MONTESQUIEU, Charles-Louis de Secondat, baron de La Brède et de (1689-1755) : Essai sur le goût (1757).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (19.VII.2001) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Bibliothèque municipale, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.66.50.- Minitel : 02.31.48.66.55. - Fax : 02.31.48.66.56 Mél : bmlisieux@mail.cpod.fr, [Olivier Bogros] bib_lisieux@compuserve.com http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire (BmLx : 45106) du tome premier des oeuvres diverses de Montesquieu données par Le Bigre Frères à Paris en 1834. ESSAI SUR LE GOUT
DANS LES CHOSES DE LA NATURE ET DE L'ART,
ou
RÉFLEXIONS SUR LES CAUSES DU PLAISIR QU'EXCITENT EN NOUS
LES OUVRAGES D'ESPRIT ET LES PRODUCTIONS DES BEAUX ARTS. par
Montesquieu
~~~~Dans notre manière d'être actuelle, notre âme goûte trois sortes de plaisirs ; il y en a qu'elle tire du fond de son existence même ; d'autres qui résultent de son union avec le corps ; d'autres enfin qui sont fondés sur les plis et les préjugés que de certaines institutions, de certains usages, de certaines habitudes, lui ont fait prendre. Ce sont ces différens plaisirs de notre âme qui forment les objets du goût, comme le beau, le bon, l'agréable, le naïf, le délicat, le tendre, le gracieux, le je ne sais quoi, le noble, le grand, le sublime, le majestueux, etc. Par exemple, lorsque nous trouvons du plaisir à voir une chose avec une utilité pour nous, nous disons qu'elle est bonne ; lorsque nous trouvons du plaisir à la voir sans que nous y démêlions une utilité présente, nous l'appelons belle. Les anciens n'avaient pas bien démêlé ceci ; ils regardaient comme des qualités positives toutes les qualités relatives de notre âme ; ce qui fait que ces dialogues où Platon fait raisonner Socrate, ces dialogues si admirés des anciens, sont aujourd'hui insoutenables, parce qu'ils sont fondés sur une philosophie fausse ; car tous ces raisonnemens tirés sur le bon, le beau, le parfait, le sage, le fou, le dur, le mou, le sec, l'humide, traités comme des choses positives, ne signifient plus rien. Les sources du beau, du bon, de l'agréable, etc., sont dans nous-mêmes ; et en chercher les raisons, c'est chercher les causes des plaisirs de notre âme. Examinons donc notre âme, étudions-la dans ses actions et dans ses passions, cherchons-la dans ses plaisirs ; c'est là où elle se manifeste davantage. La poésie, la peinture, la sculpture, l'architecture, la musique, la danse, les différentes sortes de jeux, enfin les ouvrages de la nature et de l'art, peuvent lui donner du plaisir. Voyons pourquoi, comment, et quand ils le lui donnent ; rendons raison de nos sentimens ; cela pourra contribuer à nous former le goût, qui n'est autre chose que l'avantage de découvrir avec finesse et avec promptitude la mesure du plaisir que chaque chose doit donner aux hommes. DES PLAISIRS DE NOTRE AME.
L'âme, indépendamment des plaisirs qui lui viennent des sens, en a qu'elle aurait indépendamment d'eux, et qui lui sont propres ; tels sont ceux que lui donnent la curiosité, les idées de sa grandeur, de ses perfections, l'idée de son existence opposée au sentiment du néant, le plaisir d'embrasser tout d'une idée générale, celui de voir un grand nombre de choses, etc., celui de comparer, de joindre et de séparer les idées. Ces plaisirs sont dans la nature de l'âme indépendamment des sens, parce qu'ils appartiennent à tout être qui pense ; et il est fort indifférent d'examiner ici si notre âme a ces plaisirs comme substance unie avec le corps, ou comme séparée du corps, parce qu'elle les a toujours, et qu'ils sont les objets du goût : ainsi nous ne distinguerons point ici les plaisirs qui viennent à l'âme de sa nature d'avec ceux qui lui viennent de son union avec le corps ; nous appellerons tout cela plaisirs naturels, que nous distinguerons des plaisirs acquis que l'âme se fait par de certaines liaisons avec les plaisirs naturels ; et de la même manière et par la même raison nous distinguerons le goût naturel et le goût acquis. Il est bon de connaître la source des plaisirs dont le goût est la mesure : la connaissance des plaisirs naturels et acquis pourra nous servir à rectifier notre goût naturel et notre goût acquis. Il faut partir de l'état où est notre être, et connaître quels sont ses plaisirs, pour parvenir à les mesurer et même quelquefois à les sentir. Si notre âme n'avait point été unie au corps, elle aurait connu ; mais il y a apparence qu'elle aurait aimé ce qu'elle aurait connu : à présent nous n'aimons presque que ce que nous ne connaissons pas. Notre manière d'être est entièrement arbitraire ; nous pouvions avoir été faits comme nous sommes, ou autrement. Mais si nous avions été faits autrement, nous verrions autrement ; un organe de plus ou de moins dans notre machine nous aurait fait une autre éloquence, une autre poésie ; une contexture différente des mêmes organes aurait fait encore une autre poésie : par exemple, si la constitution de nos organes nous avait rendus capables d'une plus longue attention, toutes les règles qui proportionnent la disposition du sujet à la mesure de notre attention ne seraient plus ; si nous avions été rendus capables de plus de pénétration, toutes les règles qui sont fondées sur la mesure de notre pénétration tomberaient de même ; enfin toutes les lois établies sur ce que notre machine est d'une certaine façon seraient différentes si notre machine n'était pas de cette façon. Si notre vue avait été plus faible et plus confuse, il aurait fallu moins de moulures et plus d'uniformité dans les membres de l'architecture ; si notre vue avait été plus distincte et notre âme capable d'embrasser plus de choses à la fois, il aurait fallu dans l'architecture plus d'ornemens ; si nos oreilles avaient été faites comme celles de certains animaux, il aurait fallu réformer bien de nos instrumens de musique. Je sais bien que les rapports que les choses ont entre elles auraient subsisté ; mais le rapport qu'elles ont avec nous ayant changé, les choses qui dans l'état présent font un certain effet sur nous ne le feraient plus ; et, comme la perfection des arts est de nous présenter les choses telles qu'elles nous fassent le plus de plaisir qu'il est possible, il faudrait qu'il y eût du changement dans les arts, puisqu'il y en aurait dans la manière la plus propre à nous donner du plaisir. On croit d'abord qu'il suffirait de connaître les diverses sources de nos plaisirs pour avoir le goût, et que, quand on a lu ce que la philosophie nous dit là-dessus, on a du goût, et que l'on peut hardiment juger des ouvrages. Mais le goût naturel n'est pas une connaissance de théorie, c'est une application prompte et exquise des règles mêmes que l'on ne connaît pas. Il n'est pas nécessaire de savoir que le plaisir que nous donne une certaine chose que nous trouvons belle vient de la surprise ; il suffit qu'elle nous surprenne, et qu'elle nous surprenne autant qu'elle le doit, ni plus ni moins. Ainsi ce que nous pourrions dire ici, et tous les préceptes que nous pourrions donner pour former le goût, ne peuvent regarder que le goût acquis, c'est-à-dire ne peuvent regarder directement que ce goût acquis, quoiqu'ils regardent encore indirectement le goût naturel ; car le goût acquis affecte, change, augmente et diminue le goût naturel, comme le goût naturel affecte, change, augmente et diminue le goût acquis. La définition la plus générale du goût, sans considérer s'il est bon ou mauvais, juste ou non, est ce qui nous attache à une chose par le sentiment ; ce qui n'empêche pas qu'il ne puisse s'appliquer aux choses intellectuelles, dont la connaissance fait tant de plaisir à l'âme qu'elle était la seule félicité que de certains philosophes pussent comprendre. L'âme connaît par ses idées et par ses sentimens ; car, quoique nous opposions l'idée au sentiment, cependant lorsqu'elle voit une chose elle la sent ; et il n'y a point de choses si intellectuelles qu'elle ne voie ou qu'elle ne croie voir, et par conséquent qu'elle ne sente. DE L'ESPRIT EN GÉRÉRAL.
L'esprit est le genre qui a sous lui plusieurs espèces, le génie, le bon sens, le discernement, la justesse, le talent et le goût. L'esprit consiste à avoir les organes bien constitués relativement aux choses où il s'applique. Si la chose est extrêmement particulière, il se nomme talent ; s'il a plus de rapport à un certain plaisir délicat des gens du monde, il se nomme goût ; si la chose particulière est unique chez un peuple, le talent se nomme esprit, comme l'art de la guerre et l'agriculture chez les Romains, la chasse chez les Sauvages. DE LA CURIOSITÉ.
Notre âme est faite pour penser, c'est-à-dire pour apercevoir : or un tel être doit avoir de la curiosité ; car, comme toutes les choses sont dans une chaîne où chaque idée en précède une et en suit une autre, on ne peut jamais avoir une chose sans désirer d'en avoir une autre ; et, si nous n'avions pas ce désir pour celle-ci, nous n'aurions eu aucun plaisir à celle-là. Ainsi, quand on nous montre une partie d'un tableau, nous souhaitons de voir la partie qu'on nous cache, à proportion du plaisir que nous a fait celle que nous avons vue. C'est donc le plaisir que nous donne un objet qui nous porte vers un autre ; c'est pour cela que l'âme cherche toujours des choses nouvelles, et ne se repose jamais. Ainsi on sera toujours sûr de plaire à l'âme lorsqu'on lui fera voir beaucoup de choses, ou plus qu'elle n'avait espéré d'en voir. Par-là on peut expliquer la raison pourquoi nous avons du plaisir lorsque nous voyons un jardin bien régulier, et que nous en avons encore lorsque nous voyons un lieu brut et champêtre : c'est la même cause qui produit ces effets. Comme nous aimons à voir un grand nombre d'objets, nous voudrions étendre notre vue, être en plusieurs lieux, parcourir plus d'espace ; enfin notre âme fuit les bornes, et elle voudrait pour ainsi dire étendre la sphère de sa présence : ainsi c'est un grand plaisir pour elle de porter sa vue au loin. Mais comment le faire ? Dans les villes, notre vue est bornée par des maisons ; dans les campagnes, elle l'est par mille obstacles. à peine pouvons-nous voir trois ou quatre arbres ; L'art vient à notre secours, et nous découvre la nature qui se cache elle-même. Nous aimons l'art, et nous l'aimons mieux que la nature, c'est-à-dire la nature dérobée à nos yeux : mais quand nous trouvons de belles situations, quand notre vue en liberté peut voir au loin des prés, des ruisseaux, des collines, et ces dispositions qui sont pour ainsi dire créées exprès, elle est bien autrement enchantée que lorsqu'elle voit les jardins de Le Nostre ; parce que la nature ne se copie pas, au lieu que l'art se ressemble toujours. C'est pour cela que dans la peinture nous aimons mieux un paysage que le plan du plus beau jardin du monde : c'est que la peinture ne prend la nature que là où elle est belle, là où la vue se peut porter au loin et dans toute son étendue, là où elle est variée, là où elle peut être vue avec plaisir. Ce qui fait ordinairement une grande pensée, c'est lorsqu'on dit une chose qui en fait voir un grand nombre d'autres, et qu'on nous fait découvrir tout d'un coup ce que nous ne pouvions espérer qu'après une grande lecture. Florus nous représente en peu de paroles toutes les fautes d'Annibal. « Lorsqu'il pouvait, dit-il, se servir de la victoire, il aima mieux en jouir ; cum victoria posset uti, frui maluit. » Il nous donne une idée de toute la guerre de Macédoine quand il dit : « Ce fut vaincre que d'y entrer ; introisse victoria fuit. » Il nous donne tout le spectacle de la vie de Scipion, quand il dit de sa jeunesse : « C'est le Scipion qui croît pour la destruction de l'Afrique ; hic erit Scipio qui in exitium Africæ crescit. » Vous croyez voir un enfant qui croît et s'élève comme un géant. Enfin il nous fait voir le grand caractère d'Annibal, la situation de l'univers, et toute la grandeur du peuple romain, lorsqu'il dit : « Annibal fugitif cherchait au peuple romain un ennemi par tout l'univers ; qui, profugus ex Africa, hostem populo romano toto orbe quærebat. » DES PLAISIRS DE L'ORDRE.
Il ne suffit pas de montrer à l'âme beaucoup de choses, il faut les lui montrer avec ordre ; car pour lors nous nous ressouvenons de ce que nous avons vu, et nous commençons à imaginer ce que nous verrons ; notre âme se félicite de son étendue et de sa pénétration : mais, dans un ouvrage où il n'y a point d'ordre, l'âme sent à chaque instant troubler celui qu'elle y veut mettre. La suite que l'auteur s'est faite, et celle que nous nous faisons, se confondent ; l'âme ne retient rien, ne prévoit rien ; elle est humiliée par la confusion de ses idées, par l'inanité qui lui reste ; elle est vraiment fatiguée, et ne peut goûter aucun plaisir : c'est pour cela que, quand le dessein n'est pas d'exprimer ou de montrer la confusion, on met toujours de l'ordre dans la confusion même. Ainsi les peintres groupent leurs figures ; ainsi ceux qui peignent les batailles mettent-ils sur le devant de leurs tableaux les choses que l'oeil doit distinguer, et la confusion dans le fond et le lointain. DES PLAISIRS DE LA VARIÉTÉ.
Mais s'il faut de l'ordre dans les choses, il faut aussi de la variété ; sans cela l'âme languit, car les choses semblables lui paraissent les mêmes ; et si une partie d'un tableau qu'on nous découvre ressemblait à une autre que nous aurions vue, cet objet serait nouveau sans le paraître, et ne ferait aucun plaisir. Et comme les beautés des ouvrages de l'art, semblables à celles de la nature, ne consistent que dans les plaisirs qu'elles nous font, il faut les rendre propres le plus que l'on peut à varier ces plaisirs ; il faut faire voir à l 'âme des choses qu'elle n'a pas vues ; il faut que le sentiment qu'on lui donne soit différent de celui qu'elle vient d'avoir. C'est ainsi que les histoires nous plaisent par la variété des récits, les romans par la variété des prodiges, les pièces de théâtre par la variété des passions ; et que ceux qui savent instruire modifient le plus qu'ils peuvent le ton uniforme de l'instruction. Une longue uniformité rend tout insupportable ; le même ordre des périodes long-temps continué accable dans une harangue ; les mêmes nombres et les mêmes chutes mettent de l'ennui dans un long poëme. S'il est vrai que l'on ait fait cette fameuse allée de Moscow à Pétersbourg, le voyageur doit périr d'ennui, renfermé entre les deux rangs de cette allée ; et celui qui aura voyagé long-temps dans les Alpes en descendra dégoûté des situations les plus heureuses et des points de vue les plus charmans. L'âme aime la variété ; mais elle ne l'aime, avons-nous dit, que parce qu'elle est faite pour connaître et pour voir : il faut donc qu'elle puisse voir, et que la variété le lui permette ; c'est-à-dire il faut qu'une chose soit assez simple pour être aperçue, et assez variée pour être aperçue avec plaisir. Il y a des choses qui paraissent variées, et ne le sont point ; d'autres qui paraissent uniformes, et sont très-variées. L'architecture gothique paraît très-variée ; mais la confusion des ornemens fatigue par leur petitesse, ce qui fait qu'il n'y en a aucun que nous puissions distinguer d'un autre, et leur nombre fait qu'il n'y en a aucun sur lequel l'oeil puisse s'arrêter : de manière qu'elle déplaît par les endroits mêmes qu'on a choisis pour la rendre agréable. Un bâtiment d'ordre gothique est une espèce d'énigme pour l'oeil qui le voit, et l'âme est embarrassée comme quand on lui présente un poëme obscur. L'architecture grecque, au contraire, paraît uniforme ; mais, comme elle a les divisions qu'il faut, et autant qu'il en faut pour que l'âme voie précisément ce qu'elle peut voir sans se fatiguer, mais qu'elle en voie assez pour s'occuper, elle a cette variété qui la fait regarder avec plaisir. Il faut que les grandes choses aient de grandes parties : les grands hommes ont de grands bras, les grands arbres de grandes branches, et les grandes montagnes sont composées d'autres montagnes qui sont au-dessus et au-dessous ; c'est la nature des choses qui fait cela. L'architecture grecque, qui a peu de divisions, et de grandes divisions, imite les grandes choses ; l'âme sent une certaine majesté qui y règne partout. C'est ainsi que la peinture divise en groupes de trois ou quatre figures celles qu'elle représente dans un tableau : elle imite la nature ; une nombreuse troupe se divise toujours en pelotons ; et c'est encore ainsi que la peinture divise en grandes masses ses clairs et ses obscurs. DES PLAISIRS DE LA SYMÉTRIE.
J'ai dit que l'âme aime la variété ; cependant, dans la plupart des choses, elle aime à voir une espèce de symétrie. Il semble que cela renferme quelque contradiction : voici comment j'explique cela. Une des principales causes des plaisirs de notre âme lorsqu'elle voit des objets, c'est la facilité qu'elle a à les apercevoir ; et la raison qui fait que la symétrie plaît à l'âme, c'est qu'elle lui épargne de la peine, qu'elle la soulage, et qu'elle coupe pour ainsi dire l'ouvrage par la moitié. De là suit une règle générale : partout où la symétrie est utile à l'âme et peut aider ses fonctions, elle lui est agréable ; mais partout où elle est inutile, elle est fade, parce qu'elle ôte la variété. Or les choses que nous voyons successivement doivent avoir de la variété, car notre âme n'a aucune difficulté à les voir ; celles au contraire que nous apercevons d'un coup-d'oeil doivent avoir de la symétrie. Ainsi, comme nous apercevons d'un coup d'oeil la façade d'un bâtiment, un parterre, un temple, on y met de la symétrie, qui plaît à l'âme par la facilité qu'elle lui donne d'embrasser d'abord tout l'objet. Comme il faut que l'objet que l'on doit voir d'un coup d'oeil soit simple, il faut qu'il soit unique, et que les parties se rapportent toutes à l'objet principal : c'est pour cela encore qu'on aime la symétrie ; elle fait un tout ensemble. Il est dans la nature qu'un tout soit achevé ; et l'âme qui voit ce tout veut qu'il n'y ait point de partie imparfaite. C'est encore pour cela qu'on aime la symétrie : il faut une espèce de pondération ou de balancement ; et un bâtiment avec une aile, ou une aile plus courte qu'une autre, est aussi peu fini qu'un corps avec un bras, ou avec un bras trop court. DES CONTRASTES.
L'âme aime la symétrie, mais elle aime aussi les contrastes. Ceci demande bien des explications. Par exemple, si la nature demande des peintres et des sculpteurs qu'ils mettent de la symétrie dans les parties de leurs figures, elle veut au contraire qu'ils mettent des contrastes dans les attitudes. Un pied rangé comme un autre, un membre qui va comme un autre, sont insupportables : la raison en est que cette symétrie fait que les attitudes sont presque toujours les mêmes, comme on le voit dans les figures gothiques, qui se ressemblent toutes par-là. Ainsi il n'y a plus de variété dans les productions de l'art. De plus, la nature ne nous a pas situés ainsi ; et, comme elle nous a donné du mouvement, elle ne nous a pas ajustés dans nos actions et dans nos manières comme des pagodes ; et si les hommes gênés et contraints sont insupportables, que sera-ce des productions de l'art ? Il faut donc mettre des contrastes dans les attitudes, surtout dans les ouvrages de sculpture, qui, naturellement froide, ne peut mettre de feu que par la force du contraste et de la situtation. Mais, comme nous avons dit que la variété que l'on a cherché à mettre dans le gothique lui a donné de l'uniformité, il est souvent arrivé que la variété que l'on a cherché à mettre par le moyen des contrastes est devenue une symétrie et une vicieuse uniformité. Ceci ne se sent pas seulement dans de certains ouvrages de sculpture et de peinture, mais aussi dans le style de quelques écrivains, qui, dans chaque phrase, mettent toujours le commencement en contraste avec la fin par des antithèses continuelles, tels que saint Augustin et autres auteurs de la basse latinité, et quelques-uns de nos modernes, comme Saint-Évremont. Le tour de phrase, toujours le même et toujours uniforme, déplaît extrêmement ; ce contraste perpétuel devient symétrie, et cette opposition toujours recherchée devient uniformité. L'esprit y trouve si peu de variété, que, lorsque vous avez vu un partie de la phrase, vous devinez toujours l'autre : vous voyez des mots opposés, mais opposés de la même manière ; vous voyez un tour de phrase, mais c'est toujours le même. Bien des peintres sont tombés dans le défaut de mettre des contrastes partout et sans ménagement ; de sorte que, lorsqu'on voit une figure, on devine d'abord la disposition de celles d'à côté : cette continuelle diversité devient quelque chose de semblable. D'ailleurs la nature, qui jette les choses dans le désordre, ne montre pas l'affectation d'un contraste continuel ; sans compter qu'elle ne met pas tous les corps en mouvement, et dans un mouvement forcé : elle est plus variée que cela ; elle met les uns en repos, et elle donne aux autres différentes sortes de mouvemens. Si la partie de l'âme qui connaît, aime la variété, celle qui sent ne la cherche pas moins ; car l'âme ne peut pas soutenir long-temps les mêmes situations, parce qu'elle est liée à un corps qui ne peut les souffrir. Pour que notre âme soit excitée, il faut que les esprits coulent dans les nerfs : or il y a là deux choses ; une lassitude dans les nerfs, une cessation de la part des esprits qui ne coulent plus, ou qui se dissipent des lieux où ils ont coulé. Ainsi tout nous fatigue à la longue, et surtout les grands plaisirs ; on les quitte toujours avec la même satisfaction qu'on les a pris ; car les fibres qui en ont été les organes ont besoin de repos ; il faut en employer d'autres plus propres à nous servir, et distribuer pour ainsi dire le travail. Notre âme est lasse de sentir ; mais ne pas sentir, c'est tomber dans un anéantissement qui l'accable. On remédie à tout en variant ses modifications ; elle sent, et elle ne se lasse pas. DES PLAISIRS DE LA SURPRISE.
Cette disposition de l'âme qui la porte toujours vers différens objets fait qu'elle goûte tous les plaisirs qui viennent de la surprise : sentiment qui plaît à l'âme par le spectacle et par la promptitude de l'action ; car elle aperçoit ou sent une chose qu'elle n'attend pas, ou d'une manière qu'elle n'attendait pas. Une chose peut nous surprendre comme merveilleuse, mais aussi comme nouvelle, et encore comme inattendue ; et, dans ces derniers cas, le sentiment principal se lie à un sentiment accessoire, fondé sur ce que la chose est nouvelle ou inattendue. C'est par là que les jeux de hasard nous piquent ; ils nous font voir une suite continuelle d'événemens non attendus : c'est par là que les jeux de société nous plaisent ; ils sont encore une suite d'événemens imprévus qui ont pour cause l'adresse jointe au hasard. C'est encore par là que les pièces de théâtre nous plaisent ; elles se développent par degrés, cachent les événemens jusqu'à ce qu'ils arrivent, nous préparent toujours de nouveaux sujets de surprise, et souvent nous piquent en nous les montrant tels que nous aurions dû les prévoir. Enfin les ouvrages d'esprit ne sont ordinairement lus que parce qu'ils nous ménagent des surprises agréables et suppléent à l'insipidité des conversations, presque toujours languissantes, et qui ne font point cet effet. La surprise peut être produite par la chose ou par la manière de l'apercevoir ; car nous voyons une chose plus grande ou plus petite qu'elle n'est en effet, ou différente de ce qu'elle est ; ou bien nous voyons la chose même, mais avec une idée accessoire qui nous surprend. Telle est dans une chose l'idée accessoire de la difficulté de l'avoir faite, ou de la personne qui l'a faite, ou du temps où elle a été faite, ou de la manière dont elle a été faite, ou de quelque autre circonstance qui s'y joint. Suétone nous décrit les crimes de Néron avec un sang-froid qui nous surprend, en nous faisant presque croire qu'il ne sent point l'horreur de ce qu'il décrit. Il change de ton tout à coup, et dit : « L'univers ayant souffert ce monstre pendant quatorze ans, enfin il l'abandonna ; tale monstrum per quatuordecim annos perpessus terrarum orbis, tandem destituit. » Ceci produit dans l'esprit différentes sortes de surprises : nous sommes surpris du changement de style de l'auteur, de la découverte de sa différente manière de penser, de sa façon de rendre en aussi peu de mots une des grandes révolutions qui soient arrivées : ainsi l'âme trouve un très-grand nombre de sentimens différens qui concourent à l'ébranler et à lui composer un plaisir. DES DIVERSES CAUSES QUI PEUVENT PRODUIRE UN SENTIMENT.
Il faut bien remarquer qu'un sentiment n'a pas ordinairement dans notre âme une cause unique ; c'est, si j'ose me servir de ce terme, une certaine dose qui en produit la force et la variété. L'esprit consiste à savoir frapper plusieurs organes à la fois ; et si l'on examine les divers écrivains, on verra peut-être que les meilleurs, et ceux qui ont plus d'avantage, sont ceux qui ont excité dans l'âme plus de sensations en même temps. Voyez, je vous prie, la multiplicité des causes. Nous aimons mieux voir un jardin bien arrangé qu'une confusion d'arbres : 1° parce que notre vue, qui serait arrêtée, ne l'est pas ; 2° chaque allée est une, et forme une grande chose, au lieu que dans la confusion chaque arbre est une chose, et une petite chose ; 3° nous voyons un arrangement que nous n'avons pas coutume de voir ; 4° nous savons bon gré de la peine que l'on a prise ; 5° nous admirons le soin que l'on a de combattre sans cesse la nature, qui, par des productions qu'on ne lui demande pas, cherche à tout confondre ; ce qui est si vrai qu'un jardin négligé nous est insupportable. Quelquefois la difficulté de l'ouvrage nous plaît, quelquefois c'est la facilité ; et comme dans un jardin magnifique nous admirons la grandeur et la dépense du maître, nous voyons quelquefois avec plaisir qu'on a eu l'art de nous plaire avec peu de dépense et de travail. Le jeu nous plaît parce qu'il satisfait notre avarice, c'est-à-dire l'espérance d'avoir plus ; il flatte notre vanité par l'idée de la préférence que la fortune nous donne et l'attention que les autres ont sur notre bonheur ; il satisfait notre curiosité en nous donnant un spectacle ; enfin il nous donne les différens plaisirs de la surprise. La danse nous plaît par la légèreté, par une certaine grâce, par la beauté et la variété des attitudes, par sa liaison avec la musique, la personne qui danse étant comme un instrument qui accompagne ; mais surtout elle plaît par une disposition de notre cerveau, qui est telle qu'elle ramène en secret l'idée de tous les mouvemens à de certains mouvemens, la plupart des attitudes à de certaines attitudes. DE LA LIAISON ACCIDENTELLE DE CERTAINES IDÉES.
Presque toujours les choses nous plaisent et déplaisent à différens égards : par exemple, les castrati d'Italie nous doivent faire peu de plaisir : I° parce qu'il n'est pas étonnant qu'accommodés comme ils sont ils chantent bien ; ils sont comme un instrument dont l'ouvrier a retranché du bois pour lui faire produire des sons ; 2° parce que les passions qu'ils jouent sont trop suspectes de fausseté ; 3° parce qu'ils ne sont ni du sexe que nous aimons ni de celui que nous estimons. D'un autre côté, ils peuvent nous plaire, parce qu'ils conservent long-temps un air de jeunesse, et de plus qu'ils ont une voix flexible et qui leur est particulière. Ainsi chaque chose nous donne un sentiment qui est composé de beaucoup d'autres, lesquels s'affaiblissent et se choquent quelquefois. Souvent notre âme se compose elle-même des raisons de plaisirs, et elle y réussit surtout par les liaisons qu'elle met aux choses. Ainsi une chose qui nous a plu nous plaît encore par la seule raison qu'elle nous a plu, parce que nous joignons l'ancienne idée à la nouvelle. Ainsi une actrice qui nous a plu sur le théâtre nous plaît encore dans la chambre ; sa voix, sa déclamation, le souvenir de l'avoir vue admirer, que dis-je ? l'idée de la princesse jointe à la sienne : tout cela fait une espèce de mélange qui forme et produit un plaisir. Nous sommes tous pleins d'idées accessoires. Une femme qui aura une grande réputation et un léger défaut pourra le mettre en crédit et le faire regarder comme une grâce. La plupart des femmes que nous aimons n'ont pour elles que la prévention sur leur naissance ou leurs biens, les honneurs, ou l'estime de certaines gens. AUTRE EFFET DES LIAISONS QUE L'AME MET AUX CHOSES.
Nous devons à la vie champêtre que l'homme menait dans les premiers temps cet air riant répandu dans toute la fable ; nous lui devons ces descriptions heureuses, ces aventures naïves, ces divinités gracieuses, ce spectacle d'un état assez différent du nôtre pour le désirer, et qui n'en est pas assez éloigné pour choquer la vraisemblance, enfin ce mélange de passions et de tranquillité. Notre imagination rit à Diane, à Pan, à Apollon, aux nymphes, aux bois, aux prés, aux fontaines. Si les premiers hommes avaient vécu comme nous dans les villes, les poètes n'auraient pu nous décrire que ce que nous voyons tous les jours avec inquiétude, ou que nous sentons avec dégoût ; tout respirerait l'avarice, l'ambition et les passions qui tourmentent. Les poètes qui nous décrivent la vie champêtre nous parlent de l'âge d'or qu'ils regrettent, c'est-à-dire nous parlent d'un temps encore plus heureux et plus tranquille. DE LA DÉLICATESSE.
Les gens délicats sont ceux qui à chaque idée ou à chaque goût joignent beaucoup d'idées ou beaucoup de goûts accessoires. Les gens grossiers n'ont qu'une sensation ; leur âme ne sait ni composer ni décomposer ; ils ne joignent ni n'ôtent rien à ce que la nature donne : au lieu que les gens délicats dans l'amour se composent la plupart des plaisirs de l'amour. Polixène et Apicius portaient à la table bien des sensations inconnues à nous autres mangeurs vulgaires ; et ceux qui jugent avec goût des ouvrages d'esprit ont et se font une infinité de sensations que les autres hommes n'ont pas. DU JE NE SAIS QUOI.
Il y a quelquefois dans les personnes ou dans les choses un charme invisible, une grâce naturelle qu'on n'a pu définir, et qu'on a été forcé d'appeler le je ne sais quoi. Il me semble que c'est un effet principalement fondé sur la surprise. Nous sommes touchés de ce qu'une personne nous plaît plus qu'elle ne nous a paru d'abord devoir nous plaire ; et nous sommes agréablement surpris de ce qu'elle a su vaincre des défauts que nos yeux nous montrent, et que le coeur ne croit plus. Voilà pourquoi les femmes laides ont très-souvent des grâces, et qu'il est rare que les belles en aient. Car une belle personne fait ordinairement le contraire de ce que nous avions attendu : elle parvient à nous paraître moins aimable ; après nous avoir surpris en bien, elle nous surprend en mal ; mais l'impression du bien est ancienne, celle du mal nouvelle : aussi les belles personnes font-elles rarement les grandes passions, presque toujours réservées à celles qui ont des grâces, c'est-à-dire des agrémens que nous n'attendions point, et que nous n'avions point sujet d'attendre. Les grandes parures ont rarement de la grâce, et souvent l'habillement des bergères en a. Nous admirons la majesté des draperies de Paul Véronès ; mais nous sommes touchés de la simplicité de Raphaël et la pureté du Corrège. Paul Véronèse promet beaucoup, et paie ce qu'il promet. Raphaël et le Corrège promettent peu, et paient beaucoup ; et cela nous plaît davantage. Les grâces se trouvent plus ordinairement dans l'esprit que dans le visage : car un beau visage paraît d'abord, et ne cache presque rien ; mais l'esprit ne se montre que peu à peu, que quand il veut, et autant qu'il veut ; il peut se cacher pour paraître, et donner cette espèce de surprise qui fait les grâces. Les grâces se trouvent moins dans les traits du visage que dans les manières ; car les manières naissent à chaque instant, et peuvent à tous les momens créer des surprises : en un mot, une femme ne peut guère être belle que d'une façon ; mais elle est jolie de cent mille. La loi des deux sexes a établi, parmi les nations policées et sauvages, que les hommes demanderaient, et que les femmes ne feraient qu'accorder : il arrive que les grâces sont plus particulièrement attachées aux femmes. Comme elles ont tout à défendre, elles ont tout à cacher ; la moindre parole, le moindre geste, tout ce qui, sans choquer le premier devoir, se montre en elles, tout ce qui se met en liberté, devient une grâce : et telle est la sagesse de la nature, que ce qui ne serait rien sans la loi de la pudeur devient d'un prix infini depuis cette heureuse loi, qui fait le bonheur de l'univers. Comme la gêne et l'affectation ne sauraient nous surprendre, les grâces ne se trouvent ni dans les manières gênées ni dans les manières affectées, mais dans une certaine liberté ou facilité qui est entre les deux extrémités ; et l'âme est agréablement surprise de voir que l'on a évité les deux écueils. Il semblerait que les manières naturelles devraient être les plus aisées : ce sont celles qui le sont moins ; car l'éducation qui nous gêne nous fait toujours perdre du naturel : or nous sommes charmés de le voir revenir. Rien ne nous plaît tant dans une parure que lorsqu'elle est dans cette négligence ou même dans ce désordre qui nous cache tous les soins que la propreté n'a pas exigés, et que la seule vanité aurait fait prendre ; et l'on n'a jamais de grâce dans l'esprit que lorsque ce que l'on dit paraît trouvé et non pas recherché. Lorsque vous dites des choses qui vous ont coûté, vous pouvez bien faire voir que vous avez de l'esprit, et non pas des grâces dans l'esprit. Pour le faire voir, il faut que vous ne le voyiez pas vous-même, et que les autres, à qui d'ailleurs quelque chose de naïf et de simple en vous ne promettait rien de cela, soient doucement surpris de s'en apercevoir. Ainsi les grâces ne s'acquièrent point : pour en avoir il faut être naïf. Mais comment peut-on travailler à être naïf ? Une des plus belles fictions d'Homère c'est celle de cette ceinture qui donnait à Vénus l'art de plaire. Rien n'est plus propre à faire sentir cette magie et ce pouvoir des grâces qui semblent être données à une personne par un pouvoir invisible, et qui sont distinguées de la beauté même. Or cette ceinture ne pouvait être donnée qu'à Vénus. Elle ne pouvait convenir à la beauté majestueuse de Junon ; car la majesté demande une certaine gravité, c'est-à-dire une gêne opposée à l'ingénuité des grâces. Elle ne pouvait bien convenir à la beauté fière de Pallas ; car la fierté est opposée à la douceur des grâces, et d'ailleurs peut souvent être soupçonnée d'affectation. PROGRESSION DE LA SURPRISE.
Ce qui fait les grandes beautés, c'est lorsqu'une chose est telle que la surprise est d'abord médiocre, qu'elle se soutient, augmente, et nous mène ensuite à l'admiration. Les ouvrages de Raphaël frappent peu au premier coup d'oeil : il imite si bien la nature, que l'on n'en est d'abord pas plus étonné que si l'on voyait l'objet même, lequel ne causerait point de surprise. Mais une expression extraordinaire, un coloris plus fort, une attitude bizarre d'un peintre moins bon nous saisit du premier coup d'oeil, parce qu'on n'a pas coutume de la voir ailleurs. On peut comparer Raphaël à Virgile, et les peintres de Venise, avec leurs attitudes forcées, à Lucain. Virgile, plus naturel, frappe d'abord moins pour frapper ensuite plus : Lucain frappe d'abord plus pour frapper ensuite moins. L'exacte proportion de la fameuse église de saint-Pierre fait qu'elle ne paraît pas d'abord aussi grande qu'elle l'est ; car nous ne savons d'abord où nous prendre pour juger de sa grandeur : si elle était moins large, nous serions frappés de sa longueur ; si elle était moins longue, nous le serions de sa largeur : mais à mesure que l'on examine, l'oeil la voit s'agrandir, l'étonnement augmente. On peut la comparer aux Pyrénées, où l'oeil, qui croyait d'abord les mesurer, découvre des montagnes derrière les montagnes, et se perd toujours davantage. Il arrive souvent que notre âme sent du plaisir lorsqu'elle a un sentiment qu'elle ne peut pas démêler elle-même, et qu'elle voit une chose absolument différente de ce qu'elle sait être, ce qui lui donne un sentiment de surprise dont elle ne peut pas sortir. En voici un exemple. Le dôme de S.-Pierre est immense. On sait que Michel-Ange, voyant le Panthéon, qui était le plus grand temple de Rome, dit qu'il en voulait faire un pareil, mais qu'il voulait le mettre en l'air. Il fit donc sur ce modèle le dôme de S.-Pierre ; mais il fit les piliers si massifs, que ce dôme, qui est comme une montagne que l'on a sur la tête, paraît léger à l'oeil qui le considère. L'âme reste donc incertaine entre ce qu'elle voit et ce qu'elle sait, et elle reste surprise de voir une masse en même temps si énorme et si légère. DES BEAUTÉS QUI RÉSULTENT D'UN CERTAIN EMBARRAS DE L'AME.
Souvent la surprise vient à l'âme de ce qu'elle ne peut pas concilier ce qu'elle voit avec ce qu'elle a vu. Il y a en Italie un grand lac, qu'on appelle le Lac-Majeur, il Lago Maggiore ; c'est une petite mer dont les bords ne montrent rien que de sauvage. A quinze milles dans le lac sont deux îles d'un quart de lieue de tour, qu'on appelle les Borromées, qui sont, à mon avis, le séjour du monde la plus enchanté. L'âme est étonnée de ce contraste romanesque, de rappeler avec plaisir les merveilles des romans, où, après avoir passé par des rochers et des pays arides, on se trouve dans un lieu fait par les fées. Tous les contrastes nous frappent, parce que les choses en opposition se relèvent toutes les deux : ainsi, lorsqu'un petit homme est auprès d'un grand, le petit fait paraître l'autre plus grand, et le grand fait paraître l'autre plus petit. Ces sortes de surprises font le plaisir que l'on trouve dans toutes les beautés d'opposition, dans toutes les antithèses et figures pareilles. Quand Florus dit : « Sore et Algide (qui le croirait ?) nous ont été formidables ; Satrique et Cornicule étaient des provinces ; nous rougissons des Boriliens et et des Véruliens, mais nous en avons triomphé ; enfin Tibur notre faubourg, Préneste où sont nos maisons de plaisance, étaient les sujets des voeux que nous allions faire au Capitole : » cet auteur, dis-je, nous montre en même temps la grandeur de Rome et la petitesse de ses commencemens ; et l'étonnement porte sur ces deux choses. On peut remarquer ici combien est grande la différence des antithèses d'idée d'avec les antithèses d'expresssion. L'antithèse d'expression n'est pas cachée ; celle d'idée l'est : l'une a toujours le même habit ; l'autre en change comme on veut : l'une est variée, l'autre nom. Le même Florus, en parlant des Samnites, dit que leurs villes furent tellement détruitee qu'il est difficile de trouver à présent le sujet de vingt-quatre triomphes ; ut non facile appareat materia quatuor et viginti triumphorum. Et, par les mêmes paroles qui marquent la destruction de ce peuple, il fait voir la grandeur de son courage et de son opiniâtreté. Lorsque nous voulons nous empêcher de rire, notre rire redouble à cause du contraste qui est entre la situation où nous sommes et celle où nous devrions être. De même, lorsque nous voyons dans un visage un grand défaut, comme, par exemple, un très-grand nez, nous rions à cause que nous voyons que ce contraste avec les autres traits du visage ne doit pas être. Ainsi les contrastes sont cause des défauts aussi bien que des beautés. Lors que nous voyons qu'ils sont sans raison, qu'ils relèvent ou éclairent un autre défaut, ils sont les grands instruments de la laideur, laquelle, lorsqu'elle nous frappe subitement, peut exciter une certaine joie dans notre âme et nous faire rire. Si notre âme la regarde comme un malheur dans la personne qui la possède, elle peut exciter la pitié : si elle la regarde avec l'idée de ce qui peut nous nuire et avec une idée de comparaison avec ce qui a coutume de nous émouvoir et d'exciter nos désirs, elle la regarde avec un sentiment d'aversion. Lorsqu'on rapproche des idées opposées l'une à l'autre, si le contraste a été trop facile ou trop difficile à trouver, il déplaît : il faut que l'opposition qui est entre les idées rapprochées se fasse sentir parce qu'elle y est, non parce que l'auteur a voulu la montrer ; car, en ce dernier cas, la surprise ne tombe que sur la sottise de l'auteur. Une des choses qui nous plaisent le plus, c'est le naïf ; mais c'est aussi le style le plus difficile à attraper : la raison en est qu'il est précisément entre le noble et le bas, et est si près du bas, qu'il est très-difficile de le côtoyer toujours sans y tomber. Les musiciens ont reconnu que la musique qui se chante le plus facilement est la plus difficile à composer : preuve certaine que nos plaisirs et l'art qui nous les donne sont entre certaines limites. A voir les vers de Corneille si pompeux, et ceux de Racine si naturels, on ne devinerait pas que Corneille travaillait facilement, et Racine avec peine. Le bas est le sublime du peuple, qui aime à voir une chose faite pour lui et qui est à sa portée. Les idées qui se présentent aux gens qui sont bien élevés et qui ont un grand esprit sont, ou naïves, ou nobles, ou sublimes. Lorsqu'une chose nous est montrée avec des circonstances ou des accessoires qui l'agrandissent, cela nous paraît noble : cela se sent surtout dans les comparaisons, où l'esprit doit toujours gagner et jamais perdre ; car elles doivent toujours ajouter quelque chose, faire voir la chose plus grande, ou, s'il ne s'agit pas de grandeur, plus fine et plus délicate : mais il faut bien se donner de garde de montrer à l'âme un rapport dans le bas, car elle se le serait caché si elle l'avait découvert. Lorsqu'il s'agit de montrer des choses fines, l'âme aime mieux voir comparer une manière à une manière, une action à une action, qu'une chose à une chose. Comparer en général un homme courageux à un lion, une femme à un astre, un homme léger à un cerf, cela est aisé. Mais lorsque La Fontaine commence ainsi une de ses fables, Entre les pates d'un lion il compare les modifications de l'âme du roi des animaux avec les modifications de l'âme d'un véritable roi. Michel-Ange est le maître pour donner de la noblesse à tous ses sujets. Dans son fameux Bacchus il ne fait point comme les peintres de Flandre, qui nous montrent une figure tombante et qui est pour ainsi dire en l'air ; cela serait indigne de la majesté d'un dieu : il le peint ferme sur ses jambes ; mais il lui donne si bien la gaîté de l'ivresse et le plaisir à voir couler la liqueur qu'il verse dans sa coupe, qu'il n'y a rien de si admirable. Dans la Passion qui est dans la galerie de Florence, il a peint la Vierge debout, qui regarde son fils crucifié, sans douleur, sans pitié, sans regret, sans larmes. Il la suppose instruite de ce grand mystère, et par-là lui fait soutenir avec grandeur le spectacle de cette mort. Il n'y a point d'ouvrage de Michel-Ange où il n'ait mis quelque chose de noble : on trouve du grand dans ses ébauches même, comme dans les vers que Virgile n'a point finis. Jules Romain, dans sa chambre des géans à Mantoue, où il a représenté Jupiter qui les foudroie, fait voir tous les dieux effrayés. Mais Junon est auprès de Jupiter ; elle lui montre d'un air assuré un géant sur lequel il faut qu'il lance la foudre : par là il lui donne un air de grandeur que n'ont pas les autres dieux. Plus ils sont près de Jupiter, plus ils sont rassurés : et cela est bien naturel ; car, dans une bataille, la frayeur cesse auprès de celui qui a de l'avantage. FIN DE L'ESSAI SUR LE GOUT.
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