ; j’ai
entendu lancer sur votre tête les malédictions d’un vieux militaire
impotent. J’ai vu une jeune femme irréprochable verser des pleurs
causés par la crainte que produirait sur le public une pareille attaque
à sa réputation.
Vous avez osé dire dans votre dernier numéro que vous aviez vu à l’un
des petits spectacles du boulevard madame de B*** tête à tête avec un
beau jeune homme à moustache, se cachant au fond d’une loge grillée.
Vous avez appuyé cette calomnie de tous les commentaires qui peuvent
éveiller les soupçons du public et de tous les mots piquants qui
peuvent humilier un mari et le blesser dans son honneur. Vous avez fait
enfin, pour satisfaire votre haine politique et votre ressentiment
contre madame de B***, tout ce qu’il y a de plus vil et de plus bas. Eh
bien ! monsieur, jugez-vous maintenant : ce beau jeune homme à
moustache est le propre frère de madame de B***.
Vous ne doutez pas que si ce frère n’eût point été obligé de rejoindre
son corps, que s’il était en ce moment à Paris, il ne vînt vous
demander satisfaction de cet outrage. A son défaut, c’est moi qui
remplirai ce devoir. L’estime dont m’honore cette bonne famille,
l’attachement et le respect que je lui porte, tout me fait un devoir de
la venger, et je la vengerai. C’est vous dire, monsieur, que j’aurai
votre vie ou que vous aurez la mienne.
Mais en attendant que vous m’ayez indiqué le lieu et l’instant de notre
rencontre, je cours au journal rétracter en votre nom l’injure odieuse
dont vous vous êtes rendu coupable. Triste moyen qui ne réparera qu’à
demi le mal que vous avez fait !
Maintenant je n’ai plus besoin de vous dire que je renonce à l’infâme
emploi que vous m’avez donné... En littérature, je veux bien que l’on
soit spirituel et malin ; mais je ne concevrai jamais qu’un honnête
homme puisse consentir à remplir le vil métier d’un journaliste qui,
par intérêt, se fait méchant, lâche, et calomniateur.
Avant de quitter votre appartement, je dépose dans l’un des tiroirs de
votre bureau tout l’argent que vous m’avez avancé. Je dépouille de même
les habits élégants dont vous m’avez couvert. Je reprends mes haillons
et ma misère, et je retourne chez mon écrivain. C’est là, monsieur, que
j’attends votre réponse. Elle sera, je l’espère, conforme au désir de
vengeance qui me possède. Vous me l’accorderez cette satisfaction qui
m’est due, ou vous aurez tout à craindre de ma haine et de mon mépris
pour vous. »
Cette épître ne m’attira du lâche et misérable Édouard que cette
réponse.
« Pauvre Alfred ! que je te plains ! avec tes principes tu mourras à
l’hôpital. Quant aux suites des erreurs qui peuvent se glisser dans mon
journal, adresse-toi, si cela te convient, au gérant responsable.
ÉDOUARD. »
Confondu de tant de lâcheté, je remis au lendemain la visite que je me
promettais de lui faire ; mais ce jour même l’événement le plus
inattendu changea subitement ma fortune. Un homme de lettres, puissant
dans l’état, dont j’avais précédemment copié un important ouvrage sur
l’histoire, et auquel j’avais osé faire remarquer, par une note
détachée, une grande erreur (il s’agissait d’un fait qu’il avait avancé
et qui se trouvait démenti par deux historiens contemporains que je
citais), est devenu la cause de mon bonheur présent. Ce savant
recommandable, éclairé par la justesse de mes observations, me fit
prier de passer chez lui.
Je m’empressai de me rendre à son invitation. Après s’être entretenu
long-temps avec moi, et avoir entendu l’histoire de ma vie, il approuva
ma conduite avec Édouard. – « Mais, ajouta-t-il, il ne faut pas, mon
jeune ami, que pour quelques hommes qui déshonorent l’utile emploi de
journaliste, vous jugiez trop sévèrement tous ceux qui travaillent à
des écrits périodiques. Comme presque tous les gens de lettres, j’ai
commencé ma carrière par écrire dans les journaux, et j’ai toujours eu
pour confrères les hommes les plus recommandables. Presque tous sont
devenus mes amis, ils pourront aussi devenir les vôtres. Je vais vous
associer à leurs travaux, dans une feuille qui jouit de l’estime
publique. C’est là que vous commencerez à faire connaître vos talents,
et à mériter l’emploi que je pourrai bientôt vous faire obtenir. Cet
emploi, en vous donnant des droits à la main de votre Cécile, vous
prouvera en même temps qu’avec l’amour du travail, un esprit juste et
un coeur droit, un jeune homme peut toujours réparer les folies de sa
jeunesse. »
ALEXANDRE
DUVAL.