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Miguel de Cervantes y Saavedra - Don Quijote de la Mancha - Ebook:
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E. Gascouin : Au seuil de la vie secrète (1927)
GASCOIN, Eugène (18..-19..) : Au seuil de la vie secrète (1927).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (13.III.2018)
Texte relu par : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@agglo-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@agglo-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)

Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : 6671-70) du numéro 70 (mars 1927) des Œuvres Libres, recueil littéraire mensuel publié par Arthème Fayard à Paris.
 

Au seuil de la vie secrète

(SIMPLES REPORTAGES)

Choses vues

PAR

EUGÈNE GASCOIN

~*~


C’est un businessman dont la plume d’or fait naître sur la page blanche d’un carnet la floraison des chiffres, gage des moissons futures ; plus humblement, c’est une petite vieille portant au bras le cabas classique d’où émerge la face lunaire d’un chou-fleur ; un sergent de ville aux belles moustaches et qui, de son bâton, arrête ou laisse fluer la pâte presque homogène des voitures. Encore, c’est une jeune femme que rien ne distingue, pas même la qualité de son bavardage mondain ; enfin, sourire aux dents et perle au plastron, un élégant commis qui, pour une Américaine, emprisonne et fait jouer dans une gemme de 10 000 dollars toute la féerie du soleil. A les voir ainsi – car ils sont tels et nous n’avons rien inventé, – figurants anonymes en la fresque grise de l’existence, volontiers notre malveillance leur prêterait une vie intellectuelle réduite à la gazette quotidienne, des besoins sentimentaux que suffisent à combler les joies monocordes du ménage, l’illusion sans faste de la plus banale aventure, et pourtant, tout en achetant, vendant, écrivant comme nous, sans que rien ne les distingue des autres, savourant l’amer orgueil des croyances solitaires, ils s’enivrent à longs traits du mystérieux et de l’invérifiable. Demain, dans une heure peut-être, vêtus des ornements que brodent le triangle symbolique ou le pentagramme sacré, évêques, grands-maîtres, voire simples fidèles, ils entraîneront leur extase par le jeu méthodique des formules et des gestes, jusqu’aux frontières indécises où commencent les jardins de l’hallucination et de la folie, riches en vénéneux parfums.

Nous ne les avons pas suivis jusque là qui est, parfois, le domaine du médecin. C’est seulement de l’extérieur que nous avons voulu étudier ce pittoresque psychologique, ce bric-à-brac intellectuel et sentimental où il y a de tout, de l’ignorance et la science la plus abstraite, un érotisme qui s’ignore, et les plus pures inspirations, surtout l’orgueil naïf des autodidactes ou des peuples neufs, nuit étrange, toute peuplée de fantômes, mais où brillent parfois des lueurs courtes qui semblent un instant éclairer l’inconnaissable, illuminer l’infini.

Ce sont des documents pris sur le vif que, reporter impartial, mais rien de plus, nous livrons ainsi au public. Encore parmi eux, avons-nous fait un choix, réservant pour une étude plus complète les hérésiarques juifs ou chrétiens, enfin, les théosophes et les spirites sur lesquels on a déjà tant écrit. Puissent ces notes amuser par leur pittoresque et intéresser par ce qu’elles nous révèlent tantôt de spécifiquement ethnique, tantôt d’éternellement humain.
_________

La religion du miracle.

L’ANTOINISME.

« Son corps n’était qu’une plaie et le père Antoine l’a guérie, les aveugles voient, les sourds entendent et les malheureux s’en vont consolés ».

Ainsi parle d’un ton onctueux, une lueur en ses yeux clairs d’enfant, un petit homme à barbiche, vêtu d’une soutanelle noire qui lui descend jusqu’aux genoux, cependant que la miraculée, une sorte de diaconesse, également de noir vêtue, l’écoute, mains jointes, un sourire d’extase illuminant sa figure aux traits flétris. Nous sommes dans le parloir où frère Baptiste Pastorelli, tailleur de son état et, par surcroît, desservant du temple antoiniste, accueille les malades, les soulage et même les guérit, si toutefois leur confiance est assez forte et leur maladie assez faible, tant il est vrai que, depuis que le monde est monde, les miracles se ramènent, disons presque tous, à cette équation.

Le temple qui suit le parloir est, comme lui, froid et nu. Sur les murs on peut lire des préceptes antoinistes d’où il appert, à première vue, que la clarté n’est pas la qualité dominante de cette religion. « Si vous m’aimez, vous ne l’enseignerez à personne, puisque vous savez que je ne réside qu’au sein de l’homme. Vous ne pouvez témoigner qu’il existe une suprême bonté, alors que du prochain vous m’isolez. » Et encore : « Si vous respectez toute croyance et celui qui n’en a pas, vous savez, malgré votre ignorance, plus qu’il ne pourrait vous dire. » J’en passe, et des moins limpides.

Dans le fond du temple, derrière une chaire à deux étages, est figuré l’arbre de la science et de la vue du mal, « car la science est mauvaise et l’intelligence aussi ». Le père Antoine n’a-t-il pas formulé ainsi son huitième principe :

    Ne vous laissez pas maîtriser par votre intelligence
        Qui ne cherche qu’à s’élever toujours
            De plus en plus ;
        Elle foule aux pieds la conscience,
    Soutenant que c’est la matière qui donne
            Les vertus ;
    Tandis qu’elle ne renferme que la misère
        Des âmes que vous dites
            Abandonnées.
        Qui ont agi seulement pour plaire
        A leur intelligence qui les a égarées.

Je ne sais si mon intelligence m’a égaré, mais je sens qu’elle s’égare tandis que j’écoute les explications que me donne avec une inépuisable bienveillance frère Pastorelli aux yeux d’enfant. Tâchons cependant de les résumer.

Il y a environ un demi-siècle, un ouvrier belge nommé Antoine eut, vers la quarante-deuxième année de son âge, une révélation. Très affaibli physiquement par une atroce maladie d’estomac, il sentit autour de lui, et le reliant aux autres hommes, la présence de fluides sur lesquels il lui était possible d’agir par la prière. En même temps, il comprit que, les maux du corps étant causés par les maux de l’âme, cette même prière devait les guérir les uns et les autres. Il pria, se guérit lui-même, guérit ses voisins ; bientôt son pouvoir fut tel qu’il put soulager une foule tout entière, voire même agir sur elle au loin par des « opérations générales ». Il appartenait évidemment à notre seule époque de voir le miracle collectif – le miracle en série, pourrait-on dire – et transmis à distance comme la parole l’est par le téléphone, quand toutefois les dames employées veulent bien y prêter la main.

Lorsque « père » mourut, « mère », ainsi s’appelle Mme Antoine pour les fidèles, « mère » hérita de ses prérogatives, et c’est ainsi que, du temple de Jemmapes-sur-Meuse, pays de l’annonciateur, à dix heures du matin, les quatre premiers jours de la semaine, s’épand sur le monde le flot des grâces et des bénédictions.

Aux mêmes jours et aux mêmes heures, en tous lieux, les adeptes prient. Dans chaque temple, le frère desservant monte au second palier de la chaire et là, les mains jointes, le regard fixant la voûte, il s’unit en pensée à l’opératrice lointaine, à l’humble petite vieille de Belgique, qui se hausse à l’immense orgueil de prier pour toute l’humanité. Les yeux sur lui, les fidèles tentent, eux aussi, de participer à cette communion spirituelle et ainsi, sans souci des distances, se noue par-dessus les frontières, par-dessus les océans, la chaîne mystique qui, peut-être, et qui sait, a vraiment le pouvoir de guérir, puisqu’il est tant de choses sur la terre et dans le ciel que ne comprendra jamais notre philosophie et puisque enfin, nous venons à peine de découvrir le monde mystérieux des fluides.

Puis, sur les cœurs ainsi tendus vers les extases, voici que glisse, voici que chante l’archet d’une voix aux féminines douceurs. Au palier inférieur de la chaire, une sœur est montée, presque jolie celle-là sous l’affreux bonnet, jeune en tout cas, et qui, d’une voix au timbre frais, lit les huit principes, les huit commandements que, par l’intermédiaire de son serviteur Antoine, Dieu a bien voulu faire connaître au monde.

C’est une doctrine humiliée, une doctrine résignée de pauvres gens et de simples, d’ailleurs très fumeuse et où l’on reconnaît des traces du christianisme, du socialisme, tel qu’il florissait vers 1848, du romantisme même, bref de toutes les doctrines qui se sont heurtées au XIXe siècle et qui ont laissé de leurs scories dans le cerveau d’un autodidacte, inapte à les bien comprendre et à les digérer.

Méprisons l’intelligence qui nous trompe, ne nous croyons supérieurs à personne, fût-ce aux plus coupables, ne prêchons pas, n’ayons pas même l’orgueil de faire la charité : « Ce serait faire entendre que je suis sans égards, que je ne suis pas bon, que je suis un mauvais père, un avare qui laisse avoir faim son rejeton. Rien n’est bien s’il n’est solidaire. Quand vous voudrez connaître la cause de vos souffrances, que vous endurez toujours avec raison, vous la trouverez en l’incompatibilité de l’intelligence avec la conscience, car elles sont la base des termes de comparaison. Et enfin, tout ce qui vous est utile pour le présent comme pour l’avenir, si vous ne doutez de rien, vous sera donné par surcroît. Cultivez-vous, vous vous rappellerez le passé, vous aurez le souvenir qu’il vous a été dit : « Frappez et je vous ouvrirai, je suis dans le connais-toi ! »

Tout cela, qui répète en les déformant des formules mal comprises, n’est pas bien neuf, pas bien précis non plus ; mais le vague même des préceptes leur donne de l’ampleur et puis, enfin, les mélodies les plus connues ne sont-elles pas celles qui, nous frôlant aux points déjà sensibles, nous émeuvent le mieux ?

En fait, l’auditoire vibre, et certains s’en vont soulagés, quitte, l’excitation passée, à retrouver tous leurs maux.

Le dimanche matin et chaque soir à sept heures et demie, à l’exception du samedi, on lit, non plus les principes mais l’enseignement et la vie du « père » – les évangiles après les commandements – enfin, le jour comme la nuit, un frère et une sœur sont de service, prêts à verser à tous ceux qui viennent à eux le baume de l’éternelle illusion.

Ils sont nombreux, ceux qui ont ainsi besoin d’autre chose que de la vie quotidienne, et leur foule va s’accroissant tous les jours.

La Belgique, seule, compte plus de vingt temples, dont deux à Bruxelles. Fait à noter. Ils furent, durant l’invasion, respectés par les Allemands, ce qui tendrait à prouver que beaucoup de ceux-ci sont Antoinistes. Ils se multiplient surtout dans ces pays anglo-saxons où florissent toutes les formes du mysticisme ; la France, enfin, si sceptique qu’elle soit, ne résiste pas à la contagion, puisqu’elle a déjà des temples à Paris, Lyon, Tours, Vichy, Caudry, Vervins, Aix-les-Bains et même à Monaco, ce qui est particulièrement inattendu. Dans toutes les villes de province un peu importantes, dans la banlieue de la capitale, des cérémonies ont lieu, à défaut de temples, en des maisons privées ; à Paris même, l’édifice de la rue Vergniaud étant déjà insuffisant, le culte est célébré encore rue des Grands-Augustins, et il n’est guère de semaine où l’on ne voie, les femmes en noir, les hommes en soutanelles et coiffés de leurs chapeaux haut de forme tronqués, suivre un cercueil que couvre un drap vert, couleur de l’espérance. C’est un enterrement antoiniste, et ceux-ci vont se multipliant.

Ainsi que le fut l’évangile, cette doctrine toute de renoncement est propagée par des humbles, ouvriers pour la plupart, et qui vont de ville en ville, prêchant, guérissant, suscitant autour d’eux des enthousiasmes que notre indifférence ignore, tout comme les Romains ignoraient le travail profond que le Christianisme naissant faisait subir à leur empire déjà plus qu’à demi vermoulu.

Heureusement, quoi qu’en disent les pessimistes, nous n’en sommes pas encore là ; enfin, notre civilisation n’a point l’inhumanité de celle que fondèrent les pâtres sauvages du Latium, et donc il manquera toujours à l’Antoinisme, avec l’âpre volonté hébraïque et l’intelligence des Hellènes, le sang fécondant des martyrs ; néanmoins ce n’est déjà plus simplement une secte groupant autour d’elle quelques illuminés : c’est une religion qui compte plus d’un million de fidèles. Quelque puisse être son avenir, c’est dès maintenant une force morale avec laquelle il nous faut compter.
_________

M. Purgon, grand-prêtre.

THE CHRISTIAN SCIENCE

Jusqu’en 1866, les hommes professaient sur les miracles du Christ des opinions qui, pour être essentiellement différentes, n’en étaient pas moins logiques. Jésus est Dieu, déclaraient les croyants ; or, Dieu qui a dicté ses lois à la nature, peut les modifier à son gré. Jésus n’est pas Dieu, disaient les incrédules ; donc ses prétendus miracles ne sont que des légendes fleuries.

Tout cela était trop clair, trop cohérent, trop latin, pour certains cerveaux anglo-saxons ; aussi Mme Mary Baker Eddy, de Boston (U.S.A.), trouva-t-elle autre chose. Sans nier l’origine surnaturelle du Christ, elle estima que tout le monde devait pouvoir reproduire ses miracles. Il ne s’agissait que de découvrir le secret, nous dirions presque le truc, si le mot n’était ici souverainement déplacé, le secret du divin thaumaturge. Et, le plus curieux, c’est qu’elle trouva ; le plus curieux, c’est qu’elle se guérit ainsi d’une cruelle maladie de l’épine dorsale et que, depuis ce temps, si elle n’est pas ressuscitée, comme elle l’avait imprudemment promis, elle et ses successeurs ont guéri du moins beaucoup d’autres.

Vous entendez bien qu’il s’agit ici de suggestion. Par cette même persuasion, M. Coué, qui raisonne son pouvoir, et les Antoinistes, qui ne raisonnent rien, sauvent autant de malades que les disciples de cette dame américaine. De ce que ces phénomènes sont encore insuffisamment analysés par la science, il n’y a pas lieu de crier au miracle. M. Coué le sait bien, qui est Français et pense droit. Il n’en reste pas moins que l’histoire de la Christian science (science chrétienne) et de sa fondatrice mérite de nous arrêter un instant. C’est un des témoignages les plus curieux d’une façon de penser qui nous est particulièrement étrangère et que, pourtant, nous devons nous appliquer à comprendre, sous peine des plus graves malentendus.

Depuis plus de vingt ans, Mme Baker Eddy, qui en avait alors quarante-cinq, cherchait le secret des miracles dans la Bible, ce livre où les Anglo-Saxons trouvent tout, et de préférence ce qu’ils y mettent. Un jour qu’elle gisait sans mouvement, l’épine dorsale à demi brisée à la suite d’un accident, elle fut soudain illuminée en lisant dans l’évangile le miracle du paralytique. « Lève-toi, marche et emporte ton lit » dit le Seigneur au malade qu’il vient de guérir. Mme Baker Eddy, se leva, marcha et, si elle n’emporta pas son lit, c’est que cet effort ici n’était pas nécessaire ; si elle l’eût voulu, elle l’eût fait, sans aucun doute. La foi transporte les montagnes. L’auto-miraculée avait la foi.

Et voici quelle était sa découverte ; voici en quoi consiste, d’après elle, la science du Christ, la science chrétienne (christian science). Dieu qui est tout esprit et toute bonté ne peut avoir créé ni la matière, ni le mal. Les Cathares professaient déjà cette opinion. Ils en concluaient que le monde était l’œuvre d’une puissance inférieure et malfaisante, « le démiurge ». Mme Baker Eddy, estimant au contraire que Dieu a seul le pouvoir de création, aboutit à cette conclusion inattendue que ni la matière, ni le mal n’ont d’existence puisqu’ils n’ont pu être créés. Ils ne sont que des négations : la matière, négation de l’esprit, le mal, négation du bien, et ce dernier ne nous atteint que dans la mesure où nous croyons en sa réalité.

Mme Mary Baker Eddy n’y croyait plus. Une autre se fut contentée de ce résultat, mais elle avait ce goût de la propagande commun à tant de ses compatriotes et qui les rend « inconfortables » tant qu’ils n’ont pas fait partager leur certitude. Elle prêcha d’abord dans les temples protestants, en même temps qu’elle commençait d’écrire Science and Health with the key of the Scriptures (Science et santé avec la clef des Écritures), gros volume, premier d’une série : sermons, poèmes, messages, catéchisme, dont les seuls titres suffisent à remplir une longue page.

A se répandre ainsi, sa pensée ne se précisait d’ailleurs point. Il est à peu près impossible de savoir quelle est l’opinion exacte des Christian Scientistes, touchant le monde futur ou toute autre croyance fondamentale ; seuls les Antoinistes, également guérisseurs, montrent une semblable imprécision. Cela nous gêne peut-être, mais non point les Américains, pour qui toute philosophie est pragmatique, c’est-à-dire n’admet comme critère de la vérité que la valeur pratique de la doctrine. La religion scientiste guérit les maux d’estomac ; donc elle est vraie, pensèrent-ils, et ils s’y rallièrent en masse.

Le jour vint rapidement où Mme Baker Eddy put réaliser le rêve propre à tous ces « bergers », dont Dickens nous a donné des types inoubliables ; avoir son église à soi et y prêcher. Ce fut l’église mère de Boston, et qui, fondée il y a à peine un demi-siècle, a déjà une longue postérité puisqu’elle compte plus de 10 000 églises dont 8 000 environ pour la seule Amérique du Nord.

Mais la nouvelle papesse, pratique ou pragmatique avant tout, n’oubliait pas que son rôle était surtout de guérir et que là était le vrai secret de son succès. Elle créa donc, parallèlement à ses églises, des écoles de nurses et de praticiens où l’on apprend l’art de guérir les malades par la persuasion.

Actuellement on compte aux Etats-Unis plus de praticiens que de médecins ; il y en a au moins deux mille en Europe et, à Paris seulement, il en est plus de vingt qui ne chôment point de clientèle, recrutée, il est vrai, surtout parmi leurs compatriotes. Sans parler des livres innombrables qu’édite la Société mère de Boston, celle-ci publie cinq périodiques dont l’un en langue allemande, et l’autre en français, enfin un journal quotidien The Christian Science Monitor avec service spécial de dépêches et des éditoriaux « traitant avec franchise et intrépidité les questions vitales du moment (sic) ». Nous voilà loin de la Semaine Religieuse ou des austères revues du protestantisme français.

Nous sommes loin surtout de leur esprit. Quand le prêtre, chez nous, vit de l’autel, il en vit petitement et, de même, qu’ils soient martinistes, antoinistes, gnostiques ou ce que vous voudrez, les propagateurs d’une religion nouvelle s’attachent à éloigner tout d’abord le soupçon de vénalité. L’un est employé de banque, l’autre photographe et le troisième cordonnier, exerçant même de plus humbles métiers qu’ennoblit leur désintéressement.

Ici, rien de tel. Le dollar est à coup sûr un bien, une création de Dieu, car Mme Baker Eddy et ses successeurs croient à sa réalité. « Tous les prix sont donnés, disent les prospectus, en argent américain », et le Hérault de Christian Science, revue périodique, annonce que le chiffre des taxes annuelles de capitation « a été si élevé en mai, juin et juillet, qu’il a fallu engager des employés supplémentaires pour manier les milliers de sommes reçues pendant cette période ».

En fait, rien n’est plus différent de l’Antoinisme, de sa naïve propagande. La science chrétienne est, en réalité, une formidable entreprise de guérison, lancée à l’américaine, et nous y retrouverons tout à l’heure les procédés mêmes dont usent, aux sixièmes pages des journaux, certaines marques mondiales de pharmacie.

Le succès de cette « firme » est tel, qu’elle a, conformément aux meilleures traditions du commerce, suscité une concurrence, les Mental Scientist qui, sans nier l’existence du monde extérieur, nient l’existence de la seule maladie et que, pour cette raison, on appelle aussi deniers (négateurs).

Ce battage, cette réclame n’empêchent cependant pas que tout ce monde ne soit d’une parfaite bonne foi, et que cette entreprise ne soit en même temps une religion où chacun prie avec ferveur et chante avec un enthousiasme puéril des cantiques d’une ineffable niaiserie.

A Paris, il y a déjà deux églises. L’une est un salon d’hôtel, 14, rue Magellan ; l’autre est tout uniment la salle des Conférences de la Société de Géographie, sise, comme disent les gens qui manient la langue administrative, sise 184, boulevard Saint-Germain. Chaque dimanche, on y donne successivement deux services, le premier en anglais, l’autre en français. Un lecteur et une lectrice, reconnus et patentés par l’église-mère de Boston, lisent alternativement un verset de la Bible  et un paragraphe de Science et Santé, après quoi on chante des hymnes pieux. Le plan de la cérémonie est arrêté pour toute l’année, par le comité directeur de Boston. Versets, paragraphes, cantiques, heure de célébration, tout est étroitement prévu. Ainsi se forme dans le monde cette chaîne de prières, à quoi, toujours comme les Antoinistes, les Christian Scientistes attribuent une grande efficacité.

Le mercredi ont lieu les témoignages. Chacune des personnes guéries vient exposer les circonstances de cet heureux événement. C’est la confession publique de certaines sectes d’origine méthodiste, et que nous retrouverons dans l’Armée du Salut, mais, ici, formulée dans le style et avec les détails qui donnent tant de valeur comique aux certificats de pilules pour personnes pâles.

Citons une de ces effusions :

« Un jour, déclare Mme Roullier Hottiger, un jour que j’allais voir une chère praticienne qui me conseilla de me procurer le livre de texte Science et Santé avec la clef des Ecritures, par Mary Baker Eddy, le chemin de la délivrance s’ouvrit pour moi. En effet, les maux d’estomac l’anémie, la faiblesse et tous les maux dont je souffrais disparurent peu à peu à la simple lecture de ce livre. Il semblait qu’une vertu sortait de ces pages, effaçant les erreurs et me fortifiant. Des hémorroïdes disparurent par la seule compréhension que j’avais à ce moment-là. Les travaux les plus pénibles ne m’éprouvèrent plus, alors qu’autrefois je les faisais au prix d’une fatigue excessive. »

M. Charles O’Woods est plus étonnant encore :

« Il y a quelques années, je souffrais d’un abattement nerveux et de plusieurs autres maladies. J’avais perdu la foi en Dieu et en l’homme, et je fus conduit à essayer de la Science Chrétienne, grâce à la guérison de mon beau-frère. Je fus guéri instantanément par l’aide affectueuse d’une praticienne et la collaboration cordiale de ma femme, qui commençait aussi à étudier la Science Chrétienne à ce moment-là.

« Depuis lors, j’ai eu plusieurs guérisons merveilleuses et je voudrais en mentionner une en particulier, qui s’opéra, il y a dix-huit mois environ, lorsque je tombai accidentellement d’une échelle et me cassai la clavicule. On fit aussitôt venir une praticienne et, grâce à son aide dévouée et à sa compréhension de la vérité, je pus me servir de mon bras au bout de quatre jours. Le septième jour, pour me conformer à la State Compensation Law (Loi d’indemnité de l’Etat), j’allai voir un docteur à deux mille de la ville et je conduisis mon automobile. Je n’avais pas permis qu’on retirât mes vêtements avant que le docteur m’examinât. Il trouva que la clavicule avait été cassée ; mais, à sa grande surprise, elle était bien remise et guérie. Il me conseilla de ne pas me servir de mon bras pendant au moins trois semaines ; mais, six jours plus tard, j’étais retourné à mon travail, et je n’ai ressenti aucun mal au bras ni à l’épaule depuis lors. »

Ce mélange d’effusion mystique et de confidences médicales agace un peu nos compatriotes, leur bon sens également se refuse à admettre cette inexistence de monde extérieur qui est à la base même de tout le système ; enfin, il leur paraît médiocrement logique, que ce soit dans le domaine religieux ou dans le domaine philosophique, d’identifier l’utilité avec la vérité.

Pour toutes ces raisons, la  Science Chrétienne fait chez nous peu d’adeptes. Il est même curieux de constater qu’une doctrine comme la Théosophie qui, à tout prendre, n’est pas beaucoup plus raisonnable ni beaucoup plus latine et qui se contente enfin de nous promettre un bonheur hypothétique dans des mondes lointains, est mieux accueillie qu’une religion qui nous donne tout de suite et réellement la santé. Serions-nous donc plus malades de l’âme que du corps, ou ne serait-ce pas plutôt que nous demandons à ces religions de nous fournir moins un bien tangible et matériel qu’un aliment à nos rêves, et une satisfaction profonde de notre sensibilité ?
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Le culte du respir.


MAZDAZNAN

Les religions, et celles-là mêmes dont le miracle quotidien est en quelque sorte la raison d’être, bornent leur ambition à guérir leurs fidèles ; Mazdaznan fait mieux puisque, garantissant à ses adeptes une pensée limpide, un travail aisé, surtout une santé solide, il prévient la maladie avant même que celle-ci ne se soit déclarée. Nous écrivons la maladie et intentionnellement, car, à en croire Mazdaznan, il n’en est qu’une avec, il est vrai, des manifestations différentes suivant les tempéraments et les circonstances.

Est-il besoin de préciser que cette religion essentiellement utilitaire nous vient en ligne droite d’Amérique. Le docteur Hanish commença de l’y prêcher, il y a peu, et depuis cette époque, pourtant très proche, Mazdaznan compte déjà des centres et clubs en Allemagne, en Tchéco-Slovaquie, en Hollande, en Belgique, en Autriche, en Italie, en Espagne, en Pologne, en Roumanie, voire aux Indes et en Australie. La France, elle-même, a un délégué spécial, M. Carlos Bungé, et le Dr Hanish a pu, les 18 et 19 juin dernier, tenir dans la salle de la Société de Géographie, un congrès dont l’assistance était surtout, mais non point exclusivement américaine.

Pourtant cette nouvelle religion ne se contente pas de heurter toutes nos croyances, elle choque aussi, tant par ses dogmes que par ses procédés et son but, nos habitudes intellectuelles les plus légitimes.

Si, en effet, le Dr Hanish croit, comme beaucoup d’illuminés, à l’existence d’une science primitive et qui, par les Gnostiques, se serait transmise jusqu’à nous, il diffère pour tout le reste de sa doctrine des opinions reçues jusqu’alors et cela n’a rien d’étonnant quand on constate avec quelle désinvolture ce nouveau prophète écrit ou interprète l’histoire.

D’après lui, ce n’est pas dans l’Inde, mais sur les hauts plateaux de l’Iran que brilla pour la première fois cette lumière ineffable qui, de temps à autre, éclaire un instant notre nuit. Ce n’est pas le Bouddha, mais Zoroastre – Zarathoustra qui est le maître de la sagesse. Ainsi parlait Niestche – so spracht Nietsche – il y a  quelques années. La langue mère des dialectes européens n’est pas non plus le sanscrit, mais un parler plus ancien, le Zend, langage antique et sacré de la Perse, dans lequel est rédigé l’Avesta, ainsi que les livres sacrés du Zoroastrisme. Le nom de Mazdaznan est lui-même un mot zend. Mazda signifie la pensée profonde, originelle et en même temps Dieu ; znan signifie savant, maître, interprète de la loi, si bien que Mazdaznan se peut traduire par maître de la pensée individuelle, interprète de Dieu ou encore la maîtresse-pensée. Le Zend est comme le Turc de Molière : il dit beaucoup de choses en peu de mots ; nous avons, à coup sûr, beaucoup perdu en concision depuis cette époque ; peut-être toutefois, en France du moins, – car pour les États-Unis je n’en jurerais pas, – peut-être avons-nous gagné en précision.

Jusqu’ici nous sommes dans la norme des inventions de cet ordre. Si la Gnose remonte aux premiers jours du monde, elle peut, elle doit même logiquement avoir précédé la civilisation indoue. L’originalité du Dr Hanish, ce en quoi il se sépare de ses prédécesseurs, c’est quand il affirme que cette vérité est propre à la seule race aryenne, car elle ne peut être utile qu’à celle-ci, à l’exclusion de tout autre groupe ethnique. Ce relativisme est une manifestation à la fois de l’orgueil de race et du pragmatisme, cette philosophie qui confond volontiers l’utile avec le vrai. Orgueil de race et pragmatisme sont en vérité pour les citoyens des États-Unis comme de supplémentaires catégories de l’entendement. Mais ici citons textuellement :

« De même que pour nos langues, c’est en Iran qu’il faut chercher l’origine de tous nos systèmes religieux ou philosophiques. Quelques disparates qu’ils puissent sembler, ils n’en sont pas moins liés par une étroite parenté, qui est celle de la race. Que l’on prenne pour comparaison le système chinois, et l’on verra la différence ; il s’agit là d’une autre plante !

« Sous menace de sécheresse intellectuelle et de dégénérescence physique, malgré tous les progrès de notre civilisation, il ne nous reste qu’à retrouver la source originelle et à restaurer la canalisation spirituelle tombée en désuétude. »

Il serait trop long d’expliquer par le détail comment cette philosophie originelle se transmit par les prêtres Mèdes à Abraham, puis aux Naziréens (1) de la Babylone juive, enfin aux Gnostiques, dont le plus fameux fut Jesahua Nazir, Jesus le Naziréen, que les traducteurs ont appelé par un jeu de mot inconscient Jésus de Nazareth. Il fut, affirment les Mazdaznanistes, initié au gnosticisme alexandrin, doctrine ésotérique, synthèse et fleur de toutes les doctrines aryennes, et cela au cours des études qu’il fit à Alexandrie (sic), études dont, est-il besoin de le dire, personne en dehors de Mazdaznan n’a jamais ouï parler.

« Longtemps après, poursuit cet exposé, le christianisme fut institué comme religion d’État dans l’empire romain ; le terme de Naziréen subsista pour désigner les adeptes de la religion originelle, par opposition aux païens convertis à l’adaptation purement spirituelle qu’en avait faite l’apôtre Paul et ses disciples. La Gnose et le Naziréisme furent condamnés comme hérésie, et l’église d’État fit si bien « œuvre de bourreau » que fort peu d’écrits gnostiques purent être épargnés.

« Mais la pensée zoroastrienne demeurait ancrée au fond des cœurs aryens. C’est elle qui, au moyen âge, illumina les grands esprits ; c’est elle qui fit fleurir la Renaissance. Elle trouva chez les Sémites ses illustres représentants en Mahomet et Omar Klayam ».

Nous sommes en pleine fantaisie. Le Dr Hanish, pour qui l’histoire est décidément une œuvre d’imagination – conception qui, après tout, en vaut une autre – ajoute même que Cambyse et après lui Alexandre tentèrent d’unir toutes les nations de la race aryenne en une même famille et de fonder l’empire de la paix sous le sceau de la religion unique.

Ces deux tentatives échouèrent, sans doute par qu’Alexandre ni Cambyse n’étaient Anglo-Saxons ! Gare à la troisième expérience, Baldwin et Coolidge regnantibus.

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Et maintenant que nous avons vu l’origine de cette doctrine, que nous avons, en quelque sorte, compulsé « ses lettres de noblesse », regardons un peu en quoi elle consiste. Oh ! elle est très simple et nous sommes en vérité montés bien haut pour apercevoir bien peu de chose. Le grand secret, le secret de la vie découvert par les anciens mages, consiste uniquement dans la respiration scientifique qui nous permet d’absorber le maximum de Ga-Llama, principe fondamental sur lequel repose tout progrès, sans lequel aucun être ne peut s’élever à un niveau supérieur, et qui se trouve dans l’atmosphère où il remplit toute l’étendue.

Faute de savoir respirer, non seulement nous nous laissons empoisonner par les acides dérivés du carbone, mais « à la longue il se forme dans le corps un organisme étranger qui, peu à peu, l’envahit complètement et qui influence et domine tout le système collectif nervo-cellulaire, à tel point que celui-ci en devient incapable de fonctionner normalement. Ainsi l’individualité est refoulée et, au lieu d’être maître de soi, on devient l’esclave d’une agence étrangère. Des intelligences étrangères mènent la barque et s’opposent au progrès individuel. »

Ces intelligences étrangères sont contraires à l’Esprit sain, individuel, et, dans la langue symbolique de l’Avesta et d’autres Écritures, elles sont nommées esprits du mal. Elles sont expulsées et bannies par la récitation rythmique, concentrée, consciente de « paroles salutaires », formules magiques, « manthras ». Zarathoustra laissa un grand nombre de ces « manthras qui, selon les cas et circonstances, s’employaient différemment en vue de différents effets. Ce sont les « gathas » qu’on retrouve en partie dans les Psaumes (2) ».

En apprenant à respirer, on devient maître de sa science individuelle, on connaît ses tendances, ses besoins, bref son tempérament ; on connaît également Dieu qui est nous-même, car la pensée maîtresse est également Dieu ; enfin on se débarrasse des désirs malsains et l’on porte sa personnalité à son plus haut point de perfection.

Cette « culture du respir » se complète par une hygiène alimentaire qui proscrit la viande, que ne consommaient pas d’ailleurs les Naziréens, et qui même nous conseille de ne point faire cuire nos légumes en été. Asperges, choux-fleurs, graine de lin sont excellents à croquer, tels que la nature nous les donne, à condition de les saupoudrer, non pas de sel, mais d’un peu de cendre de bois.

Pas d’alcool, bien entendu, sauf un peu de porto à l’ail ; mais le soir, par contre, il est recommandé de s’offrir le régal d’un petit verre de pétrole ou d’huile de paraffine ordinaire. Les délicats ont l’habitude d’alterner.

On peut d’ailleurs, à condition de savoir respirer et de prier selon le rituel magique, manger de moins en moins, même rester trente-six heures à jeun, sans cesser de vaquer à ses affaires. On se rappelle l’histoire du cheval qui vint malheureusement à mourir au moment précis où il commençait à perdre l’habitude de brouter. S’il avait pratiqué le respir, le yima, qui est l’expiration méthodique, et le ayryama, qui est l’aspiration naturelle, cet animal sans doute vivrait encore ; mais quoi, Zarathoustra, qui n’a point professé pour les Chinois, a encore moins écrit pour les chevaux.

« Mazdaznan » attache aussi une grande importance aux soins de propreté tant externe qu’interne et à ce point de vue ne dédaigne pas les enseignements exotériques de M. Purgon. Il attache aussi une grande importance à l’eugénique, car il s’agit avant tout de développer la race indo-européenne, non pas le dolichocéphale blond de Gobineau, car Mazdaznan ne croit pas à ce critérium, mais bien le pur-sang aryo. Quand le Christ disait : « Heureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu », il entendait, paraît-il, exclure les noirs, les jaunes et même les sangs-mêlés.

Cet eugénique a d’ailleurs des effets surprenants. L’homme qui garde son sang-froid et sa présence d’esprit, quoi qu’il advienne, qui par suite réussit dans la vie, est celui qui « a été conçu dans un courant de respir favorable, bien que (et cela nous le croyons sans peine) sa mère n’ait pas été consciente du fait.

A la respiration et au régime s’ajoute, avec des exercices physiques quotidiens, la concentration de la pensée :

« Si nous ne concentrons pas nos pensées vers un but élevé, nous ferons faillite et serons les jouets et les  victimes de nos passions et de nos bas instincts. La plus grande part des souffrances physiques et mentales provient de l’inconscience et de l’inconsistance des hommes, de leur manque de confiance en  eux-mêmes. Ils ont perdu la foi dans leur œuvre et ne cherchent plus qu’à assouvir leurs désirs dans la médiocrité et avec l’assentiment bénévole de leur entourage. D’où sévissent d’une part les passions destructives, de l’autre la neurasthénie, qui n’est qu’impossibilité de concentrer sa pensée vers un but défini : c’est éparpillage, ennui et scepticisme, gaspillage de pensée. »

Si nous suivons les enseignements de Mazdaznan, y compris les recettes de cuisine inclus dans un volume à 8 francs, nous développerons notre cerveau et toutes nos facultés, nous connaîtrons le succès dans nos entreprises, nous recouvrerons la santé, enfin nous arrêterons les symptômes de la vieillesse. Ainsi déjà parlait, sur le Pont-Neuf, Fagotin qui vendait l’élixir de longue vie, sans avoir lu Zarathoustra.

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Il ne faudrait pourtant pas aller trop loin. Il est certain qu’abstraction faite des exagérations qu’il comporte, et qui suffiront à arrêter la majorité de nos compatriotes, Mazdaznan est un régime à la fois physique et moral qui peut donner à quelques-uns un peu plus de sang-froid, un peu plus de cette confiance en soi qui est un facteur important de réussite. De même certains esprits trop dispersés, ou encore ceux qui s’abstiennent de tout exercice physique ou méprisent systématiquement la sobriété, gagneraient à s’inspirer des lois édictées par le Dr Hanish, à condition, bien entendu, de ne pas tomber dans l’absurde et de garder en ces matières le contrôle souverain de notre bon sens français. Tout n’est pas absolument faux dans ces théories.

Quoi qu’il en soit, elles valaient la peine de nous arrêter car en elles-mêmes, et encore plus par la forme que leur a donnée leur fondateur, elles sont caractéristiques d’une mentalité essentiellement différente de la nôtre et qui tend et qui cherche, en ce moment, par tous les moyens, même par la puissance de l’argent, puissance qu’augmente encore l’infériorité de notre change, à se substituer à la nôtre.

Ce besoin de donner une base spiritualiste et philosophique, une base religieuse à des conseils relatifs à la santé, non pas seulement morale, mais matérielle, en un mot cette mystique de l’hygiène est spécifiquement américaine. Il est intéressant également, et pour les mêmes raisons, de voir ce que peuvent donner les spéculations toutes théoriques de la Gnose, science de l’absolu, vérité des vérités, synthèse de tous les cultes, quand elles sont interprétées par un cerveau yankee avide de résultats pratiques et immédiats, incapable d’ailleurs de s’élever jusqu’à la notion de l’universel, pour qui enfin un noir et un jaune resteront éternellement des représentants inférieurs de l’humanité.
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La « vraie religion chrétienne ».

LES SWEDENBORGIENS.

Ce Suédois, ingénieur des mines, et qui, sans cesser d’être éminent en son art, entretint un commerce régulier avec les anges, est assurément une des figures les plus curieuses du  XVIIIe siècle, fertile, sinon en miracles, du moins en hommes étranges de qui l’influence s’est étendue jusqu’à nous.

Il séduisit bien des gens, à commencer par ses souverains et y compris notre grand Balzac, dont le roman Seraphita semble avoir été écrit par un Swedenborgien fervent. Aujourd’hui encore il compte un peu partout des disciples et, à Paris même, la vraie religion chrétienne – telle est son titre officiel – possède un pasteur, un local pour le culte et une poignée de fidèles.

Il y eut même naguère deux troupeaux, deux « congrégations », comme disent les Anglais ; l’une, groupant les hérétiques, avait pour centre un atelier de sculpteur, rue d’Amsterdam, et l’on y pratiquait surtout le magnétisme spirite, préconisé par Castagnet, disciple dissident du maître ; l’autre, réunissait les orthodoxes dans un temple à allure de synagogue et qui, dans la provinciale rue Thouin, s’abritait à l’ombre lourde du Panthéon.

Les hérétiques ont disparu ; les orthodoxes ont dû, à la mort de leur bienfaitrice, une grande dame étrangère, vendre leur temple à une entreprise de cinéma et se réfugier rue Berthélemy, jouxte la station du métro Lecourbe, en une sorte de boutique de blanchisseuse qui ne peut guère contenir que deux douzaines de fidèles, mais qui était encore trop grande pour l’assistance, le dimanche où j’eus la joie d’y entendre une bien surprenante révélation.

Les murs, que cachent une tapisserie sans faste, s’ornent d’un portrait de Swedenborg et d’inscriptions dans ce goût : « La foi ne reste pas chez elle si elle ne vient pas d’un amour céleste ; ce qui reste, c’est l’amour en acte, ainsi la vie de l’homme. » « L’homme dont l’amour est céleste et spirituel vient (sic) dans le ciel, et celui dont l’amour est corporel et mondain sans amour céleste et spirituel va en enfer. »

Ayant lu, je rêvais un instant à ce ciel de Swedenborg, peuplé d’anges en chapeau haut de forme avec des maisons d’or et des arbres d’argent, aussi à cet enfer de cavernes et de ruines où l’on voit des damnés habiter de formidables dents ;  donc ainsi je songeais, quand M. le pasteur entra.

Jaquette noire, lorgnon à mi-nez, grosse moustache blanche, M. le pasteur a l’air d’un placide rentier des Batignolles, mais ce n’est là qu’une apparence trompeuse, car ce berger d’un infime troupeau a l’âme polémiste et, en dépit de son âge, le cœur ardent.

Il hait l’église catholique et ne s’en cache point. « C’est la plus fausse de toutes », proféra-t-il d’abord, comme entrée en matière. J’essayai de faire remarquer que, si une porte doit être ouverte ou fermée, il faut également qu’une religion soit vraie ou fausse et que, par suite, il ne saurait être question ici de plus ou de moins. Sans répondre à ce dilemme, M. le pasteur partit en guerre contre la sainte Trinité. « Des mystères, ça n’existe pas, il n’y a pas de mystères chez nous. »

C’est d’ailleurs exact. Swedenborg a tout prévu, tout expliqué, et si ses explications – j’en donnerais des exemples – sont parfois incompréhensibles, on ne doit en accuser que la faiblesse de notre intelligence. Selon la forte expression de M. le pasteur, « Il faut être idiot pour ne pas comprendre ça ».

Vous pourrez, madame, monsieur, vérifier tout à l’heure votre degré d’intelligence ; quant à moi, le fait est acquis, je suis idiot !
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Mais la cérémonie va commencer. Déjà l’officiant, toujours en jaquette, est monté sur l’estrade. Il s’est assis devant une table couverte d’un tapis de salle à manger et ornée de ces bouquets de fleurs sèches en vase blanc qui sont sans doute particulièrement agréables à Dieu, car on en retrouve la laideur dans tous les temples de tous les cultes.

Derrière lui, peint sur le mur, éclate un ciel bleu piqueté d’étoiles et qu’orne en banderole l’inscription fatidique : « Vraie religion chrétienne ». L’orgue prélude, puis le pasteur d’une voix de commandement ordonne « le Notre Père ». « C’est, ajoute-t-il, ensuite, mezza voce, sans doute pour mon instruction personnelle, c’est notre seule prière. »

L’assistance s’agenouille et l’on entend un bredouillement de chapelet que termine la formule : « A toi appartiennent la puissance et la gloire. » C’est tout. Le rituel de l’église swedenborgienne est épuisé.

Pourtant la cérémonie continue. On chante un cantique lugubre, pris dans un recueil luthérien, puis M. le pasteur lit le décalogue. Comme le décalogue est très clair et que, cependant, la clarté est l’ennemie naturelle des swedenborgiens, la traduction s’efforce à quelque obscurité. Elle y parvient d’ailleurs dans une certaine mesure, grâce à un emploi judicieux de l’inversion. « Plus grands que ceux-là, d’autres commandements il n’y a point » (sic). « Belle marquise, d’amour me font vos beaux yeux mourir », soupirait déjà M. Jourdain et, quand il parlait ainsi, il ne faisait pas seulement de la prose, mais encore, et avant la lettre, du swedenborgisme.

Second cantique, puis lecture de la parabole de l’Évangile où l’on voit le maître donner au bon serviteur, qui possède déjà dix mines, la seule mine que possède le mauvais serviteur. « Je vais, dit le pasteur, vous expliquer cet évangile. »

En fait, il n’explique rien, non pas qu’il n’en soit capable, mais le démon de la polémique habite en lui. Sur sa chaise de paille, qui en gémit et menace de s’effondrer, il s’agite telle la Pythie sur son trépied, Deus, ecce Deus, et ce sont charges à fond, toujours contre le catholicisme.

« La Sainte Vierge », j’ai dit la Sainte Vierge, j’ai eu tort, car chez nous, il n’y a pas de saints. Tous ceux qui sont dans le ciel sont des saints, d’ailleurs qui est-ce qui a jamais pénétré dans l’intérieur d’un autre homme ? »

Cette question et la réponse qu’elle renferme implicitement est approuvée par l’assistance et l’orateur repart en de nouvelles digressions qui lui permettent de nous apprendre qu’il n’y a qu’un seul Dieu, qu’il s’est incarné étant le Christ, mais que le sacrifice de la Croix ne nous a pas rachetés, bien au contraire, car ç’a été la grande tentation de Dieu (?). Cette tentation lui a permis de quitter son corps matériel qu’il avait emprunté, pour reprendre son corps divin.

Après ces explications, qu’il faut être idiot pour ne pas comprendre, mais qui pourtant nous semblent un peu décousues, second cantique, puis lecture de la Genèse, suivie également d’une exégèse pastorale. « Le monde, nous dit le conférencier, a été, d’après la Bible, fait en six jours. Ce n’est pas possible. Si vous allez au Muséum, vous y verrez le squelette d’un homme qui vivait il y a cent mille ans et peut-être plus… peut-être plus ! » M. le pasteur ici rêve un instant, et conclut d’une façon un peu inattendue, mais avec une grande philosophie : « Après tout, qu’est-ce que ça peut bien nous faire ? » Puis il reprend, il enchaîne comme on dit au théâtre… « L’arche de Noé, soyons sérieux, est-ce qu’un seul homme aurait pu construire un bateau assez grand pour contenir tous les animaux et toutes les plantes. Il faudrait qu’il aille d’ici jusqu’en Amérique, et encore… »

Cependant, nous devons croire la Bible ; alors, comment concilier ces contraires. Il y a évidemment un secret. Ce secret, M. le pasteur nous le livre. « Les récits de l’Ancien et du Nouveau Testament ne sont que des métaphores. La parole de Dieu est une couverture. « Quand vous faites votre lit, vous ne savez pas ce qu’il y a sous la couverture, ici, il y a un trésor. Les savants, les théologiens, Pascal, Bossuet, Descartes n’ont rien compris à cela, ils ont – passez-moi le mot – ils ont bafouillé. Nous seuls avons compris, nous seuls nous ne bafouillons pas. »

Ces assertions appelleraient de plus amples commentaires, mais emporté par son démon intérieur, M. le pasteur est déjà passé à un autre sujet. Par bonheur, grâce aux écrits de Swedenborg, nous pouvons combler cette lacune. Tout le système consiste uniquement en une interprétation des livres sacrés par la méthode des correspondances. Voici d’ailleurs ce que nous dit le maître dans ses Arcanes Célestes :

« Il n’est aucune mortel qui puisse comprendre, d’après la lettre, que la parole de l’Ancien Testament renferme les Arcanes du ciel, et que tous les Arcanes, tant en général qu’en particulier, concernent le Seigneur, le Ciel, l’Eglise, la Foi, et ce qui appartient à la foi ; car, d’après la lettre ou le sens littéral, on ne voit que ce qui concerne en général les externes de l’Eglise Judaïque, et cependant il y a partout des internes qui ne se montrent jamais dans les externes, excepté un très petit nombre que le Seigneur a révélés et expliqués aux Apôtres ; comme, par exemple, que les sacrifices signifient le Seigneur ; que la terre de Chanaan et Jérusalem désignent le Ciel qui, d’après cela, est appelé Chanaan, Jérusalem céleste, et aussi Paradis. »

Swedenborg ajoute que, seule, la fréquentation quotidienne des puissances célestes lui a permis de comprendre ce qu’aucun mortel n’avait entrevu avant lui, notamment que l’homme n’est que la chrysalide des esprits et des anges, les esprits étant des morts qui n’ont pas pénétré dans la sagesse, les anges étant des hommes devenus sages.

Il apprit de la même façon qu’autour de chaque homme vivant évoluent deux esprits et deux anges, un ange céleste et un esprit céleste, un ange infernal et un esprit infernal qui, tour à tour, tentent ou réconfortent l’âme dont ils se disputent la possession, théorie qu’Origène avait énoncée déjà, quelque 1600 ans plutôt. Les maux de dents en particulier sont des influx démoniaques. Se faire plomber une molaire, c’est expulser Satan, les dentistes sont les exorcistes modernes.

Grâce à ces fréquentations spirituelles, le maître a pu aussi en moins d’un an – exactement du 23 janvier au 1er novembre – visiter six fois Mercure, vingt-trois fois Jupiter, six fois Mars, trois fois Saturne et une fois la Lune, il vit des habitants dans toutes les planètes et résolut ainsi un problème sur quoi pâlissent encore tous nos astronomes.

Mais laissons Swedenborg et revenons à notre pasteur. Celui-ci, plus rapide que l’Intimité, est passé déjà au déluge.

Les récits de ce cataclysme ne sont aussi qu’une série de métaphores représentant la disparition de la première civilisation.

De même, la soi-disant création de l’homme de la Genèse n’est, en réalité, que la régénération d’un homme existant antérieurement aux écrits de la Bible.

Mais M. le pasteur est fatigué. Brusque, il coupe court et, si j’ose ainsi dire, il conclut : « Nous continuerons la prochaine fois, je vais pour finir vous donner la bénédiction. »

Il implore le Seigneur, ses bras s’ouvrent un instant, se referment, la cérémonie est terminée, en voilà pour quinze jours, car il n’y a office que les premier et troisième dimanches du mois. Cette religion a au moins l’avantage de ne pas astreindre ses fidèles à trop d’assiduité. Et encore ces cérémonies ne sont-elles pas obligatoires. « Il a plu beaucoup, remarque avec bienveillance le père spirituel de ce petit troupeau, il est trop naturel qu’on ne soit pas venu. »

Car on tient à me convaincre que les disciples sont nombreux. « Nous sommes beaucoup par la ferveur », me dit une demoiselle de noir vêtue. « Il y a partout des groupes, renchérit une autre, des groupes petits, mais pleins de piété. » « Pardon, surenchérit la troisième, les groupes américains sont très importants. »

Tenons-nous-en là ; si nous insistions, on nous apprendrait que le monde entier va se convertir au Swedenborgisme.
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Si les dogmes de cette religion sont vraiment étranges, sa morale a moins d’originalité. Swedenborg fut plus qu’abstinent puisqu’il se contenta, sa vie durant, de semoule au lait et, cela depuis le jour où un ange, debout dans un coin de la salle à manger, lui conseilla, entre amis, de manger moins. Ce fut même le début de relations qui furent depuis très suivies. Faute d’un pareil avertissement, les disciples ne sont point tenus à la même sobriété. Fortifiée de vérités premières telles que celles-ci : « Autant l’homme fuit comme péchés les adultères de tout genre autant il aime la chasteté », cette « doctrine de vie » – tel est son nom – se borne à proscrire les homicides, les faux témoignages, les vols et, encore une fois, les différentes variétés d’adultères, délits qui tombent partout sous le coup des justes lois. A noter cependant ce conseil excellent et bien loin du détachement que prêchent certaines religions : « Un homme doit s’efforcer d’être, en toutes choses, un membre utile de la Société. »
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Banale par sa morale, hostile par ses dogmes, non pas même à la raison, mais au sens commun le plus primaire, « la vraie religion chrétienne » n’a rien non plus, ni dans ses cérémonies-conférences, ni dans son unique prière, qui puisse exalter l’âme. A aucun moment nous n’avons senti passer dans l’assistance ce souffle de mysticisme qui enivre parfois les adeptes de ces petites religions où nulle discipline ne limite les débordements de la sensibilité.

Pourtant, la demoiselle vêtue de noir avait raison, il existe un peu partout, en quelque sorte à l’état sporadique, des groupes qui se réclament des doctrines de Swedenborg. L’influence de ce fou, car il l’était ou les mots n’ont pas de sens, persiste encore après plus de deux siècles.

En réalité, le secret de son prestige n’est pas dans la religion qu’il a fondée, mais dans les livres qu’il a écrits. Les Arcanes célestes, la Jérusalem nouvelle enthousiasment encore par leur poésie candide, par la hauteur de leurs spéculations mystiques et philosophiques, par leur obscurité même et leur lyrisme, tous ceux que ne rebutent pas les bizarres imaginations d’un homme dont le nuit intellectuelle fut souvent traversée par les éclairs du plus étrange, mais du plus captivant génie.
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L’hérésie éternelle.

LE MILLÉNARISME

C’est une des croyances les plus anciennes du monde et bien antérieure au Christianisme, puisque déjà, parmi les Hébreux, les Chiliastes attendaient la venue du Seigneur et le règne de mille ans – le millénium – pendant lequel les fidèles devaient être enivrés de félicités dans les maisons d’or et de diamant de la cité sainte, ravie au septième ciel et plus voluptueuse que ne le sera même, quelques siècles plus tard, le paradis sensuel de Mahomet.

        Quelle Jérusalem nouvelle
    Sort du fond du désert, brillante de clarté
    Jérusalem renaît, triomphante et plus belle.
        Peuples de la terre, chantez !

Depuis ces temps reculés, ces rêveries, que les visions de l’Apocalypse ont colorées de teintes plus sombres, n’ont jamais cessé de séduire les imaginations éprises à la fois de l’horreur, du mysticisme et du merveilleux et qui, révérence parler, aiment à mêler l’extase des sublimes tendresses aux basses terreurs du Grand-Guignol.

Dans le début du christianisme, nombreux étaient les disciples – surtout parmi les Israélites – qui ne vivaient que pour attendre dans la fièvre et l’angoisse la parousia, le retour du Christ et son règne matériel pendant dix siècles, sur une terre où les vignes et les moissons pousseraient d’elles-mêmes.

Les millénaires du moyen âge, les Anabaptistes, les Mormons, quelques Baptistes ont partagé cette croyance qui, au XVIIe siècle, fit jusque dans les rues de Londres couler des flots de sang.

A vrai dire, les foules qui en l’an mille attendaient la fin du monde n’étaient point millénaristes, puisqu’elles ne croyaient pas au règne terrestre et temporaire du Christ ; mais, par contre, au temps même de Voltaire et de l’Encyclopédie, le Président Agier, qui sans doute prévoyait Lénine et l’homme au couteau entre les dents, annonçait que les événements seraient proches quand l’Antéchrist régnerait sur la malheureuse Russie.

Le mouvement actuel, ou plutôt le réveil, le revival, car jamais ce mot anglo-saxon ne fut plus juste qu’ici, le mouvement actuel est d’origine américaine. En 1844, année où l’on vit éclater aux Etats-Unis une véritable épidémie de divagation religieuse, William Miller y annonça que les douze mois de l’année ne s’écouleraient pas avant que les prophéties ne s’accomplissent. Il fut suivi de nombreux disciples, cependant que, dans le Levant, Joseph Wolf, autre Américain, se répandait en de semblables et aussi terrifiantes vaticinations. Comme en l’an mille, le 31 décembre arriva sans que notre vieille terre eût cessé de tourner paisiblement autour de notre vieux soleil ; mais le démenti des faits – je dis le plus brutal – n’a jamais eu aucune influence sur ces cerveaux butés. William Miller continua donc sans se troubler à annoncer la venue du cataclysme. Simplement l’année 1844 devint, non pas la dernière, mais la première de la période annoncée par l’Apocalypse et qui doit précéder la fin. Toutefois, sur le moment précis où celle-ci se produira, le prophète préféra dorénavant garder le silence. Il n’indiqua même pas l’an 2000, qui avait le double avantage de lui laisser quelque loisir et d’avoir été fixé naguère par l’évêque anglais Clyton, qui fit un moment autorité sur la question.

Nous faisons grâce aux lecteurs des interprétations de la Bible et des calculs par quoi les Adventistes – ainsi s’appellent les nouveaux millénaristes – nous démontrent que nous sommes arrivés aux jours prédits par Daniel, aux royaumes symbolisés par les pieds de fer et d’argile du colosse qu’un éclat de pierre fit, aux yeux du visionnaire, brusquement s’écrouler. Dans cette démonstration, les Adventistes font preuve d’une remarquable subtilité. Tantôt les jours de la Bible deviennent des années, tantôt ils sont des siècles : c’est un curieux travail et qui nous prouve une fois de plus que la raison n’a été donnée à certains hommes que pour justifier la folie de leur imagination et les écarts de leur sensibilité.

Quoi qu’il en soit, les temps sont révolus et tous les signes annoncés par l’Apocalypse se sont déjà produits. Le tremblement de terre a eu lieu à Lisbonne. Hélas ! depuis, nous avons vu d’autres séismes, et plus graves. L’écroulement des étoiles s’est produit le 13 novembre 1883 – ce fut, en réalité, une pluie d’astéroïdes assez insignifiante et limitée à l’Amérique – la nuit en plein jour a été représentée par un brouillard très sombre qui couvrit les Etats-Unis, le 19 mars 1800. Enfin, la dernière guerre n’est autre que l’Harmaguedon, la conflagration générale qui doit précéder la fin seulement de quelques jours.

Et donc, incessamment, le Christ paraîtra dans les cieux, pour foudroyer les méchants et ressusciter les saints. Car les Adventistes ne croient pas à l’Immortalité de l’âme séparée du corps. Dieu seul, disent-ils, est éternel et, dans le paradis terrestre, le serpent a trompé notre premier père en lui disant : « Tu ne mourras point ». Les manifestations spirites sont encore l’œuvre du serpent et de ses serviteurs, les démons. Une fois le Christ paru, les justes ressuscités habiteront la Jérusalem nouvelle, qui montera dans les cieux, tandis que Satan demeurera attaché sur la terre nue et glacée.

Les élus resteront ainsi mille ans dans les nuées, après quoi la ville sainte descendra sur la terre, les méchants seront ressuscités à leur tour, mais pour être rejetés aussitôt dans le néant. Enfin, les justes habiteront éternellement heureux sur la terre, éternellement verdoyante, éternellement chargée des raisins de Chanaan.
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Ces imaginations singulières séduisent actuellement encore environ 250 000 personnes, dont un certain nombre de nègres, car les Adventistes ont des missions nombreuses, et, enfin, ce paganisme est à la portée des plus simples. La France compte des groupes à Alger, à Strasbourg ; Paris enfin s’enorgueillit d’un petit troupeau que paît un pasteur blond et rose qui, vêtu de la plus correcte redingote, n’a rien, extérieurement du moins, d’un halluciné. Il parle, d’ailleurs, de la fin du monde sans émotion apparente et avec une charmante simplicité.

Très visiblement, il y croit comme nous croyons tous à notre mort, c’est-à-dire d’une façon un peu lointaine, un peu distraite, et telle que cette idée ne nous empêche pas de goûter les joies de la vie.

Les Adventistes, à vrai dire, n’en goûtent guère. Ils ne mangent pas de viande, ne boivent pas d’alcool et ne fument pas. « Notre corps, disent-ils, est le temple du Saint-Esprit, rien ne doit donc le souiller. » Une telle austérité eût fort étonné le bon évêque Pappias, qui voyait en imagination couler des flots de vin sur les coteaux de la Jérusalem nouvelle, où les grappes de la vigne demandaient elles-mêmes à être cueillies.

Chastes et sobres, les Adventistes n’ont d’autre distraction que de se réunir, une fois par semaine, dans le petit temple méthodiste de la rue Denfert-Rochereau, pour y entendre d’effroyables prédictions et :

Croyant que Dieu se plaît aux mauvais vers.

y chanter de tristes cantiques.

C’est seulement tous les trimestres qu’on célèbre la Cène au cours de ces cérémonies ; comme les Jansénistes et aussi austères qu’eux, les Adventistes repoussent la communion fréquente.

Détail à noter, ces réunions ont lieu le samedi.

Appliqués à suivre les enseignements de la Bible, de la façon la plus littérale, les Adventistes déclarent, en effet, n’y avoir rien trouvé touchant le repos du dimanche. Ils sont donc revenus à la sanctification du samedi, du sabbat, suivant en cela l’exemple de ces sectaires du moyen âge qu’on appelait pour cela sabbatariens, et dont certains préfèrent être pendus plutôt que de se croiser les bras le même jour que les autres.
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S’ils sont sobres et chastes, les Adventistes paraissent tout enivrés de cet orgueil modeste – les deux mots ici ne sont pas contradictoires, car l’humilité devant Dieu n’empêche pas le mépris des autres créatures, – tout enivrés, disons-nous, de ce sentiment complexe qui est psychologiquement la vraie raison d’être, le support de ces petites religions. Nous avons déjà dit ce qu’ils pensent des spirites. L’Eglise Catholique est pour eux la dixième corne de la quatrième bête de l’Apocalypse. « Et cette corne avait des yeux et une bouche dont elle parlait avec arrogance et elle persécutait les saints. » S’ils sont moins hostiles aux sectes protestantes, s’ils convertissent les païens, ils n’en restent pas moins très sûrs de posséder seuls la vérité et d’être au tout petit nombre des élus.
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Cet état d’esprit est diamétralement opposé à cet éclectisme que professent tant de rénovateurs qui mettent sur le même pied Zoroastre, Bouddha, le Christ ou Mahomet et qui prétendent – à tort ou à raison – ne s’opposer en rien aux autres églises. L’Adventisme n’est pas non plus une de ces religions utilitaires qu’affectionne le génie pratique des hommes d’affaire anglo-saxons. Le mot de pragmatisme ne saurait en effet avoir aucun sens pour ceux qui ne voient, dans la vie actuelle, que la préface infiniment courte d’une existence de mille ans. Visionnaires, comme les disciples de Jean de Leyde, les Adventistes qui attendent le Messie, ainsi que les anciens Hébreux, sont en réalité les derniers représentants d’une espèce mystique en voie de disparition, et il est singulier de constater que c’est encore de l’Amérique que nous vient une secte qui, par ses croyances et son esprit, se rattache à ce que notre vieux monde compte de plus étroitement traditionnel, à une mentalité dont on ne trouve, pour ainsi dire, plus d’exemple.
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La religion du silence.

LE SOUFFISME.


Sur la côte du mont Valérien, en un champ présentement planté de pommiers et qui, par la chute brusque de sa pente, donne l’impression d’une falaise dominant l’océan de Paris, en un coin qui semble être bien plus normand ou picard que l’Ile de France, s’élève une construction modeste, en tout semblable à celles que les impresarii de village affectent tour à tour aux bals, aux cinémas, aux noces, aux banquets, voire à ces fêtes mouvementées de la démocratie que sont les réunions électorales.

Cette construction n’est qu’une amorce. Demain s’élèveront autour d’elle des maisonnettes. Plus tard ce hameau qui n’a, pour le présent, que sa chapelle, deviendra peut-être une ville, et ainsi Suresnes qui, jusqu’ici, n’était célèbre que par l’aigreur de son reginglet, connaîtra la gloire de Bénarès ou de Rome. Ce sera la Mecque où les Soufistes du monde entier viendront en pèlerinage parce que, nouveau Bouddha, Mahomet moderne, Pir O Murshid Inayat Khan y aura prêché sa doctrine devant ses disciples, foule silencieuse, docile et extasiée.

Il n’est point donné de voir tous les jours un Grand Initié et, quand on a la bonne fortune d’en posséder un dans la banlieue de Paris, ce serait commettre un crime que de ne l’aller point voir.

Plutôt haut de taille, de corpulence moyenne, drapé dans une robe jaune – couleur de soufisme – au cou un collier d’ambre, Pir O Murshid a, dans un visage bronzé d’Indou qu’allonge une barbe grisonnante, des yeux à la fois câlins et dominateurs, inquiétants un peu, car ils semblent en même temps vous fuir et vous chercher.

Le maître – ainsi l’appellent déjà des milliers de disciples – le maître répond en anglais aux questions que lui pose notre indiscrétion professionnelle. Bien que ne connaissant rien de la langue de Shakespeare, nous avons compris tout ce qu’il nous a dit avant que n’ait eu à intervenir la très aimable traductrice. Comme les apôtres, Pir O Murshid posséderait-il la glossolalie, que nous appelons vulgairement le don des langues. Nous laissons à de plus savants le soin de trancher la question.

Quoi qu’il en soit, il ressort des explications du maître que le Soufisme moderne n’a rien de commun avec le Soufisme indou, auquel pourtant Pir O Murshid fut jadis initié. La nouvelle religion n’est pas autre chose qu’un de ces messages que Dieu envoie de temps à autre au monde et dont la forme, sinon le fond, varie suivant les époques.

Le message moderne comporte tout d’abord la fraternité, l’amour du prochain, le dédain de ses propres intérêts, la loi de charité en un mot. Il exige aussi la dévotion. Chaque Soufiste peut prier Dieu selon son rite, car il y a du vrai dans chaque culte, et le soufisme rend à tous un égal hommage. Enfin cette doctrine comprend en outre un enseignement de nature ésotérique embrassant la psychologie, la philosophie et le mysticisme, et qui n’est dispensé qu’aux adeptes les plus éminents. Les cours durent trois mois, et l’école d’été est, pour le présent, en plein fonctionnement à Suresnes. Les quelque deux cents élèves dispersés dans les villas des alentours seront bientôt groupés dans le village qui s’élèvera autour des quatre murs de brique et du toit en zinc, qui constituent pour le moment toute l’Université soufiste.

En quoi consiste cet enseignement ? C’est ce que nous ne saurons point, n’étant pas initié. « Que pensez-vous de l’immortalité de l’âme et de la métempsychose ? » avons-nous notamment demandé à un adepte ; « Ce sont des questions que nous ne posons pas au maître », m’a-t-il été répondu.

Cependant un petit volume, dirons-nous de vulgarisation. La coupe de Saki, pensées pour la méditation journalière recueillies par un disciple, un petit volume sans prétentions et de mince format, nous donne l’essentiel de cette doctrine. Elle est assez élevée, semble-t-il, et la tolérance en constitue le fond même, accompagnée d’un mysticisme quelque peu oriental.

« Si les hommes connaissaient vraiment leur propre religion, combien ils seraient libérés de toute animosité envers une autre religion. » « Pour apprendre à aimer, on peut aimer l’être humain, mais en réalité l’amour n’est dû qu’à Dieu. »

D’autres aphorismes sont d’ordre pratique et propres à nous donner confiance dans la vie, pleins, d’ailleurs, d’expérience psychologique et d’un certain scepticisme qui ne répugne pas aux Français.

« L’homme est le reflet de son imagination : il est aussi grand et aussi petit qu’il pense être. » « Un homme qui ne réussit pas éloigne souvent la réussite par l’impression de ses insuccès antérieurs. » Et cette autre, enfin, utile à faire connaître à des disciples trop dociles : « La confiance en autrui sans confiance en soi-même ne représente aucune valeur. »

En réalité, la doctrine des Soufistes est, avec tant d’autres expressions de spiritualisme moderne, une tentative de fusion de tous les cultes. Nous retrouvons là, comme chez les théosophes, le syncrétisme qui fleurit naguère à Alexandrie et qui caractérise toutes les périodes de décadence. « La religion est une, professe le maître ; seules ses manifestations diffèrent. » « Peu importent la forme et la manière employées pour vénérer la divinité ; seule compte la sincérité de l’offrande. »
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Ici, il nous faut préciser que les adeptes de la nouvelle doctrine se défendent énergiquement de vouloir fonder une église. Le Soufisme n’est, disent-ils, qu’une philosophie.

N’étant point initié, nous ne saurions trancher cette question. Constations toutefois que Pir O Murshid fait plus figure de prophète que de philosophe. Kant ne prétendait point être un messager de Dieu et il n’est pas venu à l’idée de Descartes de se comparer au Christ et même à Mahomet.

D’autre part, le Soufisme comporte des cérémonies que président des célébrants spéciaux, manifestations à quoi les différents systèmes philosophiques ne nous ont point habitués jusqu’ici.

Ces sortes de services pieux ont lieu à trois heures, le vendredi en français, le dimanche en anglais.

Sur une estrade s’élève un autel formé de quelques planches posées sur des tréteaux, mais que des étoffes d’un beau jaune d’or drapent assez noblement et où brillent huit cierges.

Six de ces lumières symbolisent les grandes religions qui se sont partagé et se partagent encore l’empire spiritual du monde, savoir : le brahmanisme, le bouddhisme, le zoroastrisme, le judaïsme, le christianisme, le mahométisme.

Le septième cierge est allumé en l’honneur des sages inconnus qui ont apporté au monde un peu de vérité ; le huitième, enfin, plus élevé que les autres, est la flamme même de Dieu.

Les livres sacrés de ces six religions reposent sur l’autel : Baghat Siva, enseignement de Bouddha, Zend Avesta, Ancien et Nouveau Testament, Coran. Le célébrant lit un verset de chacun d’eux et termine par un paragraphe de Pir O Murshid.

Les caractéristiques de ce culte sont, avec l’éclectisme de son enseignement, l’absence de chants et les silences prolongés qui atteignent parfois une demi-heure. « Il faut, disait déjà le Père Gratry, se taire pour écouter Dieu. » L’effet de tels silences, encadrant des lectures en soi émouvantes, est particulièrement saisissant. Je ne sais si l’on médite ; mais, à coup sûr, les nerfs fragiles s’y exaspèrent. Cela est plus impressionnant que certaines extases bruyantes, niaises un peu et puériles, à quoi nous ont accoutumés d’autres cultes.

En outre de ces cérémonies, Pir O Murshid donne des conférences publiques – nous n’osons écrire des sermons – qu’un de ses disciples, tel M. Crommelenk à la Société des Nations, traduit immédiatement en français.

Il faut reconnaître d’ailleurs, que rares sont ceux de nos compatriotes qui assistent à ces réunions ; le public y est surtout anglo-saxon. Notre pays peu mystique en soi et réfractaire aussi à l’idée pure est, paraît-il, le moins perméable à cette propagande, encore qu’il y ait des groupes à Paris, Nice, Lyon, Cannes et au Havre.

Partout ailleurs le Soufisme, qui a commencé à être prêché seulement en 1910, compte de nombreux adhérents, notamment en Amérique du Nord et du Sud, en Allemagne, en Italie, en Espagne, en Angleterre, et même, à en croire ceux des fidèles que nous avons, sur ce point, interviewés sans discrétion, le mouvement se développerait avec une amplitude telle que tout essai de statistique est, pour le moment, impossible, tant le chiffre des adeptes va croissant chaque jour.

Tous les ans, à Genève, pays neutre et centre de l’Europe, les délégués des divers groupes et des divers peuples se réunissent en une sorte de concile où sont discutés les intérêts et peut-être les dogmes du Soufisme. C’est, à côté de la grande, et pas beaucoup moins inutile, une petite Société des nations.

Il va sans dire que nous ne faisons pas nôtres les assertions des adeptes qui, de la meilleure foi du monde, peuvent prendre leurs désirs pour des réalités. Pratiquement, il est impossible de déterminer actuellement l’importance matérielle du Soufisme. Son avenir est plus incertain encore, car on ne saurait apprécier exactement le rôle que joue la personne même de Pir O Murshid Inayat Khan dans le succès d’un mouvement qui peut aussi bien s’épanouir que disparaître après lui.

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Une croisade contre la douleur.

LES SALUTISTES ET LEUR DOCTRINE.

A la Bucy, place Maubert, aux abords sinistres du Serrurier, dans tous les bas-fonds où grouille cette humanité élémentaire dont Francis Carco a dit les passions et les lois, on voit souvent se glisser, deux par deux, des femmes vêtues de bleu sombre et qui, sous l’auvent de leur chapeau de paille à ruban rouge, ont des yeux singulièrement limpides de candeur et de foi. Sans hésiter, avec une simplicité qui ignore son courage, elles entrent dans un de ces repaires où des messieurs à accroche-cœur mènent, devant de bas alcools, une belotte attentive, tandis qu’au dehors leurs « dames » arpentent le trottoir, attendant le passant fructueux.

Et là, fantômes noyés dans une brume de tabac, aigrie de parfums sûrs et de tord-boyaux, sans même prendre conscience d’un contraste dont Hugo eût fait une antithèse formidable, ces deux femmes disent à ces prostituées, à ces assassins et à ces souteneurs, les délices de la pureté et le poème infini du pardon. Elles chantent et, à leur voix qui d’abord tremble, puis s’affermit, se taisent, pour un instant, les appels obscènes et les jurons. L’apoplectique patron s’arrête de jongler avec ses bouteilles multicolores, les cartes que les « poisses » cueillaient d’un pouce gras ne tombent plus ; à côté d’un Sidi qui s’émeut et ricane de ne pas comprendre, une fille accoudée sur la table pleure en se souvenant de cantiques et du mois de Marie.

Ce n’est hélas qu’une trêve, une courte minute de silence ; mais, comme dit le populaire en une de ses fraîches images « un ange a passé », tandis que deux femmes au visage fané sous un chapeau ridicule redisaient l’étonnante nouvelle que d’humbles traîne-filets galiléens annonçaient déjà, il y a deux mille ans, dans des bouges tout pareils de Suburre.

        Quand Jésus remplit un cœur
        Il déborde de bonheur,
        Et l’effroi ne l’atteint plus ;
        Ah ! venez à Jésus.

Quel ferment de repentir laissera en des âmes de vice ces romances de l’amour divin aux rimes d’une platitude incroyable, même pour des vers pieux ? Que fait-on des bibles ainsi libéralement distribuées ? Et pour tout dire, enfin, combien parmi ces bandits viendront rue de Provence, dans les réunions de sainteté ou de salut, attester que Christ a eu pitié d’eux, qu’il les a retirés de l’infamie où ils vivaient et que maintenant ils sont heureux ; confessions étonnamment semblables et qu’encadrent, soutenues de cymbales et de cuivre, deux strophes édifiantes enlevées sur un air de gigue ou de pas redoublé !

Si l’action morale de l’Armée du Salut échappe ainsi à la statistique, on peut du moins affirmer, chiffres sur table, la matérialité de ses bienfaits. Grâce à elle, tous les soirs, 1 200 hommes ou femmes, à Paris ou dans les grandes villes de province, retrouvent la douceur oubliée d’un lit, tandis que des camarades moins heureux, mais pourtant à l’abri, somnolent étendus sur des bancs, voire même le front sur les tables du réfectoire où un repas chaud vient de leur être servi. L’armée, puisque armée il y a, compte aussi des restaurants de tempérance, des foyers de civils et de soldats, des homes pour jeunes filles, des bureaux de placement, des maisons de relèvement, des camps d’éclaireurs, des colonies de vacances et jusqu’à une « armoire du pauvre ». Hier, elle a ouvert en plein quartier de la Glacière un « palais du peuple » avec 400 chambres ; enfin, parmi les projets que son État-major étudie avec une ardeur qui nous semblerait folie si elle ne se traduisait par des actes, il nous faut citer un sanatorium pour enfants tuberculeux et une mission auprès des forçats de la Guyane.
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Cette action sociale, si importante que nous ne pouvions la passer sous silence sous peine de donner une vision incomplète de l’œuvre entreprise par cette organisation, n’empêche pas celle-ci d’être avant tout une religion qui a ses dogmes, ses cérémonies, ses prêtres et qui fait, bien entendu, passer, avant tous les autres, les devoirs du prosélytisme.

Son credo est contenu entièrement dans ce que la phraséologie belliqueuse de cette secte, hiérarchisée selon les règles militaires les plus strictes, appelle « les articles de guerre ». L’Écriture nous enseigne que nous devons professer nos croyances, non pas seulement de bouche, mais encore de cœur. La Salvation Army impose une troisième condition, toute moderne, puisqu’elle exige que soit dûment paraphée et signée cette lettre de change que tirent ses convertis sur l’Éternité. Saint Paul n’avait évidemment pas prévu cette précaution.

« Je crois, est-il dit en substance dans ce document, que nous sommes sauvés par la grâce, par la foi en Notre-Seigneur Jésus-Christ et que celui qui croit a le témoignage en lui-même. Je crois à l’immortalité de l’âme, à la résurrection du corps, au Jugement universel, à la fin du monde, au bonheur des justes, à l’éternelle punition des méchants.

Par ailleurs, le culte ne comporte pas de sacrement ; chacun communique ou tente de communiquer directement avec le Très-Haut.

On reconnaît là les théories générales du protestantisme, le salut par la foi et la grâce, aussi mais simplifiée encore, l’évangélisme élémentaire des Méthodistes dont William Booth, fondateur de l’Armée du Salut, fut un temps pasteur.

Ces articles de foi, s’ils sont peu nombreux, sont du moins très précis, et les représentants les plus qualifiés de l’Armée reconnaissent honnêtement que leur religion s’oppose à la plupart des autres confessions chrétiennes, et notamment au catholicisme. C’est là une attitude très franche dont gagneraient à s’inspirer bien des sectes plus ou moins occultes qui, pour augmenter le nombre de leurs fidèles, ne craignent pas d’avoir recours à une équivoque à quoi prête d’ailleurs le vague même de leur doctrine.

Les prêtres de l’Armée sont ses officiers, tout comme son école militaire est en même temps son grand séminaire. L’esprit anglo-saxon se délecte décidément en une confusion de genre où notre mentalité latine voit volontiers quelque ridicule.

De même notre bon goût est heurté péniblement par ces cérémonies où, dans une salle nue, seulement décorée d’une fresque représentant l’enfant prodigue, de braves gens chantent d’un ton pénétré que Dieu est leur père, Jésus leur frère et le Saint-Esprit leur parrain. Encore que cette parenté explique la familiarité et la fréquence des rapports qu’ils entretiennent avec Christ, ceux-ci ne laissent pas non plus que nous surprendre.

Et que dire du « témoignage », ce rite essentiellement méthodiste par quoi les auditeurs confessent publiquement leurs péchés. Avec les roulements de tambour qui le précède, l’étonnant comique des « témoins », il donne trop souvent au Français l’impression d’une de ces scènes dans la salle à quoi les revues de fin d’année doivent le meilleur de leur succès. Parfois, pourtant, un coin du voile se soulève et, sous le tissu banal des déclarations cent fois redites, on aperçoit un peu de vérité humaine et de douleur. C’est un vieux à figure inquiète, aux yeux troubles, qui s’accuse et pleure de retomber malgré lui dans le péché ; c’est une jeune fille qui déclare que ses parents dont elle est l’enfant unique ont, après une longue lutte, consenti enfin à la laisser partir pour l’école militaire. Et, tandis qu’une lieutenante blonde et rose, battant la mesure sur l’estrade, nous invite à remercier Jésus par le truchement lyrique du psaume 183, on pense à ce vieillard que ronge tour à tour et sans répit son vice et son remords, on revit le drame secret dont a été le théâtre ce foyer qui demain sera sans enfant.

Mais de telles impressions sont rares. Le plus souvent les « témoignages » sont d’une puérilité bien anglo-saxonne, comme l’ont été tout à l’heure les commentaires de la Bible que nous a donnés, en zozotant un peu, un capitaine d’état-major qui était en même temps pianiste, premier chanteur et conférencier.

Pour grandir de telles scènes, il nous manquera toujours l’exaltation têtue des revivals, la folie collective des camps mettings où, sur la lande comme les trois sorcières de Macbeth, les Méthodistes étalent leurs misères et leurs infamies, se mettent nus moralement avec une impudeur où entre peut-être un goût secret pour l’abjection sensuelle, pour la dégradation et ses troubles plaisirs.

Ce sont là choses que nous comprenons mal ; aussi bien les dirigeants de la Salvation Army  reconnaissent-ils de bonne grâce que le plus grand nombre des Français, ramenés par eux à une vie normale, retournent bientôt à leur confession primitive. Peu importe, d’ailleurs, aux officiers et officières de la Salvation Army, car, si étonnant que cela paraisse, ces illuminés ne sont point des fanatiques et c’est avec raison que le cardinal Gibbon a pu écrire d’eux qu’ils étaient « libres de tout esprit sectaire » et, ajouterons-nous, de tout nationalisme anglo-saxon.

C’est là une des raisons principales de leur succès, succès sans précédent, puisqu’en 82 pays 28 261 officiers, 126 022 sous-officiers mènent, derrière le drapeau bleu et rouge, leur croisade contre le scepticisme et, ce qui vaut mieux, contre la misère et la souffrance.

Certes, force nous est bien de reconnaître que l’Armée du Salut n’enrichira d’aucune idée neuve notre patrimoine intellectuel. Elle n’affinera non plus, semble-t-il, aucune sensibilité ; mais chaque jour elle « allège la peine des hommes » et n’est-ce pas en définitive, la seule œuvre que, sans distinction, toutes les religions nous imposent, comme aussi le seul bien que notre médiocrité puisse réaliser en toute certitude.

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Religion sans Dieu, morale sans sanctions.

LE CULTE DE L’HUMANITÉ

C’est exactement le 26 Gutenberg 49, qu’un vice-directeur d’église consacra dans la métropole religieuse du Grand Fétiche une chapelle destinée à devenir plus tard un siège de légation. Sur l’autel était placé, entre deux vases de fleurs, le buste du premier grand-prêtre avec, au-dessus de lui, le portrait de ses trois anges. Un coussin supportait le testament, inédit encore, de ce très saint Père spirituel.

L’officiant portait au bras droit le ruban vert rituel que les simples fidèles avaient au bras gauche. Bien que le calme du Grand Milieu ait permis de prolonger assez tard cette cérémonie, on ne donna aucun sacrement, ni Maturité, ni Destination, ni Retraite.

L’encombrement des rues dans la métropole ne permit même pas de terminer cette belle fête par une de ces processions sociolatiques qui sont d’un si grand effet sur le populaire.

Ce que vous venez de lire n’est pas, comme vous semblez le croire, madame, et vous-même, monsieur, le début d’un roman à la Wells, non plus que le récit d’un accès de folie collective, il s’agit ici d’une commémoration qui fut simplement très émouvante et à laquelle prirent part, sinon les plus raisonnables des hommes, du moins ceux qui professent la plus vive horreur pour les spéculations théosophiques et la viande creuse de la métaphysique, les Positivistes, puisqu’il faut enfin cesser la plaisanterie et les appeler par leur nom.

On sait qu’environ la quarante-deuxième année de son âge, Auguste Comte résolut de compléter, de couronner en quelque sorte, par la création d’une religion, l’œuvre de synthèse historique qui avait été le but de sa vie et qui, d’après lui, devait transformer le monde.

Opposé à toutes les croyances, qu’il estimait invérifiables parce que de l’ordre surnaturel, il voulut que l’altruisme seul fût la base morale du nouveau culte et ainsi, sur cette terre devenue le Grand Fétiche et qui se meut dans le Grand Espace, fut créée la religion de l’Humanité. La métropole en fut Paris, car « Paris, c’est la France, l’Occident, la Terre ». Les maximes fondamentales de cette nouvelle église furent : « L’amour pour principe, l’ordre pour base, le progrès pour but. La soumission est la base du perfectionnement – et celle-là enfin la plus justement célèbre – l’Humanité se compose de plus de morts que de vivants ».

Malheureusement, en cette même période de son existence, le philosophe conçut pour une jeune femme, Clotilde de Vaux, une passion aussi pure que désordonnée. De là, dans cette œuvre qui voulait être uniquement rationnelle, une série de divagations sentimentales qu’il nous semble bien difficile de qualifier autrement que de folie. Le culte de l’Humanité devient, non pas même celui de la femme, mais celui de Clotilde ; son symbole fut une vierge de trente ans portant en ses bras son enfant, conçu par la seule puissance de l’amour maternel et sans le secours de l’homme.

On reconnaît aisément dans cette parthénogénèse, réservée jusqu’à plus ample informé aux seules abeilles, un souvenir catholique. Cette influence se fait également sentir, à côté d’autres préoccupations, dans l’institution des sacrements. Ceux-ci sont au nombre de neuf : la présentation, sorte de baptême ; l’initiation, qui a lieu quand l’enfant quitte la mère, c’est-à-dire environ le moment où le catéchisme place l’âge de raison, l’admission à vingt et un ans du service de l’Humanité, et que les attardés que nous sommes appellent encore majorité ; la destination ou choix d’une carrière, à vingt-huit ans ; le mariage, lequel est vieux comme le monde ; la maturité, cérémonie où le prêtre invite l’homme mûr à réfléchir sur sa responsabilité sociale ; la retraite ; par quoi à soixante-trois ans on choisit son successeur ; la transformation, qui a lieu à l’instant de la mort et où le sacerdote mêle ses pleurs à ceux de la famille ; enfin, sept ans après l’enterrement, la translation du corps dans un de ces bois sacrés qui entourent les temples de l’Humanité.

Encore qu’Auguste Comte ait affirmé que, sept ans après sa mort, le monde serait converti à sa doctrine, il n’y a d’ailleurs de temple semblable qu’à Rio de Janeiro.

Là, en effet, est le centre de la religion positiviste dont Benjamin Constant Botelho de Magalhes, un des fondateurs de la république, était partisan convaincu. L’hymne national de ce jeune État est un chant positiviste : « L’homme s’agite et l’Humanité le mène. Sois béni ! Jour éternel de la paix. » Enfin, les cérémonies du culte nouveau, y compris les divers sacrements, ne sont célébrées régulièrement qu’à Rio de Janeiro. La victoire des alliés y donna lieu notamment à une fête splendide, terminée par une procession sociolatique, dont le caractère le plus remarquable fut d’être composée d’une série d’automobiles, lesquelles portaient les bustes des principaux bienfaiteurs de l’Humanité.

Ce sont les Brésiliens qui ont acheté la maison située 10, rue Payenne, derrière Carnavalet, et où est morte Clotilde de Vaux. Ils l’ont transformée en chapelle, précisément au cours de la cérémonie dont nous avons en débutant fait le récit plus succinct encore que pittoresque. On peut y voir encore, dans une pièce du deuxième étage, au-dessous de la chambre où agonisa l’inspiratrice du maître, un autel surmonté d’un tableau représentant la Vierge Mère et qu’ornent avec des fleurs les portraits de Comte et de Clotilde ; enfin, le long des murs, les bustes des bienfaiteurs de l’Humanité, bref tout ce qui constitue un temple, exception faite des fidèles, car il ne semble pas que personne y soit jamais entré autrement qu’en curieux.

C’est que l’adoration de Clotilde est en soi quelque chose d’extravagant qu’admettent très difficilement ces esprits précis que sont les Positivistes français.
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Ces derniers ont pourtant, eux aussi, une religion mais épurée de tout mysticisme, celui-ci étant, selon eux, l’oppression de l’intelligence par le sentiment, oppression dont l’amour d’Auguste Comte le rendit indiscutablement victime.

Au numéro 54 de la rue de Seine, la société positiviste d’enseignement que préside M. Corra commémore, en effet, chaque année, les 19 janvier et 5 septembre, les dates de la naissance et de la mort du philosophe. En outre, le troisième dimanche de chaque mois du calendrier positiviste, on célèbre le grand homme qui donna son nom à ce mois et le grand fait historique dont ce nom est, en quelque sorte, le symbole. C’est ainsi que tour à tour sont exaltés Moïse et la théocratie initiale, Homère et la poésie ancienne, Aristote et la philosophie ancienne, Archimède et la science ancienne, César et la civilisation militaire, saint Paul et le catholicisme, Charlemagne et la civilisation féodale, Dante et l’épopée moderne, Gutenberg et l’industrie moderne, Shakespeare et le drame moderne, Descartes et la philosophie moderne, enfin Bichat et la science moderne. Il y a une lacune, le onzième et avant-dernier mois consacré à la politique moderne a, en effet, perdu son patron, Frédéric II, que les positivistes français ont, non sans raison, rayé de la liste des grands hommes qui ont fait progresser l’Humanité.

Le 31 janvier a lieu la fête générale des morts et, dans les années bissextiles seulement, ce qui n’est pas très galant, la fête générale des Saintes Femmes.

Dans ce schisme, car c’en est un par rapport à la religion purement comtienne, il n’existe plus que trois sacrements. Le mariage, la transformation, qui consiste en des discours prononcés au cimetière, avec, trois jours après, si toutefois le mort en est digne, une nouvelle cérémonie au siège de la société ; enfin, pour les membres les plus éminents de l’église, sept ans après leur mort, c’est-à-dire au moment où Comte place la translation, une nouvelle et dernière commémoration de leurs vertus.

Ces fêtes, toutes intellectuelles et qui ont pour but d’affirmer la solidarité humaine en reliant au présent et à l’avenir le passé en ce qu’il a de plus noble et de plus fécond, ces fêtes consistent uniquement en discours accompagnés de musique. Une société vient de se former pour en augmenter la beauté. Elle a commémoré les morts, le 31 janvier dernier, avec un particulier éclat.

Ce culte des défunts, cette religion de l’altruisme, d’où a été exclu soigneusement tout ce que nous appellerons la Clotildolâtrie, ne manque pas de grandeur austère et de beauté ; malheureusement, il parle peu au sentiment et, sans autres sanctions que les satisfactions de la conscience, il ne peut s’adresser au vulgaire.

La concierge de la rue Payenne, que nous interrogions sur le nombre de pèlerins qui viennent en ces lieux rendre hommage à Comte et à celle qui l’a inspiré, nous répondit qu’ils étaient infiniment peu nombreux : « Que voulez-vous, monsieur, ajouta-t-elle, c’est une religion pour laquelle, à ce qu’on m’a dit, il faut être trop intelligent et trop instruit. »

Cette critique ainsi naïvement exprimée est à la fois le plus bel éloge et la condamnation formelle du culte de l’Humanité.
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Où les coëns parlent avec les anges.

LES MARTINISTES.

Encore qu’il ait tiré deux fois sa montre au cours d’un entretien qui n’excéda pas un quart d’heure, je ne puis dire que ce monsieur ait été méprisant, car, après tout, ce pouvait n’être là qu’un tic, mais à coup sûr, il fut dédaigneux, de ce dédain superbe que l’insuffisance des mots n’exprime pas, mais que traduisent le moindre geste et jusqu’aux inflexions de la voix. Et, en vérité, comment en eût-il été autrement puisque mon interlocuteur était un de ces Martinistes des grades supérieurs, grand-maître de la clef, ou Prince du Liban, qui acquièrent « par la pureté corporelle, animique et spirituelle, des pouvoirs qui leur permettent d’entrer en relation avec les êtres invisibles que les églises appellent anges ». Quand on vient de converser, dans le plan astral, avec Furlac et Tolliud, esprits de feu et de l’eau, ou encore avec Chamaliel, indulgentia Dei, prince de Vénus, on ne saurait évidemment s’intéresser que peu aux bavardages d’un pauvre diable de reporter, qui ne fut jamais qualifié d’ange que par une nourrice bas-bretonne, aussi dénuée de sens critique qu’étrangère à la propriété des mots.

Le maître, que nous avions l’audace d’interroger ainsi, est un très illustre frère, membre du suprême conseil, venu de Lyon à Paris tout exprès pour restaurer dans la capitale ce culte ésotérique  qui, après des fortunes diverses, connut, il y a quelque vingt-cinq ans, une certaine popularité grâce au docteur Encausse, dit Papus, docteur en médecine de la Faculté de Paris, docteur en kabbale de la Faculté des sciences hermétiques et qui, grand polygraphe s’il en fut, a écrit longuement sur tous ces systèmes, dont son successeur affecte de ne point même parler.

« Ce ne sont pas là, m’a-t-il dit en substance, des questions dont il convient d’entretenir les profanes. D’ailleurs, j’ai un chef à Lyon, mon ami Bricaud, grand-maître de l’ordre ; c’est à lui seul qu’il appartient de faire ou non connaître nos doctrines. Je vous dirai seulement que le Martinisme, quoi que prétendent nos ennemis, se développe de plus en plus. Je reçois tous les jours la visite de gens éminents, docteurs, professeurs, etc… qui désireraient y être affiliés. Je réserve mon jugement, je les mets comme on dit, sur la cheminée (sic), admettant seulement l’élite d’entre eux, tant intellectuelle que morale. Car nous devons, monsieur, être une élite, les forces auxquelles nous commandons ne sauraient, en effet, être maniées impunément par tous. »

Ici s’intercala une histoire assez obscure où je crus comprendre que quelques jeunes adeptes s’étant assuré sans doute la complicité de Chamaliel, indulgentia Dei, prince de Vénus, avaient naguère abusé de ces forces dans l’intérêt de leurs amours. Ayant déploré d’un soupir les abus de ces polissons, mon interlocuteur reprit : « Il est difficile, d’ailleurs, de n’avoir pas au début quelques petits accidents, dans l’exercice de la magie blanche. »

- La magie blanche, murmurai-je, n’est-ce pas ce que le vulgaire appelle prestidigitation ? »

En réponse à cette interruption irrévérencieuse, mon Martiniste professa : « Notre magie est blanche parce que, venant de Dieu, elle n’est employée qu’à des fins morales, alors que la magie noire, qui évoque les puissances infernales, est, par là même, au service du mal ! »

Cette déclaration me rassura, elle m’eût même donné quelque envie d’embrasser le Martiniste si, à ce moment précis, le sergent recruteur de cette armée du bien ne m’eût répété, et sur un ton qui, visiblement, ne m’était pas favorable, qu’il exigeait de ses adeptes d’exceptionnelles vertus. Crainte de rester sur la cheminée, je n’insistai point.

Lissant d’une main soignée sa barbe blé et sel, mon interlocuteur continua : « Il faut d’abord être Maçon, mais ce n’est là qu’un stade préparatoire que j’ai, en ce qui me concerne, depuis longtemps franchi. Je ne prends plus part qu’à des réunions où, entre autres choses, on discute les plus hauts problèmes de la philosophie. Souffrez que je ne vous en dise pas plus long, car, encore une fois, ce ne sont pas là mes secrets. Ce soir même, d’ailleurs, à ne vous rien cacher, un rapport sur votre visite partira pour Lyon. »

J’acceptai de bonne grâce cette éventualité et pris congé après avoir été toutefois admis à contempler la photographie de Jean II, Bricaud, portant la robe, l’anneau d’argent et d’améthyste, enfin, suspendu à un cordon de soie violette, le Tau mystérieux du patriarche gnostique, car le grand maître du Martinisme est en même temps chef de l’Eglise albigeoise, dont le docteur Fugarton, qui était, lui aussi, membre du suprême conseil martiniste, fut un des derniers évêques. Cela n’a, d’ailleurs, rien qui nous doive surprendre, c’est toujours au vieux fonds albigeois, et par lui, plus loin que lui, au vieux fonds de l’alexandrinisme que les illuminés empruntent des idées qu’ils croient neuves et dont la subtilité hellénique avait déjà coloré toutes les nuances et démonté tous les rouages.
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Ce soir-là, comme eût dit Dante, nous ne parlâmes pas plus avant. Aussi bien m’était-il facile, en dépit de tous ces mystères, de me procurer par ailleurs des renseignements sur une doctrine qui est, au moins dans ses grandes lignes, depuis longtemps connue.

Martinez de Pasqualis ou Martines de Pasqually, dont on ignore l’origine exacte, commença, en effet, d’enseigner à Paris, vers le milieu de ce siècle paradoxal où les idées et les hommes se heurtaient en des chocs d’où devaient jaillir les lueurs incendiaires de la révolution française, où les pires incrédules croyaient dur comme fer au baquet de Mesmer et à l’immortalité de Cagliostro. Martinez se contentait de converser avec les anges, ce qui, eu égard aux excentricités de l’époque, était, sans doute, considéré comme un peu plat.

« Martinez, écrit Papus, faisait venir dans la salle des séances ceux qui lui demandaient la lumière. Il traçait les cercles rituéliques ; il écrivait les paroles sacrées ; il priait avec humilité et ferveur ; agissait toujours ainsi au nom du Christ, ainsi qu’en ont témoigné tous ceux qui ont assisté à ses opérations et qu’en témoignent encore tous ses écrits.

« Alors, les êtres invisibles apparaissaient toujours en pleine lumière. Ces êtres agissaient et parlaient ; ils donnaient des renseignements élevés, invitaient à la prière et au recueillement, et cela sans médiums endormis, sans extases ni hallucinations maladives. »

« Quand l’opération était terminée et que les êtres invisibles avaient disparu, Martinez donnait à ses disciples le moyen d’arriver à produire eux-mêmes, à produire seuls, les mêmes résultats. »

Ainsi, dans le temps où s’imprimait l’Encyclopédie, ce Portugais, car il l’était peut-être, encore que personne n’ait jamais connu sa véritable nationalité, s’entretenait de façon courante avec les sept anges planétaires qui président, depuis la chute de l’homme, aux destinées des sept régions, à savoir : Michael, dont la devise est pauper Dei et qui gouverne Saturne ; Gabriel, fortitudo Dei, prince de Jupiter ; Ouriel, ignis Dei, prince de Mars ; Zérachiel, oriens Dei, prince du Soleil ; Chamaliel déjà nommé ; Raphaël, medicina Dei, prince de Mercure ; Tsaphiel, absconditus Dei, prince de la Lune, et enfin ces Seigneurs de moindre importance ; Ardarel, ange du feu ; Casmaron, ange de l’air ; Talliud, ange de l’eau ; Furlac, ange de la terre. J’en passe et des meilleurs, mais n’ayant point séjourné dans les chambres vertes, noires, astrales et rouges où l’on instruit les adeptes, là, se borne mon érudition.

Pour être favorisé de tels entretiens, il faut, en effet, être affilié à une de ces loges de Coëns – ce qui veut dire prêtre en hébreu – que Martinez créait à  l’imitation de Swedenborg dont nous avons déjà parlé plus haut, loge dont Joseph de Maistre aurait un moment fait partie.

Tout coën reçoit en même temps que l’initiation le brevet de Rose-Croix avec – qu’on me pardonne cette formule triviale mais ici trop juste – l’art et la manière de s’en servir.

Claude de Saint-Martin, un des premiers disciples du maître, profita de cette science pour se faire dicter par un esprit dit : « l’Agent ou le philosophe inconnu » un livre qui, à en croire son titre : Des erreurs et de la vérité, contiendrait la somme des connaissances humaines, car enfin, il faut qu’une chose soit fausse ou soit vraie. La première partie doit être bien longue et la seconde bien courte, disait spirituellement Voltaire.

Quoi qu’il en soit, ce volume contient des révélations singulières. Citons celle-ci qui est devenue classique :

« Autrefois, l’homme avait une armure impénétrable et il était muni d’une lance composée de quatre métaux qui frappait toujours en deux endroits à la fois. Il devait combattre dans une forêt formée de sept arbres dont chacun avait seize racines et quatre cent quatre-vingt-dix branches ; il devait occuper le centre de ce pays ; mais s’en étant éloigné, il perdit sa bonne armure pour une autre qui ne valait rien. Il s’était égaré en allant de quatre à neuf et il ne pouvait se retrouver qu’en allant de neuf à quatre. Cette loi terrible était imposée à tous ceux qui habitaient la région des pères et des mères, mais elle n’était point comparable à l’effrayante et épouvantable loi du nombre cinquante-six et ceux qui s’exposaient à celle-ci ne pouvaient arriver à soixante-quatre qu’après l’avoir subie dans toute sa rigueur. »

C’est évidemment un assez bon exemple de ce que ce même Voltaire appelait le galimatias triple. Reconnaissons toutefois qu’à en croire les Martinistes tout cela serait parfaitement compréhensible, à condition, bien entendu, soit d’avoir la clef de ces métaphores, soit de connaître les secrets de la Kabbale, laquelle permet d’interpréter les textes tantôt par la géomantrie, qui consiste à appliquer aux lettres d’un mot la signification qu’elles ont en nombre, tantôt par la thémurie, au moyen de laquelle on peut, en usant de l’anagramme, dévoiler le mystère de n’importe quelle phrase. C’est là un petit jeu qui remplacera, quand on voudra, les mots croisés.

Vuillermoz, de Saint-Martin, Delaage propagèrent cette doctrine. Plus près de nous, Papus, qui eut son heure de célébrité, en fut le grand maître. A sa mort, qui eut lieu pendant la guerre, le Très Illustre frère Teder (Charles Detre) fut élu grand maître par le comité directeur, le grand maître défunt n’ayant laissé aucune indication sur son successeur. L’élection est, en effet, exceptionnelle dans le Martinisme qui, opposé en cela aux principes démocratiques, estime que le pouvoir doit venir de haut en bas, et non de bas en haut.

Le grand maître Teder, en mourant, désigna son successeur, le très illustre frère Jean II, Bricaud, lequel est non seulement, comme nous l’avons dit, patriarche de l’Eglise albigeoise, mais fut évêque régionnaire de l’Eglise Orthodoxe latine qui ne vécut qu’un instant au moment de la séparation, et dont le vicaire général pour la France était Monseigneur Pierre René, vidame de Lignières, lequel d’ailleurs s’appelait tout bonnement Lorrain, comme vous et moi.

L’ordre a des souverains délégués dans le monde entier, il se propose pour buts principaux : la réintégration de l’être humain vers Dieu, la spiritualisation de l’Humanité. C’est un bel idéal, ajoutons que par leurs conjurations les illustres frères interviennent dans tous les phénomènes tant terrestres que célestes. C’est du moins leur opinion et, à les en croire, ils rétabliront un jour dans le monde la fédération de toutes les nations, l’alliance de tous les cultes et la solidarité universelle.

Acceptons-en l’augure et constatons qu’en tout cas ces illuminés, qui se contentent d’agir dans le plan astral, sont, dans le plan terrestre, les plus inoffensifs des hommes, excellents pères de famille, généralement de bonnes vie et mœurs. Je laisse à de mieux qualifiés de savoir s’ils sont sages ou s’ils sont fous. Comme on dit, au Palais, le tribunal – qui, en l’espèce, se compose des lecteurs – le tribunal appréciera. Je n’ai fait que lui présenter quelques pièces du procès.

EUGÈNE GASCOIN.


NOTES :
(1) Les Nazirs ou Naziréens étaient des ascètes juifs qui, par suite d’un vœu, se retiraient loin du monde et évitaient toute souillure. Saint Jean-Baptiste était un Naziréen.
(2) D. Ammann : Pneumatologie pratique.

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