OUTREPONT, Gustave d' (1811-1842) : Le Gamin de
Paris, (1832).
Saisie du texte et relecture : C. Thuret pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (01.VI.2004) Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : nc) de Paris ou le livre des cent-et-un. Tome septième.- A Paris : Chez Ladvocat, libraire de S.A.R. le Duc d'Orléans, MDCCCXXXII.- 396 p. ; 22 cm. Réimpression disponible aux Editions de la Première Heure. Le Gamin de Paris
par
Gustave d'Outrepont
~~~~ Naples a ses lazaroni,
Venise ses condottieri,
toutes
les villes de France ont une classe de leur population qui sort du
cadre
ordinaire; mais nous autres Parisiens, que pouvons-nous leur envier ?
n'avons-nous pas notre gamin ?
Le gamin, dont le nom n'a réellement pas de traduction dans aucune langue ; est l'enfant de la ville ; les rues sont son berceau ... elles ont vu son premier sourire et ses premiers pas. Fils soumis, il ne quitte pas le giron de sa mère. Vous le trouverez à tous les coins, sous toutes les formes, dans tous les métiers. Semblable,aux divinités
de l'Inde, à
la sainte ampoule,
aux dieux du paganisme, au lait de la Sainte Vierge, au grand-lama, et
à mille
autres saintetés dont ni vous ni moi n'avons envie de nier le
caractère sacré,
le gamin est immortel ! il est toujours jeune. Depuis que Paris est
debout, il
bat le pavé des rues : que dis-je ... le pavé ? le gamin
existait bien avant
que Paris fût pavé ; il barbotait dans les boues du
onzième siècle : j'oserais presque
dire qu'il a vu les rois de la première race, et qu'il sait
mieux que tel
historien, qui pourtant est de l'académie, ce que c'était
que Pharamond.
Il se jette sur un cervelas, sans y voir d'humiliation : dites qu'il n'est pas philosophe ! Les
réjouissances publiques sont
pour lui, car le bon ton
ne lui défend pas de s'y amuser ; et puis c'est à lui que
reviennent de droit
les baguettes après un feu d'artifice. - Il crie : Vive tout le
monde ! A bas
tout le monde ! et n'est payé par personne ; c'est pour son
plaisir, par
désoeuvrement, sans motif. Pourvu qu'il y ait
du bruit, que lui importe au gamin ? qu'a-t-il
à risquer ? Il serait
bien bon de tenir à l'ordre ; il est enfant, libre, en haillons.
Il ne craint
pas de perdre ses souliers dans la foule ; souvent il n'en a pas. Il se
jette
avec joie dans tout ce qui promet du mouvement, il s'y vautre ; il est
heureux
quand il peut détruire ... ah! mais heureux! il ne
possède rien. Combien de
hurleurs de tribune en feraient autant, s'il ne fallait pas être
propriétaire
avant d'être député ? A lui seul
le gamin, représente
tout le caractère intime
de l'homme ; non pas tel que nous le voyons, étroitement
busqué au balcon de
nos théâtres, les mains emprisonnées dans une peau
si blanche et si fine, qu’on
ne peut s'empêcher, en l’examinant, d'admirer jusqu'où est
porté parmi nous le
perfectionnement des automates ; mais l'homme calme et emporté,
bouillant et
froid, avec ses passions intérieures mises au jour, comme si un
autre Asmodée
eût agi sur la triple enveloppe de son cœur de la même
façon que sur les
maisons de Madrid. Le gamin est
un peu de ce qui compose une
organisation
d'homme ; il est, et il n'est pas. C'est un homme et un enfant ; c'est
tout, et
ce n'est rien ; c'est… un être courageux et lâche,
hardi et poltron, fier
comme un homme, rampant comme un courtisan parvenu, sérieux,
puis rieur à la
folie, rieur comme un enfant heureux, moqueur, faisant des niches comme
le
polichinelle de la foire, spirituel comme un enfant de Paris, ou
bête ... oui
bête, mais de cette bêtise des paysans de la banlieue, qui
met en défaut la
finesse musquée des citadins. Le
gamin est compatissant ; il rendra
service si son idée
l'y porte, et s'il n'a rien de mieux à faire ; il sera cruel,
s'il y a pour lui
du plaisir à être cruel. Il plaindra un pauvre diable
blessé dans une rue, et,
l'instant d'après, vous le verrez tirer avec une longue corde
une échelle dont
la chute va peut-être tuer un ouvrier. Le mal fait, il se sauve ;
car il a la
conscience de sa faiblesse, et avant tout il révère
l'impunité. Il y en a bien
d'autres qui se sont sauvés, et qui se sauveraient encore.
Du reste,
insouciant comme
Diogène, il joue dans les rues
; s'il est en retard, et qu'il craigne d'être battu en rentrant,
oh! ne soyez
pas inquiet, il a un moyen sûr d'échapper au
châtiment ; il ne rentrera pas. La
pluie, le vent, que lui importe ? ses vêtements, craint-il de les
gâter ? Et
puis il est chez lui dans les rues ; les rues lui appartiennent ! Vous
possédez
une maison ; fort bien ; mais les bornes qui la garantissent sont plus
à lui
qu'à vous ; le voilà qui s'installe, pour y jouer, et
tâchez de l'en faire
partir ! il se moquera de votre éligibilité. Si vous
voulez employer la
force, il s'en ira. Mais que lui font quelques coups ? il aura raison
contre
vous ; il se sauvera pour revenir et se sauver encore en
vous faisant des cornes : il y a des
propriétaires que cela offusque. Avant d'aller plus loin, il
serait bon,
je crois, de
tracer le portrait de notre héros.
Le gamin a
de dix à quinze ans ;
fils d'ouvrier, il est
apprenti ; quand vous le rencontrerez, il est très-probable
qu'il sera en
course pour le bourgeois, le maître, ou le patron.
Peut-être encore,
depuis que l'instruction court les rues, ira-t-il à
l'école mutuelle de son
arrondissement. Autrefois il allait chez les Ignorantins. C'est
là qu'il
aurait fallu le voir faisant des niches au frère ! - Vous avez
été au collège,
n'est-ce pas ? Eh bien ! imaginez ce dont peuvent être capables
des enfants qui
ne craignent pas le pain sec ; ils ne mangent que cela ; et encore !...
On ne
peut les priver de sorties ; quant aux pensums, ils ne savent pas
écrire : il
ne reste donc pour les contenir que les oreilles d'âne, les
écriteaux, toutes
les punitions d'amour-propre ; et, comme ils le disent en tirant la
langue, on
n'en meurt pas. Veut-on les battre ? ils se défendent... Jugez !
Le gamin travaille chez un
cordonnier, un
menuisier, un
serrurier, un peintre en bâtiment, un imprimeur, un colleur de
papiers. Rien
quant à lui-même, il est tout par son insolence.
Et puis, le
gamin n'a pas de costume
attitré ; il porte
tantôt le tablier vert, ou la blouse noircie par le fer ;
tantôt un bonnet de
papier, une chétive casquette, une calotte à la grecque.
Pour des bas, c'est du
luxe ; pas de mouchoir de poche, à quoi bon ? Quelques lambeaux
de chemise
passent à travers son pantalon troué, et
complètent son costume. Il faut que
ses vêtements soient percés, ou au moins qu'ils aient des
pièces non assorties.
Comment ne pas s'amu- ser avec une telle liberté ? Le gamin joue
continuellement ; pour lui, la vie est une partie de plaisir
jusqu'à quinze
ans. Quelle différence de cette enfance si pleine et si
variée, de cette
existence si belle, avec celle que traînent vos enfants, à
vous qui me lisez ;
au lieu d'être tiré à quatre épingles depuis
le matin, le gamin est libre de
ses actions ; il n'a pas sans cesse auprès de lui un tyran
galonné qui lui dit
à chaque pas : Monsieur va se salir ! Monsieur joue dans le
sable ! Monsieur va
déchirer son pantalon ! - et monsieur voulait monter sur un
banc, dont il
s'éloigne en pleurant. - « Oh! le vilain enfant! »
s'écrient les bonnes qui
sont dérangées dans leur tête-à-tête !
« il va rentrer tout sale ; fi ! le
vilain ! » et l'enfant pleure de nouveau. C'est vôtre
faute ; pourquoi
emprisonnez-vous cette vie qui ne demande qu'à s'exhaler (1) ?
Dites à votre
enfant qu'il ira déguenillé ; il y a mille à
parier contre un que, s'il a
seulement trois ans, il va se désoler. C’est encore votre faute,
votre avarice
lui a déjà inspiré de l’orgueil ; car si ce pauvre
petit garçon, en jouant aux
soldats, déchire sa veste si frêlement faite, vous allez
le gronder, vous
emporter plus qu'après un homme, et pour cause ; l'enfant ignore
le sujet d'une
si grande colère ; mais je le sais, moi, et bien d'autres ; il
faudra lui
acheter d'autres habits, et votre amour-propre combat contre votre
bourse. Mais
mon gamin, si une fois, une seule fois dans sa vie de gamin, il se
trouve
possesseur d'un habit, neuf, trouvé comme, par miracle dans les
pans d'une
vieille redingote de son père, et qu'il vienne à le
déchirer, - « Tu iras
déchiré, » lui dit-on. Eh bien ! soit, il ira
déchiré. Cela ne lui fait rien,
puisqu'il faut toujours qu'il aille en haillons. C'est sa condition,
à lui, son
avenir du mois suivant ; pour retarder d'un si court délai sa
misère, se
privera-t-il d'un plaisir ? s'abstiendra-t-il de monter à un des
arbres du
boulevart, quand il y en avait, pour si peu de chose ? Oh! que non ! et
il fera
bien. Qu'est-ce qui lui en reviendrait ? il aurait l'avantage de
se mirer
dans les glaces des cafés où il n'entre pas ; bel
avantage vraiment pour valoir
de la gêne ! Le gamin est trop
philosophe pour sacrifier à une aussi vaine jouissance le
bonheur du moment. Il
joue dans les rues. Sa toilette ne lui donne pas accès dans vos
promenades ; et
qu'y ferait-il ? Rien ! Il lui faut ses égaux ; au milieu
d'eux il
respire, il s'appartient ! Cependant vos riants jardins l'ont vu
quelquefois, à
plusieurs époques il y a régné ; quand le peuple
était souverain, le gamin
jouissait des prérogatives d'un fils de France. Vous qui me lisez, vous
êtes tout
au moins contribuable
et sergent-major de la garde nationale, par conséquent trop haut
placé dans ce
monde pour jeter vos regards sur un enfant pauvre ; mais voyez ceux que
la
nature gouverne encore malgré vous ; vos enfants ont en eux un
instinct de
liberté qui ne les trompe pas ; cette liberté
chérie que vous leur ravissez,
ils la devinent dans l'enfant du peuple. Le gamin passe-t-il
auprès de votre
propre fils, l'espoir de votre aristocratie se retournera avec envie.
Combien
j'en ai vu de ces pauvres victimes, qui vont processionnellement aux
Tuileries,
flanquées d'un grand laquais chamarré, disant des
fadaises à une jolie bonne,
blonde et fraîche, avec une taille charmante ; beaucoup mieux que
sa maîtresse !
Si c'est Monsieur qui conduit la maison, quelquefois même quand
c'est Madame qui
commande, un brillant chasseur balance son panache devant
l'héritier présomptif
d'une pairie devenue bien chancelante. Combien, dis-je, en ai-je vu de
ces
notabilités en herbe se faire pour ainsi dire remorquer, tant
leurs regards
envieux restent long-temps fixés en arrière, quand vient
à passer notre gamin,
l’air gai, une fleur à la bouche, avec un coin du tablier de
manœuvre
coquettement retroussé, et chantant à tue-tête
l’air qu’un orgue de Barbarie
accompagne plus ou moins juste ! Comme il a l’air
dégagé, mon gamin, à
côté de votre poupée à ressorts ! comme
il porte avec lui un air de
liberté qui n’échappe pas à l’enfant de bonne
maison, car il soupire en voyant
quelqu’un de plus heureux que lui ! il sent son
infériorité, et brûle
d’obtenir un sourire plébéien. Voyez, aussitôt on
s’empresse de le distraire de
cette envie : Venez donc, monsieur, lui dit-on, et laissez
tranquille ce
petit polisson. - Petit polisson, c’est le nom qu’on donne aux enfants
de la
classe ouvrière ! C’est ainsi que vous commencez
l’éducation de vos
enfants, par du mépris pour le peuple. Plus tard, chacun aura
son tour.
Assez sur vous, enfant du grand monde ; restez sous la haute surveillance d’une armée de valets ; moi, je retourne à mon être privilégié, à mon enfant de Paris, à mon gamin enfin, que j’aime parce qu’il est lui, parce qu’en l’aimant, je sais ce que j'aime, et que je vois en lui toute une souche d’hommes libres et forts. Il n’y a pas de collège pour le gamin ; il ne va pas user son enfance sur les gradins d'une classe ; il fait mieux que cela, il vit. Avec une heure tout au plus par jour, il ne fera pas un pédant, mais il en saura assez pour lire des lois iniques, et les comprendre quand elles l’atteindront : que lui faut-il de plus ? Vous occupez-vous des règlements qui entravent les petites industries ? Il en saura surtout assez pour savoir à quel signal il devra débrouiller la carabine de son père. J’aime
à voir le gamin à
lui-même ; c’est une étude
d’homme ; mais, pour cela, il faut aller le chercher, car,
semblable aux
grandes notabilités, le gamin ne se dérange pas ;
tant pis pour vous si,
avec le désir de faire connaissance avec lui, vous êtes
trop paresseux pour
aller le trouver sur son terrain ; tant pis pour vous, vous ne le
verrez
pas ; vous ne le verrez pas, et vous y perdrez.
Tous les quartiers de Paris
donnent
naissance au
gamin ; il appartient à toute la ville ; cependant il
en est qu’il
affectionne plus que tout autre. Si vous voulez l’étudier, allez
sur le
boulevart du Temple, c’est là qu’il se montre sous toutes ses
formes, qu’il se
pavane, allant, venant, sans occupation et sans souci comme un
véritable gamin ;
le nez au vent, l'air moqueur, la tournure hardie ; il vient de
s'arrêter une
heure devant un escamoteur, et maintenant il va tuer le temps devant
une
parade. Son essence est l'oisiveté, mais l'oisiveté
italienne ; il savoure
l'oisiveté. Là, vous le verrez tout entier à son
existence de gamin, heurtant
tout le monde, sans même s'occuper s'il est repoussé ; il
sait qu'il n'est pas
le plus fort, et son honneur n'est pas compromis pour si peu de chose.
Bien des
gens ont reçu d'autres coups sans compter ceux de l'opinion
publique, et n'en
marchent pas pour cela la tête moins haute. D'ailleurs le gamin
lutte avec vous
; vous êtes dans son sanctuaire, il joue avec les basques de
votre habit ; il
tracassera votre chien. Malheur à vous si vous portez encore une
queue ! Vous
répondrez par un coup de canne, et ce sera la seule
supériorité que vous ayez
sur lui ; que dis-je? il n'est pas vaincu pour cela ; ce qui vient de
lui
attirer votre colère, il le renouvelle contre un autre, ou
même vous attaque de
plusieurs côtés à la fois, et toujours riant,
toujours sautant : oh! c'est une
belle vie!
Vous avez
voiture, vous ! et lui
aussi ; il monte
derrière les fiacres et les cabriolets, il s'y cramponne et
n'est pas laquais ;
son pareil passe et crie : Cocher,
tapez derrière ; eh bien !
il descend et
attend une nouvelle voiture. Comment se fâcher avec lui,
même quand il vous
taquine, lui qui est toujours si joyeux qu'on le croirait né
sous le ciel
brillant de l'Italie, par un jour de carnaval. Il n'y a pas de chagrin
pour
lui, pas d'avenir, tout est présent, et le présent est
beau à douze ans,
quand on ne connaît pas les
collèges. Il
sautille avec tant d'abandon, sa vie est toute joie, tout plaisir ;
c'est la
vie d'Arlequin, de l'Arlequin de Bergame, avec sa batte et sa queue de
lapin ;
c'est la vie d'Arlequin enfant avant qu'il ne soit amoureux, avec le
gros bon
sens de Polichinelle, et les niaiseries de notre Jeannot national,
toujours le
même ; mais toujours si vrai, que ses bêtises portent en
tout temps, parce
qu'on est sûr d'y reconnaître quelqu'un. Le gamin est
joueur, mais joueur dans
l'âme, joueur avec
frénésie ; ne vous ai-je pas prévenu que
c'était un peu de tout l'homme ? C'est
avec passion qu'il joue des gros sous ; vous jouez de l'or :
voilà toute
la différence. Le jeu national du gamin, son jeu favori, c'est le bouchon. Il
faut du coup d'oeil, il faut de l'adresse ; ce n'est pas comme à
vos jeux... Ah!
pardon, j'oubliais que maintenant il faut une grande adresse pour
gagner à
l'écarté. Le gamin
joue ce qu’il a, quelquefois
même ce qu’il n’a
pas ; il emprunte ; il paie ou ne paie pas s’il a
perdu ; mais
aussi il prête quand il gagne. Tout cela ne sort pas de sa
confrérie, il n’y a
donc pas de mal ! D’ailleurs, depuis Figaro, il y en a bien
d’autres qui
ne paient pas ce qu’ils doivent, ou qui ne remplissent pas leurs
engagements.
La galerie applaudit quand le bouchon est renversé d’un coup
hardi ; s’il
y a du doute, la canne d’un spectateur sert de mesure pour piger, et
le
gagnant range par piles les gros sous dans sa main. Jamais il ne refuse
une
revanche, mais sitôt que le perdant se retire, alors le gain se
métamorphose en
marron, fruit, ou pommes de terre frites, et tout le monde est
appelé à
profiter du régal. Que voulez-vous ? on ne peut aller au
Cadran-Bleu avec
huit ou dix sous. Si des
querelles s’élèvent,
oh ! il n’est pas
nécessaire de se faire la mine pendant douze heures ;
sur-le-champ les
vestes et les casquettes tombent ; les coups de pied, les coups de
point
pleuvent de toutes parts,et puis après on n’en est moins bons
amis pour cela.
On n’a pas tiré le pistolet à blanc ; on n’a pas
déjeûné chez
Gillet : mais on s’est battu franchement ; le reste est trop
raffiné
en civilisation. Le gamin possède un
sentiment de
justice qui ferait
honneur à un conseil de guerre et à un tribunal,
même lorsqu’il est présidé par
un conseiller à la cour royale. Qu’il voie un autre gamin
prêt à succomber sous
la force d’un plus grand, il ira se joindre au vaincu pour
rétablir
l’équilibre ; il ira se battre sans souci, sans crainte,
sans motif,
uniquement par bonté d’âme, et pour le principe. N’est-ce
pas toute la
politique moderne ?
Ainsi que
vous, le gamin a ses
spectacles ; le
boulevart du Temple est couvert de théâtres où la
gaieté est franche, où l’on
rit tout haut ; on fait ses réflexions de même.
Chacun est libre, car
chacun peut faire taire celui qui l’importune. Le gamin est là
dans son centre,
dans le sanctuaire de ses plaisirs. Le gamin ressemble aux journalistes
et aux
auteurs ; il paie rarement sa place de théâtre. Il
sait, grâce à son
industrie, s’y créer des entrées gratuites. Solliciteur
infatigable, il
s’adresse aux promeneurs : « Oh mon bourgeois, il ne me
faut plus que
deux sous pour aller au spectacle, donnez-moi deux sous, mon
bourgeois ! » Et si vous lui refusez ses deux sous, il
tire la
langue, fait la grimace, et court s’adresser à un autre. Certes
il aura bien du
malheur si ce manège, vingt fois répété, ne
lui procure pas une douzaine de
sous. Et voilà mon gamin au bureau, dans les corridors, bruyant,
appelant,
criant ; il pousse afin d'arriver ; il pousse afin de se mettre,
à son
aise, accoudé, sur le devant. S'il a chaud, il quitte sa veste ;
s'il s’ennuie,
à toutes ses autres qualités
il joindra
celle d'agioteur ; le voilà qui vend sa contre-marque. Plus
heureux, que vous,
qui êtes obligé de louer très cher une loge pour
voir souvent une mauvaise
pièce, jouée par de mauvais acteurs, il a sa place
réservée à laquelle personne
ne touche ; c'est comme la loge royale à nos grands
théâtres, si ce n'est que
celle de ce roi du boulevart est toujours pleine ; le gamin la remplit
en
entier de sa capacité populaire ; et ses acteurs sont bons, et
ses pièces sont
bonnes ; il ne bâille pas devant des drames romantico-ridicules;
il ne s'endort
pas devant des tragédies classico-somnifères, mais il rit
aux éclats devant une
pantomime rappelant l'enfance de l’art, où le sylphe Arlequin
tourmente de ses
plaisanteries vieillies le malencontreux Pierrot Desbureaux, le premier
mime
d'une époque déjà si riche en ce genre. Le gamin
rit à se pâmer d'aise devant
cette peinture si vraie des tribulations de cet honnête
serviteur, à qui rien
ne réussit lorsqu'il veut le bien, et qu'un fripon berne d'un
bout à l'autre de
la pièce. Le gamin rit, le peuple rit quand on lui joue de
pareilles scènes
tous les jours ; ce sont de bien grands philosophes ! Le poulailler est la place du gamin ; c'est la moins chère ; il s'y pavane, il mange des noix, et jette les coquilles sur le parterre. Il appelle le marchand de coco et boit en répandant la moitié de son verre sur la galerie, puis, rit aux éclats de la mauvaise humeur de ceux qu'il vient de baptiser avec du jus de réglisse. Il y a des barres de fer ;
dans
l'entr'acte, le gamin s'y
cramponne, et répète un tour de force de madame Saqui,
tout comme, en sortant
des bouffes, vous fredonnez une cavatine de la diva Cinti. Que de
plaisirs
avec la liberté !
Le gamin
nargue un agent de police, en
décrochant un
réverbère pour embarrasser les chevaux d'un fiacre ; ou
bien, s'il est pris en
flagrant délit, attachant la boutique d'un marchand de marrons
à la roue d'un
cabriolet, eh bien! que lui faire ? avec quoi paierait-il l'amende ?
ses
vêtements ne valent rien: quelques taloches, tout est dit, et les
autres rient,
autant de sa mésaventure que de celle du pauvre marchand, qui
cherche ses
marrons de Lyon dans le ruisseau pour achever de les faire cuire. Le gamin passera entre vos
jambes dans
une foule,
peut-être même il vous pincera, et puis, courez
après. Le monde, la foule, les
cohues, voilà son élément ; il est partout
où il y a du mal à faire, car
il est méchant ; partout où il y a de quoi s’amuser,
car il est enfant.
Comme je vous le disais tout à l’heure, il aime le bruit,
uniquement pour faire
du bruit ; depuis que le gamin existe, et par conséquent
depuis l’origine
de Paris, il se trouve dans toutes les émeutes, dans tous les
bouleversements.
Il se dresse à côté de la révolte sans
craindre son sifflement aigu. Du temps
de la ligue, il suivait les processions en chantant, puis
tout-à-coup criait
Vive le Navarrais ! Un coup de plat d’épée le
faisait taire ; un
homme aurait été perdu ; mais lui, un enfant !
quelle importance
avait-il ? On n’aurait pas osé. Il est le seul en France
qui jouisse
pleinement de l’inviolabilité.
Avant cette
époque, il
était à la Saint-Barthélémy ;
quand, dans la nuit du 23 au 24 août 1572, la grosse cloche du
Louvre donna le
signal du massacre, le gamin, comme s’il eût été du
complot, fut le premier
debout, et marcha dans les rues d’un pas ferme, par curiosité,
pour voir ;
et vous savez ce qu’il vit ! Il passa au milieu de
toutes les
époques sanglantes, pur
de sang ; sa main était sans armes, et cependant il aurait
pu, comme tant
d’autres, frapper un homme sans défense. Il a regardé
souffrir, sans faire
souffrir, seulement pour s’instruire ; et il s’est instruit.
A une grande
journée de notre
révolution, le gamin
suivait les combattants. Sous la terreur il suivit les charrettes, sans
colère
et par désoeuvrement ; qu’avait-il à gagner ?
Lui qui est toujours
libre, il n’avait pas à craindre d’être enfermé
à la Bastille, et pourtant il
était à la prise de la Bastille ; il y est
entré sans armes ; il a
encloué un canon, non par mesure de sûreté, mais
pour s’amuser, parce qu’il est
toujours drôle de pouvoir s’écrier : Eh !
dis-donc, Chauvin, j’ai
encloué un canon, moi. Il en aurait fait autant de
l’artillerie
des
assaillants si on l’avait laissé faire. Mais aussi, quand on a
frappé des
médailles avec la pièce qu’il avait prise, il n’y en a
pas eu pour lui, pas
plus que de croix de juillet ; tandis que tant de gens la portent,
qui n’y
étaient pas. C’est à cette
époque, c’est
pendant ces chaudes journées,
que plus que jamais j’ai pu me convaincre de toute l’importance du
gamin dans
l’état ! Je l’ai vu dresser des barricades, je l’ai vu
arracher des pavés,
et les monter dans les maisons. Lui aussi a servi la
liberté ! Monté sur
un toit, les jambes pendantes au-dessus de la porte Saint-Denis, il
faisait
pleuvoir des pierres, et criait : Vive la Charte! - Pauvre enfant!
Je l'ai vu
seul, en vrai don Quichotte,
s'avancer, un
bâton à la main, contre un peloton entier ! Il
était au pillage des armes, et
n’a rien pris, parce qu'il n'a rien
trouvé à sa convenance. Il a pillé
l'archevêché pour détruire, sans rien garder
pour lui. Par compensation, ceux qui sont payés pour conserver,
détruisent à
leur profit. Enfin, pour terminer ses
hauts faits, il
a été blessé sur
la place Vendôme ; la dernière
décharge
d'artillerie lui a valu un rhume. Chaque fois que vous le rencontrerez,
il aura
l'air de vous narguer avec ses longs cheveux en désordre, son
nez retroussé et
sa bouche sardonique, l'air railleur et surtout insolent. C'est sa
manière
d'être ; tant pis pour vous si elle ne vous plaît pas, elle
a su plaire à bien
d'autres. Le gamin ! c'est l'enfant d'adoption de Charlet !
Charlet l'a
immortalisé avec
ses crayons ; c'est
lui qui vous le montrera sous mille formes différentes, comme un
amant pourrait
peindre sa maîtresse. Tenez, le voyez-vous avec son gros livre,
ses yeux, sa
bonhomie, ses réflexions naïvement profondes ? Le gamin
est, avec le vieux
troupier, le type choisi par notre peintre national, et vraiment il y a
une
bien grande pensée dans le choix de ces deux héros. C'est
le peuple dans son
enfance et sur son déclin. Les extrêmes se touchent.
Et si vous
demandez à Charlet ce
qu'est devenu le gamin,
il vous montrera le vieux grognard, racontant comme quoi l'autre a
témoigné sa
satisfaction aux enfants. La
gaieté du gamin
républicain se retrouve dans les
jambes avinées de l'invalide décoré à
Marengo. Et si vous demandez encore
autre chose, vous apprendrez
que le gamin de 1815, celui qui saluait
toutes les rentrées en véritable gamin qu'il
était, s'est formé depuis ce
temps, qu'il est rentré au Louvre un fusil noirci de poudre
à la main, et qu'il
a respecté la propriété nationale. Quelques coups
de feu, après il buvait le
vin du roi ; c'était encore une gaminerie. Et si vous demandiez
encore ce que
deviendra celui qui l'autre jour jouait avec les gibernes des gardes
royaux,
morts sur la place du Palais-Royal, je vous dirai, si vous êtes
ministre dans
quelques années, et qu'il vous prenne fantaisie d'imiter vos
devancier, je vous
dirai donc de prendre garde à vous ; car mon gamin d'aujourd'hui
aura grandi,
il saisira le fusil que son père portait hier, son bras aura
acquis assez de
force pour le mettre en joue ; alors votre poitrine à vous
ministre, qui
voudriez essayer du despotisme, deviendrait son but ; et prenez-y
garde,
le gamin viserait bien.
GUSTAVE
D’OUTREPONT.
Note :
(1) Ceci me rappelle une petite
anecdote que je crois
bien placée ici. Le premier jour de l'an 1806, la mère du
jeune prince Louis de
Hollande, héritier adoptif du trône de Napoléon,
princesse si ingénieuse à se
faire aimer de tous ceux qui l'entouraient, et surtout si bonne, si
attentive,
si pleine de sollicitude pour son fils, promit de lui donner en
étrennes tout
ce qu'il demanderait. « Oh! je t'en prie, ma petite maman,
répliqua
l'enfant en voyant le jardin d'Amsterdam trempé des pluies de la
veille ;
« oh! je t'en prie, laisse-moi jouer un peu dans la crotte !
» (NOTE DE.
L'ÉDITEUR.) |