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H. de Balzac : La Femme comme il faut (1840)
BALZAC,  Honoré de (1799-1850) : La Femme comme il faut, (1840).

Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (22.IX.2005)
Relecture : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : 4866 ) du tome 1 des Francais peints par eux-mêmes : encyclopédie morale du XIXe siècle publiée par L. Curmer  de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 
 
La Femme comme il faut
par
Honoré de Balzac

 ~ * ~

PAR une jolie matinée, vous flânez dans Paris. Il est plus de deux heures, mais cinq heures ne sont pas sonnées. Vous voyez venir à vous une femme. Le premier coup d’oeil jeté sur elle est comme la préface d’un beau livre, il vous fait pressentir un monde de choses élégantes et fines. Comme le botaniste à travers monts et vaux de son herborisation, parmi les vulgarités parisiennes vous rencontrez enfin une fleur rare.

Ou elle est accompagnée de deux hommes très-distingués dont au moins un est décoré, ou quelque domestique en petite tenue la suit à dix pas de distance. Elle ne porte ni couleurs éclatantes, ni bas à jour, ni boucle de ceinture trop travaillée, ni pantalons à manchettes brodées bouillonnant autour de sa cheville. Vous remarquez à ses pieds soit des souliers de prunelle à cothurnes croisés sur un bas de coton d’une finesse excessive ou sur un bas de soie uni de couleur grise, soit des brodequins de la plus exquise simplicité. Une étoffe assez jolie et d’un prix médiocre vous fait distinguer sa robe dont la façon surprend plus d’une bourgeoise : c’est presque toujours une redingote attachée par des noeuds et mignonnement bordée d’une ganse ou d’un filet imperceptible. L’inconnue a une manière à elle de s’envelopper dans un châle ou dans une mante ; elle sait se prendre de la chute des reins au col, en dessinant une sorte de carapace qui changerait une bourgeoise en tortue, mais sous laquelle elle vous indique les plus belles formes, tout en les voilant. Par quel moyen ? Ce secret, elle le garde sans être protégée par aucun brevet d’invention. Artistes, poëtes, amants, vous tous qui adorez le beau idéal, cette rose mystique du génie heureusement interdite à la Mécanique, flânez et admirez cette fleur de beauté si bien cachée, si bien montrée ! la coquette se donne par la marche un certain mouvement concentrique et harmonieux qui fait frissonner sous l’étoffe sa forme suave et dangereuse, comme à midi la couleuvre sous la gaze verte de son herbe frémissante. Doit-elle à un ange ou à un diable cette ondulation gracieuse qui joue sous la longue chape de soie noire, en agite la dentelle au bord, répand un baume aérien, et que je nommerais volontiers la brise de la Parisienne ? Vous reconnaîtrez sur les bras, à la taille, autour du col une science de plis qui drape la plus rétive étoffe, de manière à vous rappeler la Mnémosyne antique. Ah ! comme elle entend, passez-moi cette expression, la coupe de la démarche ! Examinez cette façon d’avancer le pied en moulant la robe avec une si décente précision qu’elle excite chez le passant une admiration mêlée de désir, mais comprimée par un profond respect. Quand une Anglaise essaie de ce pas, elle a l’air d’un grenadier qui se porte en avant pour attaquer une redoute. A la femme de Paris le génie de la démarche ! Aussi la Municipalité lui devait-elle l’asphalte des trottoirs. Votre inconnue ne heurte personne. Pour passer, elle attend avec une orgueilleuse modestie qu’on lui fasse place. La distinction particulière aux femmes bien élevées se trahit surtout par la manière dont elle tient le châle ou la mante croisés sur sa poitrine. Elle vous a, tout en marchant, un petit air digne et serein, comme les madones de Raphaël dans leur cadre. Sa pose, à la fois tranquille et dédaigneuse, oblige le plus insolent dandy à se déranger pour elle. Le chapeau, d’une simplicité remarquable, a des rubans frais. Peut-être y aura-t-il des fleurs ? mais les plus habiles de ces femmes n’ont que des noeuds. La plume veut la voiture, les fleurs attirent trop le regard. Là-dessous vous voyez la figure fraîche et reposée d’une femme sûre d’elle-même sans fatuité, qui ne regarde rien et voit tout, dont la vanité blasée par une continuelle satisfaction répand sur sa physionomie une indifférence qui pique la curiosité. Elle sait qu’on l’étudie, elle sait que presque tous, même les femmes se retourneront pour la revoir. Aussi traverse-t-elle Paris comme un fil de la Vierge, blanche et pure. Cette belle espèce affectionne les latitudes les plus chaudes, les longitudes les plus propres de Paris ; vous la trouverez entre la 20e et la 110e arcade de la rue de Rivoli ; sous la Ligne des boulevards, depuis l’Équateur ardent des Panoramas où fleurissent les productions des Indes, où s’épanouissent les plus chaudes créations de l’Industrie, jusqu’au cap de la Madeleine ; dans les contrées les moins crottées de bourgeoisie, entre le 30e et le 150e numéro de la rue du Faubourg-Saint-Honoré. Durant l’hiver, elle se plaît sur la terrasse des Feuillants et point sur le trottoir en bitume qui le longe. Selon le temps, elle vole dans l’allée des Champs-Elysées, bordée à l’est par la place Louis XV, à l’ouest par l’avenue de Marigny, au midi par la chaussée, au nord par les jardins du faubourg Saint-Honoré. Jamais vous ne rencontrerez cette jolie variété de femme dans les régions hyperboréales de la rue Saint-Denis, jamais dans les Kamtschatka des rues boueuses, petites ou commerciales ; jamais nulle part par le mauvais temps. Ces fleurs de Paris, écloses par un temps oriental, parfument les promenades ; et, passé cinq heures, se replient comme les belles-de-jour.

Les femmes que vous verrez plus tard, ayant un peu de leur air, essayant de les singer, sont des femmes comme il en faut ; tandis que la belle inconnue, votre Béatrix de la journée, est la femme comme il faut. Il n’est pas facile aux étrangers de reconnaître les différences auxquelles les observateurs émérites les distinguent, tant la femme est comédienne ! mais elles crèvent les yeux aux Parisiens : c’est des agrafes mal cachées, des cordons qui montrent leur lacis d’un blanc roux au dos de la robe par une fente entrebâillée, des souliers éraillés, des rubans de chapeau repassés, une robe trop bouffante, une tournure trop gommée. Vous remarquerez une sorte d’effort dans l’abaissement prémédité de la paupière. Il y a de la convention dans la pose. Quant à la bourgeoisie, il est impossible de la confondre avec la femme comme il faut, elle la fait admirablement ressortir, elle explique le charme que vous a jeté votre inconnue. La bourgeoisie est affairée, sort par tous les temps, trotte, va, vient, regarde, ne sait pas si elle entrera, si elle n’entrera pas dans un magasin. Là, où la femme comme il faut sait bien ce qu’elle veut et ce qu’elle fait, la bourgeoisie est indécise, retrousse sa robe pour passer un ruisseau, traîne avec elle un enfant qui l’oblige à guetter les voitures ; elle est mère en public, et cause avec sa fille ; elle a de l’argent dans son cabas, et des bas à jour aux pieds ; en hiver, un boa par-dessus une pèlerine en fourrure, un châle et une écharpe en été : la bourgeoise entend admirablement les pléonasmes de toilette.

Votre belle promeneuse, vous la retrouverez, si vous êtes susceptible de la retrouver, aux Italiens, à l’Opéra, dans un bal. Elle se montre alors sous un aspect si différent que vous diriez deux créations sans analogie. La femme est sortie de ses vêtements mystérieux comme un papillon de sa larve soyeuse. Elle sert, comme une friandise, à vos yeux ravis, les formes que le matin son corsage modelait à peine. Au théâtre, elle ne dépasse pas les secondes loges, excepté aux Italiens. Vous pourrez alors étudier à votre aise la savante lenteur de ses mouvements. L’adorable trompeuse use des petits artifices politiques de la femme avec un naturel qui exclut toute idée d’art et de préméditation. A-t-elle une main royalement belle, le plus fin croira qu’il était absolument nécessaire de rouler, de remonter ou d’écarter, celle de ses ringleets ou de ses boucles qu’elle caresse. Si elle a quelque splendeur dans le profil, il vous paraîtra qu’elle donne de l’ironie ou de la grâce à ce qu’elle dit au voisin, en se posant de manière à produire ce magique effet de profil perdu, tant affectionné par les grands peintres, qui attire la lumière sur la joue, dessine le nez par une ligne nette, illumine le rose des narines, coupe le front à vive arète, laisse au regard sa paillette de feu, mais dirigée dans l’espace, et pique d’un trait de lumière la blanche rondeur du menton. Si elle a un joli pied, elle se jettera sur un divan avec la coquetterie d’une chatte au soleil, les pieds en avant, sans que vous trouviez à son attitude autre chose que le plus délicieux modèle donné par la Lassitude à la Statuaire. Il n’y a que la femme comme il faut pour être à l’aise dans sa toilette, rien ne la gêne. Vous ne la surprendrez jamais, comme une bourgeoise, à remonter une épaulette récalcitrante, à faire descendre un busc insubordonné, à regarder si la gorgerette accomplit son office de gardien infidèle autour de deux trésors étincelants de blancheur, à se regarder dans les glaces pour savoir si la coiffure se maintient dans ses quartiers. Sa toilette est toujours en harmonie avec son caractère, elle a eu le temps de l’étudier, de décider ce qui lui va bien, car elle connaît depuis longtemps ce qui ne lui va pas. Pour être femme comme il faut, il n’est pas nécessaire d’avoir de l’esprit, mais il est impossible de l’être sans beaucoup de goût. Vous ne la verrez pas à la sortie, elle disparaît avant la fin du spectacle. Si par hasard, elle se montre, calme et noble sur les marches rouges de l’escalier, elle éprouve alors des sentiments violents. Elle est là par ordre, elle a quelque regard furtif à donner, quelque promesse à recevoir. Peut-être descend-elle ainsi lentement pour satisfaire la vanité d’un esclave auquel elle obéit parfois. Si votre rencontre a lieu dans un bal ou dans une soirée, vous recueillerez le miel affecté ou naturel de sa voix rusée ; vous serez ravi de sa parole vide, mais à laquelle elle saura communiquer la valeur de la pensée par un manége inimitable. L’esprit de cette femme est le triomphe d’un art tout plastique. Vous ne saurez pas ce qu’elle a dit, mais vous serez charmé. Elle a hoché la tête ; elle a gentiment haussé ses blanches épaules, elle a doré une phrase insignifiante par le sourire d’une moue charmante, elle a mis l’épigramme de Voltaire dans un hein, dans un ah ! dans un et donc ? Un air de tête a été la plus active interrogation ; elle a donné de la signification au mouvement par lequel elle a fait danser une cassolette attachée à son doit par un anneau. C’est des grandeurs artificielles obtenues par des petitesses superlatives : elle a fait retomber noblement sa main en la suspendant au bras du fauteuil comme des gouttes de rosée à la marge d’une fleur, et tout a été dit, elle a rendu un jugement sans appel, à émouvoir le plus insensible. Elle a su vous écouter, elle vous a procuré l’occasion d’être spirituel, et j’en appelle à votre modestie, ces moments-là sont rares. Vous n’avez été choqué par aucune idée malsaine. Vous ne causez pas une demi-heure avec une bourgeoise sans qu’elle fasse apparaître son mari sous une forme quelconque ; mais si vous savez que cette femme est mariée, elle a eu la délicatesse de si bien dissimuler son mari qu’il vous faut un travail de Christophe Colomb pour le découvrir. Souvent vous n’y réussissez pas tout seul. Si vous n’avez pu questionner personne, à la fin de la soirée vous la surprenez à regarder fixement un homme entre deux âges et décoré, qui baisse la tête et sort    . Elle a demandé sa voiture, et part. Vous n’êtes pas la rose, mais vous avez été près d’elle, et vous vous couchez sous les lambris dorés d’un délicieux rêve qui se continuera peut-être lorsque le Sommeil aura, de son doigt pesant, ouvert les portes d’ivoire du Temple des fantaisies.

Chez elle, aucune femme comme il faut n’est visible avant quatre heures quand elle reçoit. Elle est assez savante pour vous faire toujours attendre. Vous trouverez tout de bon goût dans sa maison, son luxe est de tous les moments et se rafraîchit à propos, vous ne verrez rien sous des cages de verre, ni les chiffons d’aucune enveloppe appendue comme un garde-manger. Vous aurez chaud dans l’escalier. Partout des fleurs égayeront vos regards ; les fleurs, seul présent qu’elle accepte et de quelques personnes seulement : les bouquets ne vivent qu’un jour, donnent du plaisir et veulent être renouvelés ; pour elle, ils sont, comme en Orient, un symbole, une promesse. Les coûteuses bagatelles à la mode sont étalées, mais sans viser au musée ni à la boutique de curiosités. Vous la surprendrez au coin de son feu, sur sa causeuse, d’où elle vous saluera sans se lever. Sa conversation ne sera plus celle du bal. Ailleurs elle était votre créancière, chez elle son esprit vous doit du plaisir. Ces nuances, les femmes comme il faut les possèdent à merveille. Elle aime en vous un homme qui va grossir sa société, l’objet des soins et des inquiétudes que se donnent aujourd’hui les femmes comme il faut. Aussi, pour vous fixer dans son salon, sera-t-elle d’une ravissante coquetterie. Vous sentez là surtout combien les femmes sont isolées aujourd’hui, pourquoi elles veulent avoir un petit monde dont elles soient la constellation. La causerie est impossible sans généralités. L’épigramme, ce livre en un mot, ne tombe plus, comme pendant le dix-huitième siècle, ni sur les personnes, ni sur les choses, mais sur des événements mesquins, et meurt avec la journée. Son esprit, quand elle en a, consiste à mettre tout en doute, comme celui de la bourgeoise lui sert à tout affirmer. Là est la grande différence entre ces deux femmes : la bourgeoise a certainement de la vertu, la femme comme il faut ne sait pas si elle en a encore, ou si elle en aura toujours ; elle hésite et résiste, là où l’autre refuse net pour tomber à plat. Cette hésitation en toute chose est une des dernières grâces que lui laisse notre horrible époque. Elle va rarement à l’église, mais elle parlera religion et voudra vous convertir si vous avez le bon goût de faire l’esprit fort, car vous aurez ouvert une issue aux phrases stéréotypées, aux airs de tête et aux gestes convenus entre toutes ces femmes. - Ah fi donc ! je vous croyais trop d’esprit pour attaquer la religion ! La société croule et vous lui ôtez son soutien. Mais la religion, en ce moment, c’est vous et moi, c’est la propriété, c’est l’avenir de nos enfants. Ah ! ne soyons pas égoïstes. L’individualisme est la maladie de l’époque, et la religion en est le seul remède, elle unit les familles que vos lois désunissent, etc. Elle entame alors un discours néo-chrétien, saupoudré d’idées politiques, qui n’est ni catholique ni protestant, mais moral, oh ! moral en diable, où vous reconnaissez une pièce de chaque étoffe qu’ont tissue les doctrines modernes aux prises. Ce discours démontre que la femme comme il faut ne représente pas moins le gâchis intellectuel que le gâchis politique, de même qu’elle est entourée des brillants et peu solides produits d’une Industrie qui pense sans cesse à détruire ses oeuvres pour les remplacer. Vous sortez en vous disant : Elle a décidément de la supériorité dans les idées ! Vous le croyez d’autant plus qu’elle a sondé votre coeur et votre esprit d’une main délicate, elle vous a demandé vos secrets ; car la femme comme il faut paraît tout ignorer pour tout apprendre, il y a des choses qu’elle ne sait jamais, même quand elle les sait. Seulement vous êtes inquiet, vous ignorez l’état de son coeur. Autrefois les grandes dames aimaient avec affiches, journal à la main et annonces ; aujourd’hui la femme comme il faut a sa petite passion réglée comme un papier de musique, avec ses croches, ses noires, ses blanches, ses soupirs, ses points d’orgue, ses dièzes à la clef. Faible femme, elle ne veut compromettre ni son amour, ni son mari, ni l’avenir de ses enfants. Aujourd’hui le nom, la position, la fortune ne sont plus des pavillons assez respectés pour couvrir toutes les marchandises à bord. L’aristocratie entière ne s’avance plus pour servir de paravent à une femme en faute. La femme comme il faut n’a donc point, comme la grande dame d’autrefois, une allure de haute lutte, elle ne peut rien briser sous son pied, c’est elle qui serait brisée. Aussi est-elle la femme des jésuitiques mezzo termine, des plus louches tempéraments, des convenances gardées, des passions anonymes menées entre deux rives à brisants. Elle redoute ses domestiques comme une Anglaise qui a toujours en perspective le procès en criminelle conversation. Cette femme si libre au bal, si jolie à la promenade, est esclave au logis ; elle n’a d’indépendance qu’à huis clos, ou dans les idées. Elle veut rester femme comme il faut. Voilà son thème. Or, aujourd’hui, la femme quittée par son mari, réduite à une maigre pension, sans voiture, ni luxe, ni loges, sans les divins accessoires de la toilette n’est plus ni femme, ni fille, ni bourgeoise ; elle est dissoute et devient une chose. Les Carmélites ne veulent pas d’une femme mariée, il y aurait bigamie ; son amant en voudrait-il toujours ? là est la question. La femme comme il faut peut donner lieu peut-être à la calomnie, jamais à la médisance. Elle est entre l’hypocrisie anglaise, et la gracieuse franchise du dix-huitième siècle, système bâtard qui révèle un temps où rien de ce qui succède ne ressemble à ce qui s’en va, où les transitions ne mènent à rien, où il n’y a que des nuances, où les grandes figures s’effacent, où les distinctions sont purement personnelles. Dans ma conviction, il est impossible qu’une femme, fût-elle née aux environs du trône, acquière avant vingt-cinq ans la science encyclopédique des riens, la connaissance des manéges, les grandes petites choses, les musiques de voix et les harmonies de couleurs, les diableries angéliques et les innocentes roueries, le langage et le mutisme, le sérieux et les railleries, l’esprit et la bêtise, la diplomatie et l’ignorance qui constituent la femme comme il faut. Des indiscrets nous ont demandé si la femme auteur est femme comme il faut : quand elle n’a pas du génie, c’est une femme comme il n’en faut pas.

Maintenant qu’est cette femme ? à quelle famille appartient-elle ? d’où vient-elle ? Ici la femme comme il faut prend les proportions révolutionnaires. Elle est une création moderne, un déplorable triomphe du système électif appliqué au beau sexe. Chaque revolution a son mot, un mot où elle se résume et qui la peint. Expliquer certains mots, ajoutés de siècle en siècle à la langue française, serait faire une magnifique histoire. Organiser, par exemple, est un mot de l’Empire, il contient Napoléon tout entier. Depuis cinquante ans bientôt nous assistons à la ruine continue de toutes les distinctions sociales ; nous aurions dû sauver les femmes de ce grand naufrage, mais le Code civil a passé sur leurs têtes le niveau de ses articles. Hélas ! quelque terribles que soient ces paroles, disons-les : les duchesses s’en vont, et les marquises aussi ! Quant aux baronnes, elles n’ont jamais pu se faire prendre au sérieux, l’aristocratie commence à la vicomtesse. Les comtesses resteront. Toute femme comme il faut sera plus ou moins comtesse, comtesse de l’empire ou d’hier, comtesse de vieille roche ou, comme on dit en italien, comtesse de politesse. Quant à la grande dame, elle est morte avec l’entourage grandiose du dernier siècle, avec la poudre, les mouches, les mules à talons, les corsets busqués ornés d’un delta de noeuds en rubans. Les duchesses aujourd’hui passent par les portes sans les faire élargir pour leurs paniers. Enfin l’empire a vu les dernières robes à queue ! Je suis encore à comprendre comment le souverain qui voulait faire balayer sa cour par le satin ou le velours des robes à queue n’a pas établi pour certaines familles le droit d’aînesse et les majorats par d’indestructibles lois. Napoléon n’a pas deviné l’application du code dont il était si fier. Cet homme, en créant ses duchesses, engendrait des femmes comme il faut, le produit médiat de sa législation. La pensée, prise comme un marteau par l’enfant qui sort du collége ainsi que par le journaliste obscur, a démoli des magnificences de l’état social. Aujourd’hui, tout drôle qui peut convenablement soutenir sa tête sur un col, couvrir sa puissante poitrine d’homme d’une demi-aune de satin en forme de cuirasse, montrer un front où reluise un génie apocryphe sous des cheveux bouclés, se dandiner sur deux escarpins vernis ornés de chaussettes en soie qui coûtent six francs, tient lorgnon dans une de ses arcades sourcilières en plissant le haut de sa joue, et fût-il clerc d’avoué, fils d’entrepreneur ou bâtard de banquier, il toise impertinemment la plus jolie duchesse, l’évalue quand elle descend l’escalier d’un théâtre, et dit à son ami pantalonné par Blain, habillé par Buisson, gileté, ganté, cravaté par Bodier ou par Perry, monté sur vernis comme le premier duc venu : - Voilà, mon cher, une femme comme il faut. Les causes de ce désastre, les voici. Un duc quelconque il s’en rencontrait sous Louis XVIII et sous Charles X qui possédaient deux cent mille livres de rente, un magnifique hôtel, un domestique somptueux, pouvait encore être un grand seigneur. Le dernier de ces grands seigneurs français, le prince de Talleyrand vient de mourir. Ce duc a laissé quatre enfants dont deux filles. En supposant beaucoup de bonheur dans la manière dont il les a mariés tous, chacun de ses hoirs n’a plus que cent mille livres de rente aujourd’hui ; chacun d’eux est père ou mère de plusieurs enfants, conséquemment obligé de vivre dans un appartement, au rez-de-chaussée ou au premier étage d’une maison, avec la plus grande économie. Qui sait même s’ils ne quêtent pas une fortune ? Dès lors, la femme du fils aîné n’est duchesse que de nom : elle n’a ni sa voiture, ni ses gens, ni sa loge, ni son temps à elle ; elle n’a ni son appartement dans son hôtel, ni sa fortune, ni ses babioles ; elle est enterrée dans le mariage comme une femme de la rue Saint-Denis dans son commerce ; elle achète les bas de ses chers petits enfants, les nourrit, et surveille ses filles qu’elle ne met plus au couvent. Les femmes les plus nobles sont ainsi devenues d’estimables couveuses. Notre époque n’a plus ces belles fleurs féminines qui ont orné les grands siècles. L’éventail de la grande dame est brisé. La femme n’a plus à rougir, à médire, à chuchoter, à se cacher, à se montrer, l’éventail ne sert plus qu’à s’éventer, et quand une chose n’est plus que ce qu’elle est, elle est trop utile pour appartenir au luxe. Tout en France a été complice de la femme comme il faut. L’aristocratie y a consenti par sa retraite au fond de ses terres où elle a été se cacher pour mourir, émigrant à l’intérieur devant les idées, comme à l’étranger devrant les masses populaires. Les femmes qui pouvaient fonder des salons européens, commander l’opinion, la retourner comme un gant, dominer le monde en dominant les hommes d’art ou de pensée qui devaient le dominer, on commis la faute d’abandonner le terrain, honteuses d’avoir à lutter avec la Bourgeoisie enivrée de pouvoir et débouchant sur la scène du monde pour s’y faire peut-être hacher en morceaux par les Barbares qui la talonnent. Aussi, là où les bourgeois veulent voir des princesses, n’aperçoit-on que des jeunes personnes comme il faut. Aujourd’hui les princes ne trouvent plus de grandes dames à compromettre, ils ne peuvent même plus illustrer une femme prise au hasard. Le duc de Bourbon est le dernier prince qui ait usé de ce privilége, et Dieu sait seul ce qu’il lui en coûte ! Aujourd’hui les princes ont des femmes comme il faut, obligées de payer en commun leur loge avec des amies, et que la faveur royale ne grandirait pas d’une ligne, qui filent sans éclat entre les eaux de la bourgeoisie et celles de la noblesse, ni tout à fait nobles, ni tout à fait bourgeoises. La presse a hérité de la Femme. La femme n’a plus le mérite du feuilleton parlé, des délicieuses médisances ornées de beau langage ; il y a des feuilletons écrits dans un patois qui change tous les trois ans, des petits journeaux plaisants comme des croque-morts et légers comme le plomb de leurs caractères. Les conversations françaises se font en iroquois révolutionnaire d’un bout à l’autre de la France par de longues colonnes imprimées dans des hôtels où grince une presse à la place des cercles élégants qui y brillaient jadis. Le glas de la haute société sonne, entendez-vous ! Le premier coup est ce mot moderne de femme comme il faut ! Cette femme, sortie des rangs de la noblesse, ou poussée de la Bourgeoisie, venue de tout terrain, même de la province, est l’expression du temps actuel, une dernière image du bon goût, de l’esprit, de la grâce, de la distinction réunies, mais amoindries. Nous ne verrons plus de grandes dames en France, mais il y aura longtemps des femmes comme il faut, envoyées par l’opinion publique dans une haute chambre féminine, et qui seront pour le beau sexe ce qu’est le gentleman en Angleterre. Voici le progrès : autrefois, une femme pouvait avoir une voix de harengère, une démarche de grenadier, un front de courtisane audacieuse, les cheveux plantés en arrière, le pied gros, la main épaisse, elle était néanmoins une grande dame ; mais aujourd’hui fût-elle une Montmorency, si les demoiselles de Montmorency pouvaient jamais être ainsi, elle ne serait pas femme comme il faut.

DE BALZAC.

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