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M. Elder : Pays de Retz (1928).
ELDER, Marcel Tendron pseud. Marc (1884-1934) : Pays de Retz.- Paris : Emile-Paul, 1928.- 99 p.-1 f. de pl. en front. : couv. ill. ; 20 cm. - (Portrait de la France ; 21).
Saisie du texte et relecture : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (19.I.2008)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : nc).
 
Pays de Retz
par
Marc Elder

~ * ~

I

UNE route passe sur la crête, à cent mètres du littoral, joignant d’un trait presque droit Pornic à Bourgneuf-en-Retz. Soulignons-la de vert comme sur une carte Michelin. Son cours champêtre, varié par des échappées sur l’Océan, ne manque pas de pittoresque. On y voit les clochers du Clion, des Moustiers, fins comme pointe d’oignon monté en graine, la chapelle de Prigny à croupeton sous son orme, un horizon divers qui propose des jeux d’esprit sous la forme de mirages dont il faut deviner le sens. Pour moi, j’y vois ma jeunesse. Elle est éparse dans le paysage ainsi que la lumière insaisissable. A l’inverse des guides, qui recommandent les merveilles inconnues, je souligne cette route parce qu’elle m’est si familière que j’y puis circuler les yeux fermés, comme on circule dans l’insomnie au travers de sa conscience.

Rarement nous déplions cette carte que nous portons au fond du coeur. Elle est trop près, trop en nous pour que nous ne l’oubliions pas. La quiétude journalière n’a pas besoin de pilote : l’habitude mène la barque. Au large seulement, on ouvre le grand routier et l’oeil s’arrête à rêver de la terre natale, sous le contraste d’un ciel étranger. Ce n’est pas une géographie savante que la nôtre, irriguée et coloriée comme une planche anatomique ! C’est une humble carte, informe, tremblante, à la manière des levées anciennes, avec des images parlantes. Un enfant, un adolescent, un homme s’y manifeste. C’est nous-mêmes. Il semble que tout le pays ne soit autre chose qu’une lente histoire, sans souci des bornes, des reliefs ou de la ligne de partage des eaux. Sur la mer des petits bateaux, des poissons ; dans la rivière des baigneurs ; un chasseur sous bois et, derrière cette haie, des amoureux qui s’enlacent… Plus on regarde, plus les scènes se multiplient. La maison, l’église, le chêne se confondent avec le personnage, avec les soupirs, le rire, les larmes. Tout se trouble, tout se meut. Est-ce de la chair ? Est-ce de la terre ? Et ce nom qui nous sonne à l’oreille, le nom du pays, notre pays, ne mêle-t-il pas l’un à l’autre ?... Voilà : avec les ancêtres, revenants que je découvre d’année en année sous le voile d’une personnalité fallacieuse, je cache aussi un bloc de la machine ronde. Tout ce qui n’est pas eux, en moi, est poussière, la poussière de ce sol qui m’a permis de me dresser, fantôme de boue éphémère, pour le chérir. Immense ? Non ! Rien qu’un atome, une région qu’un oeil embrasse, à la mesure de nos faibles sentiments. Mais je crois bien que, sans le fait du prince, la patrie n’aurait pas été au-delà.

Depuis l’âge le plus tendre l’été me ramène au Pays de Retz.

Je m’arrête parfois sur cette route de Bourgneuf, un peu au-delà de la Bernerie, au lieu dit le Chambaraud. Il y a là une vigne, un cellier, gloire d’un ancien voilier qui les fonda naguère. Cet homme était court et portait, sur une barbe blanche, un visage qui avait l’air d’un soleil couchant sur la neige. Le vin blanc, qu’il caressait, lui ménagea, non sans prévenir, une congestion radicale. Il finit dans le faste d’un petit bourgeois glorieux et renté, ajoutant aux assises d’une propriété réputée les agréments du yachting et de l’auto. Il disait :

- Mes vignes, mon matelot, ma voiture.

Il trônait dans les auberges, magnifique, rougeoyant, « toujours le verre en main », selon l’expression par laquelle il aimait se peindre, ainsi qu’on voit, dans les portraits des grands siècles, les maréchaux de France brandir le bâton de commandement. La marine à voile du port de Nantes, qui l’enrichit, convoya sa dépouille. Les neveux monnayèrent l’héritage. Un boulanger, qui devait à son tour en périr, s’adjugea la vigne.

Elle fait à peu près la charnière entre les deux faces de la contrée, diptyque dont les volets sont trop dissemblables pour être de la même main. Au nord, l’artiste s’est inspiré des campagnes courantes, n’y ajoutant que les traits des moulins à vent qui chantent aux yeux dans toute la presqu’île, jusqu’à la Loire. Au sud, il a tout inventé, tout créé, ce petit monde du marais breton-vendéen où l’on pense, en abordant, sortir de France.

A la vérité, les limites du Pays de Retz sont assez difficiles à définir, et l’ancien duché de Retz, qui s’accrut, à la fin du XVIe siècle, des communes de Vue et de Prigny, présentait une figure moins dense, des contours plus sinueux que ceux que je propose à la commodité du voyageur. Je prends conseil de mes souvenirs, non des archives, et il importe peu à la couleur du ciel ou de l’eau, a l’odeur substantielle du vent de mer que mes bornes soient imprécises. Je cherche ma trace, point une frontière. Pourtant je ne crois pas trop désobliger la géographie ni la tradition en désignant d’un bloc, sous le nom de Pays de Retz, ce musoir de terres basses, disposé à l’ouest du lac de Grand-Lieu, entre l’estuaire de la Loire et la baie de Bourgneuf.

Mais si je me retourne vers l’orient, sur cette butte de Chambaraud qui met à mes pieds l’offrande souriante de la mer, je vois le marais naître aux dernières ondulations des vignes, fuir et se perdre à l’infini dans ce fond de brumes tendres où les éléments se confondent. Les bourgs y marquent des îlots balisés par un clocher, les fermes, dispersées loin à loin, des traits roses, et les mulons de sel des points blancs. Là, dans les sables, le polder, commence la Vendée rase et sans fard, toute en eau et en ciel. Par delà Beauvoir, ombre de village sur une ombre d’horizon, j’imagine la pinède littorale où vient mourir un océan vert, Noirmoutiers articulé au goulet de Fromentine et l’île d’Yeu l’Invisible, qui n’est, pour les côtiers, qu’une flamme dans la nuit.

Toute cette contrée, étendue de Bourgneuf à Croix-de-Vie, excède mon sujet et dément mon titre. Nous sommes ici dans le Pays de Monts, mais il n’importe ! C’est le hors-d’oeuvre qui sauve parfois le rôt, et cette étrange région, où la Bretagne convulsée vient expirer dans la plaine, obsède bien trop ma mémoire pour que je la délaisse. Il en est des pays comme des hommes : les plus accidentés nous amusent, mais ce sont ceux dont l’âme se cache sous l’indifférence qui nous retiennent.

II

C’EST à Vannes, dans le vieux collège des Pères Jésuites, qu’aux années de jadis les vacances venaient m’enlever. Monseigneur préside la distribution solennelle des prix à la salle des fêtes. L’orchestre, sous la direction du maître de chapelle, joue l’ouverture du Calife de Bagdad, puis deux adolescents, aux voix d’ange, chantent le duo de Mendelssohn : « D’un coeur qui t’aime, Seigneur, qui peut troubler la paix… » On lit le palmarès. Les élus, sanglés dans la charmante petite veste à revers piqués de boutons de cuivre, fléchissent le genou et tendent leur front à monseigneur qui les couronne de sa blanche main. L’air est plein de sourires, de louanges, de fiertés. Même les traits du Père recteur, tristement creusés autour d’un long nez triste, s’adoucissent pour recommander à « ses chers enfants » de ne point négliger, dans le giron de la famille, le double devoir de l’écolier et du chrétien. Nous sommes libres.

Jamais, depuis cette époque, je ne suis retourné à Vannes. Ne confrontons pas, à distance, le souvenir et la réalité. Les pas de l’homme ne sauraient tomber dans les pas de l’enfance et la toise d’un vieux coeur est douloureusement précise. Chaque âge a sa féerie qu’il ne faut point détruire. Qu’une maîtresse repasse dans notre vie toutes flammes éteintes, elle ne rencontrera plus, sous le sourire courtois, que cet oeil lucide qui décèle la flétrissure, la dent d’or, le geste vulgaire, l’intonation louche… Une idole tombe et nous brise. Vérité, que de crimes on commet en ton nom !

Mon Vannes à moi, mon collège à moi, celui de mes treize ans, seul importe. Je l’ai bâti de toutes pièces, en rêvant, à l’aide d’une mémoire intermittente et faussée par le conseil de sensations excessives. J’ai bâti un mensonge, un beau mensonge qui est une oeuvre d’art en ce sens qu’il soumet la réalité aux doigts déformants de l’imagination. Je sens l’aigreur du cidre vert dans les ruelles de la ville où vaguent des cochons boueux. Je sens l’odeur blanche, l’odeur de cire, de renfermé, de cotonnade, l’odeur pâle du parloir à demi obscur de Saint-François-Xavier, que je traversais en hâte, la gorge étreinte, les soirs de rentrée, après avoir laissé ma joie dans le baiser de ma mère. Le frère portier nous surveillait de sa loge. D’abord, il y avait une cour dominée par une antique chapelle transformée en bibliothèque, puis le parloir tendu de calicot, avec ses chaises à la rangette autour du miroir sombre du plancher, puis des couloirs immenses, dallés noir et blanc, où le gaz chantonnait dans le silence, comme un égaré qui se donne courage, éclairant maigrement des gravures parmi lesquelles je revois Nelson à Trafalgar, La mère de Darius aux pieds d’Alexandre et La révolte des Cipayes réprimée par des Anglais impassibles, aux moustaches claires.

L’échelle des bâtiments, des cloîtres, des cours, m’apparaît toujours vaste comme à mes yeux de sixième. Pourquoi la diminuer par un voyage intempestif ? Au fond, par delà les terrains de jeu, le parc s’amorçait par une pelouse en pente douce, au sommet de laquelle une Vierge bleue rayonnait parmi les rocailles et les fleurs, sous le massif d’une haute futaie qui déroulait ses molles ondulations contre le grand ciel lacéré de Bretagne. Les méandres des allées réservaient par endroits la surprise d’une image de saint, au creux d’un bosquet. A droite on découvrait les serres où les nourrissons du maître de sciences élevaient des chenilles sous châssis. A gauche on tombait dans une prairie. Un ruisseau la partageait que l’on nommait le Rubicon d’après une tradition que j’ignore.

Là, les membres de la Congrégation, exemple de piété, de sagesse, d’application, que, je l’avoue, je ne pus jamais égaler, donnaient leur fête quelque soir drapé de juillet. La procession se rassemblait dans l’herbe et défilait aux lampions sous les frondaisons chaudes. Le parfum crémeux des acacias se mêlait à la fadeur des cierges, aux voix insexuées d’une jeunesse livrée à la fois aux appels de Dieu et aux soupirs de la nuit béante. Que de fronts vacillaient sur l’antiphonaire, tandis que les jardiniers embrasaient les charmilles à l’aide de feux de Bengale ! Mais M. Clément intervenait soudain avec infiniment d’à-propos psychologique en déchaînant les cuivres de notre musique militaire. C’était un homme court, lourd et lent, avec une tête d’un bloc dans lequel ses lunettes semblaient incrustées. Il faisait répéter sa phalange dans le parc et, pour marquer la cadence, il disait à ses musiciens :

- Allons ! sentez votre pied gauche !

M. Clément jouait de la clarinette et M. Larnicol, qui exerçait en ville la profession de coiffeur, du hautbois.

« Les coeurs sucrés » - ainsi appelions-nous les enfants de choeur, - et les chanteurs de la maîtrise - nous disions « la tribune » - dont je fis partie, possédaient l’enviable privilège de déguster un verre de vin accompagné d’un biscuit, avant l’office, les jours de fêtes carillonnées. Il s’agissait d’un petit vin de Sarzeau, fort doré, un peu roide, gaillard, qui nous mettait l’esprit debout et la langue souple, méthode que je ne sais si je dois recommander préférablement aux oeufs crus dont se lubrifie le ténor. Toujours est-il que nous en retirions du courage aussi bien pour échanger des buffes au tournant des couloirs que pour suivre le bâton du maître de chapelle. L’organiste, un gros Saxon au crâne d’ivoire, père d’une ribambelle de petits Saxons en filasse, relevait ses manches au-dessus des claviers comme s’il allait se laver les mains. Il y avait un danger à l’orchestre dans la personne d’un bon vieux sourd qui tenait la flûte et partait quelquefois avant son tour. Son voisin avait charge de le prévenir d’une bourrade.

La garnison suivait nos grand’messes en musique et il revenait à certain capitaine d’artillerie, fort noble et fort laid, de chanter Minuit, chrétiens au retour de Noël. Ces solennités fréquentes, les séances récréatives, les représentations théâtrales, les fêtes des jeux, le séjour à la villa de Penboc’h, l’été, au bord du golfe du Morbihan, les sorties en fanfare, les promenades sur mer, toute cette vie extérieure, large mais un peu guindée, contribuait à entretenir au collège une atmosphère mondaine où nos vanités s’exaltaient. Les grands noms d’une noblesse flétrie, et à jamais rayée des cadres, puisaient, dans cette gestion flatteuse de leurs illusions, l’encouragement à serrer les liens traditionnels autour de leurs préjugés. Les éperons en sonnant sur nos dalles rendaient le nom d’Henri V. On ne discutait pas le trône. Et portant la réputation d’être bonapartiste - pourquoi ce visage acéré du Premier Consul, immobile dans sa convulsion ambitieuse avait-il percé mon âme ? - j’étais suspect.

- L’aigle, me dit un jour un Père, c’est un oiseau bien vorace.

- Mais comme il plane ! répondis-je.

Le Père se mit à rire. Nos maîtres n’avaient pas pour méthode de traverser nos penchants mais de les caresser. Ils possédaient l’habileté dangereuse d’investir nos faiblesses et, comme un cavalier rend la main, ils donnaient à point du champ à nos ardeurs. Tout le prix de l’éducation tenait pour eux dans l’attachement spontané. Sur la plaie d’une punition publique exemplaire, ils savaient étendre le vin et le miel de l’indulgence secrète, et même le confessionnal était moelleux. Les exécutions de parade avaient lieu à l’étude du matin tandis que nous sommeillions à demi sous le crachotement misérable des quinquets, derrière les grandes fenêtres à peine barbouillées d’aube. La porte s’ouvrait soudain et le Père Préfet paraissait corpulent, rougeaud, terrible, et sans regard à cause de ses lunettes, suivi du frère Lemeur armé d’un fouet. Nous nous levions en silence, la victime sortait. Il n’y avait pas de résistance. Lemeur était un Breton râblé dont les muscles faisaient éclater la lévite. Il vous troussait le patient d’un bras, frappait de l’autre. On apprenait du moins à mépriser la douleur sous les regards. Mais le soir, le même enfant bercé pleurait de douceur dans le giron d’une soutane.

Ah ! rusés psychologues, jésuites que j’ai honnis avant de vous comprendre, quelle pâte admirable nous devions être dans vos mains ! Au fond je ne crois pas que vous ayez jamais eu d’autre but que de vous assurer des créatures en déliant, d’une main subtile, la gerbe ignorée des beaux caractères. Mais il faut vous rendre grâce pour avoir mêlé le soleil à la jeunesse, accepté le rire de la vie, propagé les belles-lettres sous l’invocation de Racine et réveillé les passions de ceux-là mêmes qui vous ont trahis. Je ne m’étonne plus que Port-Royal, chapelle du désespoir solitaire, ait péri sous vos coups, et la face crispée du pauvre Pascal, haletant au-dessus des abîmes silencieux, m’apparaît plus douloureuse encore sur le fond aimable de votre religion où j’entrevois passer au loin le sourire cornu du vieux Pan.

A Vannes, mon goût pour les lettres fut découvert, encouragé. Je ne sais si Octave Mirbeau, qui me précéda de quelque trente années dans la maison, connut ces complaisances où se laisse piéger l’âme enfantine. Mais je n’eus pas plus tôt aligné quatre vers sur mes cahiers que je trouvai une muse en la personne d’un jésuite que la Société tenait en cage, à l’aile d’un bâtiment, où il pondait à force de poèmes, des pièces et des articles de propagande. Victor Hugo était sa bête noire et il avait composé une solide étude pour écraser le poète sous le génie de ce Louis Veuillot qui est, dans ses perfections de style, l’Anatole France du bénitier. Toutefois, il ne répugnait point à lire les strophes de son ennemi, et pris lui-même aux mirages des splendeurs, il se laissait volontiers étourdir jusqu’au moment où, revenant soudain à lui, il brandissait le poing en invectivant.

« Esclave, apporte-moi des roses, déclamait-il la voix molle, le parfum des roses est doux… »

Et tout de suite après il s’emportait :

- Ah ! l’animal ! l’animal ! l’animal !

Le sang lui montait au nez qu’il avait gras comme une trompe et bourré de tabac. Pour écrire, il collait bout à bout tous les papiers blancs au revers qui lui tombaient sous la main, et il en formait des rouleaux à la manière antique. Je chantais la source, les bois, les éphémères - poème philosophique - et la pyramide de Chéops sous sa direction. Dès que j’importunais le surveillant d’étude, il m’expédiait chez mon jésuite. J’avais un pli : on le marqua au fer. Mes succès en composition française firent des envieux. Je n’étais d’ailleurs pas mauvais élève. Je travaillais par saccades et les matières de mon choix. Il m’arrivait, de temps à autre, d’aller chercher un ruban dans le cabinet du Recteur. Le Père, qui était de Nantes, me donnait l’accolade avec une longue grimace, qui voulait être un sourire, en répétant par manière d’éloge :

- Mon petit compatriote… mon petit compatriote…

Ainsi je grandis à la couvée mais hors de toute mystique. Si j’eus le privilège d’être du nombre des alumni qui répondaient la messe, le matin, dans les chapelles froides, ténébreuses, sonores, où les burettes, l’hiver, brûlaient nos engelures, je ne perçus jamais le souffle du mystère. Les nourritures célestes ne profitaient point à un esprit inondé par les humbles clartés humaines et chaque jour suralimenté par la provende des sens. La Bretagne, à elle seule, n’était-elle point une féerie sans cesse renouvelée pour des yeux avides et n’éprouvais-je point la révélation dans le giron de la terre morbihannaise ? Quelle source plus divine d’émotion que ce ciel tendre qui ne s’éclaire, au printemps, que pour s’affiner jusqu’aux tons gorge de tourterelle et dont l’été respecte si bien la délicatesse qu’il ne le dévoile jamais brutalement comme l’azur impudique des vêprées orientales ?

Nous allions par trois en promenade, au gré de cet instinct léger et charnel qui noue les amitiés de collège. Des landes, des bois, des étangs pensifs chevauchés par la roue d’un moulin, des toits de chaume si bas qu’ils semblaient une meule de charbonnier qui fume, des chemins creux empâtés de glaise, des chênes malingres, des pierres farouches tout debout dans les siècles, prière inébranlable d’une humanité craintive, la terre rougeâtre où le soc étincelle contre le granit, le vent salé qui rôde, vous jetant de-ci de-là au visage le coeur sucré des pommes, les hommes bariolés, la femme en cloche de velours… que de traits pour marquer une plaque vierge ! Aux premières fleurs, le golfe nous reprenait, ce golfe du Morbihan qui sent, à marée basse, la saumure aigre et la fadeur pourrie des vases. La promenade nous conduisait à Penboc’h où nous dînions, après le bain, pour revenir à la douce dans le crépuscule laiteux. Maintes fois, en nageant, j’allais dérober aux parcs des huîtres que nous grugions toutes ruisselantes de mer. Les sinagots aux voiles carrées filaient dans les courants glacés et les îles, paisibles sous leurs pins, édifiaient sur l’horizon le monument harmonieux des silences calmes.

Aux grandes sorties, des vapeurs nous menaient au large. Aradon, Séné marqués d’amers blancs dans la falaise chevelue, l’île aux Moines tracée dans le paysage d’un pinceau japonais, Gavr’inis la tumulaire et le perthuis bouillonnant de Port-Navalo s’effaçaient tour à tour dans notre sillage. L’Océan était là, porte émouvante de l’aventure, et Belle-Ile héroïque et câline, et Houat, et Hoédic, béguinages de sables blonds confiés aux vagues.

Qu’avais-je de plus à écouter que les confidences de la terre bretonne et le mystère de cet infini houleux d’où sortait, presque sans répit, les nuages et des brises chargées de musique ? Le soir, dans l’alcôve fermée d’un rideau blanc, j’embarquais sur des rêves passionnés au bruit machinal de la grosse horloge qui battait, la nuit, dans le dortoir. Les pas du Père surveillant m’accompagnaient aussi et le branle du chapelet qu’il égrenait en marchant. Jésuite pieux, grand, osseux, ascétique, je l’ai entrevu parfois sous le gaz blême, à genoux entre la file blanche des rideaux, les mains jointes, et le visage mort d’extase. Comme la grosse horloge devait paraître lente à ses appétits d’éternité, dans son massacre inflexible des heures ! Nous dormions à souffles recueillis, - ces souffles de l’adolescence qui planent hors du temps, sans le savoir.


III

QUAND j’arrivais à Nantes, le premier août, la maison était sur le départ. Ma mère, qui attachait un prix incomparable à ses devoirs de maîtresse de maison, bouleversait l’appartement depuis une bonne quinzaine. Non seulement les housses couvraient les meubles du salon, le piano et les chaises de tapisserie que nous devions aux « doigts de fée » de mes tantes, mais encore tous les rideaux, toutes les tentures, tous les tapis étaient enlevés, battus, rangés entre des journaux frais, l’encre d’imprimerie ayant, paraît-il, la vertu d’écarter les mites. Dans le vestibule les malles attendaient que l’on voulût bien les retourner pour la cinquième ou sixième fois, afin de rechercher une savonnette ou un ruban dont on avait perdu la trace, et deux jours avant de prendre le train, on imposait au chat le régime sec afin qu’il ne s’oubliât pas dans son panier.

En deux heures de chemin de fer nous étions à la mer.

Elle s’annonce dès la gare de Bourgneuf-en-Retz par un brusque changement de décor, la campagne bocagère cédant soudain au marais. Une dernière haie, une dernière tache d’ajonc ou de bruyère, un dernier chêne, et la terre, rompant ses bornes habituelles, déferle à plat jusqu’à l’horizon où se meut l’ondulation grise de l’Océan. Hâlée, gercée, roussie, elle prend l’aspect d’un vieux paillasson sur lequel pousserait, par miracle, la fleur rose d’un toit, la fleur blanche d’un mulon de sel. Le train côtoie les salines, à peine trempées encore d’une eau pâteuse dont l’évaporation quotidienne amasse des croûtes sombres sur le pourtour. Le jonc monte des douves, aigu, acide. La vase des bossis craque au soleil comme poterie au four. La mer se rapproche, blonde et pâle, au point de toucher la ligne devant l’église des Moustiers, parmi ces sables fuyants où des vignes rachitiques agonisent.

La Bernerie n’était point encore devenue, à l’époque, cette aimable station balnéaire où la démocratie retrempe, aux souffles marins, le cuir d’innombrables chérubins promis à l’héroïsme guerrier que la République, une et indivisible, réserve à ses enfants. Aucun moniteur sur la plage, rempilé de Joinville, pour redresser les échines vacillantes, calmer les fièvres alcooliques sous le regard attendri d’une aïeule charnue. Point de fanfares, les jours de fête, pour égayer l’espadrille, achalander le bistrot, la jupe courte et le maillot de bain. Quelques familles vivaient seules, à la bonne franquette, parmi les naturels, et si le village avait déjà perdu tout caractère, il conservait du moins la fraîcheur âpre d’un rivage de France encore pur.

Le retraité de la marine ou des douanes, espèce quasi disparue sur le continent et qu’on ne retrouve plus guère que dans les îles, tenait le haut bout de la population. Les uns achevaient de gagner leurs invalides à l’aide d’une barque mouillée en belle rade, dont ils rafraîchissaient les couleurs à longueur d’année ; les autres cultivaient l’oeillet d’Inde et la pomme de terre - cette pomme de terre des sables si légère, si savoureuse, - entre deux rangées de coquilles Saint-Jacques. Chaque jour on les voyait à la côte, la vareuse nette, le sabot luisant et le béret sur l’oeil, faire le gros dos sous le soleil. Une fois le temps, l’un d’eux, en appétit de friture, plongeait un carrelet dans l’eau. La pipe, les nuages, la marée, les vents remplissaient leur journée avec les souvenirs des longs cours autour de la planète qu’ils roulaient dans leurs doigts comme un joujou. Le gabier Bardeau avait perdu un doigt à Iquique, Poussepain rapporté la gale de Macao et maître Dixneuf abandonné ses dents aux îles de Kerguelen, faute d’un citron pour juguler le scorbut.

Comment ma grand’mère fut-elle conduite à l’achat d’une petite maison à La Bernerie, je l’ignore ! Les affaires de ma grand’mère n’étaient jamais simples et j’ai ouï dire qu’il y eut aussi là des micmacs singuliers. Elle vécut dans la chicane, hantant la basoche et le tribunal dont elle se fit expulser, certain jour, par la maréchaussée, traquant ses locataires, ses amis, ses enfants, menant la procédure tambour battant contre le diable même, et spéculant à la sourde en compagnie d’aigrefins qui lui escamotèrent jusqu’à son dernier liard. Elle avait quatre-vingt-six ans quand elle mourut, ruinée sans le voir, mais furieuse encore de laisser à son sang quelques pierres. Sur son lit de mort elle avait conservé ce menton têtu, fiché comme un clou au bas du visage, son grand nez courbe, hautain, rapace, son front chimérique. Quand la camarde se présenta, elle lui fit un procès et plaida avec tant de fureur qu’on fut obligé de l’isoler. Elle perdit : elle perdait toujours !

La maison, un toit de paysan, s’adossait à une ferme au sommet d’une falaise. Un mur et un puits mitoyens servirent à mettre les avocats en branle : tout allait bien. Nous étions placés exactement au point où la côte rocheuse de la Haute Bretagne se perd, par une transition schisteuse, dans les sables qui enveloppent le littoral, presque sans interruption, jusqu’aux marches du pays basque. Les jours de grande marée, les vagues limoneuses battent encore là contre une frontière qu’elles achèvent de démanteler avec la complicité traîtresse des eaux de pluie.

Eustache nous attendait à la gare, nanti de sa brouette sur laquelle il portait, avec une incroyable prestesse, les malles, les valises, les pliants, le chat, les serins. Nous avions toutes les peines du monde à l’empêcher de nous arracher des mains le fusil ou l’appareil photographique. Les colis les plus lourds volaient sur ses épaules et plus nous nous récriions, plus il jonglait. Il entassait, arrimait, empilait toujours, au point qu’on ne voyait plus de roue, plus de brancards, plus de brouette et encore moins Eustache lui-même qui disparaissait sous l’édifice comme un rat derrière un fromage. Tout à coup, le monument se soulevait, oscillait, roulait sur la pente. Ma mère poussait un cri en tenant son coeur et tout le monde tendait les bras. Mais Eustache souriait, et tout roide, les muscles cordés, ses pieds nus étreignant le sol à chaque pas, il dévalait avec son fardeau, agile, sûr et fort.

- J’emporterais plus de deux barriques pesant, criait-il !

Ah ! il n’aurait pas fallu le mettre à défi ! Ce petit homme, qui n’accusait pas soixante kilogs sur la bascule, était tout en acier. Il semblait n’avoir pas besoin de dormir, de manger, de boire. A toute heure de jour ou de nuit on le voyait se ruer contre la mer, les épaves, les champs, le gibier, et contre la pierre, le fer ou l’eau. Ses moindres actes étaient une aventure. Il n’avait aucun métier mais en pratiquait cent. Il construisait des maisons, forait des puits, bêchait les jardins, chassait, pêchait, braconnait surtout avec délices. Toute mon adolescence au Pays de Retz est liée au souvenir d’Eustache, dernière figure du pirate côtier plié à l’ordre social tant que la perdrix n’a pas rappelé au crépuscule, tant que la lune n’éclaire pas les roches poissonneuses. Crochu, basané, alerte, les mains et les pieds rongés par la mer comme une ponce, velouté dans sa marche, infaillible dans son regard, une échine de cariatide qui fondait parfois comme une vapeur, rompu au silence, à l’immobilité, familier de la nature jusqu’au mimétisme, Eustache menait son épopée quotidienne dans les mirages d’une imagination exaltée. Par les nuits obscures, il voyait à vingt brasses une balise de l’avant du canot et décelait à l’oreille la voie d’un lièvre. Quant il les appelait, mussé dans une cache, les courlis venaient, selon son expression, « se mirer sur sa tête ».

Je l’ai vu mourir, au beau milieu de la guerre, jeune encore mais usé jusqu’à la corde et n’ayant plus le souffle pour combattre la congestion pulmonaire. Il travaillait aux usines de Trignac avec l’acharnement coutumier que des gains inespérés aiguillonnaient encore. Le samedi soir, il passait l’eau à Saint-Nazaire, déboutonnait sa vieille capote, troussait son pantalon et abattait vingt-cinq kilomètres pour rentrer au village. Toute la journée du dimanche il retournait son jardin, relevait le poulailler, fendait les bûches, cueillait des moules ou jetait la senne, jusqu’au moment de reprendre la route, le lundi, avant l’aube. Quand il tomba ce fut sans merci. En moins d’une semaine il eut cent ans. Nous vîmes un squelette mangé par un lichen pâle, horriblement envahissant, avec deux mains qui étaient devenues blanches, recroquevillées, et ridiculement petites. Avant de passer, il remarqua que la marée rapportait et que les vents étaient hauts, circonstances favorables pour la crevette.

C’est lui qui m’a enseigné la baie, la côte, la campagne. L’embarcation qui abrita nos premières navigations appartenait à un nain surnommé Capitaine, sans doute par antiphrase, car il était incapable de manoeuvrer son canot autrement qu’à la perche. Incroyable canot, tout poisseux de coaltar, hérissé de clous, suant la rouille et prenant l’eau comme un panier au moindre mouvement, peut-être flottait-il par la même vertu qui empêchait son propriétaire de couler ? La légende assurait que le Capitaine ne pouvait aller au fond et qu’on l’avait vu, deux jours de suite, ballotté par la mer comme une bouteille, sans disparaître, ce qui ajoutait à sa glorieuse difformité un petit air de merveilleux fort sympathique. Plus ce monstre obtus manifestait d’ignorance à la face du ciel, plus la voix populaire, dont on ne saurait trop admirer la sagesse, lui accordait de crédit. Ne sachant ni nager, ni godiller, ni établir une voilure, il passait pour fin marin, et on le consultait sur la pêche, bien que sa petite taille lui interdît l’eau profonde. Le soir, le Capitaine rentrait au village, loqueteux, barbu, grimaçant, souvent éméché et tenant sous le bras un pain de six livres, guère moins long que sa personne.

Plusieurs fois, je dus faire côte pour éviter de remplir, quelque dextérité que je misse à manier l’écope pour étancher le canot, et je crois bien que ce risque n’était pas sans aiguiser ma passion. Eustache méprisait la crainte comme il méprisait le repos. Quand revenait la grande marée, ces gros de l’eau qui déclarent la trêve des chantiers et poussent à la côte tout le pays, nous tenions la mer sans désemparer. Mon amour du matin date de là, de ce temps déjà si lointain où, sans même que je lui accordasse une pensée, un regard, l’aurore aux doigts rosés, furtive et impérieuse, envahissait mon coeur.

Il fait encore nuit mais les étoiles blanchissent. On marche sur la grève juteuse où les poux de mer clapotent en dévorant les goémons, et la fraîcheur vous colle aux jambes. Par intervalle, un trait d’argent décèle la mer, immobile et musicale, qui se retire. Partout où vous posez la main, en embarquant, vous sentez une sueur froide. La voile est dure, cassante, l’écoute raide. Au bout d’un instant la peau des doigts se plisse. On nage et on a chaud, tandis que l’air, autour de soi, est d’une légèreté glaciale. Il coule dans la bouche comme un sorbet, se mâche comme une friandise, allège la poitrine. Mais l’orient s’éclaire en gris, en vert, en jaune, et de la côte le vent apporte des fournils l’odeur friande du pain chaud. Quelques phosphorescences encore au bout des avirons, turquoises illusoires qui s’éteignent, et l’océan s’alourdit pesamment sous un reflet plombé.

Ce Pays de Retz n’est-ce pas, au fond, pour moi, des aubes et des crépuscules, aubes des départs radieux où le corps s’enivre de son sang, de ses muscles, crépuscules symphoniques où l’on n’est plus qu’une âme éparse ? Le soleil, ballon de cuivre qui rompt ses amarres, m’a souvent surpris au large, la barre en main, et regardant naître la terre à la lisière de l’écume virginale ! Sur Pornic, la côte s’élève, fait front. Les falaises de Gourmalon, de la Birochère, de la Rinais, marquées de bois et de moulins à vent, composent le massif central qui s’abaisse, vers l’ouest, jusqu’aux éboulis de la pointe Saint-Gildas, vers l’est jusqu’au marais de Bouin dont la courbe heureuse cerne la baie et rejoint le trait pur de Noirmoutier, l’île du sel. Le paysage n’a point de pittoresque bavard : il est sobre, presque effacé. Par son trait mince, où je retrouve la sûreté de pinceau d’un Hokousaï, par sa lumière frisée il me touche sans que j’aie besoin d’évoquer, par delà, les traces de l’homme. L’île fond dans la brume, blonde et bleue par temps calme, lavée à l’encre de Chine les jours d’orage. La mer se dépouille, verdit à mesure qu’on approche du Pilier qui guinde sur l’horizon le double signal de ses tours.

Mes petits bateaux, - knock-about, disent les Américains, - ces coquilles de noix de cinq mètres, dont ma femme formait l’équipage, suffirent toujours à l’évasion. Ce n’est pas que je médise de votre beau navire, Hélène et Albert, mes amis, à bord duquel nous battions la mer bretonne, d’Ouessant à l’île d’Yeu, affrontant les courants des estuaires, le raz de Sein, les houles du cap de la Chèvre. J’aimais le Zante et nos risques joyeux. Mais le goût du voyage ne me presse pas plus que l’appétit d’aventures. Je ne cherche qu’un peu de solitude, qu’un peu d’air respirable en m’échappant. Je ne cherche qu’à fuir la grimace de mes semblables et la mienne, où tant de morts ont superposé leurs rictus. Qui parle au fond de moi, qui tremble, qui m’agite, qui me souffle le dégoût de l’heure et pose sur ma poitrine cette main de plomb qui m’étouffe ? Qui me chasse devant mon propre fantôme, lâche fuyard d’une vie que la toise de mon ambition révèle sans cesse trop chétive ?

La mer, la douce mer, la mer où l’on est seul, orgueilleusement seul, quel refuge ! Il y a une délectation morose et triomphante à s’y perdre hors de l’homme, cette délectation même qu’un Foucault demandait avidement au Hoggar et que tempèrent ici la féerie mobile du paysage, l’obligation constante de surveiller l’horizon. Le vent qui vient du sud est lourd, collant de mille ventouses ; le noroit brandit des lanières cinglantes qui sifflent haut ; les brises de l’est sont folles et, sautant par moment l’obstacle des falaises, assaillent traîtreusement les barques sans défense. Souffles divers, aspects nouveaux. Le visage sensible de l’eau écoute le ciel et se meut à sa voix comme un somnambule.

Une à une, j’ai appris les roches de la baie avec Eustache, depuis les platures écumeuses de la Couronnée, d’où l’on découvre les limons de la Loire, jusqu’aux bancs du Ringeaud, sous le clocher de Bouin. Pendant des années, il n’y a eut pas de jour d’été que nous n’employâmes à pêcher au tramail, à la balance, à la ligne, au haveneau. C’est dans les herbiers de Noirmoutier, sur les beaux fonds de sable clair, en eau vive, devant ce décor du Bois de la Chaise - blocs erratiques, chênes et pins, - qui semble emprunté au cap Brun, que l’on capture le noble rouget dont la chair, grillée entre deux feuilles de vigne, dégage un délicieux parfum de noisette. Le homard, le tourteau, l’araignée préfèrent les antres lointains du Sécé où se déroulent, dans un cristal d’aquarium, les longues laminaires gaufrées, tandis que le petit crabe nageant, au goût poivré, se tient plus à terre, dans les parages de la Préoire ou du Caillou. La crevette se déplace, hantant le littoral lorsque la mer s’endort aux brises d’amont. La sole, au contraire, attend la bourrasque pour dégîter. Et le maquereau, arc-en-ciel brisé issu des vagues, se chasse à l’hameçon au voisinage des sardiniers multicolores.

La nuit nous tirions la senne, à pied, dans les mares froides toutes étincelantes de lumière. Eustache connaissait à merveille le dédale des roches, des courseaux, des écluses, et il suffisait d’un reflet ou d’un son pour le guider. Le silence grésillait sourdement comme si les milliers d’êtres, abandonnés par le reflux, haletaient autour de nous, et parfois un courlis jetait dans l’air sa plainte mineure. L’essaim du ressac bourdonnait au loin. Le sol gluant happait les jambes. Pleine de fuites imprévues et menaçantes, l’eau était aussi pleine de feu. Sans les phares, qui situaient les côtes en éclairant la mémoire, on se serait cru perdu à tout jamais, faute d’antennes, dans un monde où l’expérience millénaire de l’oeil devenait inutile. Les mains brûlaient au retour, et aussi les paupières, chaque fois que l’on fermait les yeux.

Il fallait voir Eustache au cours de ces expéditions ténébreuses ! Chargé de filets et d’un extravagant panier de la dimension d’un tonnelet, il courait sans répit, ses sabots à la main. La basse mer lui paraissait trop courte, l’obscurité trop légère, mes bras trop faibles et sa propre hâte paresseuse. Il voulait être partout à la fois, sur les vases, sur les sables, dans les crasses, dans les roches, en pleine eau. Souple, furtif, silencieux, plus à l’aise et plus prompt encore qu’au grand jour, il flairait le vent, humait le sol, bondissait sur des pistes hallucinées. Tout poisson échappé était un monstre, tout remous révélait une proie, et quand sa main s’abattait sur une échine rebelle, je l’entendais souffler d’enthousiasme :

- Ah ! quelle bête ! quelle bête ! quelle bête !

Au retour, une brassée de sarments enflammait la cuisine. Nous quittions nos vêtements trempés qui fumaient devant l’âtre. Ma mère préparait le vin chaud, et le court-bouillon lorsque nous rapportions des crevettes, qu’il faut cuire vives. Une bonne odeur, acide et tiède, où se mêlaient le vin, le sucre, l’oignon, le persil, emplissait la maison. La casserole écumait sur le bouquet rose ; les braises sifflaient. Pour goûter on se brûlait les doigts en attrapant, par les barbes, un crustacé que l’on grignotait en gagnant le lit.

Je me souviens d’autres nocturnes, aux approches de l’automne, en septembre, lorsque les premiers appels de la migration tourmentent le gibier d’eau. Il s’agissait d’être rendu avant jour au fond de la baie, sur le terrain de chasse du Paracaud, sorte d’îlot bas, fourré de christe-marine, de salicornes, de joncs, et pourvu, sur le front de mer, d’abris pour les chasseurs nommés caloges. Le dernier train du soir nous débarquait à Bourgneuf-en-Retz et nous prenions la route, le fusil à la bretelle, la carnassière lourdement chargée de cartouches, au travers du bourg endormi et blafard.

Brusquement, passé la gendarmerie, le monde s’abîmait dans un désert d’étoiles tout rempli de bruissements comme si le ciel chantait. Le relent fade des vases du marais, mêlé au parfum de violette du sel nouveau, rôdait sur des brises agonisantes, et la mer, encore lointaine, tendait jusqu’à notre visage ses doigts humides. Nous n’avions pas moins de six kilomètres à faire le long des digues qui défendent le polder, tantôt longeant des chaumes clairs, des guérets sombres, tantôt côtoyant des étiers où l’eau dormait, lourde, glacée, inquiétante et déchirée de temps à autre par les soupirs des fonds. Les gammes fluides d’un ruisseau, le cri d’une mouette, la foulée d’un lapin surpris et nos pas sur le sentier mou, voilà toute la vie. Nous marchions vers les étoiles, l’esprit dilaté, les poumons frais, le corps porté sur les flots denses du calme.

La nuit s’achevait dans la paille du père Papon qui se levait en chemise pour nous conduire à sa grange, en balançant à bout de bras un falot le long de ses tibias secs. Nous surprenions toujours le bonhomme au lit avec sa jeune servante, Sulamite de ce David vendéen. Avant l’aube, le café chauffé aux bousas qui rougeoyaient dans la cheminée, fumait sur la table de la ferme. Le mobilier n’était fait que d’épaves : panneaux de rouf, claires-voies, capots… et, jusqu’au linge, tout sentait le roussi. En sortant, nous trouvions sur l’aire un des fils du vieux, armé d’une gigantesque canardière bourrée de deux charges de poudre et d’une poignée de double zéro.

Depuis bien des années je n’ai revu ni le Paracaud, ni la ferme des Papon où le grand vieillard a dû s’éteindre, quelque jour, entre la mer et le vent, sous son chaume précaire. Je ne suis ni chasseur, ni pêcheur d’instinct, et seul le feu de la jeunesse me poussait au jeu. Mais l’aube se lève toujours là-bas, comme naguère, quand nous étions blottis derrière le mur des caloges, aube floconneuse, grise, lente, qui lutte avec peine contre les ténèbres blanches où les phares clignotent hâtivement avant de mourir. Comme il fait froid et comme le paysage est hostile ! Les vases à perte de vue, les vases brunes, lisses, sur lesquelles un flux boueux se glisse sournoisement, en nappes qui se recouvrent l’une l’autre sans bruit et presque sans mouvement perceptible. Derrière nous les digues, allongées à l’infini, sous une toison de pourpiers de mer couleur de cendre, et par-dessus lesquelles on ne voit qu’un toit et qu’un moulin trapu aux ailes basses. Le vent court déjà au ras de l’eau, une sorte de vent-pieuvre qui vous enlace, vous mord aux os. La nue prend un ton jaunâtre, vireux, comme un gaz dans une expérience de laboratoire. Tous les éléments se confondent dans une synthèse haletante. Une brume se traîne, visqueuse, sans force, par bouchons. Et puis il y a une minute verte, d’un vert très tendre, moelleux, un vert tilleul, avant que le soleil ne s’annonce de ses flèches rouges.

Mais déjà le gibier passe, vols épars dans la pénombre, qu’on distingue à peine. Les alouettes, les bâtardes, les moines filent à la ligne de l’eau avec des cris aigus, bande massive qui se retourne comme une raquette sous le plomb et s’égaille, tandis que les pluviers, les barges, piétés au bord de l’îlot, reculent devant le flot. On les guette patiemment, on les rassemble : c’est là qu’on entend tonner les grosses canardières. Un seul coup jonche le sol de plus de vingt cadavres sans compter les blessés que sème l’air déchiré. Très haut, hors de portée souvent, volent les goélands rauques et le courlis dont la flûte à deux tons mélancolise.

J’ai tué, j’ai tué avec joie, fusillant les mutilés qui fuient à la nage, l’oeil hagard, douloureux, suppliant. J’ai battu la mer, la côte, le marais, en quête de lutte, de domination, de victoire.  L’enfant de Vannes, contenu dans les pieux exercices et les émulations courtoises, débridait les instincts de l’homme aux leçons de mes braconniers. Tout ce qui comportait un risque, un défi, enchantait mon jeune sang. Jamais je ne pris mesure de ma faiblesse et, comme le géant, mes forces semblaient croître chaque fois que je touchais la terre. Mon goût des supériorités se nourrissait au milieu de héros rustiques, sans que ce parfum grave de solitude, qui embaumait l’adolescence du petit pensionnaire des jésuites, fût éventé.

Le Pays de Retz complétait l’enseignement de la Bretagne mouillée, pierreuse, et si charmante dans ses bocages discrets disposés le long des rivières. Le Morbihan est sans faconde comme le marais vendéen sans oeillade. Cette « presqu’île du vin rose et des moulins à vent », comme vous l’avez baptisée, mon ami Paul Fort, ne se met point en frais pour raccrocher. Son paysage rabougri, sans lyrisme, n’a guère que la confidence des chemins creux pour vous séduire, et sur le désert du polder il n’y a que le ciel. Mais comme ces créatures sans fard, sans splendeur, un peu ternes, un peu moroses, troublantes cependant, et auxquelles il faut arracher le secret, le pays vous prend à la longue et vous retient. On y est bien seul vis-à-vis de soi-même. Aucune fantaisie à portée de la main pour distraire la méditation qui s’amorce. Harmonieuse et lointaine, une géométrie tempère, à nos yeux barbares, la fureur d’agir. La bravade de ma jeunesse s’abîme dans les mirages et les eaux immobiles renvoient obstinément mon visage. Je l’y découvre encore en me penchant sur elles, imberbe et passionné.

IV

J’AI eu un ami, un ami né de la mer. Est-il venu à moi ou suis-je allé à lui ? Il n’importe. Le goût des barques, des navigations, nous réunit insensiblement sur ces rivages de la baie de Bourgneuf où il m’avait devancé. Quelques années nous séparaient et nous n’avions pas de souvenirs d’enfance pour tresser le passé ensemble. Mon aîné de près de deux lustres, il trancha toujours un peu du grand frère et du conseiller. Fragile lui-même et obligé aux précautions, il ne laissait pas de me couver, non sans sollicitude apparente. A vieillir je pénétrai plus avant dans son intelligence et dans son coeur que je crus toujours fidèle et sans repli.

Il était sensible, fin, cultivé. J’avais plaisir, quand nous naviguions ensemble, à mêler la discussion des beaux-arts à nos joies rudes, comme on accroche des guirlandes dans un paysage rustique. Nous retrouvions le Paris des salons, des concerts, des spectacles sous la côte morose du Port-Main, ou Naples l’enflammée dans la grisaille des vasières. Son esprit ne manquait pas d’échappées. Il possédait surtout une verve bouffonne qui lui servait à mettre le monde en caricature. Avec cela fantasque, vaniteux, tiraillé entre le scepticisme d’une raison alimentée par les sages et la rigueur d’un tempérament bourgeois buté aux plus extrêmes préjugés.

La guerre, en l’usant prématurément, accentua encore ce caractère instable. Il supportait mal le froid, la fatigue, les hommes, et recherchait volontiers la solitude. Serré par éducation, étant fils de cette petite bourgeoisie qui atteignait l’aisance, jadis, par un demi-siècle de labeur et d’économies, il devint avare à mesure que ses forces baissèrent. Les débiles ont toujours peur que la terre leur manque. Et lui cachait ses revenus et s’ingéniait à rogner son train. Un mémoire d’entrepreneur lui ôtait le sommeil : on le volait toujours.

Je ne crois pas lui avoir mesuré l’affection ni les services. Comme il était craintif et peu adroit, je me réservais les manoeuvres. Mais, à la barre, il manquait de cette souplesse si nécessaire dans les petits bateaux où il faut chicaner le vent, et en régate il perdait ses manchettes. De bon conseil, homme de sens, il ne savait pas réaliser. Ses mains démentaient les audaces de sa parole et j’ai compris trop tard qu’il en souffrait. Nous avions le même bateau, la même cabane sur la plage, les mêmes filets. Nous passions les jours ensemble, parfois de l’aube à la nuit. Ses goûts, ses projets étaient les miens. Nous dépouillions ensemble les revues maritimes, sans cesse hantés par un nouveau plan, un nouveau gréement, quelques rêves. Combien de modèles n’ai-je pas construits, le soir, à la veillée, afin de lui plaire ! Sa joie renforçait la mienne et je ne soupçonnais pas que ses remerciements pussent cacher la plus petite veine de jalousie.

Un coeur se fêle et nous n’en savons rien ! Cela se fait lentement, à la dérobée, par petits chocs espacés, sournois, et si faibles qu’au début l’intéressé même ne les perçoit pas. Une parole a frappé au point sensible, puis un geste, un acte, un silence, que sais-je ? Le moment arrive où le sentiment s’altère et le misanthrope se réveille. Il voit la plaie, l’irrite, l’agrandit. Peu lui importe que ce soit l’amitié qui coule, - amitié, parfum divin des âmes closes ! Le malheureux se réjouit de sa torture !

L’amitié nous apporte ce privilège merveilleux de nous délier des contraintes. Le masque tombe devant mon ami. Je puis être moi-même, m’ouvrir, me confesser, libérer enfin au grand jour le cher prisonnier volontaire. Une sorte d’apaisement, de détente adoucit jusqu’à ma voix. Je me raconte sans méfiance, sûr de l’écho que j’éveille. La pensée de mon ami rend le son de la mienne, ses goûts s’accordent à mes goûts, son émotion puise aux mêmes sources, son silence ne m’épouvante pas. Par élection inconsciente j’ai choisi un autre moi-même : joie égoïste, miroir où je me contemple avec la satisfaction fascinante de Narcisse et qu’amollit une tendresse avide de se donner. Mon ami est à moi et je suis à lui sans pudeur comme sans fard, humble et glorieux à la fois.

Un jour - mon Dieu que cette date me semble encore proche ! - je revenais de Bretagne où j’avais, durant une quinzaine, sollicité l’émouvant secret du Finistère. Midi, les quais de Nantes noyés de poussière d’or, des façades blondes, béant sous le soleil, un pavé couleur de cendre qui tremble sous les camions, une gare tannée sentant la marée, le sel et l’huile chaude soufflée par la locomotive… Je fends la foule, j’arrive à la maison de ma mère, une cour glacée où blanchit dans l’ombre notre vieille concierge.

- Ah ! me dit-elle, vous ne savez pas la nouvelle ?

- Quelle nouvelle ? fis-je.

- Monsieur B… vient de mourir, on l’enterre à deux heures.

Je crois bien n’avoir poussé qu’une plainte, à mi-voix :

- Mon vieux camarade…

Et puis je suis parti très vite me cacher parce qu’une grosse envie de pleurer m’étouffait.

J’appris les détails en revenant de l’enterrement par un jour charmant de printemps, irisé comme une perle. Dès qu’il sentit rôder la camarde, mon ami avait condamné sa porte. Il occupait, sous les toits d’une belle maison qui lui appartenait, deux misérables pièces carrelées et blanchies à la chaux, sorte de tannière où il se reclusait aux heures sombres. Il savait que sa maladie ne pardonnait pas : il ne marchanda pas une dernière grâce. Sans famille, sans médecin, sans secours, retranché derrière une consigne farouche imposée à son domestique, il regarda la vie fuir lentement ses moelles douloureuses et attendit la fin jour après jour. L’échéance sonnait : il sut payer sans gémir.

Je l’avais quitté seulement fatigué et gardant la chambre. Comme il ne sortait pas, je l’avais pourvu d’un lot de livres. Des diverses escales de mon voyage, je lui écrivis, le pressant de se soigner et contant la mer bretonne, les petits ports enclos dans les estuaires, les barques audacieuses ou les yachts remarquables. Je l’amusais de nos projets d’été, de l’armement de notre car-boat, des souvenirs de notre baie. Quelle tendresse ne mettrais-je pas à lui porter l’avenir et le sourire d’une amitié qui ne connaissait point ses limites ! Et quelle dévastation je vis en moi le jour que je le menai en terre ! Je ne pouvais chasser son visage animé, son port plein d’aisance, sa voix épanouie. Il donnait dans l’élégance mais sans ostentation, raffinant plus sur la propreté, le ton, que sur la mise. Grand, bien fait, d’abord sympathique, il inspirait si bien l’affection qu’on lui passait l’humeur et ces vues a priori dans lesquelles il s’ancrait, bien qu’on en souffrît.

Mais voici que la leçon commence. Nous ne saurions sauter le pas sans pourvoir à ces dernières volontés, qui permettent de rectifier le tir sur la parenté, et mon ami n’y manqua point car il était méticuleux. Il fit une liste selon ses voeux. Je ne parle pas de ses biens, légués benoîtement à un cousinage qu’il ne cessa de honnir tant qu’il eut souffle. La menuaille qu’il distribua de sa tombe comprenait sa librairie, ses tableaux et cette flotte en miniature que je lui bâtis. Toute une camaraderie en fut honorée : il plut des souvenirs. Le notaire n’eut pas trop de clercs pour expédier les copies d’un testament qui régalait tant de monde, sauf moi, il va sans dire.

Je n’eus pas une épingle, je ne fus pas nommé. Bien plus, il disposa d’objets qui nous appartenaient par moitié. Le voici, l’ami de mon coeur, cloîtré dans sa misère sous son comble exigu. Le froid le tient déjà, sa peau sèche, il halète. Sur sa table mes livres, sur son drap mes lettres, au mur mes plans… Que la souffrance de sa chair est peu de chose en comparaison de l’amertume qui lui submerge l’âme ! Le passé n’est pour lui qu’envie, rancune, mortification. Je pèse dans sa vie comme la chaîne du bagnard qu’il se réjouit de rompre enfin par sa chute. Plus de mémoire sur les jours fraternels, - oh ! nos mains chaudes, l’une dans l’autre, fermes comme un serment ! Il remâche son fiel et meurt - seul, tout seul, - soulagé de poignarder l’amitié à la sourde, dans le dos.

On m’a remis mes lettres de Bretagne où je l’embrassais tendrement !

*
*   *

Ah ! quand je vous revis, campagnes du Pays de Retz dont la mer ennoblit jusqu’au style la mélancolie plate, quelle étreinte n’éprouvai-je point à la gorge ! La blessure se rouvrait et il me semblait marcher dans mon sang sur les plages, dans les bois, au travers des bossis, du marais, et dans les rochers mêmes qui tendent des miroirs au ciel changeant. Mes traces s’emmêlaient si bien avec les siennes que je n’en découvrais qu’une qui s’ajustait à mes pas. Tout le pays criait la trahison, depuis le moulin jusqu’à la vague, jusqu’au nuage. Ces grands couchers de soleil, décoratifs et pathétiques, qui échafaudent leurs apothéoses flamboyantes dans les soirs de septembre, j’eus souvenir qu’il les aimait. Et qui sait ! Sans le rire des hommes, peut-être aurais-je continué de poursuivre au travers du paysage mon coeur blessé, comme ces licornes dolentes entr’apparues dans les tapisseries de jadis ? Mais j’ai compris à temps que j’étais dupe. La leçon du mort ne devait pas rester vaine. Ce n’est pas trop d’apprendre, au prix de la douleur, que toutes choses humaines sont sans certitude, même l’amitié.

V

MAINTENANT le Pays de Retz est dans mes mains comme un objet menu, ramassé, précieux. Je le tiens tout entier entre mes doigts et je le tourne ainsi qu’une de ces noix sculptées sur lesquelles on découvre des palmiers, des singes, des navires ou les travaux d’Hercule. Il me suffit d’un regard pour l’embrasser, d’un geste pour le parcourir. Si je veux m’arrêter sur un détail, il me faut me baisser. J’ai l’impression d’être un géant chaussé de ces terribles bottes de sept lieues qui nous privent de flâner aux lacis du paysage.

Comme la quarantaine rapetisse le champ de notre enfance ! Cet univers qui m’a dominé, je le domine à mon tour. La rivière n’est plus que ruisseau, la montagne simple mamelon, et la distance s’est repliée sur elle-même à la façon d’un décamètre que l’on met dans sa poche. J’ai grandi en âge, en compréhension, en méthode. Mon service d’imagination est à l’ordre et il suffit d’un déclic pour qu’il déploie ses synthèses. J’ai grandi en moyens aussi, étant armé de l’automobile, arpenteuse implacable des routes.

Montez à côté de moi et je vous emmène à Paimboeuf. Nous n’irons pas en festonnant la côte, par Pornic, Sainte-Marie, Préfailles, et cette baie en croissant - la concha - qui arrondit sa courbe blonde de la pointe Saint-Gildas à Mindin. C’est le trajet du touriste, la route d’émeraude, en bordure des falaises, des sables, des pinèdes, sans quitter le leitmotiv du vieil Océan jongleur qui soutient le film. Non, nous irons au plus court. Nous couperons d’un trait la presqu’île, du sud au nord, en passant par le Clion, Saint-Père-en-Retz. Il y a là des petites routes, empierrées d’une silice blanche, qui éblouissent au soleil et donnent une poussière dure comme de l’émeri, mais qui savent, au gré des ondulations, emmêler aimablement les points de vue aux bocages.

Voilà le pays : des houles successives, très douces, allongées dans le sens de la Loire, dernières rides, semble-t-il, du Sillon de Bretagne. Autour du Clion dont l’église porte clochette à l’extérieure de son bonnet pointu comme une folie, la terre est encore rabougrie par le voisinage de la mer. On franchit le canal de Haute-Perche, couleuvre jaune tapis dans les prés bas, sur un ponceau encadré de platanes malingres. Un carrefour. La route monte, l’humus paraît, roux et fort, chargé de choux bleus, de betteraves vertes ou d’emblavures fleuries de coquelicots. La haie devient plus dense, fournie d’ajoncs, d’aubépines, de genêts au coeur sucré et de saules. Des chênes bien faits, des frênes d’une belle venue, que l’on sent les pieds à l’aise dans une humidité grasse, abritent des fermes puissantes, baignées d’un fumier corsé. Les troupeaux sont nombreux, nets, riches : grands boeufs vendéens couleur froment, vaches claires aux lourdes tétines, baudets fringants et courts de garrot, encombrent les chemins à la douzaine. Une petite fille les mène, ébouriffée, joufflue, en tablier à carreaux, la voix aigre. Elle prend son chien dans ses bras au premier coup de trompe - « Ici, Bas-Blanc ! Ici, Pataud ! » - et se réfugie au fossé, vous laissant tranquillement aux prises avec les cornes.

Soudain la Loire, le paysage déchiré, la presqu’île qui s’abaisse, l’horizon dilué dans une brume opaline, et les beaux nuages bretons, denses et arrondis comme des nefs à l’ancre dans un ciel perlé ! Vous êtes au plus haut de l’échine, sur la butte qui dévale à Saint-Père-en-Retz, village de lait, de beurre et de fourrage, comme Saint-Viaud, Frossay, Vue, dont les pointes saillent dans l’est parmi les vergues blanches des trois-mâts voués à la mort. Le grand fleuve se devine, plutôt qu’il ne se voit, dans l’immense vallée que les prairies, les îles, les marais poussent à plat jusqu’aux premières côtes du Morbihan, et un dernier souffle de l’antique émotion, qui figea la horde à la vue de l’eau qui marche, vous passe encore au visage. La Loire des châteaux et des grâces, la Loire royale, couronnée par la renaissance tourangelle, l’amour des Valois, les grappes angevines, grouille là béante, limoneuse, en gésine. Plus de peupliers tremblants et virginaux, plus de sables en fuseaux d’or, plus de détours bleus sous le roc féodal, plus de mirages rêveurs aux quais d’une province qui file son rouet - Rochefort, Chalonnes, Ancenis, - et bavarde au verre de vin. La Loire, ici, engraisse de ses limons des herbagers millionnaires qui la parfument de foin coupé au mois des roses.

Pour arriver à Paimboeuf il faut reprendre la plaine, et tout, de nouveau, devient gris, ras, amer, comme au revers de la presqu’île, là-bas, au bord de la baie de Bourgneuf. Un soleil d’été foudroie un sol qui craque. Des touffes de ces tamaris ascétiques qui vivent sans eau, sans terre, sans abri, végètent le long de la route en compagnie de joncs flétris. On renifle déjà l’odeur des vases, cette odeur douceâtre et pourrie, que les roseaux cachent en eux comme un vice et qui me rappelle ma petite enfance, - je n’avais pas quatre ans, - du temps que nous habitions Trentemoult, au sud de Nantes, en bordure de ces marécages d’où les osiers étirent leurs fronts vultueux comme des victimes de Dante. La ville est là, basse, sans relief, derrière deux ou trois bouquets d’arbres et des usines rouges hors d’échelle.

Mais c’est une feinte, ces usines, chimie de guerre démobilisée à l’armistice qui n’a pu secouer le sommeil de la cité ! Paimboeuf est morte, à jamais morte, d’une mort légère, muette et poussiéreuse de vieille demoiselle, jadis courtisée, qui a fermé sa porte sur le monde et ses souvenirs. Dès l’abord les ruelles ont froid, le pavé cahote, l’herbe pousse, et vous voyez les façades aveuglées par des rideaux blancs conventuels qu’une main de cire écarte à la dérobée. L’humidité verte coule aux murs ; les mousses prospèrent. Au fond de couloirs tristes vous découvrez des intérieurs quiets, fanés, - comme celui de Tante Bougie, mon cher Octave, - que des capitaines au long cours ont ornés jadis de nattes, de fétiches, de coffrets en bois de santal, de bouddhas et de navires sous voiles insérés dans des bouteilles. Les épices d’Orient, affadies, ont fait place aux relents terreux des moisissures. A peine si l’on retrouve l’écho d’une essence de rose au fond d’un cristal capillaire. Sur les armoires il y a des pots de confiture à la rangette et, au seuil du jardin, une paire de socques, une canne, un chapeau à brides. Le carreau, sous les pieds, est d’une pâleur agonisante à force d’être lavé, tandis que les planchers sont noirs. Même l’été l’atmosphère garde ce goût de fumée qu’elle prend aux âtres d’hiver où le cotret crachote. On écoute. Des fantômes, qui se nomment Zulma, Nathalie, Mariette, traversent le silence aux minces craquements de leurs souliers de soie, et vous n’êtes point tenté de les saisir. Mais, en rêvant, vous nouez autour de leurs ombres quelque roman d’attente, dolent et menu, où l’on voit fondre lentement un coeur en sucre.

Une sirène érafle l’air !... Ah ! le port ! le port de Paimboeuf, un des plus actifs du royaume au temps du Bien-Aimé où les corsaires rentraient des prises en pantenne, les négriers la cargaison des Indes occidentales, sur une rade encombrée de vaisseaux, de brigs, de flûtes, de panses hollandaises, de polacres espagnoles et des frégates de sa Majesté, l’accastillage ras sur les lisses de vibord. Maintenant le désert. Les gabarres, qui déchargeaient les navires pour remonter la rivière de Nantes, ont disparu. Les cargos portent à domicile. Et si on les entend siffler par le vent d’ouest, ce n’est pas qu’ils se soucient de Paimboeuf, mais parce qu’ils demandent un pilote ou l’entrée de Saint-Nazaire.

Les quais, plantés d’ormes magnifiques, regardent à vide le va-et-vient méthodique de la Loire qui, deux fois par jour, remonte vers sa source. L’immense estuaire se déplace d’un bloc, en nappe gaufrée, jaunâtre, que perce par endroits la vrille d’un tourbillon. A perte de vue l’eau coule, toute chargée des boues du vieux continent rodé depuis tant de siècles, absorbant les rives, les îles, les tours, et l’horizon en amont et en aval. Impression de mer plutôt que d’inondation, impression grise, poignante, aggravée par ce mouvement fluide, sans fin, qui étourdit. Les roseaux sont gris, l’herbe est grise, les cales sont grises, sauf les vases, miroir merveilleux des nues fastueuses. En face, dans les buées changeantes, on découvre, inscrites au ciel, les géométries terribles des chantiers de Trignac et le clocher de Donges, guindé sur l’eau comme un menhir. Les porteurs des Ponts et Chaussées, silhouettes déséquilibrées par la machine arrière, circulent d’une drague à l’autre, ces dragues hérissées, montueuses, dont la masse féodale surprend toujours lorsqu’on hante le fleuve au crépuscule.

La vie a deux sens comme la marée. Voiles et fumées montent au flux, descendent au jusant, bref passage analogue à celui d’un vol de canards.  Cargos, lougres, trains de péniches, tout se meut à la file, et les pêcheurs de plies dans leurs canots qui traînent des chapelets de bottereaux et lèchent les berges. La caravane se faufile entre les bouées du chenal, Pierre-à-l’oeil, Brillantes, Saint-Nicolas. Un ressac dur fouette les estacades, remue des croupissures écoeurantes. Paimboeuf contemple de ses vieilles façades rongées ces navires, qui ne toucheront plus jamais sa rade, et dont le choeur des retraités accompagne la manoeuvre. De-ci, de-là, entre les môles en beau granit, surmontés de petits phares blancs comme des cierges, une barque échoue, un homme tend son carrelet, le douanier flâne…

Si vous avez admiré le bel autel Louis XIII de l’abbaye de Busay, réfugié aujourd’hui dans l’église de la ville, avec ses angelots aimables et soufflés, allez vous asseoir sous les ormes et regardez à votre tour passer la vie. Elle va et vient, tout là-bas, sur le grand fleuve, insaisissable, et faisant des gestes que vous finissez par ne plus comprendre. L’eau dérive, sans hâte mais sans répit, avec une force indestructible, les roseaux dodinent, le vent soupire, le ciel bâille. Il faut prêter l’oreille pour discerner le clapotis du flot, le murmure des feuillages dans le silence bruissant où s’épanche parfois l’appel d’un navire. Un engourdissement lent et doux vous envahit. Le grand fleuve jongle devant vos yeux de ses innombrables facettes et vos paupières s’alourdissent. Pas de voix humaines, rien qu’un vieux couple en noir, qui sort du passé, foule les herbes à pas tremblants, s’efface. Derrière vous les mains de cire soulèvent des rideaux blancs, mais vous ne pouvez imaginer qu’un oeil regarde. Une glycine en fleurs, un pot de géraniums roses, et cette minuscule boutique, soigneusement close, qui porte le nom de Banque de France, vous étonnent. L’oubli s’infiltre, vous dissout, oubli du temps, des choses, de soi-même. Ah ! oui, des bateaux s’en vont au loin - vers quoi, Seigneur ! - sur cette eau étourdissante, mais, par bonheur, ils ne feront jamais escale ! Bienheureuse préfigure du néant, Paimboeuf dort et ne rêve pas.

VI

UNE heure en flânant, à petits tours de roue, et l’on regagne le marais, second volet du diptyque.

Par le nord, en traversant Frossay, Chéméré, Bourgneuf-en-Retz, le changement s’opère à vue, sans transition, de la campagne grasse et couverte à la plaine limée que la mer domine à l’horizon. Vous entrez dans Bourgneuf par une route de France, bordée d’ajoncs, d’aubépines, de peupliers, parmi ces petits champs bien troussés, enclos de haies, où chacun inscrit ses droits de propriétaire, et tout soudain, après avoir franchi une ruelle blanche, vous tombez dans une étrange contrée, sans dessin, sans bord, sans relief, où la route, pour débuter, s’enfonce au travers d’un banc d’huîtres fossiles.

Par le sud, en longeant la côte, la composition est moins romantique et l’antithèse cède au raffinement de la préparation. Dès La Bernerie, où la falaise s’abaisse, une sorte de cachexie s’empare du pays. Le sol roussit, l’arbre s’échine, la vigne s’ensable, la maison rentre en terre. La mer, que l’on n’a pas quittée depuis la pointe Saint-Gildas, et qui de l’émeraude est tombée en guenilles, ménage l’unité, assouplit les passages. La surprise que vous éprouvez sur la butte du Chambaraud, en découvrant le panorama du marais, de la baie et du ciel, n’est pas faite d’imprévu, de dépaysement, mais de cette impression de plénitude heureuse que donne le dénouement d’une oeuvre bien ordonnée.

Mais d’un côté comme de l’autre, que vous traversiez la presqu’île ou que vous la contourniez, les souvenirs de Barbe-Bleue se lèvent au passage. La légende lui accorde tous les châteaux qui croulent, tous les donjons en ruine, aussi bien sur les rocs de Sainte-Marie que dans les bois de Princé où les bruyères atteignent hauteur d’homme.

Nous savons qu’il se nommait Gilles de Raiz dans l’histoire, qu’il chevaucha botte à botte en compagnie de la Pucelle et qu’il mourut sur le bûcher pour crime d’infanticide, d’hérésie, de sodomie et de magie noire. Longtemps après sa mort, les mères de Nantes gardaient la tradition de fouetter leurs enfants pour mémoire, le jour anniversaire de l’exécution. Gilles était puissant, fastueux, inquiet, et la mystique du moyen âge, qui l’entraîna dans les ténèbres démoniaques, fleurit soudain son coeur repentant des lis de la foi la plus pure. Mon ami Gabory, qui a démêlé de façon définitive le dossier tragique du maréchal, n’a pas laissé trace des légendes, pas même de ce nom de Retz qu’il écrit Raiz savamment, ni de ce conte de la Barbe-Bleue dont fut, sans terreur, amusé nos enfances, et j’avoue qu’il m’en fait peine. Ah ! que ces historiens sont sans pitié ! Il ne vous suffit pas de tuer les vautours, mon cher Gabory, sur les cimes pyrénéennes qui retentissent de vos exploits, de pourfendre M. Salomon Reinach, vénérable récidiviste de l’inspiration absolue, voici qu’embusqué dans ces archives bretonnes, si quiètes et si graves dans leur sous-sol conventuel de l’ancienne Chambre des Comptes de Bretagne, vous abattez l’erreur charmante où la poésie populaire accroche ses guirlandes.

Croyez-vous qu’il me plaît, au hasard des promenades, d’entendre gémir des égorgés ou d’entrevoir les feux damnables de l’italien Prélati sous les murs de Machecoul, de Tiffauges, de Chantocé, au lieu des pas veloutés de madame Barbe-Bleue qui se glisse vers le cabinet défendu ? Son mari est en route. Ce magnifique seigneur possède « de belles maisons à la ville et à la campagne, de la vaisselle d’or et d’argent, des meubles en broderies, et des carrosses tout dorés ». Les fiançailles de la nouvelle épouse n’ont été que fêtes, son premier mois de ménage qu’émerveillement. En partant l’époux lui a laissé la clé des coffres, des appartements, dont elle pourra disposer à sa guise. Elle est enviée, riche, heureuse. Et seule la porte interdite la tourmente, celle d’un obscur réduit au bas bout du château.

Comme elle hésite devant la désobéissance, serrant d’une main qui tremble la clé mystérieuse ! Ouvrir, pousser la porte, connaître, éternelle tentation de l’esprit humain qui nous assaille ! Moins fille d’Ève que fille des hommes, elle ira jusqu’au bout, jusqu’à plonger son regard dans cet inconnu terrible où nous ne trouvons jamais que les cadavres muets de ceux qui nous ont précédés, sans savoir.

« Anne, ma soeur Anne, ne vois-tu rien venir ? »

Le joli conte, avec une tour, des voiles qui flottent au vent, des cavaliers dans la plaine, une pauvre femme pâmée et un mari furieux, le joli conte qui s’environne des échos du Petit Poucet, de Cendrillon, du Chat Botté, de la Belle au Bois Dormant et de Riquet à la Houppe ! Quand j’étais enfant, je possédais les contes de ma mère Loye en anglais, - ne savez-vous pas qu’à trois ans l’Union Jack me servait de manteau au balcon du consulat britannique à Saint-Nazaire ? - albums apportés de Londres sans doute par quelque ami de mon père. On y voyait la Barbe-Bleue habillé à l’Oriental, le turban orné d’un croissant, qui brandissait d’une main un yatagan et tenait de l’autre une clé rouge d’un bon pied de long. Le loup, appuyé sur un bâton, mettait le bonnet à la main, d’une façon fort civile, pour aborder la petite-fille de ma mère-grand. La méchante fée portait un chapeau pointu en éteignoir, le Maître Chat une besace jaune d’où pointait l’oreille de Jeannot et le fils du bûcheron, botté jusqu’au menton, enjambait la campagne au pas de sept lieues.

Et on y voyait encore des personnages qui ne sont pas de chez nous : Jack à la fève, l’Ogre et sa poule aux oeufs d’or, Cochonnet-le-Bref, Little Totty, Tom Pouce qui surgit du ventre d’un poisson, sur la table du Roi, devant lequel il fait sa meilleure révérence, car il fallait à l’époque plus d’un court-bouillon pour vous ôter la politesse.

Mon Dieu que le drame de Gilles de Raiz me paraît fade en regard de toute cette féerie, tant il est vrai que nous n’attachons d’importance aux choses qu’autant que nous nous y retrouvons nous-mêmes ! Les châteaux de Barbe-Bleue me parlent comme ma nourrice, voix si pathétique quand l’âge nous découvre ce champ de mort que nous appelons le passé. Abandonné aux molles délices de revenir en arrière, il me semble m’arrêter dans ce Pays de Retz et bloquer le temps aux freins de la mémoire. Le goût des puériles friandises vous revient aux lèvres, des images vous tournent la tête, un peu d’absinthe aussi aigrit votre coeur mais d’une amertume si douce ! Et vous restez là, engourdi, moite, détaché de vous-même, à contempler, immobile, ces ombres fanées que vous ne saisirez plus jamais.

La vie cependant bouillonne alentour. On danse, on roule, on bâtit. La guerre, qui ruina le pays en enrichissant les individus, bouleverse les terrains, soulève les pierres. Il n’est si mince boutiquier qui n’assaille l’entrepreneur. D’avoir pu vivre jusque-là sans prendre l’air de la mer semble miracle et l’on se hâte d’avaler l’Océan avant de mourir. Une folie de spéculation agite la propriété. On jongle avec les villas. Remploi, jouissance, réalisation, c’est tout un ! Qui parle d’inquiétude ? Qui parle de souvenirs ? Chaque jour l’homme fait peau neuve et, tendu vers la proie à venir, rejette les débris d’hier.

Par bonheur les messieurs qui jouent au polo et qui vous demandent, sans rire, la situation de votre père avant de vous tendre une main gantée, - « Passe-moi le dollar, voici le sterling, » - ont épargné à la côte de Pornic la démolition du paysage, en tenant ferme dans leurs parcs, sur la corniche. Si le nouveau riche est dangereux, le riche amélioré mérite quelque indulgence : il conserve au faste une élégance de grand air, et, bien que sa survivance soit incompatible avec le dogme sacro-saint de la justice sociale, nous lui accordons volontiers sursis à cause de son jardinier. Je sais qu’il est du meilleur ton de mépriser le décor de Gourmalon, de la Noveillard, de Sainte-Marie. Les âmes touchées de la grâce artistique ont soif du spectacle grandiose des côtes sauvages. Ah ! Belle-Ile, Penmarc’h, la pointe du Raz ! Confessons notre bassesse. Des pins, des corbeilles de géraniums, de cannas, de capucines, des cordons d’oeillets ou de myosotis, des gerbes d’iris, des buissons de roses et ces maisons claires où sourient les belles-de-jour sur le fond du lierre ou de la vigne vierge, par devant une mer sans grandiloquence, c’est là de quoi me combler pourvu surtout que le soleil ne boude. Opéra-comique tant qu’on voudra, mais les femmes ne font point mal parmi les fleurs, la limousine au bout de l’allée blonde, la voile sur une eau calme. Tout ce qu’il y a de menu, de sucré, de gentil, de fabriqué par un metteur en scène de Trianon-Lyrique, dans le petit havre de Pornic, aide à vivre, et jusqu’à son château heureusement restauré pour la carte postale. Les grandes secousses et les nourritures cataclysmiques me portent à maigrir. J’engraisse, au contraire, sur une chaise longue, dans un paysage qui fait le beau, au ronron d’une vieille romance savonnée mais qui berce. Tous les jardinets de la ville, disposés en gradins entre quatre murs, où prospèrent, dans la terre chaude, les palmiers, les figuiers, les mimosas, ne donnent-ils pas l’exemple de cette sagesse élémentaire qui se contente de la volupté banale d’exister sous un ciel affable, ouaté l’hiver, et, sitôt l’avrillée, chauffé avec mesure par un soleil prudent ?

Mais par delà cette oasis, en amont et en aval de Pornic, d’un côté jusqu’à la Loire, de l’autre jusqu’au marais maudit dans sa tristesse, croît une banlieue de carton-pâte, aux tuiles trop rouges, qui n’a d’autre excuse que de contribuer au relèvement économique - quand le bâtiment va, tout va, - et de réjouir le coeur des philanthropes. Chacun a son lopin, sa porte, sa fenêtre. L’enseigne reluit sur le linteau : Mon repos, Mon rêve, Mon désir… Trois carottes, un rang d’oignons et le bouquet de persil font pendant au carré de pommes de terre : on est pratique en France ! Ainsi les arbres, à bas ! Pouvez-vous me dire à quoi servent les arbres, sinon à manger la terre, ronger les toitures et entretenir l’humidité ?

Les propriétaires argumentent contre le communisme en maniant la bêche, le pinceau. A chaque saison je les revois tailler, sarcler, repeindre. La mode étant au clair, ils répandent le rouge, le bleu, le vert, le jaune. Les murs s’égaient d’un badigeon, le seuil d’une touffe d’hortensias, l’allée de galets blancs. Il y a un tonneau sous la dalle, de l’huile aux serrures : la grille tourne sans gémir.

Hélas ! j’entends partout le grignotement sourd des rouilles, des eaux, des herbes, du soleil ou du vent de mer. Tu poses une pierre, le taret de la mort est dedans. Il semble que la maison soit une chose contre nature. Veille, efforce-toi, épaule, elle te tombera sur l’échine au premier répit car les éléments ne soufflent jamais. Cette poussée sans fin, inextinguible, des sèves ennemies qui submergent mon jardin, me cause un horrible malaise. De partout l’armée innombrable des végétaux, des insectes, me traque, me ligote. Huit jours et je ne vois plus mon oeuvre. Tu peux trousser tes manches, pauvre homme, et rafraîchir tes quatre murailles ! Je te dis qu’elle t’aura, la gueuse !

VII

LE bourg des Moustiers, mieux que Bourgneuf pourtant plus avancé dans le sud, donne l’avant-goût de ces villages vendéens blancs et roses, aux toits serrés autour d’un petit clocher ancien à flèche d’ardoise. La place, devant l’église, agrandie exagérément aux dépens de la cure, à seule fin d’assurer le triomphe des principes républicains, conserve encore - pour combien de temps ? - un caractère puéril et noble grâce à ses arbres et aux façades endimanchées. Un beau retable du XVIIe siècle, animé, bistourné, colorié, dans la manière de ceux que l’on voit si fréquemment en Bretagne, - Lampaul, Guimiliau, Saint-Thégonec, - illustre richement l’abside de l’église sous une voûte bleue semée d’étoiles.

Mais le chef-d’oeuvre des bourgs maraîchins est Bouin, disposé en oasis sur le marais, avec ses clochetons qui montrent les cornes par-dessus un bouquet de charmes.

Pour mettre de l’ordre dans le circuit, prenons la route où nous l’avons laissée à la sortie de Bourgneuf, dans son banc d’huîtres fossiles. Elle court vers Bouin, puis vers Beauvoir-sur-Mer d’un trait à peu près droit, soulignant le littoral à deux ou trois kilomètres d’intervalle, sans d’ailleurs qu’on puisse le soupçonner. La mer, dans ce polder saumâtre, à peine arraché aux entrailles de l’Océan et encore tout engluée de ses vases, est toujours imprévue. On marche à son niveau, plus bas les jours d’équinoxe, derrière des digues qui contiennent malaisément son humeur. On la sent, on la respire, on la voit dans le sel, le nuage, la mouette, l’anguille, dans ces crabes avides qui hantent les étiers gras, et on ne peut la saisir, vrai jeu de colin-maillard. Puis un écart vous la découvre soudain, immense, d’un bloc, telle qu’elle vit au fond de la baie, livide, souillée, hachée de vagues courtes, ce clapotis sombre en accent circonflexe que les Hollandais ont peint, autour de leurs barques à livarde, avec tant d’exactitude.

A Beauvoir deux chemins, l’un tournant vers l’île de Noirmoutier, que l’on peut atteindre, à mer basse, par le passage du Gois, l’autre poursuivant du côté de Fromentine où commencent les sables du pays de Monts, maintenus par la pinède jusqu’aux approches de Croix-de-Vie. Une marge de verdure borde désormais la côte, simple trait coloré, tracé par la baguette des forestiers pour assigner sa limite à l’Océan qui, libéré de l’enclave de la baie, est redevenu l’Atlantique glauque, chassé de l’ouest sans répit, houle après houle. La route passe sur le front des pins avec tant d’autorité que pas un seul ne songe à sortir du rang. Ils demeurent chez eux, à droite, dans les dunes. Le marais s’étend à gauche, mais moins dépouillé depuis la Barre-de-Monts où vibrent les premiers peupliers blancs. L’écran des bois propage un calme bienfaisant. Favorisé par l’eau du sol, la végétation repart en couche épaisse, d’un vert suintant. Des petits ponts en dos d’âne franchissent les douves et, du haut de leur échine, l’oeil saisit au vol le scintillement clair des innombrables canaux. Discrète, à demi enfuie, la maison, qui porte le nom de bourrine, est peu visible. Les maçons la bâtissent avec cette terre du marais, pâteuse comme la glaise, grise comme la cendre, féconde comme l’engrais, qui ne cède qu’à la fré, pelle étroite et longue, semblable à une curette. On passe les murs au lait de chaux. On ouvre une porte, une lucarne. On coiffe le tout d’un chaume compact qui tombe à moins de deux mètres du sol et on plante un rosier près du seuil.

Il faut descendre par Notre-Dame-de-Monts, Saint-Jean-de-Monts, jusqu’au Pissot pour remonter vers Bouin par la belle route du Perrier, amorcée entre deux haies de peupliers splendides qui rafraîchissent l’atmosphère, brisent le soleil et concentrent en même temps, à cette croisée de chemins chargée de foins engrangés, une odeur chaude comme à l’aisselle d’une blonde. Les rouliers boivent au tournebride, la paille jonche le sol, des régiments de poules barrent la route. Même l’été les roseaux et les aulnes éclatent de verdure. Au second pas dans la prairie l’eau poisse aux semelles, vous happe. Il semble, à s’enfoncer dans les champs, que la terre flotte et va sombrer. Elle sombre. Voici l’hiver. Le marais n’est plus qu’une nappe froide anéantie sous la foulée sans fin des escadrons du suroit.

Jusqu’à Saint-Gervais, seul point de la contrée où l’écorce terrestre fait le gros dos le temps d’offrir une vue cavalière du polder, le charme mélancolique n’est point rompu. En traversant le Perrier, Sallertaine, Saint-Urbain, on retrouve, sur les clochers, le chaperon d’ardoises pointu, la maison à croupeton sommée d’une cheminée imposante comme un grenadier de son bonnet à poil, les villages en choux-crème qu’on mangerait, les barges de paille carapaçonnées de tresses, les mulons de sel et les tas de bousas séchés qui remplacent le bois sous le trépied. La propreté vendéenne est merveille ! Chaque jour est fête pour la bourrine. Modeste mais non pas misérable, très près de la vie primitive, simple, rude, elle a toujours l’air de revenir de la lessive. C’est une tradition de blanchir au moins une fois l’an ou de passer des enduits légers, roses, gris ou jaunes, sur le crépi. Les volets sont nets, les briques peintes et les tuiles d’un ton unique, tendre, languide, un ton de géranium amenuisé jusqu’à l’insaisissable par le soleil et les brouillards.

La rue des Salorges, à la sortie de Bouin, avec ses maisonnettes toutes semblables, toutes coloriées, toutes appétissantes est le modèle du genre. Le coeur pâme dans cette imagerie et vous éprouvez soudain une grosse envie de vous arrêter, d’entrer dans une de ces demeures, de vous asseoir entre la huche et le vaisselier et de ne plus jamais repartir. La terre battue est molle aux pieds, les solives fumées consolantes, le lit profond. Ah ! que vous allez bien dormir ! Vous écoutez ? Le silence… Vous regardez ! Un rayon meurt, une fleur penche, l’âtre soupire… Comme la vie est loin, comme votre âme s’évase, comme vos bras pèsent ! Les ruelles sont blanches alentour comme des communiantes, l’hôpital, précédé d’une demi-douzaine d’ormeaux, a des façons de béguinage sous sa coiffe à l’ancienne mode, les moulins tournent sur le champ de foire, quatre moulins minces, hauts comme des phares, pareils à de grands vieillards secs qui parlent à l’aide de signes un langage inconnu. Irez-vous boire ? Les cabarets portent l’enseigne de La Providence ou de La Grâce de Dieu et vous n’avez plus soif que du ciel. Près de l’église une bonne femme vend des chaussons aux pommes, dodus, lourds de compote, dont la pâte sent le beurre, le froment, et, à l’entrée du bourg, il  y a une treille miraculeuse qui produira des raisins jusqu’au coeur d’octobre.

Une jeune fille chante en tirant l’aiguille, dans la boutique du boulanger : profil arrondi, cheveux noirs lissés, prunelle en velours. Elle patoise un peu, mais je démêle, en prêtant l’oreille, un couplet surpris jadis aux lèvres de ma mère :

    Dans le jardin de ma tante il y a quatre coins.
    Dans le premier coin il y a un jasmin,
    Je vous aime d’un amour sans fin.
    Dans le second coin il y a une rose,
    Je voudrais vous embrasser mais je n’ose.
    Dans le troisième il y a un oeillet,
    Dites-moi tout bas votre secret.
    Dans le quatrième est un pavot,
    Ce que vous dites bas, dites-le haut

Dans une auberge de Bois-de-Céné également, devant une pauvre limonade, j’ai éprouvé cette douce fascination du silence, de la blancheur et de ces vieilles choses ignorantes qui ont gardé leur premier sourire. Le chêne des tables luisait profondément autour du billard couvert d’une housse en cretonne. Des lampes de cuivre étincelaient au plafond et les verres dans les placards d’angle. Entre les rideaux frais on distinguait, d’un côté, l’église courtaude derrière ses ifs, de l’autre une cuisine dorée où travaillait la patronne. Un parfum de pomme, de fumée, d’encaustique, auquel se mêlait l’odeur terreuse de carreaux trop souvent lavés et qui ne sèchent point, collait aux murs de la maison. Seul l’horloge du clocher bougeait, tous les quarts d’heure, mais on finissait par ne plus l’entendre. Deux paysans s’attablèrent et révèrent longtemps sans mot dire, en trinquant. Ils m’avaient salué avec courtoisie, comme le font encore les anciens - écho qui expire ! - le long des routes vendéennes.

Je vous jure qu’il faut un effort pour reprendre le bâton quand cette présence du vide vous a frôlé ! Ne m’avez-vous pas dit, mon cher Sageret, que Bouin est l’unique lieu du monde où vous avez dormi, parfaitement dormi, de ce grand sommeil qui est l’image de la mort ?

Compensation : la route est vivante. Bétail, volaille, dindons, canards, goélands, moulins, nuages et vent, tout s’agite à l’entour de son ruban étroit qui sinue au travers des pacages et des bossis ensemencés de fèves. Le vent surtout, ce vent du marais, prompt et jamais las, trempé, sauri, gâté par le relent des vases en dépit des bouffées toniques de l’étable et du foin, rampe ou galope jour et nuit au ras des herbes. Cette terre basse n’est pour lui que le prolongement de la mer. Nul obstacle, nul repli, pas même l’ondulation des houles. Il arrive en pleine force, en pleine lancée : il fauche. Dès novembre, aux premiers crachins, il commence de battre la bourrine-champignon, où l’homme se clapit près d’un feu de bouses, tandis que l’eau sournoise monte inexorablement, les deux complices se rejoignent sous la nue bouchée qui couvre de ses brumes leur tyrannie sans pitié. Je me souviens que la femme du peintre Milcendeau, exilée sous son chaume de Soullans, disait les larmes que le hurlement incessant de l’hiver arrachait à ses nerfs brisés.

Au soleil de juin, c’est une fête de voir les troupeaux bien nourris, grands boeufs pâles, vaches au mufle huileux, disposer, sur les fonds verts, la masse décorative de leurs formes graves. L’heure du lait, le soir, les groupe aux échaliers près des bidons qui attendent. Les filles portent les sceaux crémeux, bras nus et la crinière coulée sur la nuque dans une résille. Les moutons font tache de-ci, de-là ; les poules s’affairent, bien campées, l’oeil vif ; les canards bâfrent, culs-de-plomb qui tranchent de l’aventurier en jouant de la corne. Mais ils ne feront jamais qu’un voyage au marché de Saint-Jean-de-Monts, de Challans ou de Machecoul, les pattes liées au fond d’un cageot, et l’âne en rit qui les conduira.

Lui, du moins, il engraisse. Bête de misère dans les régions tondues, l’âne tient au Pays de Retz sa prébende. Le poil frais, l’oreille vive, agile et bonhomme, il hante les fermes, les grèves, les foires, les chemins. On le voit paître les fossés en frétillant de la queue, traîner des charges de bousas, des montagnes de paille de fèves et porter le sel gris, tantôt poussé par un paysan en chapeau maraîchin, tantôt conduit par une femme abritée sous la coiffe en anse de panier qu’on nomme quinchenotte. Il est à l’échelle des maisons et sa fine couleur s’accorde naturellement aux pastels du paysage. Si j’avais à doter le marais d’armoiries parlantes, je choisirais, pour le représenter, l’eau, le nuage et l’âne. C’est un malin, en dépit de sa réputation, et un sage. J’ai eu naguère une bourrique qui n’avait rien de plus pressé que de se rouler dans la poussière chaque fois qu’on lui passait l’étrille. Elle m’apprit ainsi à mépriser les vanités mondaines dont le cheval et ceux qui le montent sont tout farcis.

Petit à petit, d’ailleurs, l’âne cède le pas à l’automobile et c’est dommage. M. Guilloux, l’historien du marais breton-vendéen, nous apprend que jadis, du XVe au XVIIIe siècle, la baie de Bourgneuf fournissait de sel une bonne moitié du monde civilisé. Des flottes de la Hanse le venaient charger en l’île de Bouin, tandis qu’huguenots et papistes argumentaient à coups de rapières, aux entours de Beauvoir, sur la façon correcte de gagner le ciel. On disait, en Allemagne, le sel de la Baye, sans plus, et il faisait prime. Mais la vase envahissait les côtes, les salines. Des siècles de lutte n’empêchèrent pas la défaite. On dut planter où la mer cristallisait. Le marais salant devint le marais gât, en culture, et la fève, le blé, le foin éliminèrent lentement le sel. Il n’est plus aujourd’hui qu’une ressource médiocre en comparaison des céréales, de l’élevage. Les nourrisseurs de Paris écument les marchés : volailles grasses, prés-salés, veaux laiteux. Et la mécanique, qui vous aplatit proprement un poulet sur le macadam, chasse à son tour notre lambin de bourricot.

J’ai remarqué pourtant que cette richesse d’après guerre avait moins atteint le pittoresque qu’on ne l’a dit, en Bretagne comme en Vendée. Bien des paysans de la vieille Armorique ont profité de l’argent pour remonter leur garde-robe en veste de velours, en gilets brodés, en tabliers de soie. Au marais on bâtit toujours la bourrine en regard des murs de pierre. Et, ma foi, j’ai beau y regarder de près, je retrouve encore intacte la nature et les hommes qu’ont peints Lepère et Milcendeau.

Le premier avait choisi le marais par élection, pour s’y recueillir quelques mois chaque année, le second tenait au sol par ses ancêtres, et il y a entre eux la différence du sang comme entre demi-frères. Il faudrait ignorer la maîtrise de Lepère, sûr de ses moyens jusqu’à éblouir, son intelligence, sa sensibilité, pour douter de la façon admirable dont il a pu interpréter les massifs d’arbres au bord des routes, - oh ! le beau souvenir des frondaisons de Watteau ! - la plaine submergée où le maraîchin pousse la yole sous les tétards, le hameau transi, la nue convulsive, le marché grouillant. Le drame de la terre et de l’eau où se débat l’homme, ce monde mouvant, dilué, sans fond, sur quoi se dressent des troncs cornus, des baliveaux instables et une volonté de vivre, il en a pénétré et rendu la grandeur tragique. Et il a été touché par la lumière aussi, cette lumière moelleuse, à facettes, qui réserve à ce lopin de boue une richesse incomparable.

Mais dans sa Bièvre, dans ses Quais de la Seine, dans sa Normandie, dans toute son oeuvre, je sens la même acuité, les mêmes raffinements de métier, le même oeil. Milcendeau possédait deux regards. En Vendée, un nouveau génie l’habite. Il n’est plus uniquement l’artiste qui met son savoir et ses dons au service d’un sujet qui l’émeut. Il est visionnaire. Ses morts, des paysans à bourrine, parlent en lui. Le marais, sous ses crayons ou son pinceau, devient religieux. Aucun effet, aucune déformation de style, mais une vérité grave jusqu’au recueillement, profonde jusqu’à l’angoisse.

Lui seul a crayonné, avec la naïveté savante d’un Clouet qui va d’emblée aux traits essentiels, le maraîchin rasé, plissé, tanné, coiffé d’un chapeau rond, vêtu d’un frac en forme de boléro et d’un pantalon collant à pleines fesses. Lui seul a fixé dans des gouaches, des dessins parfaits et sans détours, l’âme chaude, contenue, des filles à cheveux plats, brunes sanguines aux lèvres estompées, aux beaux yeux sombres, au menton court. S’il aimait la mutilation des vieux visages, le printemps craintif des adolescentes rustiques n’a pas manqué de l’attirer. Il y a dans ses horizons gris une fatalité qui fait mal. Ses toits de chaume ne posent pas, ils souffrent. Ses intérieurs fascinent. Milcendeau prend le marais et nous ouvre son coeur. Passant ailleurs, il est ici de la famille. Et s’il a rapporté d’Espagne une oeuvre lucide, c’est que le maraîchin rappelle dans ses traits, sa vêture, les paysans du Léon dont il serait, dit-on, un descendant émigré.

Chacun va où son démon le pousse et il n’est pas vrai de prétendre que l’artiste fait ce qu’il veut. Ces quelques lieues carrées où le Pays de Retz s’ajuste au Pays de Monts, ont inspiré des peintres diversement. Peské a pris l’arbre en bûcheron, en poète. Antral a pris l’eau et les signes primitifs d’une nature élémentaire.

J’ai découvert Antral au bourg des Moustiers, dans la maison de la mère Pinson, un beau matin qu’une brise vinaigrée enfilait la ruelle. Il venait de Nantes : escale au port, aux rues chaudes, tordues, fades, lumineuses, musicales. La Loire et le lac de Grand-Lieu l’avaient préparé à ces horizons déserts que hachurent, au premier plan, un jonc maigre, des osiers, et il tenait de la mer la révélation des cieux dramatiques. Il ne fut pas longtemps à prêter l’oreille pour entendre la langue du Pays de Retz, les sables pâles comme un champ d’avoine, les vasières opalines, la baie lourde, bilieuse, arrondie dans un beau mouvement circulaire, les étiers taillés dans une terre pourrie - le Collet, les Brochets, l’Époids, - où christe-marine, algue, pourpier sucent leur vie côte à côte et qu’un balisage de perches rustiques prolonge dans le large, les douves des salines, croûtées comme un visage malade, les poteaux du télégraphe si hauts sur la plaine, les coiffes blanches, les maisons blanches, le vent…

Un soir de septembre, ces soirs si grands chez nous où les nuages s’arrêtent, échafaudent leurs masses et s’ouvrent tout à coup dans un éclatement pourpre, j’ai quitté Antral. Il emportait dans ses cartons ce pays où nous avions roulé ensemble, où il ne reviendra peut-être jamais. Je me suis retrouvé seul sur la route, avec la chaleur mélancolique d’une forte poignée de main et cette pesanteur de l’âme qui suit les évasions exaltées. Le crépuscule couvait encore des braises rouges dans ses cendres soufrées. Un phare s’alluma : le Pilier qui me fait signe du côté de l’aventure depuis tantôt quarante ans. Je vis la mer, molle et passionnée comme une phrase de Chopin, musique fanée qui vous brise… Ah ! que cette terre que je traîne aux semelles me parut pesante, en rentrant !


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