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Miguel de Cervantes y Saavedra - Don Quijote de la Mancha - Ebook:
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Charles Monselet : Figurines parisiennes (1854) MONSELET, Charles (1825-1888) : Figurines parisiennes (1854).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (09.III.1999)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Bibliothèque municipale, B.P. 7216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.66.50.- Minitel : 02.31.48.66.55. - Fax : 02.31.48.66.56
Mél : bmlisieux@mail.cpod.fr, [Olivier Bogros] bib_lisieux@compuserve.com
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire (coll. particulière) de l'édition Jules Dagneau, Paris 1854, réimprimée en fac simile en 1990 par Du Lérot, éditeur à Tusson en Charente.
 
Figurines parisiennes
par
Charles Monselet

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PREMIER COUP DE CRAYON

Il en est de Paris comme de l'Océan : les poëtes et les peintres en feront le sujet éternel de leurs toiles et de leurs pages, de leurs croûtes et de leurs chefs-d'oeuvre. Paris est un modèle qui pose pour tout le monde. Les uns le peignent en pied, les autres en buste ; ceux-là en font une académie, ceux-ci une miniature ; il en est qui le montrent de face, de profil, de trois quarts ; j'en ai rencontré qui se contentaient d'un oeil ou d'un pied, de moins encore.

On me demande d'être vrai. Je le serai ; - à cela près cependant que je ne réponds pas des distractions de mon modèle. Si mon modèle bâille ou fait la grimace, s'il a les yeux rouges ce jour-là, s'il ne se souvient plus aujourd'hui de la pose d'hier, la faute n'en sera jetée que sur lui. - Peut-être adviendra-t-il, par suite, que le Paris de tel chapitre sera tout opposé au Paris de tel autre. Pour cela, que l'on ne crie pas à la contradiction, ou pire encore, au paradoxe. D'ailleurs, Paris m'a tout l'air lui-même d'un paradoxe effréné.

Ceux qui sont venus avant moi ont adopté pour la plupart des formes convenues, un cadre précis. Les timides, les ingénieux, les amusants, et quelquefois aussi les philosophes, se sont déguisés en Persans, en Turcs, en Tartares, en Mogols, en Arméniens, en Japonais, en Chinois et en Cochin-chinois. Dans ce cas, Paris s'appelait Ispahan, Bagdad, Constantinople. Le XVIIIe siècle tout entier s'est longtemps amusé de cette mascarade ; le sévère Montesquieu et le turbulent Diderot se sont tous les deux affublés du turban et de la robe bariolée aux longues manches pendantes : «Que Mahomet vous donne la prudence des lions et la force des serpents !» ont-ils dit à M. Jourdain, le bourgeois de Paris. - Ensuite est arrivée la mode des spectateurs, des observateurs, des ermites. Quelques écrivains privilégiés ont rencontré des fées, des génies, des ombres illustres qui se sont fait un véritable plaisir de leur servir de cicerone et de leur fournir la clef des charades de la rue et des logogriphes du salon. De plus humbles se sont contentés d'un petit vieillard ou d'une petite vieille, centenaire pour l'habitude, à l'oeil vif, à la voix cassée, au sourire malin, au nez barbouillé de tabac, portier ou marquise, gentilhomme ou femme de chambre, un débris du siècle passé, qui, entre deux accès de toux, crachait une épigramme ou un portrait.

 
L'HOMME QUI ENGRAISSE LES COMÉDIENS

Je le connais, - et voilà pourquoi je parle de lui. Si je ne l'avais pas vu, je ne voudrais pas croire à son existence. C'est un des originaux les plus incompréhensibles que l'on puisse rencontrer sur le pavé de Paris, où, cependant, se trouvent rassemblés tant d'originaux. Il y a quelques années seulement que s'est révélé l'homme qui engraisse les comédiens. Son visage est insignifiant, sa mise est celle de tout le monde ; il n'a de vraiment singulier que sa grande maigreur. Auprès de lui, Voltaire paraîtrait gras. Cette maigreur a résisté jusqu'à ce jour aux nutritions les plus excessives ; les rosbeefs d'Angleterre et les pâtes d'Italie n'agissent sur lui pas plus que sur un clou.

Ses antécédents sont enveloppés d'un mystère impénétrable. Fût-il marchand de cuirs comme Chicard, fleuriste comme Brididi, professeur de musique comme Carnevale ? A le voir errer tout le jour en oisif, on supposerait qu'il savoure les fruits d'un héritage inespérément éclos sous ses pas. Il se tient d'ordinaire aux environs des théâtres lorsque commencent les répétitions, et le reste du temps dans les cafés fréquentés par les artistes dramatiques, tels que le café de la Gaîté, celui de la Porte-Saint-Martin et l'estaminet des Variétés. D'ailleurs, il ne fume pas, il ne joue pas, il ne lit pas les journaux. - Que fait-il donc ? il guette.

L'homme qui engraisse les comédiens met paisiblement ses mains derrière son dos, il regarde au plafond, il se mouche avec un bruit de trompette ; on n'est pas plus candide. Toutefois, il tourne déjà autour de son homme. Insensiblement, il s'approche de la partie commencée ; si c'est le billard, il est la galerie ; il approuve les coups, il sourit avec entraînement ; vienne un point douteux, il est pris pour arbitre et désormais il a le droit de conseiller. Vous trouveriez difficilement un homme plus poli que lui : il offre de l'absinthe au comédien, et puis encore de l'absinthe ; alors, il s'enhardit à causer, il a vu le comédien dans tous ses rôles, et le comédien lui a paru prodigieux, complet, trente mille fois supérieur à ses confrères. Le comédien gobe modestement cette énorme louange.

Mais l'heure d'une nourriture plus substantielle est arrivée. L'homme qui engraisse les comédiens propose un dîner chez Bonvalet ou au Banquet d'Anacréon.

Ici commence son travail. Dès qu'il tient son comédien à table, il se transfigure. De ses yeux si béats tout à l'heure, se dégagent d'électriques paillettes. Il mange peu, mais il l'incite à manger ; et pour cela, il fait venir des vins extraordinaires, des vins jaunes, qui bruissent sourdement et font les courroucés dans les verres ; il évoque les sauces furieuses de la Provence. Puis, du coin de l'oeil, il observe si le comédien engraisse. Pour lui pousser plus facilement les morceaux, il lui rappelle ses créations les meilleures. - Oh ! que vous étiez magnifique dans Pascal le Ramoneur ! - N'est-ce pas ? Au quatrième acte surtout... - Encore un peu de cette sauce aux crevettes, dit-il subrepticement. - Si le comédien ne mange pas, la louange s'arrête ; elle recommence s'il mange ; elle se fait tour à tour insinuante, emportée ; elle est cordiale, elle s'attendrit ; elle pleurerait presque.

Le comédien engraisse.

Bien entendu que l'homme qui engraisse les comédiens les choisit jeunes et fluets autant que possible. C'est aux jeunes premiers, aux amoureux qu'il s'attaque, à tous ceux pour qui l'embonpoint est un fléau. Et quand une fois il les tient, croyez qu'il ne les lâche plus. Il est le contraire des vampires : il tue par la vie. Dès qu'il a saisi un comédien, ainsi qu'un magnétiseur saisit un sujet, il entre de gré ou de force dans son intimité, il se fait obligeant, puis nécessaire et enfin indispensable. Alors, il faut que le comédien dîne tous les jours avec lui. Sans cela, le comédien serait un monstre d'ingratitude. Il faut que le comédien se laisse traîner successivement chez Véry, chez Leblond, à la Maison dorée ; il faut qu'il mange quand on remplit son assiette, il faut qu'il boive quand on remplit son verre. Il faut que le comédien engraisse, en un mot.

L'homme qui engraisse les comédiens est implacable. Un mois, deux mois au plus lui suffisent pour faire d'un être svelte un mortel à peu près obèse. Il a engraissé déjà cinq comédiens des théâtres du boulevard ; ces malheureux n'ont pas pu réussir à renouveler leur engagement ; le directeur leur a ri, non pas au nez, mais au ventre. Ils sont ruinés aujourd'hui. Il ne leur reste plus qu'à prendre l'emploi des queues rouges ou celui des pères nobles. - Lui, cependant, l'homme qui engraisse les comédiens, continue à rester toujours maigre.

J'ai longtemps cherché le secret de cette monomanie : je suis presque convaincu que cet homme poursuit une vengeance ; j'entends une vengeance collective. Le souvenir de quelque drame intime et amer, expiré derrière une coulisse, doit perpétuellement le tenailler ; c'est sans doute par le théâtre qu'il a souffert, et c'est sur le théâtre qu'il veut se venger. Qui sait si lui-même n'a pas brigué jadis l'emploi de jeune premier, et si sa maigreur révoltante ne l'a pas fait repousser de toutes les scènes ? Dans ce cas, c'est contre toute une cohorte qu'il se rue ; c'est un genre tout entier qu'il tend à faire disparaître de l'art dramatique. Il veut détruire les comédiens par la bonne chère. Mais les comédiens sont prévenus ; j'ai signalé l'homme et je signale le danger.

J'espère que cela suffira pour déjouer les menées ténébreuses de l'homme qui engraisse les comédiens.

 
L'ABOYEUR DE SÉRAPHIN

Il y a quelques années, l'aboyeur du Théâtre-Séraphin n'était pas ce jeune homme que l'on voit tous les soirs sous les arcades du Palais-Royal, annonçant à voix haute et très-intelligible les féeries d'Ali-Baba, ou la sept millième représentation de l'impérissable Pont-Cassé. C'était un vieillard, coiffé d'un chapeau gris et enveloppé d'un carrick contemporain de la Sainte-Alliance ; son dos était voûté, sa voix était enrouée, il rappelait quelques-unes des créations ténébreuses et grimaçantes d'Hoffmann. Tout le monde le connaissait, car depuis plus de vingt ans il remplissait son emploi d'aboyeur et traînait sur les dalles du Palais-Royal les plis de son immuable carrick.

J'ai su l'histoire de cet homme. Il s'appelait M. de Saint-V***, et était le beau-frère d'un des plus spirituels acteurs du Théâtre des Variétés, aujourd'hui éloigné de la rampe. Jadis M. de Saint-V*** avait mené une existence brillante, légère, amoureuse ; à l'époque de la première révolution, c'était un petit-maître accompli, avec un brin d'épée sous la basque et du fard au talon. Un des premiers il avait émigré à Coblentz. Là, on ignore si, à l'instar de plusieurs courtisans, il remua des salades ou s'il donna des leçons de danse pour vivre.

Sous le Directoire, M. de Saint-V*** était déjà bien déchu : il courait la province en compagnie de comédiens et de comédiennes, donnant des représentations partout où il y avait une grange ou une salle municipale ; menant l'existence accidentée et flottante de Desforges, de Pigault-Lebrun, de Plancher-Valcour et de Mayeur de St-Paul ; dînant trop ou ne dînant pas ; usant son coeur en galanteries vulgaires, et voyant chaque jour s'effacer en lui les traces distinctives de sa noblesse et de son éducation.

Lorsque vint l'Empire, il acheta un carrick, - ce même carrick qui a fait notre étonnement et que nous avons froissé tant de fois. Avec ce carrick, il trouva encore le moyen de coqueter pendant quelque temps ; puis enfin de décadence en décadence, il arriva jusque devant la porte du Théâtre-Séraphin, que dirigeait alors François Séraphin, successeur et neveu de Dominique Séraphin, le grand, le fondateur. M. de Saint-V*** possédait de remarquables restes de haute-contre ; on l'engagea, lui et son carrick, en qualité d'aboyeur.

Tristesses de ce monde ! - Pendant plus de vingt ans l'émigré de Coblentz, le muscadin de l'an VII s'est égosillé sur le seuil de ce spectacle de marionnettes et d'ombres. Ombre lui-même, il a rivalisé de haillons avec le cynique Duclos ; il est devenu une des curiosités de ce Palais-Royal où il s'était promené si souvent en cadenettes et en habit vert ; les enfants ont ri de lui comme d'un casse-noisette, - de lui ; vicomte de Saint-V***, qui avait tenu l'emploi des Almaviva à Bordeaux et en autres lieux ! Mais de tout cela il se consolait avec la bouteille.

Quelquefois, il voyait se rendre chez Frascati des femmes qu'il avait connues jadis et qu'il avait aimées ; des femmes aux épaules toutes nues ou toutes couvertes de diamants ; des femmes qu'eût admirées et peintes Gérard ou Guérin. Il les voyait passer sans qu'elles le reconnussent, et il ne s'en émouvait pas davantage, qu'elles s'appelassent Euphrosine ou Aglaée, Aspasie ou Héro. Lui continuait à crier, stoïque et insinuant : - Entrez, messieurs et mesdames, le spectacle va commencer ; vous allez voir la Belle et la Bête, le Voltigeur mécanique et le Magicien Rotomago...

Et puis, comme je viens de le dire, il aimait la bouteille. Avec cela, on devient aisément philosophe, dans le sens banal et poétique attaché à ce mot ; avec cela, on oublie d'abord ses douleurs, et insensiblement on arrive à pardonner à ceux ou à celles qui vous les ont faites. C'est le véritable baume de fier-à-bras dont parle Cervantes dans son roman. Parfois, M. de Saint-V*** passait deux ou trois jours sans paraître à son poste accoutumé ; quand il n'aboyait pas, il buvait. On le rencontrait alors sur les hauteurs de la montagne Sainte-Geneviève, dans quelque cabaret de la rue Clovis ou de la rue de l'Epée-de-Bois, perdu dans un sourire heureux ou endormi dans son carrick.

Sur les derniers temps, ses absences devinrent plus fréquentes. Sa voix s'éteignait aussi, son regard était rentré dans la coulisse, il marchait difficilement. Il arrive un moment où les vieillards, ces représentants d'un autre âge, doivent se trouver bien effarés ou bien accablés du poids du passé qu'ils portent sur leurs épaules. Songer qu'alentour les jeunes gens se disent : - Voilà le dix-huitième siècle ! Et n'avoir, Atlas indigne, que le vêtement troué de M. de Saint-V*** pour cacher sa honte ou draper sa dégradation !

La fin de ce pauvre homme arriva tout à coup, en une enjambée. Un soir qu'il récitait son boniment sur une note plus lugubre et plus basse que de coutume : - l'Oiseau bleu... le Pont-Cassé.... la Chasse aux Canards... - il tomba soudainement. Les passants s'amassèrent autour de lui et voulurent lui prodiguer du secours ; mais tout était inutile : M. de Saint-V*** ne vivait plus.

Dans l'intérieur du Théâtre-Séraphin, on chantait :

Les canards l'ont bien passé,
Tire lire lire, tire lire laire ;
Les canards l'ont bien passé,
Lire lon fa.

 
IL PLEUT, IL PLEUT....

S'il y a un chapitre à écrire, c'est principalement sur la fange proverbiale des trottoirs parisiens. Après l'eau, l'air et le feu, la boue peut être classée, du moins sur cette partie du globe essentiellement crottée, comme un nouvel élément et prendre place en cette qualité dans les manuels de physique. Comment la boue se produit d'un instant à l'autre, c'est un phénomène, une énigme. Dix minutes d'une pluie volante suffisent pour changer en cloaque le quartier tout à l'heure le plus net et le mieux entretenu. - Mais peu importe au bourgeois de Paris ! au contraire ; le bourgeois va à la pluie comme le fer à l'aimant, le papillon à la chandelle. C'est sa glu, à lui. C'est juste au moment où le ciel se rembrunit, qu'il songe à l'affaire importante qui l'appelle à l'autre quartier de la ville ; et point ne remettrait si belle partie au lendemain. Néanmoins, comme le bourgeois de Paris est un homme prudent et de précautions, il se munit du parapluie, ce roi des meubles ; et le voilà qui se met en route, après avoir déclaré que cette pluie ne serait rien. - Remarquez bien qu'il est persuadé du contraire ; sans cela il ne serait point sorti. - Mais quelle jouissance pour lui et quelle noble conquête de choisir le pavé le plus propre au milieu de ces pavés engloutis par l'averse ; de disputer aux plus opiniâtres le trottoir du côté des maisons ; de hausser et de baisser alternativement son parapluie selon la taille des passants, tout en risquant de l'accrocher dans les enseignes ou d'éborgner ceux qui sortent des magasins ! Il ferait dix lieues de la sorte, sans s'apercevoir qu'il est trempé jusqu'aux os. De temps en temps, et pour l'acquit de sa conscience, il hèle un omnibus qui l'éclabousse, mais il a bien le soin de ne s'adresser jamais qu'au plus complet. S'il a l'occasion de passer sur la place du Carrousel, il la saisit avec empressement, dût-il même être forcé de faire un détour pour cela. Il peste contre le vent, il maudit les gouttières et les ruisseaux, mais ce n'est pour lui qu'un thème purement de convention. Examinez plutôt l'aimable expression de sa figure, lorsque la violence de la pluie le force à se réfugier sous une porte cochère. - Ah ! messieurs, quel abominable temps ! s'écrie-t-il en saluant avec urbanité. - Vient-il à monter chez un de ses amis, la scène prend alors un aspect plus héroïque ; c'est avec une orgueilleuse satisfaction et un sourire de conquérant qu'il s'entend adresser des reproches sur son imprudence : - comment avez-vous pu vous décider à sortir par une pluie semblable ? C'est de l'entêtement, de la folie ! vous en ferez une maladie, bien certainement ; voyez un peu comme l'eau ruisselle de votre redingote ! - C'est vrai, répond-il, et de mon chapeau aussi. - Ainsi fait le Parisien, cet homme souverainement heureux, qui prend le temps comme Dieu le lui envoie, et qui ne se plaint autrement que pour la forme ; être à demi aquatique qui passe à travers les plus grandes tempêtes, sans en presque rien sentir. - Pour un Parisien qui attrapera un rhume de cerveau à s'être mouillé les pieds une demi-journée, trente Provinciaux gagneront une fluxion de poitrine. Mais le Parisien est une plante qui a souvent besoin d'être arrosée par l'eau du ciel.

 
COMMENT SE FONT LES VAUDEVILLES

Il y a un vaudevilliste nommé D***, qui est très-mélancolique et qui ne peut trouver les sujets de ses vaudevilles qu'en suivant les enterrements. Enterrement de ses amis ou de ses ennemis, peu lui importe. Il sort de chez lui, il prend des gants blancs, qui lui ont facilité déjà plusieurs situations ; il revêt un habit noir instigateur de couplets, il se met à la queue du convoi et penche la tête d'un air navré. A vrai dire, il serait très-embarrassé de nommer le mort qu'il suit, mais il ne s'en préoccupe que médiocrement ; ce qu'il guette, c'est une idée nouvelle, c'est un dénoûment curieux, une exposition inusitée. Il a déjà fait de la sorte plusieurs pièces d'un fort comique et d'un entrain délicieux. Lorsqu'il trouve un calembour sur le bord d'une fosse, il s'estime l'homme le plus heureux du monde. D*** est d'ailleurs un convive charmant, qui improvise de spirituelles chansons au dessert.

A la première représentation de son dernier vaudeville, il portait au coude gauche un crêpe, - qu'il avait oublié d'arracher.

 
OU L'ON CULTIVE LES ROSIÈRES

Nanterre est un village coquet, situé entre Colombes et la forêt de Saint-Germain. Les femmes y sont toutes habillées de robes de la couleur des tomates ; on y vend des gâteaux beurrés et l'on y entend, mêlé au son des cornemuses, les pscht, pscht du chemin de fer. L'idylle est traversée par une locomotive.

Ceux de Nanterre, comme on s'exprimait dans le vieux langage, couronnent une rosière tous les ans. Quand nous disons tous les ans, c'est tromperie. Il n'y a pas eu de couronnement en 1848, à cause de la révolution ; mais à présent les choses ont repris leur train ordinaire.

- Bonjour, monsieur le bailli et monsieur le tabellion ; Blaise, va-t'en chercher ton tambourin et faisons danser un peu les jeunesses du pays. Une rosière ! la peste ! quel excellent gibier d'opéra-comique !

La rosière de Nanterre figure d'une façon plaisante au milieu de notre époque. Il y a comme cela deux ou trois coins de terre en France où l'on s'occupe de cultiver la vertu, de même qu'on s'occupe de cultiver les dahlias et d'élever les vers à soie. Tout est procédé aujourd'hui. Seulement le nombre des villages éleveurs s'amoindrit de jour en jour. Nanterre et Salency font bonne contenance encore ; mais leur vertu fait peine à voir, tant elle est laide et piteusement fagotée. C'est de la vertu quand même. Salency surtout, ce bosquet peint par Greuze, - n'est plus maintenant qu'un taudis bas Breton, un repaire de Maritornes. Ses habitants ont le rosièrisme passé dans le sang, et, pour n'avoir point voulu se mêler avec leurs voisins, leurs générations s'en vont petit à petit, crétinisées, bossuées et bancalisées par la vertu.

C'est la comtesse de Genlis, - la petite Georgette, comme on l'appelait, - qui s'est vantée d'avoir découvert les rosières de Salency : «J'avais dix-huit ans. Salency est à quatre lieues de la terre que j'habitais, et j'ignorais jusqu'au nom de ce village, devenu si fameux depuis. Nous jouions la comédie ; l'un de nos principaux acteurs nommé M. de Matigny, était en même temps magistrat de Chauny et bailli de Salency. Un jour que nous voulions le retenir à coucher, pour faire une répétition le lendemain, il nous dit qu'il était obligé d'aller dans un village voisin. - Et pourquoi ? lui demandai-je. - Oh ! répondit-il, pour cette bêtise qu'ils font là tous les ans. - Quelle bêtise ? - Il faut que j'aille, en qualité de juge, entendre pendant quarante-huit heures, tous les verbiages et tous les commérages imaginables. - Et sur quel sujet ? - Il s'agit d'adjuger, non pas une maison, ou un pré, ou un héritage, mais une rose... Alors on ne donnait rien qu'une rose à de pauvres filles qui manquaient souvent de pain. «La curiosité de madame de Genlis eut cela de bon, que M. Lepelletier de Morfontaine, qui l'accompagnait, fonda une rente perpétuelle de deux cents livres pour la rosière de Salency. - A Nanterre, la rente est de trois cents livres.

La rosière de cette année a pour nom mademoiselle P*** ; elle demeure à l'extrémité du village, dans la maison dite Maison des voleurs. Déjà vous me demandez si elle est jolie. Mais comment peut-on être jolie avec des gants de coton blanc, comme la pauvre fille en portait ? Cependant elle a la beauté du diable, si cette expression mal sonnante peut s'appliquer à une vierge. Ne faisons point trop fi de la beauté du diable, et n'allons point quérir un goupillon d'exorcisme ; bien heureux ceux qui la possèdent ! En ces diaboliques temps que nous nous sommes faits, tout nous vient un peu du diable.

La cérémonie a eu lieu dans l'église de Nanterre, auprès du puits miraculeux de sainte Geneviève. Un groupe de petites filles portait la couronne de roses, douillettement posée sur un coussinet de velours. Derrière le tambour, entre le maire et son adjoint, la rosière venait, les yeux bas, rougissante et modestement embarrassée de sa vertu. Elle était accompagnée de la rosière de la dernière année : cela faisait deux rosières. L'église était pleine jusqu'au clocher, où toutes les cloches mises en branle dansaient leur vacarme réjouissant.

Deux monstrueux sapeurs se tenaient, ornés de leur hache affilée et brillante, de chaque côté de l'autel. Au premier aspect, nous n'avons pas bien compris ce rapprochement entre les sapeurs et les rosières. Il y en avait un surtout qui ressemblait comme deux gouttes de sang à un tortionnaire des gravures d'Albrecht Durer. Il a donné le frisson à mademoiselle P*** quand elle a levé les yeux sur lui. A quelque distance de ces hommes on remarquait les anciens du village, avec des noeuds de rubans bleus à l'épaule et des houlettes pavoisées de la même nuance. Puis la famille populeuse de la rosière, pour laquelle des bancs dans le choeur avaient été réservés. Ce tableau naïf et remuant, au milieu duquel poudroyait un rayon de soleil fièrement transversal, donnait frais au coeur comme un bon réveil.

Le soir, la rosière a paru un instant au bal Morel, sur la pelouse, - à quinze pas des blés de Nanterre, où se mélangent si joyeusement pendant deux lieues de chemin le rouge des coquelicots, le bleu des bleuets et le jaune des navettes.

On trouve aussi des rosières au pays de Montesquieu, au château de la Brède, - un joli château, trempant ses pieds dans l'eau comme la sarcelle. - Mais le meilleur pays de production, c'est sans contredit le département de Lot-et-Garonne. Au mois de janvier 1846, je me suis trouvé à l'apothéose des vestales de Tournon, avec Jasmin, le barbier-poëte. Ce jour-là, vingt et une couronnes ont été distribuées par la commission syndicale. Vingt et une rosières d'un seul coup de filet ! - Qu'on vienne parler de Nanterre après cela. - Il est vrai que ces jeunes filles laissaient beaucoup à désirer sous le rapport des grâces, et que la quantité suppléait largement à la qualité. A peine en ai-je remarqué une, une seule, presque enfant, un peu mignonne, tout étonnée, - rosière avec des yeux de Rosine, - et sur le visage de laquelle, comme disait Jasmin en patois, roses et lis étaient escrapoutis.

 
LE PEINTRE DES MORTS.
 
Comme la nuit j'ai peur du diable
Et que je cains les revenants,
Je mets la chandelle sur la table
Et je ferme les contrevents.

Ces vers d'une chanson campagnarde me sont rentrés dans la mémoire un soir de la semaine dernière pendant que l'on causait fantômes et seconde vue chez un de nos collègues. On avait vidé le sac aux effrois et rappelé des choses terribles : les apparitions du boulanger François, les chasses du grand veneur de Henri IV, les fièvres chaudes de Guilbert de Pixérécourt. Chacun de nous, plus ou moins, s'était senti tirer les pieds passé minuit, ou avait vu, - comme je vous vois, - une figure blanche, au pied du lit accoudée.

La conversation, toute frissonnante, s'en allait de la sorte, tour à tour provoquant l'incrédulité ou forçant la foi, lorsque le musicien V*** fut amené à raconter une histoire très-étonnante et très-effrayante, malgré son côté goguenard, ou plutôt à cause précisément de son côté goguenard.

La voici :
- Mon père, dit la musicien, était, comme vous le savez, un peintre intelligent et estimable ; on l'appelait souvent pour peindre les gens après leur mort, triste spécialité dans laquelle il avait réussi à se faire une réputation. Il m'emmenait quelquefois avec lui, pour m'aguerrir, disait-il, mais plutôt, je crois, pour s'aguerrir lui-même, et aussi pour l'aider dans ses funèbres préparatifs.

Ordinairement il faisait la barbe aux défunts, avant de les peindre ; il les cravatait quand c'était des hommes, il leur peignait les cheveux et leur faisait la raie. Aux femmes, il mettait des chapeaux à plumes, des colliers, des gants ; il leur frottait les joues avec de l'esprit de vin pour rappeler les rougeurs évanouies.

Un jour, mon père fut mandé par un riche étranger, un Russe, dont la femme venait de mourir. - Allons, petit, donne-moi ma boîte à couleurs, et viens avec moi. - J'aurais autant aimé rester à jouer du violon, mais je n'avais pas le choix. En sortant, mon père me mit sous le bras un roman qui venait de paraître et qui faisait quelque bruit, le Cocu, par Paul de Kock.

Arrivés à la maison mortuaire, nous trouvâmes le Russe en proie à la plus vive douleur ; il nous conduisit en sanglotant auprès du lit de la morte, et nous eûmes toutes les peines du monde à lui faire comprendre qu'il fallait absolument qu'il se retirât afin que nous puissions travailler. Une fois seuls, mon père disposa la dame, la coiffa d'un bonnet à rubans et lui plaça un bouquet de roses au corsage. Je la vois encore ; c'était une personne imposante et de grande taille ; elle semblait respirer, et de temps en temps se dégageaient de son corps les derniers glouglous de la vie. Mon père me fit asseoir sur le lit, à côté d'elle, et, m'ordonnant de la tenir soulevée sur son séant en l'enlaçant d'un bras, il me dit de lui lire le roman que j'avais apporté.

Je me souviens que la journée était magnifique, et que, par une fenêtre ouverte, il nous arrivait un soleil éblouissant. Mais ce beau temps et les joyeusetés du Cocu, que je lisais sans interruption, ne parvenaient pas à détourner mon esprit de ce cadavre que je serrais contre moi. Il me semblait qu'il y avait dans cette lecture faite à l'oreille d'une morte quelque chose de sacrilége. Je n'étais pas rassuré, et lorsque, après deux heures de séance, je descendis enfin du lit, je crus que mes pieds étaient devenus de marbre. Mon père me plaisanta beaucoup sur ma pâleur, - et il m'enjoignit de faire une corne à l'endroit du roman où nous en étions restés...

Ici le musicien s'arrêta comme quelqu'un qui hésite.

- Est-ce tout ? lui demandai-je.

- Non, répondit-il ; l'histoire a un dénoûment, et ce dénoûment c'est toute l'histoire. Mon père, qui était un esprit fort méritait d'être puni. Il le fut, en effet, mais d'une manière épouvantable, terrifiante. Appelez cela vision ou cauchemar, toutefois est-il que ses cheveux, de gris qu'ils étaient, devinrent blancs au bout d'une semaine. C'est que pendant une semaine, toutes les nuits régulièrement, la princesse russe revint lire à mon père le Cocu, de Paul de Kock.

 
UNE BIBLIOTHÈQUE DE GRISETTE

Emile Debreaux, qui fut le Gentil-Bernard des grisettes, a fait une chanson intitulée : Ne montez pas chez elles. Dans cette chanson, notée sur l'air de la Catacoua, il décrit le désordre pittoresque de leur ameublement et rit tant qu'il peut des loques éparpillées, des corsets errants, des bas qui sèchent sur des ficelles, des carafes qui implorent les coquilles d'oeufs purificatrices. Il n'oublie qu'un trait : il ne parle pas de la bibliothèque des grisettes, une des choses qui provoquent le plus l'étonnement et l'hilarité.

Cette bibliothèque est une dans toutes les mansardes. Elle se compose invariablement d'Hippolyte, comte de Douglas, de Maria ou l'Enfant de l'infortune, - et d'un Almanach des Amours ou Almanach de la Closerie des Lilas, je ne sais plus lequel, mais il est reconnaissable par un frontispice colorié représentant des étudiants en béret qui portent triomphalement sur leurs bras une grisette, agitant en l'air une queue de billard. Sur le devant, on aperçoit un symbolique Béranger, recourbé par en haut comme une canne, et regardant passer le joyeux cortége avec un sourire - très-mal venu sur la pierre lithographique.

Le même almanach contient presque toujours des fragments poétiques de Privat, tel que l'hymne célèbre où se rencontrent ces deux vers rimés avec une rare fierté :

Le boulevard où l'on coudoie
La jeune fille au long cou d'oie
.

La bibliothèque des grisettes a ses éditeurs particuliers et ses auteurs spéciaux. Parmi les premiers, Renault et Krabbe sont ceux dont le commerce est le plus considérable ; ils font refaire, en falsifiant le titre, les oeuvres à succès que les petits lecteurs n'ont pas les moyens d'acheter ni même de louer. C'est ainsi qu'on peut se procurer chez eux pour six sous l'Histoire du fameux comte de Monte-Cristo et de ses trésors, les Aventures de d'Artagnan et de ses trois compagnons, Mathilde ou l'Innocence d'une jeune femme, les Mystères de la Tour de Nesle, etc., etc.

Je croyais, jusqu'à présent, qu'il n'y avait qu'un seul nom pour désigner ce trafic : contrefaçon. Il paraît que les libraires susdits, en ont trouvé un autre, qui est : réduction.

En dehors de ces réductions, on ne distingue pas un grand nombre de romans inédits, dans le sens absolu du mot. La vogue est toujours aux Amours d'une jeune servante et d'un soldat français. Dans ce genre, Pécatier et Picquenard n'ont pas encore rencontré de rivaux.

N'oublions pas de mentionner, au milieu de cette nomenclature, un minime bouquin, épais et carré, - de la forme d'un pavé vu au petit bout d'une lorgnette, - ayant pour titre : la Goguette de Lilliput, et orné des trois profils de Piron, de Gallet et de Collé. C'est un recueil de vieilles chansons grivoises qui menacent de se perpétuer à travers les siècles, en ramenant toujours le même sourire sur l'air de Turlurette, et le même clignement d'yeux à propos du refrain : Eh bien !... Vous m'entendez bien.

Mais de tous les livres affectionnés par les grisettes, celui que vous êtes le plus certain de rencontrer au fond de la corbeille à ouvrage, à côté du jeu de cartes traditionnel, du dé à coudre et de l'oeuf en bois qui sert à repriser les bas, le livre le plus consulté et partant le plus recroquevillé à ses angles, celui qu'on s'empresse d'ouvrir au saut du lit, lorsqu'on est à jeun, - sur lequel on médite avec délices ou que l'on rejette avec dépit ; le confident, le conseiller, l'écho, c'est le livre intitulé diversement : la Clef des Songes, - l'Oracle des Dames et des Demoiselles, - la Voix du Destin, - l'Urne magique - ou la Sibylle couleur de rose.

C'est en feuilletant un livre semblable, écrit par les farceurs les plus naïfs, qu'on peut se rendre compte, mieux que par la lecture de Senancourt et des romans esthétiques, de tout ce que l'âme d'une femme contient de faiblesse, de crainte, d'illogisme, d'irrésolution et de folies. Une femme qui consulte la Clef des Songes cesse d'être une énigme et un problème ; vous pouvez dès lors la dominer tout à votre aise, avec la certitude que les moyens les plus grossiers seront les meilleurs.

La Clef des Songes ou «interprétation de tous les objets qui peuvent apparaître dans le sommeil, d'après les plus subtils docteurs du monde», a été, j'en suis assuré, la cause de bien des mariages, de bien des séparations, de bien des suicides. Ce livre cache une importance extraordinaire sous des apparences bénignes. Qui pourrait voir, en effet, des catastrophes sous ces simples lignes, que nous copions :

BARBE. Se la faire : réussite complète ; - à un autre : mauvais présage.
BOUDIN. Affliction ; - en manger : surprise.
GENDARMES. Lumière profitable ; - qui vous arrêtent : travail rémunéré.
OIGNONS frits : lasciveté étonnante.
HUITRE. Ouverte : satisfaction infaillible ; - fermée : embuscades périlleuses.
JOUES potelées : joies ineffables.
La Clef des Songes est quelquefois plus compliquée :
MURAILLES. Devant soi : preuves d'impuissance ; - qu'on surmonte : amélioration ; - avec un fossé : emblême menaçant ; - tomber d'une muraille : plaisir incomparable (oh !).

D'autres fois, elle est littéraire et railleuse :
JOURNAL. En lire un: perte de tranquillité.
NAVET. Esprit improductif et froid. (Cela est évidemment une flatterie à l'adresse de l'auteur des Libres Penseurs).
TRAGÉDIE. En voir jouer : tristesse, pâles couleurs.
Le plus souvent, la Clef des Songes accumule comme à plaisir des impossibilités :
BRAS musculeux : triomphe.
COURONNE. Dignité personnelle ; - si elle est d'os de mort, avec des feuilles de saule : destruction. (Qui diable peut voir en rêve une couronne d'os de mort, et avec des feuilles de saule encore !)
NOMBRIL. Voir son : c'est être dans la bonne voie pour le royaume des cieux.

Ce dernier est le plus étonnant, et nous n'en citerons pas d'autres.

Beaucoup cependant, parmi les femmes qui consultent la Clef des Songes, ont réclamé le droit de monter à la tribune et de faire des lois !

L'Oracle des Dames et des Demoiselles surpasse encore en extravagante puérilité la Clef des Songes : il répond à «toutes les questions sur les événements et les situations diverses de la vie» ; la dernière édition en a été corrigée et augmentée d'après les manuscrits des savants Etteilla, Lavater et Julia Orsini. C'est cet oracle qui, à l'éternelle question : Que fait maintenant la personne à laquelle je pense ? ne manque jamais de répondre : Elle soupire après le jour qui vous réunira.

Ou bien : Serai-je bientôt mariée ? - Oui ; avec ton petit brun.

Ou bien : Comment finira l'affaire de coeur qui m'occupe ? - Une coquette te supplantera.

Ou bien : De qui dois-je attendre la fortune ? - Des heureux que tu feras.

Ou bien : Que pense-t-on de moi dans le monde ? - Ne cherche pas à le savoir. (Quelquefois l'Oracle est moins poli, il répond : On te trouve prétentieuse).

Ou bien : Aurai-je ce que l'on m'a promis ? - Oui, si tu es sûre de toi.

Ou bien : Quel sera mon avenir ? - Tu regretteras le passé.

Ou bien : Quelle sera l'humeur de mon mari ? - Meilleure que la tienne.

Ou bien : Dois-je profiter de mes beaux jours ? - A ton âge on ne fait pas de pareilles questions.

Il faut avouer que les grisettes sont de bonnes personnes, n'est-ce pas ? Et ceux qui les ont tant calominées n'avaient pas sans doute visité, comme nous, leur bibliothèque.

 
LA FILLE ROUGEOLINA

«La fille Rougeolina, dite Petite-Clère ou la Tête de Veau, était attablée, dans un cabaret de la rue aux Fèves, avec la Muette de la Cité, quand tout à coup...»

N'ayez pas peur. C'est tout uniment un passage du journal de ce matin que nous venons de copier ; non pas un extrait du feuilleton, mais un simple fait-Paris, la chose la plus commune du monde. - Qui est-ce qui disait donc qu'il n'y avait plus maintenant ni mystères ni chourineurs ? Rougeolina, la Muette de la Cité, la Tête de Veau ! ne croirait-on pas avoir sous les yeux des personnages sortis tout palpitants d'un souterrain de mélodrame ? Soyez tranquilles, le pittoresque n'a pas seulement élu domicile dans le roman ; il y a encore, au fond de la vieille Cité, une douzaine de gaillards qui ne s'entendent pas mal à la triture des incidents dramatiques et qui, les bras retroussés jusqu'au coude, écrivent encore, dans le vin et le sang, des histoires toutes frémissantes de passion.

 
LES COMÉDIENS APRÈS LA COMÉDIE

Nous voulons parler des comédiens retirés du théâtre. Plaignons-les de tout notre coeur. En dehors de la rampe, ils ne traînent plus qu'une existence stérile et ennuyée ; ils ne savent que faire, ils respirent mal, on dirait qu'une machine pneumatique les oppresse. Nous avons vu Elleviou, marié richement, rôder autour de l'Opéra-Comique, avec des soupirs de tristesse et d'envie ; le moindre figurant à cinquante francs par mois lui semblait plus heureux qu'un empereur.

Nous avons vu Saint-Prix, dans sa maison de campagne des bords de la Seine, guetter des villageois pour leur réciter des tirades entières de Mithridate. D'autres, devenus rentiers ou maires de commune, reviennent de temps en temps se glisser dans les cafés obscurs, où ils serrent la main à leurs vieilles connaissances, la basse-taille de Moutauban, le trial de Nantes et cette éternelle famille dont les membres s'appelaient hier encore Florimon, Saint-Ange, Valsain, Belval, Mélincour, Doliban et Rosambeau. - De plus honteux et de plus tristes s'enferment dans leur cabinet ; ils tirent d'un coffre à secret le costume des jours anciens ; ils s'habillent comme pour la représentation ; mais qu'ils ont maigri, justes Dieux ! la culotte de peau des Deux Edmond grimace laidement sur les cuisses ; l'habit trop large pend, flétri, sur les épaules. - Ils marchent et se pavanent devant leur miroir ; à voix basse ils fredonnent un couplet sur le timbre : Du moineau qui te fait envie ; ils font de grands pas, ils tuent, ils pardonnent, ils maudissent, ils donnent et reçoivent des coups de pied, ils parlent à la cantonnade, ils rient aux éclats, et puis, s'apercevant soudain de leurs cheveux blancs, de leurs rides sur lesquelles le fard ne prend plus, de leur maigreur sarmenteuse, de leurs mains qui tremblent et de leur bouche édentée, les voilà qui ouvrent de grands yeux, qui s'arrêtent, et qui se laissent tomber sur le vieux coffre, - en pleurant.....

C'est qu'ils se rappellent ces nuits illuminées dont ils étaient les héros ; les doux regards des avant-scènes reviennent leur percer le coeur ; ils voient le souffleur dans son trou, inquiet, attentif :
- A propos, se demandent-ils, qu'est devenu ce pauvre Édouard ?

C'est le nom du souffleur ; ils s'attendrissent sur le souffleur et sur le concierge, et sur le chef d'accessoires, et sur le machiniste, bien qu'un jour il ait laissé tomber un arbre sur leur dos, puis un autre jour une maison tout entière. Mais bah ! c'étaient bagatelles, et comme ils seraient heureux maintenant si le même machiniste voulait bien avoir la complaisance de les écraser sous toute une ville !

Rien ne peut leur rendre le théâtre ni leur en tenir lieu, à ces âmes en peine ; le théâtre, cet enfer qu'on aime ! Rien ne vaut pour eux cette suprême jouissance de venir placer son oeil au trou du rideau et d'entendre les accords grinçants de l'orchestre. - N'oubliez pas de me donner ma lettre à la quatrième scène, lorsque je me trouve avec le vieux général. - Ai-je mon billet de logement ? dit Almaviva, au moment de faire son entrée ; et il se tâte. - Oh ! les beaux et furieux battements de mains ! Et, par-ci par-là les jolis rires d'enfants ! - Tenez (c'est toujours le comédien retiré du théâtre qui parle), il y a surtout en haut, dans un coin des quatrièmes, une jeune fille du peuple, mal vêtue, qui ne manque pas de venir un seul dimanche et qui écoute de toute son âme, les yeux fixes et brûlants, les mains crispées sur le rebord du paradis. Je la reconnais bien. Je ne le dis à personne, mais, voyez-vous, cette enfant, c'est mon talent, c'est mon ouvrage, c'est mon amour. - A la place où elle se mettait, j'ai coupé pieusement un morceau de vieux velours de la banquette.

 
L'AMOUREUX D'UNE OMBRE CHINOISE

Les Ombres Chinoises ont presque absolument manqué d'historiens, malgré le rang exceptionnel et bizarre qu'elles occupent dans les annales du théâtre. Bien peu de critiques se sont inquiétés jusqu'à présent de ces drames découpés en noir sur un fond lumineux, de ces petits personnages profondément fantastiques qui n'appartiennent ni à la classe des marionnettes, ni au peuple grossissant et multicolore des lanternes magiques.

Celui sur qui nous avions longtemps compté pour remettre les ombres chinoises en honneur, le seul d'entre nous qui nous parût spécialement apte à ce travail, c'était Edouard Ourliac, qui avait la parade et l'amour de Fantoccini passés dans le sang. Edouard Ourliac avait publié dans le Journal des Enfants une série de proverbes picaresques et napolitains qui témoignaient d'une vive connaissance du fil d'archal et du ressort.

On rencontrait souvent, bien souvent, Edouard Ourliac assis dans un petit coin du théâtre Séraphin, près du joueur de piano qui figure l'orchestre. Il était révérencieusement attentif ; et ses yeux non plus que ses oreilles ne quittaient la scène d'un instant. Il avait le rire approbateur ; et quelquefois il assista à deux représentations dans la même soirée.

Mais aujourd'hui l'auteur des Nazarille est mort, mort ainsi que Charles Nodier qui, lui aussi, avait de naïves tendresses pour le poëme du Pont Cassé.

Depuis des années, nous hantons la salle Séraphin et nous y goûtons de l'agrément comme une nourrice, de l'agrément sans remords et sans paradoxe. Jamais au sortir de la Chasse aux Canards la moindre pensée mauvaise ne nous est venue ; l'Ane Rétif a toujours laissé notre conscience pure et fraîche comme le jet d'eau du Palais-Royal, devant lequel nous passons en nous retirant. Les pièces du long des boulevards, où l'on se tue et où l'on crie, ne sauraient donner ce sommeil baigné d'innocence, à peine agité par une douzaine de silhouettes légères qui dansent en rond sur notre estomac.

Nous avons été pendant six mois amoureux d'une petite ombre chinoise qui avait un profil délicieux, et en guise d'oeil un trou par où passait la flamme de la coulisse. Sa bouche était mécanique, et s'ouvrait et se refermait avec un sourire que nous n'avons jamais trouvé que chez elle. De plus elle possédait un corsage dessiné supérieurement, une taille à fourrer dans une bague chevalière, et un jupon court qui montrait deux vrais pieds de Chine. Ainsi bâtie, babillarde et leste, elle nous ravissait l'âme. On distinguait à peine le fil qui la faisait mouvoir par en bas.

C'était une ombre chinoise toute neuve. Elle avait dû coûter quelque chose comme six francs.

Je l'avais vue débuter par le rôle de Fanchon, la marchande de bouquets, dans les Cris de Paris, cette pièce où j'ai toujours remarqué ces deux vers adressés à Polichinelle par un faraud, en costume de Cadet Buteux :

            Si le cuir de tes reins a besoin qu'on le tanne,
               Mon pied pour t'obliger fera l'offic' d'un' canne !

Elle eut beaucoup de succès et elle chanta le couplet final de manière à enlever les suffrages. Dans mon enthousiasme, j'allai jusqu'à me lever de mon banc et à lui jeter un bouquet qui rebondit sur la toile transparente...

Depuis cette soirée je ne manquai pas une seule de ses représentations. Parfois il me semblait qu'elle me saluait et me souriait imperceptiblement, lorsqu'elle se tournait de mon côté.

Il est vrai que chaque fois, claqueur solitaire, je ne manquai jamais de lui faire une entrée.

C'était une grande actrice. Elle avait de la verve, de la mémoire, quelques traditions ; elle savait principalement se tourner, ce qui est l'écueil des ombres chinoises inexpérimentées. Sur ma conscience, je crois qu'elle eût fait dans l'avenir un des talents les plus remarquables de Paris.

Pour moi j'en étais devenu fou. Je fis tout mon possible pour obtenir mes entrées dans les coulisses. Ce fut en vain. Je lui écrivis plusieurs billets doux qui restèrent tous sans réponse.

Cet état de choses durait depuis plusieurs mois lorsque un soir d'avril dernier, à mon vif étonnement, je vis apparaître dans les Cris de Paris une autre Fanchon que ma Fanchon, une autre bouquetière que ma bouquetière. Les bras m'en tombèrent. La débutante était massive, engoncée, sans grâce, sans tournure ; ses bras jouaient à tort et à travers ; elle remuait sans raison le menton et les jambes. Et puis son oeil était si mal percé !

Je n'attendis pas la fin de la pièce pour me précipiter hors de la salle, et je réclamai le régisseur.

Le régisseur, qui était l 'ouvreuse, parut.

Hélas ! il m'apprit que mon ombre chinoise était morte, morte sans rémission ! L'avant-veille elle s'était cassé un ressort ; et le directeur, ne voulant pas faire la dépense d'un raccommodage, l'avait supprimée et remplacée par la petite malheureuse que je venais de voir.

Un profond soupir sortit de ma poitrine, et je jurai de n'avoir plus désormais aucun amour de théâtre.

 
CE QU'ON ÉCRIT SUR LES MURS

On a, de tout temps, écrit sur les murs.

La première inscription de ce genre commence au Mané, Tecel, Phares, de phosphorique mémoire.

Le peuple, qui n'a pas de quoi payer un imprimeur, écrit sur les murs sa malédiction ou sa vengeance : A bas quelqu'un ou quelque chose !

En sortant des Tuileries, après la journée du 10 août, il écrit sur les murs : Magasin de sire à frotter. Plus tard, il colle au front de tous les monuments les trois mots sacramentels : Liberté, égalité, fraternité.

Pasquin et Marforio écrivaient sur les murs leurs diatribes ardentes contre la Rome des papes et des courtisanes.

L'exemple fut suivi dès lors par beaucoup de poëtes :

.... Tel autrefois Faret
Charbonnait de ses vers les murs d'un cabaret.

Voltaire écrivit les premiers chants de la Henriade sur les murs de la Bastille. Mais le gouverneur d'alors, qui n'avait pas le goût des autographes, - surtout dans un tel format, - fit étendre, après le départ du poëte, une couche de badigeon sur les quatre feuillets de son cachot.

Hoffmann barbouillait, de ses croquis emportés et de ses épigrammes au fusin, les tavernes de Berlin et de Dresde.

C'est un mot sur un mur : ÀNÀGKH qui a fourni à Victor Hugo son curieux roman dans le genre de Walter-Scott : Notre-Dame de Paris.

Dans les casernes, dans les tribunaux, dans les salles de spectacle, tout le monde écrit sur les murs. Voici la chanson d'un soldat, copiée sur les murs d'un corps de garde.

L'autre soir, je m'attardai trop
A tes côtés, belle Collette !
En vain, pour arriver plus tôt,
En te quittant j'ai pris le trot.
L'adjudant, qui toujours me guette,
M'a mis la main sur le garrot.
 
Il voudrait te faire la cour,
Et je m'aperçois qu'il enrage
De nous voir aller chaque jour
Vider un litre à Beau-Séjour.
Il bisquera bien davantage
Si tu me gardes ton amour.

L'écolier écrit sur les murs de la cour de récréation, et en autres lieux : - Vivent les vacances ! et A bas les pions !

Il y a une vingtaine d'années, tout Paris était couvert du nom de Crédeville ; on ne pouvait faire deux pas sans que ce nom ne vous jaillît aux yeux. Les crédevillistes étaient alors partagés en deux camps : ceux qui écrivaient Crédeville tout court, et ceux qui écrivaient Crédeville, voleur. Mais ces derniers étaient des grossiers et des ignorants, qui ne possédaient pas la tradition Crédeville (on l'a su plus tard) était un officier de l'armée de la Loire qui, après la péripétie du grand drame de 1815, se réfugia, avec le général Gilly, dans les Cévennes, où, selon toutes les apparences, il aura trouvé la mort en combattant les royalistes.

La personne qui traça pour la première fois le nom de Crédeville sur les murs de Paris, ce fut une pauvre marchande de prunes, une aliénée, dont le visage gardait cependant encore des traces de distinction. Suivie et interrogée, on sut qu'avant la chute de l'Empereur, elle avait été fiancée à Crédeville, et que des revers de fortune, joints à l'ignorance où elle était du sort de son amant, avaient déterminé un ébranlement complet de toutes ses facultés. C'était le désir de retrouver Crédeville qui lui faisait écrire ce nom sur toutes les murailles. Le théâtre du Palais-Royal représenta en 1832 un vaudeville intitulé : Crédeville.

L'époque de Crédeville est aussi celle de la poire et du nez de Bouginier

On sait que la poire était la caricature de Louis-Philippe. Quant au nez de Bouginier, il est toujours resté pour moi un mythe inconnu.

Crédeville, la poire et le nez de Bouginie sont reproduits sur la plus haute des pyramides d'Egypte.

Ils ont été remplacés en ces derniers temps par Bonino, crétin ; lequel Bobino était, ou est, je crois, un élève de l'atelier de M. Picot.

Aujourd'hui, - ce qu'on écrit sur les murs, c'est : Durançon a le sac. Avoir le sac, c'est, comme on le devine, avoir de l'argent. Cette inscription se multiplie de jour en jour, et expose aux plus grands dangers M. Durançon.

 
LES CAFÉS-CHANTANTS

Ce genre de spectacle est devenu très à la mode à Paris depuis six ans environ. Autrefois, il n'y avait qu'un seul café-chantant, le Café des Aveugles, qui existe encore, et auquel nous consacrerons plus tard quelques pages, car sa physionomie se sépare absolument de celles des autres cafés.

Les nouveaux cafés-chantants sont installés avec cette magnificence conventionnelle qui relève du théâtre : une estrade, ceint de guirlandes, de draperies rouges à franges d'or, ornée de peintures représentant des attributs lyriques, enferme comme dans une corbeille un essaim de jeunes beautés. Il faut voir leurs robes de gaze épanouies comme des oeufs à la neige, leurs rubans, leurs gants de bal et leur effrontées pierreries fausses ; celle-ci est vêtue en amazone du temps de Louis XIII, elle a une plume blanche à son feutre, et elle enlève ses romances la cravache en main. Celle-là est tout en rose, un chapeau de bergère se penche sur son oreille comme pour lui murmurer d'amoureux compliments ; elle se lève en rougissant pour chanter : Non, non, monseigneur, je ne vends pas mon coeur.

Il y en a d'autres qui ont des mantelets d'hermine, même dans le mois de juillet, des vestes à la dragonne, des résilles à la Figaro, un croissant argenté sur le front, une couronne de roses, ou plus simplement des anglaises qui tombent mélancoliquement tout le long de deux maigres joues, peintes fard jusque dans leurs trous de petite vérole.

Ah dame ! elles ne sont pas toutes belles. Quelques-unes ont de la voix ; dans ce cas, une affiche écrite à la main, apprend aux consommateurs qu'elles ont été élevées au Conservatoire. D'habitude elles ne livrent que leurs petits noms : c'est madame Marianna, c'est mademoiselle Georgine ou mademoiselle Olympe. Chacune d'elles a sa coterie, comme dans les théâtres, qui se compose d'un groupe de gros hommes, attablés le plus près possible de l'estrade, autour de plusieurs canettes de bière ; ces hommes ont ordinairement la voix forte, le teint ardent, beaucoup de favoris, beaucoup de cheveux et des redingotes à poil.

Une bouquetière circule entre les tabourets ; elle met en loterie des bouquets monstrueux, aux prix de deux sous le billet. Les gros hommes prennent une vingtaine de billets.

Autour de l'estrade, on remarque, errants, trois ou quatre messieurs en gilet blanc et en habit noir. Ce sont les chanteurs ; ils attendent leur tour et froissent par contenance un cahier de musique. Quand il se fait tard, on les voit de temps en temps lever sur la pendule des regards qui ont faim. Tout à l'heure un baryton, d'un embonpoint excessif, va murmurer : Si j'étais petit oiseau ! La basse attaquera résolûment : Moine et bandit ; le ténor, à qui ses amis viennent d'offrir un grog abondant, prendra corps à corps le grand air de la Lucie ; et le jeune Georges, qui n'a pas dix-sept ans, et dont les cheveux, à force d'avoir été trempés dans l'eau, pleurent sur l'archet, exécutera un morceau de violon qui durera une demi-heure.

Quelquefois, par hasard, il existe au milieu de tous ces gens-là un homme ou une femme qui a du talent. Alors, cela est triste.

Les chanteuses font la quête ; elles s'enveloppent d'une gaze et vous présentent leur aumônière, en détournant la tête, avec une affectation d'indifférence. Ce sont les plus médiocres d'entre elles ; les autres ont le soin de stipuler dans leur engagement qu'elles ne tendront la main à personne.

Le chanteur le plus important de la troupe est le chanteur comique, c'est M. Narcisse ou M. Adolphe ; on rit seulement à le voir. Habituellement, il est costumé en villageois, avec une perruque en filasse, un petit chapeau rond, et un col de chemise qui exubère ; le reste à l'avenant, rubans souillés, fleurs à la veste. - Oh ! les pauvres mollets ! - Quand c'est à lui de dire une chansonnette, il arrive avec effort, prend une pose cagneuse, tord l'oeil et la bouche, et l'on s'amuse beaucoup à écouter les Infortunes de Jean-Louis ou la Fille à Jérôme. D'autres fois il paraît en Anglais, le chapeau en arrière et le lorgnon à l'oeil : My dear Jenny.

Les chanteurs comiques sont rares. Il y en a qui desservent plusieurs cafés-concerts dans la même soirée ; de ce nombre est un vieux bonhomme connu sous le sobriquet de M. Lépateur, titre d'une de ses chansonnettes affectionnées. Le Casino du Palais-Royal a pour chanteur comique un bossu.

Quand le chanteur comique est au repos, et, qu'oubliant les regards du public, il se surprend à décomposer sa grimace, à rentrer son sourire, à éteindre les luisants burlesques de ses yeux, alors il paraît funèbre. On deviendrait triste, fiévreux, et maniaque comme Hoggarth ou Hoffmann, si l'on fréquentait quotidiennement ces endroits obscurcis par la fumée du tabac et où, de sept heures à minuit, un piano ne cesse de faire entendre sa plainte obstinée.

Tous les quartiers de Paris ont aujourd'hui leurs cafés-concerts. Celui de l'ancien cabaret de l'Epi-scié, sur le boulevard du Temple, n'est pas un des moins caractéristiques : il y paraît des femmes habillées en hommes, des petites filles de huit ans, toutes sortes de prodiges. Un autre exhibe le gérant écossais et le prince Colibri. Celui de la rue de la Lune, qui s'annonce par des lanternes chinoises, est tenu par M. Moka, un personnage excentrique. Les jeunes gens du quartier latin vont au café-chantant de la rue Contrescarpe-Dauphine, qui est le même que celui de la rue Madame. Enfin, cour des Bleus, rue Saint-Denis, rue Saint-Martin, rue Mandar, on n'entend que le bruit des roulades, on ne voit que le feu des lustres, mêlés au feu et au bruit des pipes et des chopes.

Ainsi s'essaie-t-on à divertir la population flottante de Paris, clientèle de toutes les industries équivoques, écume de toutes les sociétés bouillonnantes, joueurs ruinés, amoureux las du tête à tête, vieillards las de la solitude, grands politiques inédits et manqués, pauvres diables fuyant la rêverie, passant de la musique au sommeil et retombant du sommeil dans la musique, afin de se soustraire aux heures transitoires qui appartiennent au malheur, débauchés philosophes, honnêtes gens désespérés, buveurs réfléchis. - Ah ! qu'il y aurait une longue étude à écrire sur toutes ces tristesses ambulantes, qu'on heurte sans les comprendre et dont on est troublé malgré soi, énigmes proposées par le hasard, intelligences s'en allant on ne sait où, comme ces bouteilles cachetées qui voguent sur la mer et qui promènent d'un pôle à l'autre les mystères d'une existence !

 
UN PETIT-FILS DE BEAUMARCHAIS

Je connus Anténor Joly dans les bureaux du journal l'Epoque, où il était directeur du feuilleton. C'était alors un homme entre quarante-six et quarante-sept ans, brun, grand, sec, et sourd comme un pot. Il portait toujours sur lui une foule de crayons taillés et de petits carrés de papier blanc, à l'aide desquels il vous invitait à lui transmettre votre pensée par les procédés de Cadmus. Me voyant jeune et résolu, il me prit en affection ; et, grâce à lui, je fis mes premières armes dans les colonnes du plus grand journal dont Paris ait gardé la mémoire.

Parmi tous les petits-fils de Beaumarchais, de qui la descendance est si nombreuse, Anténor Joly est un de ceux dont la physionomie mérite le mieux d'être conservée. Dans cette bataille de la vie, où il fut jeté presque nu, il se battit à toutes armes, à toutes heures, perpétuellement. Si le ciel était juste Anténor Joly vivrait encore, et il aurait à lui seul autant de fortune que MM. Mirès, Millaud et tant d'autres. Moi, qui n'ai pu assister qu'au spectacle de sa décadence, j'en ai gardé une impression inouïe, et qui souvent me décourage.

Trois jours ne s'étaient pas écoulés depuis ma première visite, qu'il m'écrivait déjà pour me demander le plan d'un roman en deux volumes, et quelques menus articles d'histoire, de religion et d'actualité pour le Livre des familles, journal de M. le Curé (sic). Mon plan fait, il crut y voir une pièce de théâtre. Il alla trouver tour à tour Mélesville, Gabriel, Carmouche et Eugène Guinot, avec qui il avait collaboré autrefois dans un vaudeville intitulé Suzanne, - un rôle de muette pour mademoiselle Déjazet ! Pendant ce temps, l'Epoque tomba avec fracas. L'Epoque était la création suprême d'Anténor Joly ; pour l'Epoque, il avait inventé des affiches dont la teneur est devenue proverbiale, des banquets auxquels les actionnaires n'avaient pas le droit d'assister, des porteurs habillés comme des ministres ; pour l'Epoque, il avait ressuscité Grimm et découvert un journaliste qui s'appelait Demain ; pour l'Epoque, il avait fait le voyage de Londres, et il en avait ramené, à force d'explorations, de génie et d'argent, une incomparable créature qu'il plaça un beau jour, diadème en tête et la gorge découverte, sur un char doré qui parcourut les boulevards, traîné par des cavaliers habillés de rouge flamboyant.

L'Epoque tomba. Anténor Joly fut triste pendant trois jours ; le quatrième, il était chez moi, ses crayons et ses papiers à la main. Je demeurais alors sur la place du Carrousel. - Mon cher ami, me dit-il, il n'y a plus rien à faire en littérature. Prenez-en votre parti ! Vous êtes venu trop tard. Ah ! si je vous avais connu du temps de Vert-Vert, que j'ai fondé, ou du Moniteur du soir, ou du Courrier Français, votre affaire serait faite maintenant. Aujourd'hui, ne comptez plus sur rien ; toutes les positions sont prises ; et puis, qu'est-ce que vous vous sentez dans le ventre, là, bien franchement ? Que diable ! vous ne ferez jamais mieux en roman que Balzac et qu'Eugène Sue, en critique que Sainte-Beuve et Gustave Planche, en poésie que Lamartine et Victor Hugo. Laissez-là votre littérature. Il n'y a plus que l'industrie aujourd'hui. Vive l'industrie !

Pendant une demi-heure, il me parla ainsi de l'industrie sur tous les tons. Je l'écoutai en faisant la grimace, et très-intrigué de savoir où il voulait en venir. Enfin, il termina en m'invitant à me lever et à le suivre et il m'emmena au Jardin d'Hiver, dont il organisait la publicité. Ce fut là que, placé sous ses ordres, j'appris à tourner de cent mille façons la fameuse phrase : «Tout Paris voudra se trouver demain à la brillante fête du Jardin d'Hiver». Anténor Joly se brisait la tête à trouver de nouveaux caractères d'affiche. Sur ces entrefaites, la révolution de février éclata : je vis mettre le feu aux postes des Champs-Elysées. Anténor arriva, pavoisé de rubans rouges ; il était radieux, la République allait le sauver. En effet, il organisa coup sur coup des fêtes à l'armée, au peuple, à la garde nationale, aux écoles ; il fit réciter par l'acteur Montdidier des strophes de Victor Hugo et composer par Félicien David une cantate intitulée : Honneur au brave qui succombe !

L'été suivant, il passa au Château des Fleurs. Je le suivis. Le Château des Fleurs venait d'être fondé par M. Bohain. Anténor Joly y installa des chanteurs, des marionnettes, des montagnes russes, des singes, des pâtissiers, des escarpolettes, des danseurs de corde, des artificiers, et jusqu'à des fleurs. Moi, j'étais, comme au Jardin d'Hiver, l'historiographe, le bibliothécaire, l'archiviste : toutes ces merveilles se transformaient sous ma plume en feuilletons enthousiastes que le Constitutionnel insérait, et en réclames incandescentes qu'Anténor Joly envoyait à tous les journaux.

Le Château des Fleurs s'écroula comme un simple château de cartes. Je retrouvai Anténor Joly, quelque temps après, à l'Evénement, où j'avais été appelé. Il y faisait tout, il imprimait même quelquefois le journal, car il avait commencé par être typographe. Le soir, il soupait avec Méry ; et je n'ai jamais compris la fréquence des relations de ces deux hommes, car enfin quel bénéfice ce dernier pouvait-il retirer de sa conversation avec un sourd ?

J'ai oublié de dire que, le lendemain des journées de juin, Anténor m'avait demandé en toute hâte un récit de l'insurrection. Je pris immédiatement un cabriolet, je fis le tour des barrières, je comptai les barricades, et je passai la nuit à écrire mon résumé, qui parut trois jours après, avec un plan gravé sur bois. On n'en trouverait pas aujourd'hui un seul exemplaire. Anténor me renvoya pour le paiement à M. Bohain, qui me renvoya à un marchand de vin du coin de la rue Trévise, lequel me paya très-gracieusement. Je raconte tout cela un peu à la diable et comme cela me vient, uniquement pour initier le lecteur bourgeois à l'une de ces existences parisiennes qui touchent à tout et qui vivent de tout.

Anténor Joly ne perdait pas de vue le théâtre. En même temps qu'il mettait à flot l'Evénement, il passait avec le directeur des Variétés un traité pour une revue qui devait s'appeler le Journal du Diable. Nous étions cinq ou six pour écrire cette revue : Charles Hugo avait composé le prologue en vers ; Henry Monnier et Chamfleury faisaient un Prudhomme socialiste ; la Californie et les banquets à cinq sous m'étaient échus. Tout cela tomba dans l'eau, comme tant d'autres choses. Anténor Joly cria, tempêta, accusa notre paresse, accusa le directeur et tout le monde.

Il occupait aux Italiens je ne sais quel vague emploi qu'il a toujours conservé. J'allais l'y trouver quelquefois aux heures des répétitions. Un jour que je le croyais absorbé par des choses d'art et de littérature, il me dit : - Venez chez moi, je veux vous montrer un prodige. C'était une casse d'imprimerie qu'il avait inventée, une casse magique, où les lettres symétriquement alignées, tombaient d'elles-mêmes dans le composteur, sans qu'il fût besoin de les aller chercher avec les doigts. Malgré cet incontestable mérite de propreté, personne ne voulu de son invention, qui lui avait coûté beaucoup de temps, beaucoup de peine, et sur laquelle il avait placé de grands espoirs (1). Il s'en consolait en imprimant tout seul des prospectus, des spécimens, des programmes ; car c'était là sa manie suprême. Lancer une affaire ! il ne vivait que pour cela ; aussi que d'affaires il a lancées : affaire de la Renaissance, affaire du troisième Théâtre Lyrique, affaire des Mystères de Londres, affaire de la librairie. Mais, hélas ! il ne faisait que les lancer, et d'autres s'en emparaient au bond lorsqu'elles ne tombaient pas par terre.

Lorsque l'Ordre se fonda, il fut chargé de composer la rédaction littéraire. Ses tristesses commençaient déjà, mais elles ne ralentissaient pas son ardeur pour la lutte. Il me dit : - Amenez-moi de vos amis ; il faut des écrivains nouveaux maintenant, on ne s'enquiert plus des signatures. Je lui amenai Henri Murger, André Thomas, Philippe de Chennevières, Angelo de Sorr, Théodore de Banville, etc. Le front de M. Chambolle se plissa lorsqu'il vit s'épanouir tous ces noms dans les graves colonnes de l'Ordre. Par contre-coup, lorsque je rencontrai Anténor, il était soucieux. - Vous ne m'aviez pas dit que vos amis étaient tous des bohêmes ! Je me pris à rire d'abord, et puis ensuite je me fâchai pour tout de bon. Les papiers furent tirés : je griffonnai pendant une demi-heure, j'expliquai ce que c'est que les bohêmes, et pourquoi les romantiques ont voulu traîtreusement affubler de ce nom les hommes plus jeunes qu'eux ; je lui prouvai que nous portions les cheveux aussi courts que possible, que nous n'avions que très-peu de dettes, que d'ordinaire nous étions couchés à minuit, et que nous faisions, sinon la gloire, du moins le bonheur de nos parents. Ce jour-là, j'eus trois crayons de tués sous moi. Anténor Joly parut se rendre à mes raisons ; il les communiqua à M. Chambolle, d'après ce que j'ai su depuis, et le front de M. Chambolle recouvra sa sérénité accoutumée.

Anténor Joly demeurait rue des Martyrs, 47, dans cette vaste maison qui ressemble à une cité phalanstérienne. J'allais l'y voir au moins une fois par semaine. J'entends encore sa voix criarde et haute, me répétant : - Vous n'arriverez à rien ! vous ne travaillez pas assez ! les gens qui arrivent sont ceux qui se lèvent à cinq heures du matin, qui écrivent jusqu'à midi, et qui emploient le reste de leur journée à assiéger les bureaux de journaux et les bureaux de théâtre. Que venez-vous me dire ? que vous n'êtes pas en train et que vous attendez l'inspiration. Des sottises ! il faut prendre votre parti des coutumes de notre temps ou vous résoudre à laisser aux autres votre part de gâteau. Vous êtes de drôles de corps, vous et vos amis : vous critiquez tout le monde, et vous n'accouchez pas seulement d'un pauvre petit roman en huit volumes. Ensuite, vous voulez que je vous lance ! mais voyez donc les vieux, ceux qui ont leur réputation bien établie : ils travaillent du matin au soir, ils font un métier de forçat, et vous, qui devriez lutter avec eux d'énergie et d'actitivé, vous vous croisez les bras tranquillement, vous les regardez faire, ou bien, si, par un miraculeux effort de volonté, vous vous décidez à prendre la plume, c'est pour cracher une nouvelle en quatre feuilletons. Belle misère ! je vous dis que vous n'arriverez jamais.

Ce à quoi je ne manquais pas de répondre, saisissant le crayon avec vivacité : - La réaction est proche ; on se dégoûtera des rapsodies interminables ; les journaux seront remplacés par des revues. J'arriverai parce que, bien que je ne passe pas les nuits à forger des suite à demain, j'ai le travail persistant et raisonné ; parce que j'aime les livres, et que je m'enthousiasme à la lecture, à la découverte des penseurs ignorés. J'arriverai, parce que si je repousse brutalement les médiocrités vaniteuses, j'ai un ardent amour pour les génies qui sont notre honneur ; parce que les pleurs m'ont jailli des yeux en voyant Balzac pour la première fois ; parce qu'enfin, sans me ranger sous les bannières du bon sens ou de l'extrême coloris, j'essaie de suivre les grands courants descendus par Lesage et Diderot ! - Ta, ta, ta, répliquait Anténor Joly.

Il entra au Pays, avec M. de Lamartine. Auparavant, il avait passé par l'Union et par l'Assemblée nationale, où M. Mallac lui était intimement connu. Au Pays, il rencontra des influences qui le gênèrent ; son caractère en prit de l'aigreur : il ploya, lui, toujours habitué à rompre ; et dès cette époque, il eut le pressentiment des catastrophes qui devaient l'assaillir.

Le 7 février 1852, je reçus cette lettre : «Mon cher ami, je vous écrivais mercredi dernier, en attendant chez mon docteur. Une heure après, je me cassais la jambe dans son escalier ! Je suis entre les mains des praticiens et entre les serres des appareils chirurgicaux. Plaignez-moi, et venez me voir quand vous aurez un moment. Mieux vaut mardi ou mercredi, je serai plus dispos pour causer. Ne faites pas de cérémonies, je sais toute la part que vous prendrez à mon accident ; je sais combien vous êtes occupé, et je voudrais que vous en eussiez fini avec... pour passer à autre chose. Mes amitiés. ANTÉNOR». Ainsi, la jambe brisée et le corps entre les mains des chirurgiens, c'était à de nouvelles combinaisons qu'il songeait ! Rien que la mort pouvait abattre cet homme ; elle l'abattit trop tôt, - avant qu'il eût réalisé la millième partie de ses rêves.

Il guérit de sa jambe cependant. La convalescence fut longue ; mais à partir de ce moment, il n'alla plus guère que cahin-caha. Au dernier déjeuner que nous fîmes chez Vachette, il se trouva mal, et je fus obligé de le ramener chez lui en voiture. Quelques mois après, il tombait dans sa chambre, frappé d'un coup de sang. Anténor Joly était né à Savone, en Italie, à la suite des armées françaises, où son père occupait, je crois, un emploi dans le département des fourrages. Il ne comptait que cinquante-trois ans lorsque la mort vint le surprendre.

Pour peu qu'Anténor Joly conservât toutes les lettres qu'il recevait, son frère, à qui la collection en est échue, y a dû trouver les vrais mémoires littéraires et secrets de notre temps ; car il n'y a pas dans Paris un homme important ou simplement intelligent avec qui il n'ait échangé quelques lignes. C'était le véritable faiseur, celui-là ; et c'était surtout un faiseur d'hommes. J'ignore quels ont été ses procédés avec mes confrères ; avec moi, ils ont toujours été loyaux et charmants. Peut-être était-il un peu brusque : cela provenait de sa surdité.

 
LES NOUVELLISTES

Les meilleures et les plus fraîches nouvelles de Paris nous viennent encore de l'étranger. Ce ne sont plus, par exemple, comme au XVIIIe siècle, des seigneurs allemands ou russes qui entretiennent à grands frais chez nous des écouteurs aux portes. A cette époque, le métier de correspondant n'avait rien que de facile et d'agréable ; une fois par semaine seulement, on saisissait la plume et l'on écrivait : «Voici, Prince, la nouvelle qui bouleverse Paris en ce moment. Le sieur D***, architecte, avait depuis longtemps promis à une danseuse de lui bâtir un hôtel ; il vient de lui en envoyer un de pain d'épice, où rien ne manque, pas même les garçons frotteurs».

Aujourd'hui ce sont les journaux et les revues qui se sont emparés du rôle des princes ; et rien ne saurait être comparé à leur exigence. Les anciens correspondants auraient beau voir avec eux. Où M. le baron Grimm prendrait-il le loisir de se faire accommoder à l'oiseau royal ? Quand La Harpe trouverait-il une heure pour rimer une scène de tragédie ? Le journal étranger veut que son correspondant lui appartienne d'une manière exclusive et n'ait d'autre souci que celui de la chasse aux nouvelles. Il faut que Leipsick, Bruxelles, Saint-Pétersbourg, Berlin et Londres soient mieux et plus vite informés que Paris. Aussi y a-t-il des correspondants que l'on voit sans cesse en communication avec des somnambules extra-lucides pour leur arracher les secrets du lendemain et les faits divers de la semaine prochaine.

Dans de certains journaux, tels que l'Indépendance belge, ils sont trois, ils sont quatre qui, chaque jour, fonctionnent avec la foudroyante rapidité du télégraphe électrique. Ils connaissent tout et disent tout, comme l'ancien Solitaire de M. d'Arlincourt. Qu'un ministre ait l'intention de donner un bal, ils savent avant lui l'heure et le jour de ce bal, le chiffre des lettres d'invitation, le nombre des lustres et des bougies, les titres des valses que Strauss doit conduire. Ils n'inventent pas, ils font mieux : ils devinent. Dans les dernières années du parlementarisme, le gouvernement français se servait des journaux étrangers pour sonder l'opinion publique ; tantôt il y laissait entrevoir la possibilité d'un changement de ministère, tantôt il y faisait annoncer une taxe nouvelle ; puis, il confirmait où il démentait, selon l'effet produit. Le gouvernement essayait sa politique sur les correspondants.

Les correspondants d'aujoud'hui n'ont de commun avec les correspondants d'autrefois que l'esprit et l'indiscrétion. Quant aux vastes questions de philosophie et de dogme, elles sont à présent délaissées par eux : ils ne se préoccupent plus tant d'écraser l'infâme. Grimm, une fois le courrier parti, écrit des feuilletons de musique pour le Siècle ; on l'a même surpris aiguisant des pointes de couplets sur la meule du Palais-Royal (2). La Harpe est un ancien secrétaire du théâtre de la Porte-Saint-Martin (3). Fréron, abrité derrière un morceau de verre devenu fameux dans les annales de la myopie, continue à donner les plus belles espérances dramatiques (4).

Depuis un nombre illimité d'années, le Courrier de l'Europe, qui se publie à Londres, est justement renommé pour la verve et la bonne allure de ses chroniques parisiennes. L'annonce d'un procès que le directeur de la Revue des Deux-Mondes se propose d'intenter à M. Philarète Chasles, nous a dernièrement appris que cet aimable savant est le correspondant assidu et malin d'une publication moscovite. Nous citerions bien d'autres écrivains, si notre mémoire ne nous faisait pas défaut, qui ouvrent également au delà de la frontière leurs mains pleines de vérités, et s'empressent de confier aux roseaux de la Vistule et du Rhin le secret des oreilles du roi Midas.

Il n'y a pas jusqu'à la province qui ne s'avise d'imiter l'étranger dans la manie luxueuse des correspondants. Tout marquis veut avoir des pages, a dit La Fontaine. Rouen a M. Vergniaud, un des journalistes les plus entendus qui existent ; Bordeaux a M. de Saint-Chéron. Ce n'est pas là, croyons-nous, le moyen d'arriver bien vite à cette décentralisation politique et littéraire qu'appellent sans relâche les ambitions départementales ; mais c'est le moyen de se procurer des abonnés et des lecteurs.

Depuis Métra, l'orateur en plein air, et depuis les rédacteurs des Mémoires secrets, la race des nouvellistes n'a fait que s'accroître en France. Les collectionneurs à venir trouveront dans les cinquante années qui viennent de s'écouler un énorme amas de matériaux. Répétons-le bien, répétons-le souvent, afin de ne pas nous laisser gagner par le dire des vieilles gens qui cherchent à chagriner tout le monde : comme esprit, comme bonne humeur, comme imagination, comme originalité, comme anecdotes, comme peinture de moeurs, nos journaux ont dépassé le XVIIIe siècle ; ils ont été plus audacieux et aussi vrais que ses volumes clandestins. Celui qui dépouillera un jour le Figaro, le Charivari, le Corsaire, avec intelligence et dans un ordre chronologique indispensable, datant ses réflexions d'un point de vue élevé, nous rendra la vraie physionomie de ce demi-siècle.

 
QUELQUES SILHOUETTES LITTÉRAIRES

Deux étrangers riches et mystérieux étaient cachés l'autre dimanche dans une loge de la salle des Concerts Bonne-Nouvelle. Dérobés en partie par une draperie rouge à larges glands, ils assistaient à la séance annuelle d'une société justement célèbre en Europe et qui ne compte pas moins de cinq cents membres, cinq cents hommes d'esprit, de talent ou de génie ; cinq cents plumes toujours fraîchement taillées et sans cesse imbibées d'encre. Comment ces deux étrangers avaient-ils réussi à s'introduire dans cette réunion qu'aucun journal n'avait annoncée et que ne protégeait même pas le moindre militaire à cheval ? Telle était la question que se posaient les auteurs, justement intrigués, mais intérieurement flattés, car, pour beaucoup d'entre eux, il paraissait évident que la corruption n'était pas étrangère à l'événement ; plusieurs même allaient jusqu'à s'imaginer que la susdite loge avait été louée deux mille francs par le propriétaire de la salle.

Quoi qu'il en soit, on peut avancer hardiment, en effet, que bien des gens auraient payé fort cher le plaisir de contempler et d'entendre, pendant plusieurs heures, ces écrivains brillants, féconds, ingénieux, tendres, doctes ou moqueurs ; ces romanciers qui voient partout des prétextes à volume, comme l'huissier Jovial voyait partout des prétextes à chanson ; ces vaudevillistes toujours à l'aguet des romanciers, ces poëtes en cravate de printemps, ces critiques farouches, habillés tout de noir, et dont les poignées de main sont portées à un prix inestimable sur la cote des intérêts littéraires. L'occasion était belle pour les regarder bien en face ; car on ne les rencontre, groupés, qu'aux premières représentations tout à fait solennelles ; encore faut-il les chercher avec quelque peine au milieu de la lumière et du fouillis changeant des robes de soie, dans les lignes uniformes de l'orchestre ou au fond des baignoires ténébreuses, qu'ils tapissent comme des cariatides en habit d'Elbeuf. Souvent même alors, la lorgnette, égarée par des indications trompeuses, s'arrête avec complaisance sur tel notaire qui lui est désigné pour être Eugène Sue ou Gustave Planche, sur telle bourgeoise grassouillette et sévère qu'on lui fait prendre pour George Sand.

De telles erreurs étaient impossibles à l'assemblée de dimanche, où l'appel nominal dissipait tous les doutes. Certainement, sur les cinq cents membres, on remarquait beaucoup d'absents : d'abord, ceux qui ne savent pas résister aux agaceries des premiers soleils et qui sont partis pour la province en fleur ; ensuite, cette classe flottante de membres capricieux ou distraits, dont les noms, inscrits sur les registres de la Société, offrent en marge : domicile inconnu ; et puis enfin les feuilletonnistes de théâtre, dont les comptes-rendus, paraissant unanimement le lundi, nécessitent pour eux l'absorption entière du dimanche. Il n'y avait donc aucun feuilletonniste de théâtre à cette réunion ; c'était le seul côté de la littérature qui ne fût pas représenté. M. Jules Janin s'évertuait chez lui à arracher de son flanc le javelot lancé d'une main sûr par M. Nestor Roqueplan ; M. Lireux mettait du rouge à des plaisanteries centenaires et des mouches en taffetas à des épigrammes, exemples de la plus fabuleuse longévité ; M. de Matharel continuait à être le gazetier le mieux informé, et M. Edouard Thierry le critique le plus consciencieux.

Ces messieurs exceptés, on peut dire que toutes les écoles littéraires se trouvaient en présence dans la salle Bonne-Nouvelle, depuis l'école du cantisme, figurée par quelques discrets rédacteurs de la Revue des Deux-Mondes, jusqu'à l'école du coloris et de l'épanouissement, en tête de laquelle on distinguait le profil, bizarre comme un mascaron, de ce jeune poëte connu par ses soupers (5). Les païens et les chrétiens, les membres de l'Institut et les quarts d'auteurs dramatiques, ceux qui font de gros livres et ceux qui font de petits quolibets, étaient confondus dans ce pêle-mêle fraternel capable de dérouter au premier abord Lavater lui-même ; car bien des caractères juraient avec leur visage, bien des réputations mentaient à leur physionomie : tel homme sérieux, tel naturaliste, ébouriffé comme un spectateur d'Hernani (6), causait avec force gestes et force gorges chaudes, avec un écrivain bouffon (7), qui l'écoutait d'un air navré, en penchant sur son épaule une tête de professeur au Collége de France.

A l'encontre de toutes les idées reçues et de toutes les prévisions, les romantiques étaient devenus chauves et les classiques avaient laissé croître abondamment leur chevelure. On se demandait, avec la curiosité des choses nouvelles, où étaient ces jeunes gens goguenards qui se sont un jour affublés si maladroitement du nom de Bohémes, et le regard se fixait sur le gilet blanc de M. Henri Murger, qui ne peut plus dire comme autrefois, dans son idiome pittoresque : «Le printemps fait pousser les boutons partout, excepté à mon habit».

M. le baron Taylor, qui est le protecteur de toutes les associations artistiques, présidait l'assemblée. A côté de lui, c'est-à-dire placé devant le bureau, nous apercevions le bibliophile Jacob, qui passe encore dans quelques provinces pour un vieillard au chef branlant, et dont le nom fait songer vaguement aux reptiles empaillés suspendus au plafond des antiquaires. Le bibliophile Jacob a de beaux cheveux disposés en rouleau, sa taille est élevée, et ses lunettes ne lui servent qu'à amortir le feu de deux yeux très-observateurs, très-malins. Pourtant, faut-il le dire ? en dépit de tout cela, sa jeunesse paraît apocryphe ; on est tenté de n'y pas croire : c'est la jeunesse du vieil Eson, sorti de la marmite où ses filles l'ont fait bouillir avec des herbes.

Auprès de ce spirituel revenant, était assis le plus studieux des Francs-Comtois, race intelligente à l'excès, et qui, sous une apparence de rusticité, cache les plus souples et les plus habiles qualités de l'esprit ; celui-ci (n'ai-je pas nommé M. Francis Wey ?) a directement hérité de son compatriote Nordier ; comme lui il écrit des traités de grammaire et des contes travaillés avec charme ; en outre, il compose sournoisement de grandes comédies en cinq actes pour le Théâtre-Fançais. Ils marquent tous solidement leurs pas dans le monde, ces Francs-Comtois, qu'ils s'appellent Fourier, Victor Hugo, Proudhon ou même Courbet.

Non loin de M. Francis Wey, entre M. Molé-Gentilhomme et M. Jubinal, membre du Corps législatif, se tenait, dans une attitude qui essayait d'être imposante, un gros homme rappelant Balzac par la chevelure et le cou apoplectique. C'était ce lugubre M. Léo Lespès, amant de la Morgue, qui signa longtemps ses productions cadavéreuses du titre inexpliqué de Commandeur. Revenu aujourd'hui à des sentiments meilleurs, ce sergent Bertrand du roman-feuilleton n'a plus rien de fantastique que son gilet de velours enguirlandé d'une multitude de chaînes d'or ; abandonnant le cimetière pour le gynécée, il est devenu un infatigable et spirituel fondateur de journaux domestiques : et s'il lui arrive encore de se surprendre à tailler un linceul, par un reste concevable de vieille habitude, il a du moins le soin de le broder au plumetis ; ce qui fait que ses trépassés de maintenant peuvent être mis sans danger sous les yeux des demoiselles.

Si du bureau notre attention descendait dans le parterre des hommes de lettres non gradés, nous rencontrions M. Paul Féval, un romancier qui semble regretter d'avoir eu du talent et qui se venge cruellement aujourd'hui des journaux qui l'ont repoussé lors de ses débuts, en leur livrant sous son nom des rognures d'Anne Radcliffe. Jeune encore et élégant, rempli de manières rieuses et cordiales, il s'entretenait par-dessus la barre du bureau avec cet autre romancier et cet autre Breton dont l'oeil bleu est si terrible, M. Gabriel de La Landelle, ancien marin, qui fait le cabotage en littérature. Plus audacieux qu'Alexandre Dumas, lequel n'a découvert que la Méditerranée, celui-là a découvert la mer, dont il s'apprête à écrire l'histoire jusqu'alors inconnue. Entre deux répétitions, M. Marc Fournier avait quitté le théâtre de la Porte-Saint-Martin pour venir se présenter aux suffrages de ses confrères et solliciter d'eux le titre de membre du comité ; il portait l'habit noir directorial, serré et boutonné jusqu'au cou, ce qui faisait ressortir davantage sa figure pâle, génevoise, contractée, amère, démenti singulier à sa nature enthousiaste, à sa conversation bruyante. En ce moment, il demandait sa voix à un charmant garçon, vêtu à peu près comme un villageois, pantalon gris, gilet de couleur bachique, quelque chose entre le vigneron et le ménétrier, l'auteur des Excentriques, enfin (8).

Dans un autre rayon, la figure anguleuse, le nez long et pointu, le menton fin de M. Elie Berthet apparaissaient à peu de distance de M. Amédée de Bast, grand vieillard basané : deux gloires de cabinet de lecture. M. de Bast dont le nom semble appeler celui de M. Dinocourt, représente plus particulièrement l'école disparue des Ricard, des Signol, des Raban, qui publiaient, il y a vingt ans, des études de moeurs intitulées : la Lingère, le Porteur d'Eau, le Pompier et la grande Dame, les Brigands-demoiselles, l'Archevêque et la Danseuse, la Princesse et le Carabin, etc., genre complétement évanoui. A présent, M. Amédée de Bast écrit de savants ouvrages sur les galeries du palais de Justice. M. Elie Berthet, avec l'auteur des Mousquetaires et d'Eugénie Grandet, a inauguré en France l'ère féconde du roman-feuilleton ; cinquante volumes ont témoigné de sa puissance créatrice et lui ont acquis le droit au repos, dont il paraît user depuis quelque temps. Citons encore au hasard, dans les divers groupes, M. Horace Raisson, qui fut un instant le collaborateur d'un autre Horace, Horace de Saint-Aubin ; M. André Thomas, dont le talent vivace et franc rappelle Frédéric Soulié ; M. Lafitte, l'amusant rédacteur des Mémoires de Fleury, ancien comédien lui-même ; enfin, cet excellent vieillard, connu de tout Paris, et qui poursuit depuis trente ans, avec un courage digne d'être offert en exemple aux jeunes gens, la représentation d'un grand drame, le Négociant sous-marin.

Trois heures s'avançaient. La sonnette du président annonça que la séance était ouverte, et la lecture du rapport commença.

Ce rapport a entretenu les gens de lettres de leurs intérêts matériels, de leurs petites rentes et de tout ce qui s'ensuit. Nous n'avons pas à apprécier ici ce document, duquel il appert avec trop de clarté que le dégagement des biens de ce monde est une pratique facile à cette Société. Pour en rejeter la faute au dehors, nous nous contenterons de faire remarquer que le gouvernement, qui a des concours pour les musiciens, des expositions, des achats et des commandes pour les peintres, des théâtres pour les auteurs dramatiques, n'a rien pour les hommes de lettres proprement dits, c'est-à-dire pour les poëtes, les romanciers et les critiques ; rien, pas même les prix d'académies qui sont le produit de fondations particulières. N'est-ce pas le cas ou jamais de rappeler cette grande idée de Balzac, indiquée dans la Revue parisienne, d'un Moniteur de la littérature, et de demander au gouvernement la création d'un recueil, indépendant de toute coterie, où «l'écrivain qui aime l'art ne fait pas des lettres un moyen d'arriver au pouvoir» pût trouver à vivre ?

Le rapport terminé, on a procédé, par la voie du scrutin secret, au renouvellement des membres du comité. Parmi les nominations nouvelles, nous avons remarqué celle de M. Théophile Gautier, poëte lyrique, ainsi que l'indiquait un bulletin facétieux. M. Théophile Gautier ne l'a emporté que d'une seule voix sur M. Elie Berthet : il ne l'eût certainement pas emporté sur M. P. du Terrail, car un des préjugés de cette Société, préjugé qu'il nous faut malheureusement bien constater, est de croire que les poëtes et, en général, tous les hommes de vive imagination sont inaptes aux questions d'intérêt, aux discussions de chiffres. C'est une erreur qu'il est temps de détruire. Chacun des grands écrivains arrivés de cette époque est doublé d'un homme d'affaires, et a en lui l'aptitude qui fait les financiers.

Sans rappeler encore Balzac, dont les traités avec les journaux sont restés des modèles d'entente commerciale, ni Frédéric Soulié, qui avait tenu les livres dans une scierie mécanique, nous demanderons quelles preuves de gaucherie ont donné dans leurs rapports d'argent M. Victor Hugo, par exemple, ou bien M. Eugène Sue, l'homme aux cent mille francs du Juif Errant ? Plusieurs écrivains ont pu être victimes, comme tout premier venu, des hasards de la spéculation ou de leur propre prodigalité ; mais qui donc, je le demande, a pu léser M. Alexandre Dumas, M. de Lamartine, M. Gozlan ou M. Alphonse Karr ?

C'est une prétendue naïveté, que cette naïveté en matière de négociation que l'on voudrait imputer aux gens de lettres ; la plupart, au contraire, et c'est un éloge que nous prétendons leur adresser, en remontreraient au caissier de banque, et les plus extrêmes humoristes savent passer avec une facilité égale des contes d'Hoffmann aux comptes de Barême. Rien que de très-louable en tout cela ; il est presque injurieux de vouloir sans cesse les parquer dans l'idéal, et de leur refuser des qualités solides qui ont cependant appartenu à bien des auteurs français : témoin Voltaire que le succès de ses tragédies n'empêchait pas de faire le commerce avec la Hollande, et Beaumarchais, qui vendait des fusils dans les entr'actes de ses drames.

Il y a eu plusieurs ballottages à la fin de la séance, pendant lesquels s'est fait jour l'esprit sarcastique et joyeux des plus jeunes membres de la Société, impatients, sans doute, de la longue durée de scrutin. Des bulletins, évidemment inspirés par un sentiment folâtre, ont offert les noms de Lamiral (de la Seine), d'Alexandre Dufaï de M. de Riancey et de Colardeau. Il était près de six heures lorsque l'assemblée s'est séparée.

Plusieurs personnes, chez qui les préoccupations galantes ont toujours dominé les autres préoccupations, remarquaient avec un désappointement réel que les femmes de lettres faisant partie de la Société, et pour lesquelles une tribune spéciale avait été réservée, n'avaient point jugé à propos de venir embellir la réunion de leur présence. Cela est à regretter, car parmi ces dames, couronne charmante de toute agglomération d'habits noirs, il en est de fort jolies, surtout de très-gracieuses ; leur absence était d'autant moins prévue que quelques-unes sont réputées pour être spirituelles au point de ne pas plus redouter la flatterie que l'épigramme, l'admiration que l'indifférence.

Les deux étrangers dont nous avons parlé au commencement de cet article, et dont l'attention avait été continuellement tenue en éveil, n'ont quitté la loge où ils s'étaient introduits que lorsque le pas du dernier homme de lettres a cessé de retentir sur le seuil de la salle Bonne-Nouvelle.

C'étaient un commissaire de police et son clerc.

 
LES ROIS DE LA FÈVE

Nous avons toujours eu une grande dévotion pour la fête des Rois, cette royauté au rabais et mise à la portée de tout le monde. C'est pour nous, poëtes d'idylles, une occasion de philosopher doucement sur les honneurs et les grandeurs, sur les embarras de la richesse et du pouvoir ; - pour les poëtes ambitieux, c'est le moment d'emboucher le clairon lyrique et de faire éclater sur la pourpre de leurs strophes les franges dorées de leurs rimes ; - c'est l'heure pour les poëtes républicains de se soulever chancelant sur leurs escabeaux et de souffleter encore une fois la face sanglante de la royauté. Ainsi Diderot, roi de la fève, a-t-il laissé un impérissable monument de délire et de férocité dans un dithyrambe bien connu. - Tout Paris joue à la royauté le six janvier. D'obscurs boulangers ne sont occupés qu'à pétrir la pâte d'innombrables monarques et à mettre au four les destinées d'innombrables empires. Une telle royauté ne coûte ni émeutes ni révolutions ; tout au plus une dent cassée, si le potentat s'est trop hâté à mordre son gâteau. Une fois proclamé, on l'installe ; et, ce qu'il a de plus pressé à faire, c'est de partager immédiatement son sceptre avec une femme, - c'est de se choisir une reine. Et point ne va chercher pour cela ambassadeurs ou plénipotentiaires ; notre roi traite ses affaires lui-même, il tranche du sultant ; et, se moquant de l'opinion publique, il est homme à vous faire tout à l'heure une majesté d'une petite plébéienne, pour peu que l'idée en passe par son cerveau, et sans se souccier autrement de déplaire à son cousin d'Autriche ou à sa cousine d'Angleterre.

Le roi boit ! - Tel est le cri dont on le salue ; car le roi de la fève n'a d'autre occupation que de vider sans relâche le verre qu'on lui remplit ; il appelle cela rendre la justice. Sa charte est écrite dans les flacons aux lèvres d'or qui flamboient à la lueur des bougies. Sa couronne est une serviette roulée autour de la tête. - Le roi boit ! Voilà tout le secret de cette royauté facile et souriante, à l'oeil brillant, au front empourpré, à la bouche pleine de magnifiques et indulgentes promesses. Le roi boit ! C'est la clé de bien des énigmes obscures, l'explication de bien des charades gouvernementales. Le roi boit ! C'est un bon mot ou une bonne action, l'abolition d'un privilége ou le sceau de l'Etat au bas d'une lettre de grâce. Le roi boit ! Cela veut dire le roi qui oublie. Insensés ceux-là qui en appellent à Philippe à jeun. - Je parle du roi de Macédoine.

Le roi a bu ! - Ce n'est plus la même chose. C'est le roi qui fronce déjà le sourcil comme le Jupin de mythologique mémoire ; c'est l'homme qui se souvient qu'il est au-dessus des autres hommes et que d'un geste il peut faire courber toutes les têtes devant la sienne. Le roi a bu ! C'est la satiété, c'est la réflexion, c'est le second mouvement qu'écoutait seul Talleyrand. - Le roi qui a bu est muet et morose. Il promène autour de lui ses regards hébétés et pose sur la table ses coudes alourdis. C'est le moment où, se rappelant qu'il peut tout ce qu'il veut, il se demande ce qu'il lui reste à vouloir et quel nouveau divertissement il est susceptible d'inventer. C'est l'heure où il songe au taureau d'airain de Phalaris et aux cabinets acoustiques de Denys de Syracuse.

Les rois de la fève sont ainsi faits ; ils ont leurs Sardanapales et leurs Dioclétiens, leurs monarques voluptueux ou terribles. Ceux qui se voient d'un oeil paternel élever sur le pavois et qui s'entendent, sans s'émouvoir, saluer d'une triple acclamation. - ceux là sont les rois fainéants et débonnaires, les Dagobert de la fève, les Childéric du gâteau. Ceux qui, l'oeil hardi, la parole vive, le gosier en feu, jettent franchement leurs bras au cou de toutes les femmes, leurs lèvres au bord de tous les verres, ce sont au contraire les rois verts-galants, Charles VII et Henri IV. Ceux dont l'hypocrite prunelle fuit l'éclat et dont le sourire ne s'essaie qu'à la dérobée, dont le visage reste impassible, mais qui jouent activement, sous la table, des pieds et des mains avec leurs voisines, - ce sont les diplomates et les débauchés, les Louis XI et les Lous XV. Il y a enfin des rois de toute sorte et de tout genre, des grands et des petits, des gras et des maigres, des bons et des méchants. C'est une parodie complète de tous ces malheureux pasteurs d'hommes qui sacrifient le bonheur et le repos de leur existence entière à la satisfaction d'avoir leur portrait gravé sur toutes les pièces de cinq francs de leur royaume.

Cela dure une nuit, pas davantage. - Le lendemain, le roi de la fève rentre dans la vie citoyenne et il n'en est plus parlé. A revoir, lecteur.

FIN.

Notes :
(1) M. Delcambre, imprimeir à Paris, a repris cette idéee en sous-œuvre ; et aujourd'hui le piano typographique entrevu par Anténor, est plus qu'une vérité, c'est une réalité fonctionnante
(2) M. Jules Lecomte.
(3) M. Villemot.
(4) M. Paul Foucher.
(5) M. Philoxène Boyer.
(6) M. Achille Comte.
(7) M. Commerson.
(8) M. Champfleury.
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