GAILLARD, Victor
(18..-18..) : Le Contrebandier (1841). Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (18.I.2014) Relecture : A. Guézou. Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros] obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : 4866 ) du tome 6 des Francais peints par eux-mêmes : encyclopédie morale du XIXe siècle publiée par L. Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. Le Contrebandier
par
Augustin Chevalier
~ * ~Telle est l’espèce contrebandière qui alimentait de héros les romans et les mélodrames de l’empire. Dépossédée aujourd’hui de ce privilége qu’elle partageait avec d’autres excentricités également déchues, il faut, pour être vrai, la peindre maîtrisée par l’industrialisme et le macairisme modernes, et sous le joug d’une police d’assurances où la main de la chicane a passé. Il faut la montrer, dépouillée de son antique splendeur, de son indépendance d’action, de ses traditions, et réduite aux proportions du plus étroit prosaïsme. En ce moment, en effet, le contrebandier se trouve, à quelques exceptions près, sur un plan incliné qui l’entraîne insensiblement vers les nombreuses variétés de la famille épicière. Voyez-le, quand, débarrassé de son équipement de course et des autres accessoires de sa spécialité, il se rend à la ville voisine pour y prendre une large part de voluptés faciles, à peine pourrez-vous le distinguer d’un maire ou d’un marguillier de village endimanché. Toutefois, l’observateur exercé le reconnaîtra à la rondeur prononcée des épaules, à des bras projetés en avant, conséquences rigoureuses de l’habitude de porter le ballot. Il l’appréciera surtout à ses regards hardis, où de temps à autre perce une inquiétude qui le domine. A part ces signes infaillibles et un facies fortement enluminé par de fréquentes libations, le contrebandier au repos est un bipède comme on en voit tant. On passe près de lui, on le coudoie sans le regarder ; sa pipe, son chapeau, sa veste ou sa redingote, n’accusent aucun pittoresque, ne disent rien à l’imagination. Six à neuf francs, non par jour, mais par nuit, sont le prix ordinaire du labeur du contrebandier depuis que, discipliné et exploité par des loups-cerviers de la spéculation, il en a reçu une organisation, réputée chef-d’œuvre par les connaisseurs, et que, sous peine de rester isolé, il est forcé d’agréer. Ainsi, quand de Belgique, de Suisse, ou d’Espagne, il s’agit d’importer en France, à l’insu des douanes, des tissus ou des contrefaçons, du tabac ou de la quincaillerie, mon Dieu ! rien n’est plus simple aujourd’hui. L’expéditeur ou le destinataire s’adressent à un particulier très-connu dans sa localité de la frontière, et appelé l’entrepreneur. Celui-ci, moyennant une prime d’assurances, se charge de l’importation et garantit la livraison à domicile, dans un délai déterminé. Contrebandier émérite et versé dans les ruses du métier, l’entrepreneur représente l’aristocratie du genre ; ses relations sont nombreuses et variées ; il a crédit et influence dans le pays, et les capitalistes recherchent son papier. Posé de la sorte, il fait progresser ses affaires assez rondement, de sorte qu’au bout de sept ans, les proportions de sa fortune lui permettent de céder sa clientèle à l’un des assureurs qu’il a sous la main. Alors propriétaire, rentier de l’état et homme d’importance, il peut aspirer, sans grande témérité, à prendre rang dans l’Almanach royal ou l’Annuaire de son département. Les assureurs, dont je viens de parler, sont des façons de courtiers, des êtres intermédiaires créés pour couvrir d’un voile épais les opérations et la personne de l’entrepreneur. Eux seuls ont des rapports avec les chefs de bande, et traitent directement des conditions de l’importation, tarifée d’après la valeur, la distance, le volume, le poids et les obstacles de la surveillance à éluder. Envers l’entrepreneur, leur fidélité est garantie par un billet en due forme ; à leur égard, celle des chefs de bande est maintenant par un nantissement en espèces ou en marchandises. Intéressés néanmoins à voir les choses par eux-mêmes, les assureurs sont en locomotion habituelle. Aucun temps, aucune saison ne les arrêtent : ils vont, viennent et retournent continuellement d’un point de la frontière à l’autre, sans jamais s’exposer pourtant aux risques du fait de l’introduction, ni à la fréquentation de la démocratie contrebandière. Outre qu’il y aurait à eux imprudence plus que gratuite à s’aventurer, le sentiment de leur position comme seconds dans la hiérarchie de l’espèce, leur interdit de se commettre étourdiment. A cinquante ans, les assureurs songent à la retraite, liquident leurs comptes et prennent habituellement une patente d’aubergiste ou d’épicier. Après les préliminaires obligés de garantie, la partie belligérante des contrebandiers, composée de porteurs, espions ou guides, reçoit de son chef l’avis secret d’entrer en scène. Disséminée, depuis la veille, de l’autre côté de la frontière dans quelques habitations isolées, elle se réunit le soir même au magasin des marchandises. Là, chaque contrebandier trouve un ballot pesant cinquante à soixante livres et garni de bretelles pour y passer les bras. Convenablement lestée par un repas arrosé de rasades suffisantes pour ranimer son courage, la bande se charge, et, munie de longs bâtons ferrés, elle part en chaussons de crin, précédée d’espions éclairant sa marche. Mais la nuit est sombre, la pluie battante, le vent furieux, et l’on est au milieu de l’hiver ! Qu’importe… ! l’appât du gain est le plus fort, et d’ailleurs, n’est-ce pas Dieu qui envoie cet horrible temps pour mieux tromper l’habit vert (1) ? On poursuit donc à travers champs, halliers et fondrières. Les torrents, grossis par la pluie et charriant des glaçons, sont traversés à gué avec de l’eau jusqu’à la ceinture, les montagnes les plus escarpées, on les gravit par les périlleux sentiers des chamois et des bouquetins. On parvient enfin à l’extrême frontière. A quelques toises plus loin doivent se trouver les embuscades des douaniers. Le silence observé jusqu’alors devient plus profond, en ce moment toujours suprême pour le contrebandier. La bande s’arrête, et les espions, détachés, vont en avant, à droite, à gauche ; ils tournent, serpentent, rampent et flairent en explorant jusqu’au moindre buisson. Tout à coup, l’un d’eux part avec la rapidité d’une flèche, glisse dans les rochers comme une ombre, se courbe et disparaît. Quelques secondes se passent, et l’on entend comme un coup violemment assené, puis un cri sourd, étouffé bientôt par un mugissement du vent… Le contrebandier se remontre, approche du chef, et à l’instant la bande, couchée ventre à terre et agglomérée autour de lui, se relève, avance en courant, et franchit les lignes des douanes. Une heure après, l’importation est consommée et les marchandises en sûreté dans l’entrepôt de l’assureur. Le lendemain, le bruit se répand dans le pays que le lieutenant d’ordre, en faisant sa ronde, a trouvé le cadavre d’un douanier portant les traces récentes d’un coup mortel sur la tête, et que procès-verbal en a été dressé par le juge de paix assisté du procureur du roi. Au bout de six semaines d’informations inutiles, la justice renonce à l’enquête entreprise. Une croix est plantée sur le lieu du meurtre, et les contrebandiers se disent alors : « En voilà une de plus qui servira d’exemple ! » Mais les choses ne se passent pas toujours ainsi, et les contrebandiers ont aussi leur part de revers dans la lutte incessante qu’ils entretiennent. Parfois trahis ou maladroits, ils tombent dans des embuscades fort disposées à les recevoir. Ils veulent résister : alors des morts, des blessés, des prisonniers, sont laissés par eux dans la mêlée. A la vérité, de tels exemples deviennent de plus en plus rares, car le contrebandier se perfectionne avec les exigences de sa profession ; il n’ignore pas qu’en abandonnant à propos sa charge à la convoitise du douanier, il doit échapper à des dangers trop personnels. C’est dans ce cas, en quelque sorte, une convention mutuelle et tacite, et voici pourquoi l’habit vert s’y prête : par la mort ou la capture du contrebandier, il y a pour le douanier chances à peu près inévitables de cruelles représailles ; par la saisie pure et simple de la contrebande, allocation lui est attribuée comme part de prise. Partant d’une logique aussi serrée, préférence donnée bien vite au ballot, et fuite assurée pour son porteur. Si au nord comme au midi, à l’est comme à l’ouest, la contrebande est pratiquée pour le compte d’entreprises d’assurances, si partout elle est assujettie aux mêmes stipulations, il n’est point à dire que le contrebandier basque ressemble en tous points au flamand ni au picard, et qu’il y ait identité parfaite entre le franc-comtois et l’alsacien. Leurs mœurs, leurs habitudes peuvent offrir quelques analogies générales résultant nécessairement des roses et des épines d’un métier par où débuta Mandrin. On peut reconnaître surtout que l’amour de la débauche, la passion du jeu, l’abus phénoménal du vin et des liqueurs fortes, sont des traits par lesquels ils ressortent tous ; que chez les uns et les autres les idées sur le droit de la propriété, du tien et du mien, n’ont pas l’accord désirable avec les opinions communes ; que leurs principes d’économie politique ont une teinte d’excentricité qui s’harmonise péniblement avec les théories connues ; que leurs rangs décimés par des infirmités hâtives ne se recrutent pas ordinairement dans les classes où le travail et l’ordre sont traditionnels. Mais il y a loin de là à une uniformité absolue, et il serait inexact d’en déduire l’absence de variétés dans l’espèce contrebandière. On y remarque donc la variété flamande ou picarde ; celle des Basques nuancée de béarnais, ainsi que la franc-comtoise. Il y aurait peut-être encore à classifier les Alsaciens, mais depuis ces derniers temps, leurs opérations n’ayant qu’une importance secondaire, ils attirent peu l’attention et tombent insensiblement dans l’oubli. Cette circonstance paraît aussi due à la retraite simultanée de plusieurs gros entrepreneurs qui n’ont plus rien laissé à faire après eux. A côté de ces variétés plus ou moins tranchées par le caractère de l’esprit, les impressions et les préjugés locaux, viennent se placer les smogleurs (2), sorte de tribu de marins exerçant la contrebande entre la France et l’Angleterre avec un succès tout particulier. Le smogleur a les habitudes d’un vieux matelot, son costume n’en diffère pas. Il parle l’anglais et le français avec une égale facilité et de manière à jeter des doutes sur sa véritable origine. Cette aptitude acquise de très-bonne heure a cela d’avantageux pour le smogleur, qu’un naturel inconstant le porte quelquefois à changer de pavillon. A bord d’un contrebandier français, il peut donc se dire des environs de Boulogne, et affirmer sur un anglais qu’il est du pays de Kent. La vérité est qu’il est Français et aussi fier de l’être que s’il s’était battu sur le Vengeur. Viennent une guerre contre les Anglais, des lettres de marque, et l’on verra… ! On a remarqué qu’il aimait le vin de Madère et les Picardes à l’adoration. Pour l’un il est affirmé qu’il ne craindrait pas de faire des bassesses au cas échéant. Pour les autres, il tient sans cesse à leur disposition un assortiment très-varié de foulards, de tulles, de mousselines et autres objets de contrebande fort séduisants. C’est en s’adonnant à ces deux penchants, équipollents en ardeur, qu’il consomme à terre presque tout son argent et les trente-six heures de dissipation dont il est le maître de disposer par semaine. Au demeurant, le smogleur, passablement narquois et scélérat dans ses amours, n’en est pas moins très-serviable. Dès qu’on l’en prie, on en fait un garçon de noce, un parrain, un ouvreur d’huîtres. D’autre part, il prend la commission avec un empressement modeste et sans la fatigante loquacité du commis voyageur ! Pas un fashionable de quelque valeur, à Dieppe ou à Boulogne, qui n’ait recours à sa complaisance pour des gilets de flanelle anglaise ou des manteaux imperméables. Bref, le smogleur, marin galant et contrebandier troubadour, se fait bien venir de chacun, et aurait une existence entièrement filée d’or et de soie, sans des mailles à partir avec les gardes-côtes anglais. Il sait qu’alors ce sont des coups de fusil à recevoir, et s’il est pris, la potence en perspective, car les lois d’Albion sévissent sans miséricorde contre les contrebandiers. Fort heureusement pour le smogleur, il y a plus de mansuétude dans la législation française, et ses associés, les pêcheurs des côtes de la Normandie, de l’Artois, comme de la Bretagne, sont très-experts dans le débarquement clandestin des cargaisons. Allez, par exemple, dans les environs de Calais ; vous remarquerez sur les bords de la mer quelques maisons basses, dont l’intérieur ressemble, par des câbles, des voiles, des avirons, des filets, des hamacs, des tonneaux, à l’entre-pont d’un navire. Des pêcheurs, des voiliers, des calfats aux mœurs rudes, à l’aspect bourru, les habitent. Ils vous regardent en dessous et avec un air de défiance sauvage si vous vous approchez d’eux. Mais parlez-leur de contrebande plutôt que de la pêche ou du temps qui se prépare, ils vous répondront, à coup sûr, comme des gens gravement insultés, la menace et l’injure à la bouche. Eh bien… ! ce sont des contrebandiers de la côte, les associés des smogleurs. Vous en doutez ? En ce cas, rendez-vous à ce mauvais cabaret que vous verrez plus loin ; mettez cent sous dans la main de l’être trapu, placé au comptoir, qui mesure le genièvre avec une parcimonie révoltante, et dites-lui Le mot d’ordre ? Il vous répondra entre les dents : Gare le requin (3) ! Vous pourrez ensuite retourner vers les pêcheurs en toute sûreté. Si vous l’aimez mieux cependant, je puis vous mettre plus vite au courant. Quand un navire contrebandier est signalé par des vigies apostées sur des hauteurs, les habitants de ces maisons dont je viens de parler en sont prévenus aussitôt et avertissent à leur tour d’autres pêcheurs et des paysans des environs. Le soir venu, une fusée lancée à plus d’une lieue du point choisi pour le débarquement annonce au navire qu’il peut approcher de la côte. Alors seulement les contrebandiers se rendent dans la maison de leur chef, presque toujours ancien corsaire ou vieux matelot négrier ; d’autres vont se blottir dans quelques fossés. Vers minuit sortent de cette habitation des hommes en bonnet de crin et en chemise de laine rouge, rattachée sur la poitrine par une longue épingle d’argent. L’équipement est complété par de grosses bottes qui montent jusqu’au haut de la cuisse ou se baissent à volonté au-dessous du genou. Ils ont des armes et sont porteurs d’une gourde passée en bandoulière, dans laquelle ils puisent fréquemment un mélange de rack et d’eau-de-vie. Un énorme chien de Terre-Neuve les suit et se dirige avec eux vers le bord de la mer. Ils y sont rejoints par des paysans et des femmes des hameaux voisins, venus avec des chevaux de somme cachés dans les creux des rochers. Tous les yeux se tournent du côté de la mer, et, après quelques minutes d’une attente silencieuse, on parvient à distinguer comme une nuée blanchâtre qui s’agite. C’est le bâtiment contrebandier qui court des bordées afin de s’assurer que toutes les dispositions pour le débarquement sont terminées et qu’il ne présente aucun danger. Le signal est donné de terre en allumant une lanterne à réflecteur éteinte soudain. Le navire y répond en élevant à sa hune un fanal qui ne fait que briller et disparaître. Il se rapproche ensuite de la côte jusqu’à une portée de fusil. On peut alors observer qu’il est à deux mâts, d’une forme effilée et de la dimension d’un lougre. De son côté, la troupe des contrebandiers se partage en trois pelotons : l’un sur le rivage et les deux autres placés plus loin pour maintenant les douaniers s’ils se présentent. Les hommes de ces pelotons sont espacés sur le terrain, ayant attachée au bras gauche une ficelle correspondant de l’un à l’autre. En cas d’alerte, on se prévient par une secousse, et l’on fait feu si les circonstances l’exigent. Les choses ainsi disposées, le chien de Terre-Neuve, personnage qui semblait être entièrement passif, s’élance dans la mer au commandement et nage vers le navire. Un instant après, il reparait tenant à la gueule un bout de câble. Les contrebandiers s’en saisissent aussitôt et tirent à eux. Après une trentaine de brasses, sont ramenés en forme de chapelet vingt petits tonneaux qui arrivent entre deux eaux. Ces tonneaux, enduits d’une matière qui les rend imperméables, sont immédiatement détachés, chargés sur les chevaux et évacués dans l’intérieur des terres. Un second, un troisième et deux autres envois s’exécutent avec la même sécurité… Mais l’alarme est donnée… ! Ce sont les douaniers qui viennent… ! Un coup de fusil est tiré : les contrebandiers disparaissent comme une volée de pigeons effrayés. Le navire, averti par la détonation, gagne le large pour éviter la rencontre d’un garde-côte et débarquer plus loin le reste de sa cargaison. Dans la matinée du jour suivant, une trentaine de calfats ou de pêcheurs entrent tour à tour dans un réduit communiquant au cabaret déjà mentionné : ils y reçoivent chacun 9 francs. C’est le prix de leur dernière nuit passée sur le bord de la mer. L’homme qui les paie les gourmande avec aigreur d’avoir pris la fuite devant une ronde de cinq douaniers, puis il les congédie en leur donnant un mot d’ordre. C’est ainsi que les smogleurs pratiquent la contrebande et qu’ils jettent en France une quantité assez considérable de marchandises anglaises. Lorsqu’ils ont complété leur débarquement tant sur un point que sur d’autres, ils entrent sur lest dans un port français avec des lettres d’expédition de Brighton ou de l’île de Wight. Alors, comme je l’ai dit, chaque smogleur prend ses ébats, et va rendre compte de ses commissions particulières. Au bout de trente-six heures il est tenu de revenir à bord du navire, qui, pendant ce temps, a reçu un chargement de vin, d’eau-de-vie ou d’autres produits, tous frappés de droits exorbitants par les douanes britanniques, et qu’il s’agit d’introduire clandestinement en Angleterre. Le vent est favorable, on met à la voile sans perdre une minute, et l’on se hâte de partir, afin de gagner les côtes d’Angleterre avant l’arrivée des avis que le consul anglais ne manque pas de transmettre au moindre soupçon sur la véritable destination du bâtiment. Par cette rapidité d’exécution, les smogleurs trouvent les gardes-côtes moins sur leurs gardes et peuvent débarquer leurs marchandises plus facilement, soit d’après le procédé indiqué ci-dessus, soit encore à l’aide de canots en forme de pirogues, si la disposition de la côte ou des lieux l’exigent. Sur certains points du littoral de la France, ils se servent aussi de ces canots, ordinairement peints en blanc. Pour être initié maintenant à d’autres modes de contrebande, on voudra bien me suivre des falaises du Pas-de-Calais dans le département du Nord. Là opère la variété flamande ou picarde qui se caractérise par le contrebandier à cheval et le contrebandier promeneur. Le premier est invariablement un Picard des environs de Doullens, leste, vigoureux et porteur d’épaisses moustaches, tirant généralement vers le rouge carotte. Il a servi dans un régiment de hussards ou de chasseurs à cheval, d’où son humeur emportée et querelleuse l’a fait sortir par une condamnation disciplinaire subie en Afrique. Libéré du service, et rentré dans ses foyers, il s’est fatigué de la régularité de la vie et des travaux des champs. Ses goûts d’aventures et d’agitation ont prévalu, et un beau jour il est parti pour Mons avec une nouvelle connaissance du cabaret. Depuis, coiffé d’une casquette de toile vernie, couvert d’une blouse grise à laquelle appendent à l’intérieur sept à huit poches monstrueuses, d’un pantalon de treillis à mille raies bleues et noires, et chaussé de bottes éperonnées, l’ancien hussard a trouvé un cheval sur lequel, juché entre deux ballots, il est devenu le fléau de la littérature et de la librairie françaises. C’est lui, en effet, le misérable ! qui introduit dans le royaume les contrefaçons de Belgique, et qui pis est, déploie dans cette œuvre de dol l’activité la plus déplorable. Plein d’audace et souvent armé dans ses courses, il rechercherait plutôt qu’il ne fuirait des rencontres avec les douaniers, si la crainte d’être congédié de sa bande n’était là pour le contenir dans une prudente attitude. Quoi qu’il en soit, ses passions picardes font tôt ou tard explosion, et le contrebandier équestre échappe peu à la cour d’assises. A la première fois, le jury, généralement compatissant envers la contrebande, l’acquitte ou trouve des circonstances atténuantes ; mais à la seconde, l’évidence des faits crève les yeux, et la meilleure volonté ne peut plus préserver le Picard d’une condamnation sévère pour meurtre ou blessures graves. On ne connaît guère au contrebandier à cheval d’autre penchant particulier qu’un amour immodéré pour la Gazette des Tribunaux, ni d’autre haine que celle des douaniers et de tous les gendarmes sans exception. Rarement, aussi, manque-t-il l’occasion de les satisfaire ! On conçoit donc que les allures de ces contrebandiers tendent sans cesse à prendre un caractère de force ouverte dans leurs expéditions. Montés sur des chevaux de choix et excellents coureurs qui ne contribuent pas peu à doubler leur outre-cuidance, on les voit braver tous les obstacles et ne point craindre de franchir la frontière quelquefois en plein jour. Constamment en nombre double de celui des douaniers à cheval, créés spécialement contre eux, ils se partagent ordinairement en deux sections égales dès qu’ils aperçoivent leurs adversaires. L’une, avec de faux ballots, s’arrête, feint de résister, fuit mollement, s’arrête encore, recommence à fuir, et attire ainsi les douaniers, tandis que l’autre section faisant une conversion, s’éloigne de toute la vitesse de ses chevaux, et va traverser impunément la ligne à un quart de lieue plus loin. A la faveur de cette habile manœuvre, qui atteint communément son but, les contrebandiers ont déjà livré leurs contrefaçons et leurs tissus aux destinataires, lorsque les douaniers s’aperçoivent seulement qu’ils sont tombés dans le piége en donnant la chasse à la première bande. Si la besogne presse, les hommes aux vrais ballots reviennent en Belgique quelques heures après, et passent devant les postes de douane en causant ouvertement du tour qu’ils viennent de jouer au fisc. Le contrebandier équestre est fort dispendieux pour les assureurs belges, et plusieurs fois il a été question de le supprimer. On lui reproche de ne prendre aucun soin de son cheval et de vendre l’avoine qu’on lui confie pour le nourrir. Outre ce grief, les assureurs lui en imputent un plus grave, celui de confisquer souvent à son profit des dentelles et des mousselines brodées, sous prétexte qu’elles ont été mal assurées ou qu’il a été volé. On est loin de trouver le même pittoresque dans les contrebandiers dits promeneurs, à raison de certaines allures musardes et dandinantes qu’ils affectent quand ils entrevoient un douanier. Sans traits distinctifs, la plupart sont des Flamands pur-sang, opérant isolément pour leur compte particulier. De la Belgique, où ils font une promenade à peu près quotidienne, ils rapportent, pour les revendre à des juifs, du tabac bourré dans les poches les plus inusitées, de la dentelle roulée sur tous leurs membres, des mouchoirs pressés entre deux doublures. A ce métier s’adonnent surtout des ouvriers inoccupés, des paysans paresseux, et bon nombre de femmes. Chez ces dernières, l’intelligence de la fraude est poussée à des limitent extrêmes, car la ruse et l’adresse les plus consommées ont pour auxiliaire un esprit d’à-propos et un sang-froid inaltérables. Les douaniers, qui s’en méfient à bon droit, ont beau les soumettre à des visites fréquentes et minutieuses exercées par des femmes préposées à cet effet, elles n’en mettent pas moins en défaut, sept fois sur dix, des mains et des yeux très-exercés. Dire comment ces contrebandiers femelles s’y prennent et par quelles ressources elles échappent aux investigations, est à peu près impossible, c’est un secret qu’il ne m’a pas été donné de pénétrer, et les douaniers interrogés à cet égard ne savent encore eux-mêmes qu’en penser. Mais, Dieu me pardonne ! n’allais-je pas quitter le département du Nord sans dire un seul mot d’une invention moderne qui fera longtemps honneur au génie de la fraude ! Il s’agit de l’emploi des chiens à la contrebande et des succès incroyables qu’on en retire. Le fait et l’invention méritent d’être examinés, ne serait-ce que pour constater que le chien lui-même n’a pu échapper à la démoralisation du siècle ! La race qui a produit Munito et tant d’autres célébrités artistiques ne se montre pas rebelle aux exigences de l’industrialisme, et peu de jours lui suffisent pour en saisir le but et en apprécier la portée. Une semaine passée en France dans une bombance effrénée, à laquelle succèdent soudain un voyage en Belgique, puis un jeûne très-austère et des flagellations systématiques administrées par des hommes habillés en douaniers, telles sont les bases de l’éducation contrebandière des chiens. Pour le reste, le poli du métier, on s’en rapporte entièrement à la sagacité qui distingue si éminemment la race canine. Quand arrive le jour de la mise en action alors d’un chenil ouvert s’élancent trente à quarante chiens ainsi préparés par l’abstinence et les coups. Chacun d’eux est revêtu d’une espèce de harnais qui recèle du tulle ou du fil d’Écosse. Ils ont hâte, les infortunés, de fuir la Belgique, cette terre inhospitalière, et courent à perdre haleine vers la France pour y retrouver leur ancien gîte, ce paradis dont ils ont été arrachés. Parvenus bientôt à l’extrême frontière, les douaniers, dont le costume leur rappelle des ennemis mortels, apparaissent à leurs yeux ! Aussitôt la meute contrebandière s’éparpille en tous sens pour éviter les dangers qu’elle pressent. Chaque chien en cet instant critique fait un appel à toute son intelligence afin de se garantir du lacet et du chien dressé pour le saisir. Il doit surtout reculer devant le gigot de mouton et fuir devant la chienne coquette ; embûches pour lui les plus dangereuses qui lui soient tendues par les douaniers. Malheur alors à l’inexpérience et à l’extrême sensibilité ! car en écoutant trop ou la faim qui les presse, ou les séductions du sentiment, les imprudents sont atteints par un plomb meurtrier. Le plus grand nombre passe cependant sain et sauf, et se trouve au bout de deux heures rassemblés au gîte si désiré. Huit jours après, c’est à recommencer. Ainsi équipés, plusieurs milliers de chiens franchissent la frontière du département du Nord, précédés et suivis de piqueurs stimulant les uns, ralliant les autres et contenant l’ardeur des téméraires. Il est bien entendu que dans le choix des chiens contrebandiers doit présider une prédilection particulière pour les chiennes, comme inaccessibles aux tentations des Armides de leur espèce. On tient aussi, indépendamment de la préférence toujours accordée aux dogues, à les avoir de taille moyenne et hauts sur pattes. Cette condition a pour objet d’empêcher les harnais dont on les couvre de traîner à terre et de gêner leur course. Enfin, pour que leur queue ne puisse faire un pavillon dénonciateur au milieu des blés ou des prairies, on a grand soin d’en priver les chiens contrebandiers. Comme on le voit, le procédé est des plus simples, et n’exige ni grands soins ni longues études pour façonner tous les Azors du monde à la contrebande la plus expérimentée. Faut-il s’étonner après cela que des gens aient imaginé d’en faire un métier tout spécial, et que dans le bourg de S….. il y ait un marché où se vendent et se marchandent publiquement des chiens dressés à la fraude ! Quittons enfin le département du Nord, et rendons-nous dans les montagnes du Jura, où la passion de la fraude était naguère endémique, si bien que ne pas être contrebandier faisait presque tache dans le pays. Les choses n’en sont plus là maintenant, et quoiqu’un assez grand nombre d’individus, prennent encore part à la contrebande, il s’en faut bien qu’elle soit aussi profondément enracinée dans les habitudes des populations. De cette époque il n’est resté que le costume du contrebandier franc-comtois : chapeau ciré de marin, veste de velours olive, ceinture amaranthe, pantalon bleu de ciel et escarpins. Dans l’hiver et les temps de pluie, la classique roulière en toile bleue remplace ce costume. A part cette distinction traditionnelle, les importations n’ont plus l’intensité d’action et l’extrême ténacité qui les caractérisaient autrefois. Au point de vue physique, le contrebandier franc-comtois est représenté par un homme de cinq pieds six pouces, plutôt maigre qu’obèse, et doté d’une jambe droite infailliblement tournée en dedans. Sous le rapport moral, il est froid, résolu, et ses projets, longuement compassés ne sont abandonnés qu’avec peine. Bref, le Franc-Comtois passe pour roide et fort entêté, défauts, au surplus, qui s’exaltent indéfiniment quand il est gris : mille exemples des conséquences de cette exaltation sont racontés dans le Jura, et servent de texte aux prédications des curés de villages, ainsi qu’aux histoires débitées, près de l’âtre, dans les longues soirées d’hiver. Presque toutes ces anecdotes, embellies d’ailleurs par l’imagination ou du merveilleux, se rapportent, il faut le dire pour l’honneur de l’époque, à une date de près de trente ans, et lorsque la plupart des familles du pays vivaient de la contrebande. Alors la force ouverte présidait à l’introduction des marchandises venues de Suisse et d’Allemagne et des combats sanglants avaient lieu journellement sur la frontière. C’était un état de guerre permanent, mais d’une guerre cruelle et quelquefois portée jusqu’à la férocité. Aujourd’hui tout se réduit dans le Doubs et le Jura à des ruses inspirées, comme ailleurs, par le génie du métier. Des piéges sont tendus et de fausses alarmes données pour tromper la surveillance des douaniers. En un mot la variété franc-comtoise, assouplie par la civilisation, a pris des formes moins heurtées et ne compte plus autant comme succès les assassinats des douaniers. D’autre part, la spéculation n’y a pas perdu, car il est constaté que la contrebande perd seulement un pour cent en saisies sur tous les objets qu’elle importe de Suisse en France. Tout le monde a donc gagné à ce changement, sauf l’industrie nationale. Les contrebandiers franc-comtois, dans lesquels on doit agglomérer leurs voisins des environs de Belley, introduisent surtout de la bijouterie, des mouvements de montres, de pendules, et des soieries, qu’ils vont chercher à Genève. Ils se servent, pour transporter les produits d’orfévrerie et d’horlogerie, de deux boîtes plates et oblongues, à compartiments, dont l’une est ajustée sur la poitrine à l’aide de courroies qui vont joindre l’autre boîte et la retiennent sur le dos. Quant aux soieries, elles sont introduites en ballots d’après la méthode ordinaire. Les contrebandiers franc-comtois sont cités pour leur fidélité, et les fabricants de Genève en sont encore à se plaindre de la plus légère soustraction, depuis qu’ils leur confient des bijoux pour des sommes toujours considérables. Ici je m’aperçois que je pourrais être entraîné fort loin, si je m’occupais du contrebandier alsacien, épiant de son bateau, en descendant le Rhin, l’instant de jeter sa quincaillerie sur la rive gauche de ce fleuve ; si je parlais aussi du Dauphinois dans ses trafics avec la Savoie ; comme du Provençal, près de Nice ou sur les bord de la Méditerranée. J’abrége donc pour arriver aux Pyrénées, ce sol éminemment classique de la contrebande tant d’importation que d’exportation. Mais qu’à ce nom ne s’éveillent ni craintes ni susceptibilités industrielles, car je me tairai sur les individualités, et je me bornerai au strict aperçu physiologique de l’espèce contrebandière. Si la contrebande est une maladie, elle peut être réputée chronique et incurable dans les Pyrénées-Orientales et les Basses-Pyrénées. Contre elle, que de moyens n’a-t-on pas employés ? Confiscations, amendes, prison, travaux forcés, peine de mort même, rien n’y a fait. Favorisés par leurs montagnes, les Roussillonnais et les Basques notamment (4), n’en ont pas moins continué leurs relations coupables avec l’Espagne, pendant les guerres entre les deux nations. « C’est d’exportation plutôt que d’importation, me disait un négociant de Bayonne, que le Basque s’est, depuis un demi-siècle, presque toujours occupé. Il y est maître passé, et ses succès en font foi. Que de génie dans ses moyens, de variété dans ses ressources, et d’habileté dans l’exécution !... Vous en direz ce que vous voudrez, mais s’il entrait dans la tête d’un Basque d’exporter en Espagne la citadelle de Bayonne en contrebande, j’ignore s’il y parviendrait, mais à coup sûr il l’entreprendrait. L’essentiel pour lui dans l’affaire, c’est qu’on eût su y mettre le prix. » Il y a du vrai au fond de cette hyperbole tant soit peu méridionale ; car, quelle que soit la difficulté d’une entreprise de ce genre, il est prouvé que, lorsque la pensée d’un gain extraordinaire est au bout, un Basque ne recule jamais. Qu’on s’en informe près des carlistes, ils apprendront comment et à quel prix on leur a fait passer, durant six ans, le Prétendant et des pierres à fusil, du salpêtre et la princesse de Beira, l’infant Sébastien et des chevaux, des poignées de sabre et le père Cyrille, sans compter une multitude d’autres personnages dont les noms importent peu ! Comme les primes d’assurances ont produit aux spéculateurs politiques, et que d’or a dû rester dans leurs mains ! Oui, les Basques se souviendront longtemps de la guerre civile espagnole, et plus d’un regret, parmi eux, doit avoir déjà été exprimé sur sa récente issue. C’est que maintenant il leur va falloir travailler aux champs et briser des habitudes de cabaret et d’orgie familières aux contrebandiers. De temps à autre, à la vérité, ils rapporteront d’Espagne, après une visite à des parents de Navarre et de Guipuzcoa, des tissus anglais ou du tabac ; mais que les produits de cette importation seront mesquins, à côté de ceux de l’exportation des années antérieures ! A l’heure qu’il est, donc, les contrebandiers des Basses-Pyrénées en sont aux réflexions sur l’instabilité des choses humaines ; ils supputent et devisent entre eux sur un avenir fort peu gracieux. Un béret en drap bleu pour coiffure, une veste à la carmagnole, une cravate à la batelière, une ceinture de soie rouge, un pantalon brun et des sandales en ficelles tressées et assujetties au-dessous des chevilles, voilà le costume du contrebandier basque. Quelquefois, pour se garantir du froid des montagnes, il prend une casaque faite en peau de mouton noir, ou bien il endosse une tunique brune, taillée et découpée à la façon de la dalmatique d’un sous-diacre. Rien de plus bruyant dans sa gaieté, de plus poétique dans son langage, de plus terrible dans sa colère, que le contrebandier basque. Des cris aigus, les danses les plus pittoresques, des allégories mythiques, des coups de bâton, traduisent et rendent ces divers sentiments, qui peuvent d’ailleurs se succéder et varier chez lui avec la rapidité de l’éclair. Ardent, leste, infatigable, il peut faire ses dix lieues par nuit avec une charge de soixante livres sur le dos, et recommencer le lendemain sans qu’il y paraisse. Jamais il ne quitte son couteau à longue lame pointue, ni son bâton ferré en néflier ; et, lorsqu’il est en course, ses cheveux, qu’il porte toujours longs, sont retroussés par derrière et sous son béret. Vers trente-six ans, il quitte la profession : alors ses sens perdent de leur fraîcheur, et des douleurs rhumatismales commencent à l’atteindre. Comme tous les montagnards, il est superstitieux et croit aux revenants, aux apparitions. Il se montre surtout aussi fataliste qu’un vieux Turc. « Cela devait être, » dit-il, en se signant gravement à tout événement malheureux. Ainsi constitués, les contrebandiers basques ont su déjouer tous les moyens de surveillance et de répression que le gouvernement avait accumulés sur la frontière des Basses-Pyrénées, depuis Hendaye jusqu’à Bedous, pour maintenir les prohibitions d’importation auxquelles le traité de la quadruple alliance l’assujettissait. Bien des gens s’en étonnent encore, mais, s’ils connaissaient les pays du Labourd, de la Soule, leurs montagnes irrégulières et la multitude des sentiers qui les traversent, le problème alors ne leur paraîtrait pas aussi insoluble. Ajoutez à ces données topographiques si favorables, un espionnage actif auquel toute la population participait depuis Bayonne jusqu’à l’extrême frontière, quelques connivences coupables d’agents subalternes, des assistances mercantiles ; tout concourait, comme on le voit, à faire prendre à cette contrebande politique de grandes et inévitables proportions. A cette exportation d’argent, d’hommes, d’armes, de munitions et d’effets d’équipement, gérée, par entreprises, durant cinq ans, quelques spéculateurs indigènes ont fait des fortunes, et des banquistes, venus d’ailleurs, se sont enrichis, exploitant indifféremment toutes les circonstances à mesure qu’elles se présentaient. Quant aux assureurs, répartis dans les bourgs de la frontière, la plupart sont aujourd’hui électeurs, membres du jury, et par conséquent appelés à juger leurs pairs, les contrebandiers. Pendant ce temps, le haut commerce de Bayonne, repoussant ces moyens illicites, s’éteignait faute de débouchés autres qu’en Espagne. Comme ceux des Basses-Pyrénées, les contrebandiers du Roussillon ont été occupés dans ces dernières années à exporter des munitions et des armes aux insurgés d’Espagne, ainsi qu’à servir de guides aux agents carlistes. Si leur contrebande n’avait pas l’importance de celle des Pyrénées occidentales, elle possédait en revanche une physionomie particulière qu’elle a toujours empruntée à la nature du caractère de la population. De Banyuls-sur-Mer à Mont-Louis, en effet, les paysans de la frontière participent des habitudes sauvages des montagnards catalans. Ce sont la même langue, le même costume, les mêmes dispositions pour le meurtre et la violence, en sorte que les contrebandiers, qui affluent principalement sur cette ligne, n’ont jamais cessé de faire le coup de fusil pour assurer leurs opérations. Sur eux planent toujours les premiers soupçons dans les cas assez fréquents de vols et d’assassinats commis sur les voyageurs isolés. D’une taille ordinaire, mais bien prise, avec des membres fortement musclés, leur visage presque olivâtre porte l’empreinte de l’énergie, et leurs grands yeux noirs jettent des éclairs où la vengeance et la férocité sont peintes. Qu’on joigne à cet ensemble farouche un costume qui se compose d’un bonnet rouge pendant sur le dos, d’une veste de velours bleu foncé, sans cravate ni gilet, avec une ceinture verte qui retient sur les hanches des culottes de drap brun dont les attaches flottent sur les genoux, enfin d’une paire de sandales fixées aux pieds par des lanières de peau, remontant sur les jambes en forme de cothurne ; alors se trouvera pour ainsi dire réalisé un de ces brigands imaginés par Anne Radcliffe, dans les Mystères d’Udolphe, roman qui a fait si longtemps le bonheur de bien des portières. Après avoir passé en revue les diverses variétés de la famille contrebandière, parlerai-je des nombreuses individualités qui, sans faire de la contrebande une occupation spéciale, n’en saisissent pas moins toutes les occasions de frauder les douanes, et empiètent ainsi sur les droits acquis des hommes du métier ? Sans doute, car ces gens-là, parmi lesquels figurent quelquefois des personnages d’importance, satisfont le goût inné chez l’homme, du fruit exotique, du fruit défendu surtout. Il y a d’ailleurs tant de plaisir à tromper le fisc, que beaucoup de monde, de femmes notamment, se hasardent par cette seule raison à jouter de ruse avec les douaniers, en revenant de l’étranger. « Mon Dieu ! ma chère, disait devant moi une dame à l’une de ses amies, que vous avez là un beau cachemire indien ! je ne vous le connaissais pas ; vous l’avez sans doute rapporté de votre voyage d’Italie ? – Oui, mais j’ai eu bien peur quand je l’ai passé près de Nice ! Je l’avais mis dans mon corset, et peu s’en est fallu, lorsque j’ai été fouillée au bureau de la douane, que ces maudites femmes aux yeux de lynx ne s’aperçussent d’un bout qui passait près du busc. – Pour moi, répliqua l’autre dame, je n’aurais jamais osé passer le mien quand je suis revenue de Goritz ; c’est Sophie, ma femme de chambre, qui s’en est chargée. » Ceci me rappelle un fait diversement raconté, dont je suis bien aise de rétablir la véracité. Il est arrivé il y a plusieurs années, et témoigne encore combien on cherche généralement à se soustraire aux lois de douanes. La diligence de Genève gravissait la côte de Gex, et pendant ce temps les voyageurs se faisaient part des craintes légitimes qu’ils éprouvaient de la douane française, vers laquelle on s’avançait. Une dame surtout en était fort alarmée, à raison d’un châle de mille écus qu’elle portait caché sur elle. Hormis un seul monsieur blotti dans un coin, tout le monde avait parlé et fait chorus. Arrivée aux Rousses, premier village français, la voiture s’arrêta, et les douaniers se présentèrent en demandant si personne n’avait rien à déclarer. La réponse fut négative, mais le monsieur du coin rompit tout à coup le silence pour dire aux douaniers : « Messieurs, je vous demande pardon, madame que voici a un châle caché sous ses aisselles. » Le châle fut saisi, la portière fermée, et les chevaux partirent. Pâle, abattue, la pauvre dame avait peine à retenir ses larmes. Les autres voyageurs, remis bientôt de leur surprise, étaient indignés et auraient peut-être fait un mauvais parti à l’homme qui venait de se signaler par un tel abus de confiance, quand, après quelques minutes, il bondit sur son siège d’une façon galvanique, et se figure acquit l’expression d’une joie délirante. Cette crise nerveuse dura peu et fit place à une immobilité parfaite. « Messieurs, dit-il froidement aux voyageurs, je viens de passer pour une valeur de 120,000 francs de bijoux, et madame, ajouta-t-il en ôtant son chapeau, a gagné mille écus, car voici 6,000 francs en bons billets de banque que je la supplie d’accepter en échange de son châle perdu. » Inutile d’ajouter que la dame accepta, et tout s’expliqua à la satisfaction générale. Une dernière et essentielle observation. Ne pas confondre le contrebandier avec le fraudeur, car, malgré une certaine analogie dans le but des deux espèces, les situations sont loin d’être les mêmes. Entre le contrebandier et le fraudeur, dont on peut voir le type vulgaire aux barrières de Paris, la comparaison n’est point supportable. L’un expose quelquefois sa vie pour enfreindre les lois de douane, tandis que l’autre encourt une amende et la saisie en frustrant l’octroi du droit de quelques litres d’huile ou d’esprit-de-vin, pour aller les vendre à un épicier ou à un marchand de couleurs.
VICTOR GAILLARD.
NOTES : (1) Sobriquet donné au douanier par les contrebandiers des Pyrénées ; ceux du Jura et du nord de la France l’appellent Loup et Gabelou. (2) Mot provenant de smúggler, nom sous lequel est désigné en anglais un navire long, effilé et servant à la contrebande dans la Manche. (3) Gare le Requin veut dire en argot contrebandier : Gare le douanier ! (4) En 1794, à la première guerre avec l’Espagne depuis Philippe V, des représentants du peuple en mission dans les Basses-Pyrénées firent dépeupler les villages basques de Sare, d’Ascain et de Biriatou, pour mettre un terme à des intelligences avec l’armée espagnole. Quinze jours après la contrebande de vivres et de munitions était pratiquée par les mêmes points de la frontière. |