C’est un businessman dont la plume d’or fait naître sur la page blanche
d’un carnet la floraison des chiffres, gage des moissons futures ; plus
humblement, c’est une petite vieille portant au bras le cabas classique
d’où émerge la face lunaire d’un chou-fleur ; un sergent de ville aux
belles moustaches et qui, de son bâton, arrête ou laisse fluer la pâte
presque homogène des voitures. Encore, c’est une jeune femme que rien
ne distingue, pas même la qualité de son bavardage mondain ; enfin,
sourire aux dents et perle au plastron, un élégant commis qui, pour une
Américaine, emprisonne et fait jouer dans une gemme de 10 000 dollars
toute la féerie du soleil. A les voir ainsi – car ils sont tels et nous
n’avons rien inventé, – figurants anonymes en la fresque grise de
l’existence, volontiers notre malveillance leur prêterait une vie
intellectuelle réduite à la gazette quotidienne, des besoins
sentimentaux que suffisent à combler les joies monocordes du ménage,
l’illusion sans faste de la plus banale aventure, et pourtant, tout en
achetant, vendant, écrivant comme nous, sans que rien ne les distingue
des autres, savourant l’amer orgueil des croyances solitaires, ils
s’enivrent à longs traits du mystérieux et de l’invérifiable. Demain,
dans une heure peut-être, vêtus des ornements que brodent le triangle
symbolique ou le pentagramme sacré, évêques, grands-maîtres, voire
simples fidèles, ils entraîneront leur extase par le jeu méthodique des
formules et des gestes, jusqu’aux frontières indécises où commencent
les jardins de l’hallucination et de la folie, riches en vénéneux
parfums.
Nous ne les avons pas suivis jusque là qui est, parfois, le domaine du
médecin. C’est seulement de l’extérieur que nous avons voulu étudier ce
pittoresque psychologique, ce bric-à-brac intellectuel et sentimental
où il y a de tout, de l’ignorance et la science la plus abstraite, un
érotisme qui s’ignore, et les plus pures inspirations, surtout
l’orgueil naïf des autodidactes ou des peuples neufs, nuit étrange,
toute peuplée de fantômes, mais où brillent parfois des lueurs courtes
qui semblent un instant éclairer l’inconnaissable, illuminer l’infini.
Ce sont des documents pris sur le vif que, reporter impartial, mais
rien de plus, nous livrons ainsi au public. Encore parmi eux,
avons-nous fait un choix, réservant pour une étude plus complète les
hérésiarques juifs ou chrétiens, enfin, les théosophes et les spirites
sur lesquels on a déjà tant écrit. Puissent ces notes amuser par leur
pittoresque et intéresser par ce qu’elles nous révèlent tantôt de
spécifiquement ethnique, tantôt d’éternellement humain.
_________
La religion du miracle.
L’ANTOINISME.
« Son corps n’était qu’une plaie et le père Antoine l’a guérie, les
aveugles voient, les sourds entendent et les malheureux s’en vont
consolés ».
Ainsi parle d’un ton onctueux, une lueur en ses yeux clairs d’enfant,
un petit homme à barbiche, vêtu d’une soutanelle noire qui lui descend
jusqu’aux genoux, cependant que la miraculée, une sorte de diaconesse,
également de noir vêtue, l’écoute, mains jointes, un sourire d’extase
illuminant sa figure aux traits flétris. Nous sommes dans le parloir où
frère Baptiste Pastorelli, tailleur de son état et, par surcroît,
desservant du temple antoiniste, accueille les malades, les soulage et
même les guérit, si toutefois leur confiance est assez forte et leur
maladie assez faible, tant il est vrai que, depuis que le monde est
monde, les miracles se ramènent, disons presque tous, à cette équation.
Le temple qui suit le parloir est, comme lui, froid et nu. Sur les murs
on peut lire des préceptes antoinistes d’où il appert, à première vue,
que la clarté n’est pas la qualité dominante de cette religion. « Si
vous m’aimez, vous ne l’enseignerez à personne, puisque vous savez que
je ne réside qu’au sein de l’homme. Vous ne pouvez témoigner qu’il
existe une suprême bonté, alors que du prochain vous m’isolez. » Et
encore : « Si vous respectez toute croyance et celui qui n’en a pas,
vous savez, malgré votre ignorance, plus qu’il ne pourrait vous dire. »
J’en passe, et des moins limpides.
Dans le fond du temple, derrière une chaire à deux étages, est figuré
l’arbre de la science et de la vue du mal, « car la science est
mauvaise et l’intelligence aussi ». Le père Antoine n’a-t-il pas
formulé ainsi son huitième principe :
Ne vous laissez pas maîtriser par votre intelligence
Qui ne cherche qu’à s’élever
toujours
De plus en
plus ;
Elle foule aux pieds la
conscience,
Soutenant que c’est la matière qui donne
Les vertus ;
Tandis qu’elle ne renferme que la misère
Des âmes que vous dites
Abandonnées.
Qui ont agi seulement pour plaire
A leur intelligence qui les a
égarées.
Je ne sais si mon intelligence m’a égaré, mais je sens qu’elle s’égare
tandis que j’écoute les explications que me donne avec une inépuisable
bienveillance frère Pastorelli aux yeux d’enfant. Tâchons cependant de
les résumer.
Il y a environ un demi-siècle, un ouvrier belge nommé Antoine eut, vers
la quarante-deuxième année de son âge, une révélation. Très affaibli
physiquement par une atroce maladie d’estomac, il sentit autour de lui,
et le reliant aux autres hommes, la présence de fluides sur lesquels il
lui était possible d’agir par la prière. En même temps, il comprit que,
les maux du corps étant causés par les maux de l’âme, cette même prière
devait les guérir les uns et les autres. Il pria, se guérit lui-même,
guérit ses voisins ; bientôt son pouvoir fut tel qu’il put soulager une
foule tout entière, voire même agir sur elle au loin par des «
opérations générales ». Il appartenait évidemment à notre seule époque
de voir le miracle collectif – le miracle en série, pourrait-on dire –
et transmis à distance comme la parole l’est par le téléphone, quand
toutefois les dames employées veulent bien y prêter la main.
Lorsque « père » mourut, « mère », ainsi s’appelle Mme Antoine pour les
fidèles, « mère » hérita de ses prérogatives, et c’est ainsi que, du
temple de Jemmapes-sur-Meuse, pays de l’annonciateur, à dix heures du
matin, les quatre premiers jours de la semaine, s’épand sur le monde le
flot des grâces et des bénédictions.
Aux mêmes jours et aux mêmes heures, en tous lieux, les adeptes prient.
Dans chaque temple, le frère desservant monte au second palier de la
chaire et là, les mains jointes, le regard fixant la voûte, il s’unit
en pensée à l’opératrice lointaine, à l’humble petite vieille de
Belgique, qui se hausse à l’immense orgueil de prier pour toute
l’humanité. Les yeux sur lui, les fidèles tentent, eux aussi, de
participer à cette communion spirituelle et ainsi, sans souci des
distances, se noue par-dessus les frontières, par-dessus les océans, la
chaîne mystique qui, peut-être, et qui sait, a vraiment le pouvoir de
guérir, puisqu’il est tant de choses sur la terre et dans le ciel que
ne comprendra jamais notre philosophie et puisque enfin, nous venons à
peine de découvrir le monde mystérieux des fluides.
Puis, sur les cœurs ainsi tendus vers les extases, voici que glisse,
voici que chante l’archet d’une voix aux féminines douceurs. Au palier
inférieur de la chaire, une sœur est montée, presque jolie celle-là
sous l’affreux bonnet, jeune en tout cas, et qui, d’une voix au timbre
frais, lit les huit principes, les huit commandements que, par
l’intermédiaire de son serviteur Antoine, Dieu a bien voulu faire
connaître au monde.
C’est une doctrine humiliée, une doctrine résignée de pauvres gens et
de simples, d’ailleurs très fumeuse et où l’on reconnaît des traces du
christianisme, du socialisme, tel qu’il florissait vers 1848, du
romantisme même, bref de toutes les doctrines qui se sont heurtées au
XIXe siècle et qui ont laissé de leurs scories dans le cerveau d’un
autodidacte, inapte à les bien comprendre et à les digérer.
Méprisons l’intelligence qui nous trompe, ne nous croyons supérieurs à
personne, fût-ce aux plus coupables, ne prêchons pas, n’ayons pas même
l’orgueil de faire la charité : « Ce serait faire entendre que je suis
sans égards, que je ne suis pas bon, que je suis un mauvais père, un
avare qui laisse avoir faim son rejeton. Rien n’est bien s’il n’est
solidaire. Quand vous voudrez connaître la cause de vos souffrances,
que vous endurez toujours avec raison, vous la trouverez en
l’incompatibilité de l’intelligence avec la conscience, car elles sont
la base des termes de comparaison. Et enfin, tout ce qui vous est utile
pour le présent comme pour l’avenir, si vous ne doutez de rien, vous
sera donné par surcroît. Cultivez-vous, vous vous rappellerez le passé,
vous aurez le souvenir qu’il vous a été dit : « Frappez et je vous
ouvrirai, je suis dans le connais-toi ! »
Tout cela, qui répète en les déformant des formules mal comprises,
n’est pas bien neuf, pas bien précis non plus ; mais le vague même des
préceptes leur donne de l’ampleur et puis, enfin, les mélodies les plus
connues ne sont-elles pas celles qui, nous frôlant aux points déjà
sensibles, nous émeuvent le mieux ?
En fait, l’auditoire vibre, et certains s’en vont soulagés, quitte,
l’excitation passée, à retrouver tous leurs maux.
Le dimanche matin et chaque soir à sept heures et demie, à l’exception
du samedi, on lit, non plus les principes mais l’enseignement et la vie
du « père » – les évangiles après les commandements – enfin, le jour
comme la nuit, un frère et une sœur sont de service, prêts à verser à
tous ceux qui viennent à eux le baume de l’éternelle illusion.
Ils sont nombreux, ceux qui ont ainsi besoin d’autre chose que de la
vie quotidienne, et leur foule va s’accroissant tous les jours.
La Belgique, seule, compte plus de vingt temples, dont deux à
Bruxelles. Fait à noter. Ils furent, durant l’invasion, respectés par
les Allemands, ce qui tendrait à prouver que beaucoup de ceux-ci sont
Antoinistes. Ils se multiplient surtout dans ces pays anglo-saxons où
florissent toutes les formes du mysticisme ; la France, enfin, si
sceptique qu’elle soit, ne résiste pas à la contagion, puisqu’elle a
déjà des temples à Paris, Lyon, Tours, Vichy, Caudry, Vervins,
Aix-les-Bains et même à Monaco, ce qui est particulièrement inattendu.
Dans toutes les villes de province un peu importantes, dans la banlieue
de la capitale, des cérémonies ont lieu, à défaut de temples, en des
maisons privées ; à Paris même, l’édifice de la rue Vergniaud étant
déjà insuffisant, le culte est célébré encore rue des Grands-Augustins,
et il n’est guère de semaine où l’on ne voie, les femmes en noir, les
hommes en soutanelles et coiffés de leurs chapeaux haut de forme
tronqués, suivre un cercueil que couvre un drap vert, couleur de
l’espérance. C’est un enterrement antoiniste, et ceux-ci vont se
multipliant.
Ainsi que le fut l’évangile, cette doctrine toute de renoncement est
propagée par des humbles, ouvriers pour la plupart, et qui vont de
ville en ville, prêchant, guérissant, suscitant autour d’eux des
enthousiasmes que notre indifférence ignore, tout comme les Romains
ignoraient le travail profond que le Christianisme naissant faisait
subir à leur empire déjà plus qu’à demi vermoulu.
Heureusement, quoi qu’en disent les pessimistes, nous n’en sommes pas
encore là ; enfin, notre civilisation n’a point l’inhumanité de celle
que fondèrent les pâtres sauvages du Latium, et donc il manquera
toujours à l’Antoinisme, avec l’âpre volonté hébraïque et
l’intelligence des Hellènes, le sang fécondant des martyrs ; néanmoins
ce n’est déjà plus simplement une secte groupant autour d’elle quelques
illuminés : c’est une religion qui compte plus d’un million de fidèles.
Quelque puisse être son avenir, c’est dès maintenant une force morale
avec laquelle il nous faut compter.
_________
M. Purgon,
grand-prêtre.
THE CHRISTIAN SCIENCE
Jusqu’en 1866, les hommes professaient sur les miracles du Christ des
opinions qui, pour être essentiellement différentes, n’en étaient pas
moins logiques. Jésus est Dieu, déclaraient les croyants ; or, Dieu qui
a dicté ses lois à la nature, peut les modifier à son gré. Jésus n’est
pas Dieu, disaient les incrédules ; donc ses prétendus miracles ne sont
que des légendes fleuries.
Tout cela était trop clair, trop cohérent, trop latin, pour certains
cerveaux anglo-saxons ; aussi Mme Mary Baker Eddy, de Boston (U.S.A.),
trouva-t-elle autre chose. Sans nier l’origine surnaturelle du Christ,
elle estima que tout le monde devait pouvoir reproduire ses miracles.
Il ne s’agissait que de découvrir le secret, nous dirions presque le
truc, si le mot n’était ici souverainement déplacé, le secret du divin
thaumaturge. Et, le plus curieux, c’est qu’elle trouva ; le plus
curieux, c’est qu’elle se guérit ainsi d’une cruelle maladie de l’épine
dorsale et que, depuis ce temps, si elle n’est pas ressuscitée, comme
elle l’avait imprudemment promis, elle et ses successeurs ont guéri du
moins beaucoup d’autres.
Vous entendez bien qu’il s’agit ici de suggestion. Par cette même
persuasion, M. Coué, qui raisonne son pouvoir, et les Antoinistes, qui
ne raisonnent rien, sauvent autant de malades que les disciples de
cette dame américaine. De ce que ces phénomènes sont encore
insuffisamment analysés par la science, il n’y a pas lieu de crier au
miracle. M. Coué le sait bien, qui est Français et pense droit. Il n’en
reste pas moins que l’histoire de la
Christian science (science
chrétienne) et de sa fondatrice mérite de nous arrêter un instant.
C’est un des témoignages les plus curieux d’une façon de penser qui
nous est particulièrement étrangère et que, pourtant, nous devons nous
appliquer à comprendre, sous peine des plus graves malentendus.
Depuis plus de vingt ans, Mme Baker Eddy, qui en avait alors
quarante-cinq, cherchait le secret des miracles dans la Bible, ce livre
où les Anglo-Saxons trouvent tout, et de préférence ce qu’ils y
mettent. Un jour qu’elle gisait sans mouvement, l’épine dorsale à demi
brisée à la suite d’un accident, elle fut soudain illuminée en lisant
dans l’évangile le miracle du paralytique. « Lève-toi, marche et
emporte ton lit » dit le Seigneur au malade qu’il vient de guérir. Mme
Baker Eddy, se leva, marcha et, si elle n’emporta pas son lit, c’est
que cet effort ici n’était pas nécessaire ; si elle l’eût voulu, elle
l’eût fait, sans aucun doute. La foi transporte les montagnes.
L’auto-miraculée avait la foi.
Et voici quelle était sa découverte ; voici en quoi consiste, d’après
elle, la science du Christ, la science chrétienne (
christian
science). Dieu qui est tout esprit et toute bonté ne peut avoir créé
ni la matière, ni le mal. Les Cathares professaient déjà cette opinion.
Ils en concluaient que le monde était l’œuvre d’une puissance
inférieure et malfaisante, « le démiurge ». Mme Baker Eddy, estimant au
contraire que Dieu a seul le pouvoir de création, aboutit à cette
conclusion inattendue que ni la matière, ni le mal n’ont d’existence
puisqu’ils n’ont pu être créés. Ils ne sont que des négations : la
matière, négation de l’esprit, le mal, négation du bien, et ce dernier
ne nous atteint que dans la mesure où nous croyons en sa réalité.
Mme Mary Baker Eddy n’y croyait plus. Une autre se fut contentée de ce
résultat, mais elle avait ce goût de la propagande commun à tant de ses
compatriotes et qui les rend « inconfortables » tant qu’ils n’ont pas
fait partager leur certitude. Elle prêcha d’abord dans les temples
protestants, en même temps qu’elle commençait d’écrire
Science and
Health with the key of the Scriptures (Science et santé avec la clef
des Écritures), gros volume, premier d’une série : sermons, poèmes,
messages, catéchisme, dont les seuls titres suffisent à remplir une
longue page.
A se répandre ainsi, sa pensée ne se précisait d’ailleurs point. Il est
à peu près impossible de savoir quelle est l’opinion exacte des
Christian Scientistes, touchant le monde futur ou toute autre croyance
fondamentale ; seuls les Antoinistes, également guérisseurs, montrent
une semblable imprécision. Cela nous gêne peut-être, mais non point les
Américains, pour qui toute philosophie est pragmatique, c’est-à-dire
n’admet comme critère de la vérité que la valeur pratique de la
doctrine. La religion scientiste guérit les maux d’estomac ; donc elle
est vraie, pensèrent-ils, et ils s’y rallièrent en masse.
Le jour vint rapidement où Mme Baker Eddy put réaliser le rêve propre à
tous ces « bergers », dont Dickens nous a donné des types inoubliables
; avoir son église à soi et y prêcher. Ce fut l’église mère de Boston,
et qui, fondée il y a à peine un demi-siècle, a déjà une longue
postérité puisqu’elle compte plus de 10 000 églises dont 8 000 environ
pour la seule Amérique du Nord.
Mais la nouvelle papesse, pratique ou pragmatique avant tout,
n’oubliait pas que son rôle était surtout de guérir et que là était le
vrai secret de son succès. Elle créa donc, parallèlement à ses églises,
des écoles de nurses et de praticiens où l’on apprend l’art de guérir
les malades par la persuasion.
Actuellement on compte aux Etats-Unis plus de praticiens que de
médecins ; il y en a au moins deux mille en Europe et, à Paris
seulement, il en est plus de vingt qui ne chôment point de clientèle,
recrutée, il est vrai, surtout parmi leurs compatriotes. Sans parler
des livres innombrables qu’édite la Société mère de Boston, celle-ci
publie cinq périodiques dont l’un en langue allemande, et l’autre en
français, enfin un journal quotidien
The Christian Science Monitor
avec service spécial de dépêches et des éditoriaux « traitant avec
franchise et intrépidité les questions vitales du moment (
sic) ».
Nous voilà loin de la
Semaine Religieuse ou des austères revues du
protestantisme français.
Nous sommes loin surtout de leur esprit. Quand le prêtre, chez nous,
vit de l’autel, il en vit petitement et, de même, qu’ils soient
martinistes, antoinistes, gnostiques ou ce que vous voudrez, les
propagateurs d’une religion nouvelle s’attachent à éloigner tout
d’abord le soupçon de vénalité. L’un est employé de banque, l’autre
photographe et le troisième cordonnier, exerçant même de plus humbles
métiers qu’ennoblit leur désintéressement.
Ici, rien de tel. Le dollar est à coup sûr un bien, une création de
Dieu, car Mme Baker Eddy et ses successeurs croient à sa réalité. «
Tous les prix sont donnés, disent les prospectus, en argent américain
», et le
Hérault de Christian Science, revue périodique, annonce que
le chiffre des taxes annuelles de capitation « a été si élevé en mai,
juin et juillet, qu’il a fallu engager des employés supplémentaires
pour manier les milliers de sommes reçues pendant cette période ».
En fait, rien n’est plus différent de l’Antoinisme, de sa naïve
propagande. La science chrétienne est, en réalité, une formidable
entreprise de guérison, lancée à l’américaine, et nous y retrouverons
tout à l’heure les procédés mêmes dont usent, aux sixièmes pages des
journaux, certaines marques mondiales de pharmacie.
Le succès de cette « firme » est tel, qu’elle a, conformément aux
meilleures traditions du commerce, suscité une concurrence, les
Mental
Scientist qui, sans nier l’existence du monde extérieur, nient
l’existence de la seule maladie et que, pour cette raison, on appelle
aussi
deniers (négateurs).
Ce battage, cette réclame n’empêchent cependant pas que tout ce monde
ne soit d’une parfaite bonne foi, et que cette entreprise ne soit en
même temps une religion où chacun prie avec ferveur et chante avec un
enthousiasme puéril des cantiques d’une ineffable niaiserie.
A Paris, il y a déjà deux églises. L’une est un salon d’hôtel, 14, rue
Magellan ; l’autre est tout uniment la salle des Conférences de la
Société de Géographie, sise, comme disent les gens qui manient la
langue administrative, sise 184, boulevard Saint-Germain. Chaque
dimanche, on y donne successivement deux services, le premier en
anglais, l’autre en français. Un lecteur et une lectrice, reconnus et
patentés par l’église-mère de Boston, lisent alternativement un verset
de la Bible et un paragraphe de
Science et Santé, après quoi on
chante des hymnes pieux. Le plan de la cérémonie est arrêté pour toute
l’année, par le comité directeur de Boston. Versets, paragraphes,
cantiques, heure de célébration, tout est étroitement prévu. Ainsi se
forme dans le monde cette chaîne de prières, à quoi, toujours comme les
Antoinistes, les Christian Scientistes attribuent une grande efficacité.
Le mercredi ont lieu les témoignages. Chacune des personnes guéries
vient exposer les circonstances de cet heureux événement. C’est la
confession publique de certaines sectes d’origine méthodiste, et que
nous retrouverons dans l’Armée du Salut, mais, ici, formulée dans le
style et avec les détails qui donnent tant de valeur comique aux
certificats de pilules pour personnes pâles.
Citons une de ces effusions :
« Un jour, déclare Mme Roullier Hottiger, un jour que j’allais voir une
chère praticienne qui me conseilla de me procurer le livre de texte
Science et Santé avec la clef des Ecritures, par Mary Baker Eddy, le
chemin de la délivrance s’ouvrit pour moi. En effet, les maux d’estomac
l’anémie, la faiblesse et tous les maux dont je souffrais disparurent
peu à peu à la simple lecture de ce livre. Il semblait qu’une vertu
sortait de ces pages, effaçant les erreurs et me fortifiant. Des
hémorroïdes disparurent par la seule compréhension que j’avais à ce
moment-là. Les travaux les plus pénibles ne m’éprouvèrent plus, alors
qu’autrefois je les faisais au prix d’une fatigue excessive. »
M. Charles O’Woods est plus étonnant encore :
« Il y a quelques années, je souffrais d’un abattement nerveux et de
plusieurs autres maladies. J’avais perdu la foi en Dieu et en l’homme,
et je fus conduit à essayer de la Science Chrétienne, grâce à la
guérison de mon beau-frère. Je fus guéri instantanément par l’aide
affectueuse d’une praticienne et la collaboration cordiale de ma femme,
qui commençait aussi à étudier la Science Chrétienne à ce moment-là.
« Depuis lors, j’ai eu plusieurs guérisons merveilleuses et je voudrais
en mentionner une en particulier, qui s’opéra, il y a dix-huit mois
environ, lorsque je tombai accidentellement d’une échelle et me cassai
la clavicule. On fit aussitôt venir une praticienne et, grâce à son
aide dévouée et à sa compréhension de la vérité, je pus me servir de
mon bras au bout de quatre jours. Le septième jour, pour me conformer à
la
State Compensation Law (Loi d’indemnité de l’Etat), j’allai voir
un docteur à deux mille de la ville et je conduisis mon automobile. Je
n’avais pas permis qu’on retirât mes vêtements avant que le docteur
m’examinât. Il trouva que la clavicule avait été cassée ; mais, à sa
grande surprise, elle était bien remise et guérie. Il me conseilla de
ne pas me servir de mon bras pendant au moins trois semaines ; mais,
six jours plus tard, j’étais retourné à mon travail, et je n’ai
ressenti aucun mal au bras ni à l’épaule depuis lors. »
Ce mélange d’effusion mystique et de confidences médicales agace un peu
nos compatriotes, leur bon sens également se refuse à admettre cette
inexistence de monde extérieur qui est à la base même de tout le
système ; enfin, il leur paraît médiocrement logique, que ce soit dans
le domaine religieux ou dans le domaine philosophique, d’identifier
l’utilité avec la vérité.
Pour toutes ces raisons, la Science Chrétienne fait chez nous peu
d’adeptes. Il est même curieux de constater qu’une doctrine comme la
Théosophie qui, à tout prendre, n’est pas beaucoup plus raisonnable ni
beaucoup plus latine et qui se contente enfin de nous promettre un
bonheur hypothétique dans des mondes lointains, est mieux accueillie
qu’une religion qui nous donne tout de suite et réellement la santé.
Serions-nous donc plus malades de l’âme que du corps, ou ne serait-ce
pas plutôt que nous demandons à ces religions de nous fournir moins un
bien tangible et matériel qu’un aliment à nos rêves, et une
satisfaction profonde de notre sensibilité ?
___________
Le culte du
respir.
MAZDAZNAN
Les religions, et celles-là mêmes dont le miracle quotidien est en
quelque sorte la raison d’être, bornent leur ambition à guérir leurs
fidèles ; Mazdaznan fait mieux puisque, garantissant à ses adeptes une
pensée limpide, un travail aisé, surtout une santé solide, il prévient
la maladie avant même que celle-ci ne se soit déclarée. Nous écrivons
la maladie et intentionnellement, car, à en croire Mazdaznan, il n’en
est qu’une avec, il est vrai, des manifestations différentes suivant
les tempéraments et les circonstances.
Est-il besoin de préciser que cette religion essentiellement utilitaire
nous vient en ligne droite d’Amérique. Le docteur Hanish commença de
l’y prêcher, il y a peu, et depuis cette époque, pourtant très proche,
Mazdaznan compte déjà des centres et clubs en Allemagne, en
Tchéco-Slovaquie, en Hollande, en Belgique, en Autriche, en Italie, en
Espagne, en Pologne, en Roumanie, voire aux Indes et en Australie. La
France, elle-même, a un délégué spécial, M. Carlos Bungé, et le Dr
Hanish a pu, les 18 et 19 juin dernier, tenir dans la salle de la
Société de Géographie, un congrès dont l’assistance était surtout, mais
non point exclusivement américaine.
Pourtant cette nouvelle religion ne se contente pas de heurter toutes
nos croyances, elle choque aussi, tant par ses dogmes que par ses
procédés et son but, nos habitudes intellectuelles les plus légitimes.
Si, en effet, le Dr Hanish croit, comme beaucoup d’illuminés, à
l’existence d’une science primitive et qui, par les Gnostiques, se
serait transmise jusqu’à nous, il diffère pour tout le reste de sa
doctrine des opinions reçues jusqu’alors et cela n’a rien d’étonnant
quand on constate avec quelle désinvolture ce nouveau prophète écrit ou
interprète l’histoire.
D’après lui, ce n’est pas dans l’Inde, mais sur les hauts plateaux de
l’Iran que brilla pour la première fois cette lumière ineffable qui, de
temps à autre, éclaire un instant notre nuit. Ce n’est pas le Bouddha,
mais Zoroastre – Zarathoustra qui est le maître de la sagesse. Ainsi
parlait Niestche –
so spracht Nietsche – il y a quelques
années. La langue mère des dialectes européens n’est pas non plus le
sanscrit, mais un parler plus ancien, le Zend, langage antique et sacré
de la Perse, dans lequel est rédigé l’
Avesta, ainsi que les livres
sacrés du Zoroastrisme. Le nom de Mazdaznan est lui-même un mot zend.
Mazda signifie la pensée profonde, originelle et en même temps Dieu ;
znan signifie savant, maître, interprète de la loi, si bien que
Mazdaznan se peut traduire par maître de la pensée individuelle,
interprète de Dieu ou encore la maîtresse-pensée. Le Zend est comme le
Turc de Molière : il dit beaucoup de choses en peu de mots ; nous
avons, à coup sûr, beaucoup perdu en concision depuis cette époque ;
peut-être toutefois, en France du moins, – car pour les États-Unis je
n’en jurerais pas, – peut-être avons-nous gagné en précision.
Jusqu’ici nous sommes dans la norme des inventions de cet ordre. Si la
Gnose remonte aux premiers jours du monde, elle peut, elle doit même
logiquement avoir précédé la civilisation indoue. L’originalité du Dr
Hanish, ce en quoi il se sépare de ses prédécesseurs, c’est quand il
affirme que cette vérité est propre à la seule race aryenne, car elle
ne peut être utile qu’à celle-ci, à l’exclusion de tout autre groupe
ethnique. Ce relativisme est une manifestation à la fois de l’orgueil
de race et du pragmatisme, cette philosophie qui confond volontiers
l’utile avec le vrai. Orgueil de race et pragmatisme sont en vérité
pour les citoyens des États-Unis comme de supplémentaires catégories de
l’entendement. Mais ici citons textuellement :
« De même que pour nos langues, c’est en Iran qu’il faut chercher
l’origine de tous nos systèmes religieux ou philosophiques. Quelques
disparates qu’ils puissent sembler, ils n’en sont pas moins liés par
une étroite parenté, qui est celle de la race. Que l’on prenne pour
comparaison le système chinois, et l’on verra la différence ; il s’agit
là d’une autre plante !
« Sous menace de sécheresse intellectuelle et de dégénérescence
physique, malgré tous les progrès de notre civilisation, il ne nous
reste qu’à retrouver la source originelle et à restaurer la
canalisation spirituelle tombée en désuétude. »
Il serait trop long d’expliquer par le détail comment cette philosophie
originelle se transmit par les prêtres Mèdes à Abraham, puis aux
Naziréens (1) de la Babylone juive, enfin aux Gnostiques, dont le plus
fameux fut Jesahua Nazir, Jesus le Naziréen, que les traducteurs ont
appelé par un jeu de mot inconscient Jésus de Nazareth. Il fut,
affirment les Mazdaznanistes, initié au gnosticisme alexandrin,
doctrine ésotérique, synthèse et fleur de toutes les doctrines
aryennes, et cela au cours des études qu’il fit à Alexandrie (
sic),
études dont, est-il besoin de le dire, personne en dehors de Mazdaznan
n’a jamais ouï parler.
« Longtemps après, poursuit cet exposé, le christianisme fut institué
comme religion d’État dans l’empire romain ; le terme de Naziréen
subsista pour désigner les adeptes de la religion originelle, par
opposition aux païens convertis à l’adaptation purement spirituelle
qu’en avait faite l’apôtre Paul et ses disciples. La Gnose et le
Naziréisme furent condamnés comme hérésie, et l’église d’État fit si
bien « œuvre de bourreau » que fort peu d’écrits gnostiques purent être
épargnés.
« Mais la pensée zoroastrienne demeurait ancrée au fond des cœurs
aryens. C’est elle qui, au moyen âge, illumina les grands esprits ;
c’est elle qui fit fleurir la Renaissance. Elle trouva chez les Sémites
ses illustres représentants en Mahomet et Omar Klayam ».
Nous sommes en pleine fantaisie. Le Dr Hanish, pour qui l’histoire est
décidément une œuvre d’imagination – conception qui, après tout, en
vaut une autre – ajoute même que Cambyse et après lui Alexandre
tentèrent d’unir toutes les nations de la race aryenne en une même
famille et de fonder l’empire de la paix sous le sceau de la religion
unique.
Ces deux tentatives échouèrent, sans doute par qu’Alexandre ni Cambyse
n’étaient Anglo-Saxons ! Gare à la troisième expérience, Baldwin et
Coolidge
regnantibus.
__________
Et maintenant que nous avons vu l’origine de cette doctrine, que nous
avons, en quelque sorte, compulsé « ses lettres de noblesse »,
regardons un peu en quoi elle consiste. Oh ! elle est très simple et
nous sommes en vérité montés bien haut pour apercevoir bien peu de
chose. Le grand secret, le secret de la vie découvert par les anciens
mages, consiste uniquement dans la respiration scientifique qui nous
permet d’absorber le maximum de Ga-Llama, principe fondamental sur
lequel repose tout progrès, sans lequel aucun être ne peut s’élever à
un niveau supérieur, et qui se trouve dans l’atmosphère où il remplit
toute l’étendue.
Faute de savoir respirer, non seulement nous nous laissons empoisonner
par les acides dérivés du carbone, mais « à la longue il se forme dans
le corps un organisme étranger qui, peu à peu, l’envahit complètement
et qui influence et domine tout le système collectif nervo-cellulaire,
à tel point que celui-ci en devient incapable de fonctionner
normalement. Ainsi l’individualité est refoulée et, au lieu d’être
maître de soi, on devient l’esclave d’une agence étrangère. Des
intelligences étrangères mènent la barque et s’opposent au progrès
individuel. »
Ces intelligences étrangères sont contraires à l’Esprit sain,
individuel, et, dans la langue symbolique de l’Avesta et d’autres
Écritures, elles sont nommées esprits du mal. Elles sont expulsées et
bannies par la récitation rythmique, concentrée, consciente de «
paroles salutaires », formules magiques, « manthras ». Zarathoustra
laissa un grand nombre de ces « manthras qui, selon les cas et
circonstances, s’employaient différemment en vue de différents effets.
Ce sont les « gathas » qu’on retrouve en partie dans les Psaumes (2) ».
En apprenant à respirer, on devient maître de sa science individuelle,
on connaît ses tendances, ses besoins, bref son tempérament ; on
connaît également Dieu qui est nous-même, car la pensée maîtresse est
également Dieu ; enfin on se débarrasse des désirs malsains et l’on
porte sa personnalité à son plus haut point de perfection.
Cette « culture du respir » se complète par une hygiène alimentaire qui
proscrit la viande, que ne consommaient pas d’ailleurs les Naziréens,
et qui même nous conseille de ne point faire cuire nos légumes en été.
Asperges, choux-fleurs, graine de lin sont excellents à croquer, tels
que la nature nous les donne, à condition de les saupoudrer, non pas de
sel, mais d’un peu de cendre de bois.
Pas d’alcool, bien entendu, sauf un peu de porto à l’ail ; mais le
soir, par contre, il est recommandé de s’offrir le régal d’un petit
verre de pétrole ou d’huile de paraffine ordinaire. Les délicats ont
l’habitude d’alterner.
On peut d’ailleurs, à condition de savoir respirer et de prier selon le
rituel magique, manger de moins en moins, même rester trente-six heures
à jeun, sans cesser de vaquer à ses affaires. On se rappelle l’histoire
du cheval qui vint malheureusement à mourir au moment précis où il
commençait à perdre l’habitude de brouter. S’il avait pratiqué le
respir, le yima, qui est l’expiration méthodique, et le ayryama, qui
est l’aspiration naturelle, cet animal sans doute vivrait encore ; mais
quoi, Zarathoustra, qui n’a point professé pour les Chinois, a encore
moins écrit pour les chevaux.
« Mazdaznan » attache aussi une grande importance aux soins de propreté
tant externe qu’interne et à ce point de vue ne dédaigne pas les
enseignements exotériques de M. Purgon. Il attache aussi une grande
importance à l’eugénique, car il s’agit avant tout de développer la
race indo-européenne, non pas le dolichocéphale blond de Gobineau, car
Mazdaznan ne croit pas à ce critérium, mais bien le pur-sang aryo.
Quand le Christ disait : « Heureux ceux qui ont le cœur pur, car ils
verront Dieu », il entendait, paraît-il, exclure les noirs, les jaunes
et même les sangs-mêlés.
Cet eugénique a d’ailleurs des effets surprenants. L’homme qui garde
son sang-froid et sa présence d’esprit, quoi qu’il advienne, qui par
suite réussit dans la vie, est celui qui « a été conçu dans un courant
de respir favorable, bien que (et cela nous le croyons sans peine) sa
mère n’ait pas été consciente du fait.
A la respiration et au régime s’ajoute, avec des exercices physiques
quotidiens, la concentration de la pensée :
« Si nous ne concentrons pas nos pensées vers un but élevé, nous ferons
faillite et serons les jouets et les victimes de nos passions et
de nos bas instincts. La plus grande part des souffrances physiques et
mentales provient de l’inconscience et de l’inconsistance des hommes,
de leur manque de confiance en eux-mêmes. Ils ont perdu la foi
dans leur œuvre et ne cherchent plus qu’à assouvir leurs désirs dans la
médiocrité et avec l’assentiment bénévole de leur entourage. D’où
sévissent d’une part les passions destructives, de l’autre la
neurasthénie, qui n’est qu’impossibilité de concentrer sa pensée vers
un but défini : c’est éparpillage, ennui et scepticisme, gaspillage de
pensée. »
Si nous suivons les enseignements de Mazdaznan, y compris les recettes
de cuisine inclus dans un volume à 8 francs, nous développerons notre
cerveau et toutes nos facultés, nous connaîtrons le succès dans nos
entreprises, nous recouvrerons la santé, enfin nous arrêterons les
symptômes de la vieillesse. Ainsi déjà parlait, sur le Pont-Neuf,
Fagotin qui vendait l’élixir de longue vie, sans avoir lu Zarathoustra.
__________
Il ne faudrait pourtant pas aller trop loin. Il est certain
qu’abstraction faite des exagérations qu’il comporte, et qui suffiront
à arrêter la majorité de nos compatriotes, Mazdaznan est un régime à la
fois physique et moral qui peut donner à quelques-uns un peu plus de
sang-froid, un peu plus de cette confiance en soi qui est un facteur
important de réussite. De même certains esprits trop dispersés, ou
encore ceux qui s’abstiennent de tout exercice physique ou méprisent
systématiquement la sobriété, gagneraient à s’inspirer des lois
édictées par le Dr Hanish, à condition, bien entendu, de ne pas tomber
dans l’absurde et de garder en ces matières le contrôle souverain de
notre bon sens français. Tout n’est pas absolument faux dans ces
théories.
Quoi qu’il en soit, elles valaient la peine de nous arrêter car en
elles-mêmes, et encore plus par la forme que leur a donnée leur
fondateur, elles sont caractéristiques d’une mentalité essentiellement
différente de la nôtre et qui tend et qui cherche, en ce moment, par
tous les moyens, même par la puissance de l’argent, puissance
qu’augmente encore l’infériorité de notre change, à se substituer à la
nôtre.
Ce besoin de donner une base spiritualiste et philosophique, une base
religieuse à des conseils relatifs à la santé, non pas seulement
morale, mais matérielle, en un mot cette mystique de l’hygiène est
spécifiquement américaine. Il est intéressant également, et pour les
mêmes raisons, de voir ce que peuvent donner les spéculations toutes
théoriques de la Gnose, science de l’absolu, vérité des vérités,
synthèse de tous les cultes, quand elles sont interprétées par un
cerveau yankee avide de résultats pratiques et immédiats, incapable
d’ailleurs de s’élever jusqu’à la notion de l’universel, pour qui enfin
un noir et un jaune resteront éternellement des représentants
inférieurs de l’humanité.
_________
La « vraie religion chrétienne ».
LES SWEDENBORGIENS.
Ce Suédois, ingénieur des mines, et qui, sans cesser d’être éminent en
son art, entretint un commerce régulier avec les anges, est assurément
une des figures les plus curieuses du XVIIIe siècle, fertile,
sinon en miracles, du moins en hommes étranges de qui l’influence s’est
étendue jusqu’à nous.
Il séduisit bien des gens, à commencer par ses souverains et y compris
notre grand Balzac, dont le roman
Seraphita semble avoir été écrit
par un Swedenborgien fervent. Aujourd’hui encore il compte un peu
partout des disciples et, à Paris même, la vraie religion chrétienne –
telle est son titre officiel – possède un pasteur, un local pour le
culte et une poignée de fidèles.
Il y eut même naguère deux troupeaux, deux « congrégations », comme
disent les Anglais ; l’une, groupant les hérétiques, avait pour centre
un atelier de sculpteur, rue d’Amsterdam, et l’on y pratiquait surtout
le magnétisme spirite, préconisé par Castagnet, disciple dissident du
maître ; l’autre, réunissait les orthodoxes dans un temple à allure de
synagogue et qui, dans la provinciale rue Thouin, s’abritait à l’ombre
lourde du Panthéon.
Les hérétiques ont disparu ; les orthodoxes ont dû, à la mort de leur
bienfaitrice, une grande dame étrangère, vendre leur temple à une
entreprise de cinéma et se réfugier rue Berthélemy, jouxte la station
du métro Lecourbe, en une sorte de boutique de blanchisseuse qui ne
peut guère contenir que deux douzaines de fidèles, mais qui était
encore trop grande pour l’assistance, le dimanche où j’eus la joie d’y
entendre une bien surprenante révélation.
Les murs, que cachent une tapisserie sans faste, s’ornent d’un portrait
de Swedenborg et d’inscriptions dans ce goût : « La foi ne reste pas
chez elle si elle ne vient pas d’un amour céleste ; ce qui reste, c’est
l’amour en acte, ainsi la vie de l’homme. » « L’homme dont l’amour est
céleste et spirituel vient (
sic) dans le ciel, et celui dont l’amour
est corporel et mondain sans amour céleste et spirituel va en enfer. »
Ayant lu, je rêvais un instant à ce ciel de Swedenborg, peuplé d’anges
en chapeau haut de forme avec des maisons d’or et des arbres d’argent,
aussi à cet enfer de cavernes et de ruines où l’on voit des damnés
habiter de formidables dents ; donc ainsi je songeais, quand M.
le pasteur entra.
Jaquette noire, lorgnon à mi-nez, grosse moustache blanche, M. le
pasteur a l’air d’un placide rentier des Batignolles, mais ce n’est là
qu’une apparence trompeuse, car ce berger d’un infime troupeau a l’âme
polémiste et, en dépit de son âge, le cœur ardent.
Il hait l’église catholique et ne s’en cache point. « C’est la plus
fausse de toutes », proféra-t-il d’abord, comme entrée en matière.
J’essayai de faire remarquer que, si une porte doit être ouverte ou
fermée, il faut également qu’une religion soit vraie ou fausse et que,
par suite, il ne saurait être question ici de plus ou de moins. Sans
répondre à ce dilemme, M. le pasteur partit en guerre contre la sainte
Trinité. « Des mystères, ça n’existe pas, il n’y a pas de mystères chez
nous. »
C’est d’ailleurs exact. Swedenborg a tout prévu, tout expliqué, et si
ses explications – j’en donnerais des exemples – sont parfois
incompréhensibles, on ne doit en accuser que la faiblesse de notre
intelligence. Selon la forte expression de M. le pasteur, « Il faut
être idiot pour ne pas comprendre ça ».
Vous pourrez, madame, monsieur, vérifier tout à l’heure votre degré
d’intelligence ; quant à moi, le fait est acquis, je suis idiot !
__________
Mais la cérémonie va commencer. Déjà l’officiant, toujours en jaquette,
est monté sur l’estrade. Il s’est assis devant une table couverte d’un
tapis de salle à manger et ornée de ces bouquets de fleurs sèches en
vase blanc qui sont sans doute particulièrement agréables à Dieu, car
on en retrouve la laideur dans tous les temples de tous les cultes.
Derrière lui, peint sur le mur, éclate un ciel bleu piqueté d’étoiles
et qu’orne en banderole l’inscription fatidique : « Vraie religion
chrétienne ». L’orgue prélude, puis le pasteur d’une voix de
commandement ordonne « le Notre Père ». « C’est, ajoute-t-il, ensuite,
mezza voce, sans doute pour mon instruction personnelle, c’est notre
seule prière. »
L’assistance s’agenouille et l’on entend un bredouillement de chapelet
que termine la formule : « A toi appartiennent la puissance et la
gloire. » C’est tout. Le rituel de l’église swedenborgienne est épuisé.
Pourtant la cérémonie continue. On chante un cantique lugubre, pris
dans un recueil luthérien, puis M. le pasteur lit le décalogue. Comme
le décalogue est très clair et que, cependant, la clarté est l’ennemie
naturelle des swedenborgiens, la traduction s’efforce à quelque
obscurité. Elle y parvient d’ailleurs dans une certaine mesure, grâce à
un emploi judicieux de l’inversion. « Plus grands que ceux-là, d’autres
commandements il n’y a point » (
sic). « Belle marquise, d’amour me
font vos beaux yeux mourir », soupirait déjà M. Jourdain et, quand il
parlait ainsi, il ne faisait pas seulement de la prose, mais encore, et
avant la lettre, du swedenborgisme.
Second cantique, puis lecture de la parabole de l’Évangile où l’on voit
le maître donner au bon serviteur, qui possède déjà dix mines, la seule
mine que possède le mauvais serviteur. « Je vais, dit le pasteur, vous
expliquer cet évangile. »
En fait, il n’explique rien, non pas qu’il n’en soit capable, mais le
démon de la polémique habite en lui. Sur sa chaise de paille, qui en
gémit et menace de s’effondrer, il s’agite telle la Pythie sur son
trépied,
Deus, ecce Deus, et ce sont charges à fond, toujours contre
le catholicisme.
« La Sainte Vierge », j’ai dit la Sainte Vierge, j’ai eu tort, car chez
nous, il n’y a pas de saints. Tous ceux qui sont dans le ciel sont des
saints, d’ailleurs qui est-ce qui a jamais pénétré dans l’intérieur
d’un autre homme ? »
Cette question et la réponse qu’elle renferme implicitement est
approuvée par l’assistance et l’orateur repart en de nouvelles
digressions qui lui permettent de nous apprendre qu’il n’y a qu’un seul
Dieu, qu’il s’est incarné étant le Christ, mais que le sacrifice de la
Croix ne nous a pas rachetés, bien au contraire, car ç’a été la grande
tentation de Dieu (?). Cette tentation lui a permis de quitter son
corps matériel qu’il avait emprunté, pour reprendre son corps divin.
Après ces explications, qu’il faut être idiot pour ne pas comprendre,
mais qui pourtant nous semblent un peu décousues, second cantique, puis
lecture de la Genèse, suivie également d’une exégèse pastorale. « Le
monde, nous dit le conférencier, a été, d’après la Bible, fait en six
jours. Ce n’est pas possible. Si vous allez au Muséum, vous y verrez le
squelette d’un homme qui vivait il y a cent mille ans et peut-être
plus… peut-être plus ! » M. le pasteur ici rêve un instant, et conclut
d’une façon un peu inattendue, mais avec une grande philosophie : «
Après tout, qu’est-ce que ça peut bien nous faire ? » Puis il reprend,
il enchaîne comme on dit au théâtre… « L’arche de Noé, soyons sérieux,
est-ce qu’un seul homme aurait pu construire un bateau assez grand pour
contenir tous les animaux et toutes les plantes. Il faudrait qu’il
aille d’ici jusqu’en Amérique, et encore… »
Cependant, nous devons croire la Bible ; alors, comment concilier ces
contraires. Il y a évidemment un secret. Ce secret, M. le pasteur nous
le livre. « Les récits de l’Ancien et du Nouveau Testament ne sont que
des métaphores. La parole de Dieu est une couverture. « Quand vous
faites votre lit, vous ne savez pas ce qu’il y a sous la couverture,
ici, il y a un trésor. Les savants, les théologiens, Pascal, Bossuet,
Descartes n’ont rien compris à cela, ils ont – passez-moi le mot – ils
ont bafouillé. Nous seuls avons compris, nous seuls nous ne bafouillons
pas. »
Ces assertions appelleraient de plus amples commentaires, mais emporté
par son démon intérieur, M. le pasteur est déjà passé à un autre sujet.
Par bonheur, grâce aux écrits de Swedenborg, nous pouvons combler cette
lacune. Tout le système consiste uniquement en une interprétation des
livres sacrés par la méthode des correspondances. Voici d’ailleurs ce
que nous dit le maître dans ses
Arcanes Célestes :
« Il n’est aucune mortel qui puisse comprendre, d’après la lettre, que
la parole de l’Ancien Testament renferme les Arcanes du ciel, et que
tous les Arcanes, tant en général qu’en particulier, concernent le
Seigneur, le Ciel, l’Eglise, la Foi, et ce qui appartient à la foi ;
car, d’après la lettre ou le sens littéral, on ne voit que ce qui
concerne en général les externes de l’Eglise Judaïque, et cependant il
y a partout des internes qui ne se montrent jamais dans les externes,
excepté un très petit nombre que le Seigneur a révélés et expliqués aux
Apôtres ; comme, par exemple, que les sacrifices signifient le Seigneur
; que la terre de Chanaan et Jérusalem désignent le Ciel qui, d’après
cela, est appelé Chanaan, Jérusalem céleste, et aussi Paradis. »
Swedenborg ajoute que, seule, la fréquentation quotidienne des
puissances célestes lui a permis de comprendre ce qu’aucun mortel
n’avait entrevu avant lui, notamment que l’homme n’est que la
chrysalide des esprits et des anges, les esprits étant des morts qui
n’ont pas pénétré dans la sagesse, les anges étant des hommes devenus
sages.
Il apprit de la même façon qu’autour de chaque homme vivant évoluent
deux esprits et deux anges, un ange céleste et un esprit céleste, un
ange infernal et un esprit infernal qui, tour à tour, tentent ou
réconfortent l’âme dont ils se disputent la possession, théorie
qu’Origène avait énoncée déjà, quelque 1600 ans plutôt. Les maux de
dents en particulier sont des influx démoniaques. Se faire plomber une
molaire, c’est expulser Satan, les dentistes sont les exorcistes
modernes.
Grâce à ces fréquentations spirituelles, le maître a pu aussi en moins
d’un an – exactement du 23 janvier au 1er novembre – visiter six fois
Mercure, vingt-trois fois Jupiter, six fois Mars, trois fois Saturne et
une fois la Lune, il vit des habitants dans toutes les planètes et
résolut ainsi un problème sur quoi pâlissent encore tous nos astronomes.
Mais laissons Swedenborg et revenons à notre pasteur. Celui-ci, plus
rapide que l’Intimité, est passé déjà au déluge.
Les récits de ce cataclysme ne sont aussi qu’une série de métaphores
représentant la disparition de la première civilisation.
De même, la soi-disant création de l’homme de la Genèse n’est, en
réalité, que la régénération d’un homme existant antérieurement aux
écrits de la Bible.
Mais M. le pasteur est fatigué. Brusque, il coupe court et, si j’ose
ainsi dire, il conclut : « Nous continuerons la prochaine fois, je vais
pour finir vous donner la bénédiction. »
Il implore le Seigneur, ses bras s’ouvrent un instant, se referment, la
cérémonie est terminée, en voilà pour quinze jours, car il n’y a office
que les premier et troisième dimanches du mois. Cette religion a au
moins l’avantage de ne pas astreindre ses fidèles à trop d’assiduité.
Et encore ces cérémonies ne sont-elles pas obligatoires. « Il a plu
beaucoup, remarque avec bienveillance le père spirituel de ce petit
troupeau, il est trop naturel qu’on ne soit pas venu. »
Car on tient à me convaincre que les disciples sont nombreux. « Nous
sommes beaucoup par la ferveur », me dit une demoiselle de noir vêtue.
« Il y a partout des groupes, renchérit une autre, des groupes petits,
mais pleins de piété. » « Pardon, surenchérit la troisième, les groupes
américains sont très importants. »
Tenons-nous-en là ; si nous insistions, on nous apprendrait que le
monde entier va se convertir au Swedenborgisme.
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Si les dogmes de cette religion sont vraiment étranges, sa morale a
moins d’originalité. Swedenborg fut plus qu’abstinent puisqu’il se
contenta, sa vie durant, de semoule au lait et, cela depuis le jour où
un ange, debout dans un coin de la salle à manger, lui conseilla, entre
amis, de manger moins. Ce fut même le début de relations qui furent
depuis très suivies. Faute d’un pareil avertissement, les disciples ne
sont point tenus à la même sobriété. Fortifiée de vérités premières
telles que celles-ci : « Autant l’homme fuit comme péchés les adultères
de tout genre autant il aime la chasteté », cette « doctrine de vie » –
tel est son nom – se borne à proscrire les homicides, les faux
témoignages, les vols et, encore une fois, les différentes variétés
d’adultères, délits qui tombent partout sous le coup des justes lois. A
noter cependant ce conseil excellent et bien loin du détachement que
prêchent certaines religions : « Un homme doit s’efforcer d’être, en
toutes choses, un membre utile de la Société. »
_________
Banale par sa morale, hostile par ses dogmes, non pas même à la raison,
mais au sens commun le plus primaire, « la vraie religion chrétienne »
n’a rien non plus, ni dans ses cérémonies-conférences, ni dans son
unique prière, qui puisse exalter l’âme. A aucun moment nous n’avons
senti passer dans l’assistance ce souffle de mysticisme qui enivre
parfois les adeptes de ces petites religions où nulle discipline ne
limite les débordements de la sensibilité.
Pourtant, la demoiselle vêtue de noir avait raison, il existe un peu
partout, en quelque sorte à l’état sporadique, des groupes qui se
réclament des doctrines de Swedenborg. L’influence de ce fou, car il
l’était ou les mots n’ont pas de sens, persiste encore après plus de
deux siècles.
En réalité, le secret de son prestige n’est pas dans la religion qu’il
a fondée, mais dans les livres qu’il a écrits. Les
Arcanes célestes,
la
Jérusalem nouvelle enthousiasment encore par leur poésie candide,
par la hauteur de leurs spéculations mystiques et philosophiques, par
leur obscurité même et leur lyrisme, tous ceux que ne rebutent pas les
bizarres imaginations d’un homme dont le nuit intellectuelle fut
souvent traversée par les éclairs du plus étrange, mais du plus
captivant génie.
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L’hérésie
éternelle.
LE MILLÉNARISME
C’est une des croyances les plus anciennes du monde et bien antérieure
au Christianisme, puisque déjà, parmi les Hébreux, les Chiliastes
attendaient la venue du Seigneur et le règne de mille ans – le
millénium – pendant lequel les fidèles devaient être enivrés de
félicités dans les maisons d’or et de diamant de la cité sainte, ravie
au septième ciel et plus voluptueuse que ne le sera même, quelques
siècles plus tard, le paradis sensuel de Mahomet.
Quelle Jérusalem nouvelle
Sort du fond du désert, brillante de clarté
Jérusalem renaît, triomphante et plus belle.
Peuples de la terre, chantez !
Depuis ces temps reculés, ces rêveries, que les visions de l’Apocalypse
ont colorées de teintes plus sombres, n’ont jamais cessé de séduire les
imaginations éprises à la fois de l’horreur, du mysticisme et du
merveilleux et qui, révérence parler, aiment à mêler l’extase des
sublimes tendresses aux basses terreurs du Grand-Guignol.
Dans le début du christianisme, nombreux étaient les disciples –
surtout parmi les Israélites – qui ne vivaient que pour attendre dans
la fièvre et l’angoisse la
parousia, le retour du Christ et son règne
matériel pendant dix siècles, sur une terre où les vignes et les
moissons pousseraient d’elles-mêmes.
Les millénaires du moyen âge, les Anabaptistes, les Mormons, quelques
Baptistes ont partagé cette croyance qui, au XVIIe siècle, fit jusque
dans les rues de Londres couler des flots de sang.
A vrai dire, les foules qui en l’an mille attendaient la fin du monde
n’étaient point millénaristes, puisqu’elles ne croyaient pas au règne
terrestre et temporaire du Christ ; mais, par contre, au temps même de
Voltaire et de l’Encyclopédie, le Président Agier, qui sans doute
prévoyait Lénine et l’homme au couteau entre les dents, annonçait que
les événements seraient proches quand l’Antéchrist régnerait sur la
malheureuse Russie.
Le mouvement actuel, ou plutôt le réveil, le
revival, car jamais ce
mot anglo-saxon ne fut plus juste qu’ici, le mouvement actuel est
d’origine américaine. En 1844, année où l’on vit éclater aux Etats-Unis
une véritable épidémie de divagation religieuse, William Miller y
annonça que les douze mois de l’année ne s’écouleraient pas avant que
les prophéties ne s’accomplissent. Il fut suivi de nombreux disciples,
cependant que, dans le Levant, Joseph Wolf, autre Américain, se
répandait en de semblables et aussi terrifiantes vaticinations. Comme
en l’an mille, le 31 décembre arriva sans que notre vieille terre eût
cessé de tourner paisiblement autour de notre vieux soleil ; mais le
démenti des faits – je dis le plus brutal – n’a jamais eu aucune
influence sur ces cerveaux butés. William Miller continua donc sans se
troubler à annoncer la venue du cataclysme. Simplement l’année 1844
devint, non pas la dernière, mais la première de la période annoncée
par l’Apocalypse et qui doit précéder la fin. Toutefois, sur le moment
précis où celle-ci se produira, le prophète préféra dorénavant garder
le silence. Il n’indiqua même pas l’an 2000, qui avait le double
avantage de lui laisser quelque loisir et d’avoir été fixé naguère par
l’évêque anglais Clyton, qui fit un moment autorité sur la question.
Nous faisons grâce aux lecteurs des interprétations de la Bible et des
calculs par quoi les Adventistes – ainsi s’appellent les nouveaux
millénaristes – nous démontrent que nous sommes arrivés aux jours
prédits par Daniel, aux royaumes symbolisés par les pieds de fer et
d’argile du colosse qu’un éclat de pierre fit, aux yeux du visionnaire,
brusquement s’écrouler. Dans cette démonstration, les Adventistes font
preuve d’une remarquable subtilité. Tantôt les jours de la Bible
deviennent des années, tantôt ils sont des siècles : c’est un curieux
travail et qui nous prouve une fois de plus que la raison n’a été
donnée à certains hommes que pour justifier la folie de leur
imagination et les écarts de leur sensibilité.
Quoi qu’il en soit, les temps sont révolus et tous les signes annoncés
par l’Apocalypse se sont déjà produits. Le tremblement de terre a eu
lieu à Lisbonne. Hélas ! depuis, nous avons vu d’autres séismes, et
plus graves. L’écroulement des étoiles s’est produit le 13 novembre
1883 – ce fut, en réalité, une pluie d’astéroïdes assez insignifiante
et limitée à l’Amérique – la nuit en plein jour a été représentée par
un brouillard très sombre qui couvrit les Etats-Unis, le 19 mars 1800.
Enfin, la dernière guerre n’est autre que l’Harmaguedon, la
conflagration générale qui doit précéder la fin seulement de quelques
jours.
Et donc, incessamment, le Christ paraîtra dans les cieux, pour
foudroyer les méchants et ressusciter les saints. Car les Adventistes
ne croient pas à l’Immortalité de l’âme séparée du corps. Dieu seul,
disent-ils, est éternel et, dans le paradis terrestre, le serpent a
trompé notre premier père en lui disant : « Tu ne mourras point ». Les
manifestations spirites sont encore l’œuvre du serpent et de ses
serviteurs, les démons. Une fois le Christ paru, les justes ressuscités
habiteront la Jérusalem nouvelle, qui montera dans les cieux, tandis
que Satan demeurera attaché sur la terre nue et glacée.
Les élus resteront ainsi mille ans dans les nuées, après quoi la ville
sainte descendra sur la terre, les méchants seront ressuscités à leur
tour, mais pour être rejetés aussitôt dans le néant. Enfin, les justes
habiteront éternellement heureux sur la terre, éternellement
verdoyante, éternellement chargée des raisins de Chanaan.
________
Ces imaginations singulières séduisent actuellement encore environ 250
000 personnes, dont un certain nombre de nègres, car les Adventistes
ont des missions nombreuses, et, enfin, ce paganisme est à la portée
des plus simples. La France compte des groupes à Alger, à Strasbourg ;
Paris enfin s’enorgueillit d’un petit troupeau que paît un pasteur
blond et rose qui, vêtu de la plus correcte redingote, n’a rien,
extérieurement du moins, d’un halluciné. Il parle, d’ailleurs, de la
fin du monde sans émotion apparente et avec une charmante simplicité.
Très visiblement, il y croit comme nous croyons tous à notre mort,
c’est-à-dire d’une façon un peu lointaine, un peu distraite, et telle
que cette idée ne nous empêche pas de goûter les joies de la vie.
Les Adventistes, à vrai dire, n’en goûtent guère. Ils ne mangent pas de
viande, ne boivent pas d’alcool et ne fument pas. « Notre corps,
disent-ils, est le temple du Saint-Esprit, rien ne doit donc le
souiller. » Une telle austérité eût fort étonné le bon évêque Pappias,
qui voyait en imagination couler des flots de vin sur les coteaux de la
Jérusalem nouvelle, où les grappes de la vigne demandaient elles-mêmes
à être cueillies.
Chastes et sobres, les Adventistes n’ont d’autre distraction que de se
réunir, une fois par semaine, dans le petit temple méthodiste de la rue
Denfert-Rochereau, pour y entendre d’effroyables prédictions et :
Croyant que Dieu se plaît aux mauvais vers.
y chanter de tristes cantiques.
C’est seulement tous les trimestres qu’on célèbre la Cène au cours de
ces cérémonies ; comme les Jansénistes et aussi austères qu’eux, les
Adventistes repoussent la communion fréquente.
Détail à noter, ces réunions ont lieu le samedi.
Appliqués à suivre les enseignements de la Bible, de la façon la plus
littérale, les Adventistes déclarent, en effet, n’y avoir rien trouvé
touchant le repos du dimanche. Ils sont donc revenus à la
sanctification du samedi, du sabbat, suivant en cela l’exemple de ces
sectaires du moyen âge qu’on appelait pour cela sabbatariens, et dont
certains préfèrent être pendus plutôt que de se croiser les bras le
même jour que les autres.
__________
S’ils sont sobres et chastes, les Adventistes paraissent tout enivrés
de cet orgueil modeste – les deux mots ici ne sont pas contradictoires,
car l’humilité devant Dieu n’empêche pas le mépris des autres
créatures, – tout enivrés, disons-nous, de ce sentiment complexe qui
est psychologiquement la vraie raison d’être, le support de ces petites
religions. Nous avons déjà dit ce qu’ils pensent des spirites. L’Eglise
Catholique est pour eux la dixième corne de la quatrième bête de
l’Apocalypse. « Et cette corne avait des yeux et une bouche dont elle
parlait avec arrogance et elle persécutait les saints. » S’ils sont
moins hostiles aux sectes protestantes, s’ils convertissent les païens,
ils n’en restent pas moins très sûrs de posséder seuls la vérité et
d’être au tout petit nombre des élus.
__________
Cet état d’esprit est diamétralement opposé à cet éclectisme que
professent tant de rénovateurs qui mettent sur le même pied Zoroastre,
Bouddha, le Christ ou Mahomet et qui prétendent – à tort ou à raison –
ne s’opposer en rien aux autres églises. L’Adventisme n’est pas non
plus une de ces religions utilitaires qu’affectionne le génie pratique
des hommes d’affaire anglo-saxons. Le mot de pragmatisme ne saurait en
effet avoir aucun sens pour ceux qui ne voient, dans la vie actuelle,
que la préface infiniment courte d’une existence de mille ans.
Visionnaires, comme les disciples de Jean de Leyde, les Adventistes qui
attendent le Messie, ainsi que les anciens Hébreux, sont en réalité les
derniers représentants d’une espèce mystique en voie de disparition, et
il est singulier de constater que c’est encore de l’Amérique que nous
vient une secte qui, par ses croyances et son esprit, se rattache à ce
que notre vieux monde compte de plus étroitement traditionnel, à une
mentalité dont on ne trouve, pour ainsi dire, plus d’exemple.
__________
La religion du
silence.
LE SOUFFISME.
Sur la côte du mont Valérien, en un champ présentement planté de
pommiers et qui, par la chute brusque de sa pente, donne l’impression
d’une falaise dominant l’océan de Paris, en un coin qui semble être
bien plus normand ou picard que l’Ile de France, s’élève une
construction modeste, en tout semblable à celles que les impresarii de
village affectent tour à tour aux bals, aux cinémas, aux noces, aux
banquets, voire à ces fêtes mouvementées de la démocratie que sont les
réunions électorales.
Cette construction n’est qu’une amorce. Demain s’élèveront autour
d’elle des maisonnettes. Plus tard ce hameau qui n’a, pour le présent,
que sa chapelle, deviendra peut-être une ville, et ainsi Suresnes qui,
jusqu’ici, n’était célèbre que par l’aigreur de son reginglet,
connaîtra la gloire de Bénarès ou de Rome. Ce sera la Mecque où les
Soufistes du monde entier viendront en pèlerinage parce que, nouveau
Bouddha, Mahomet moderne, Pir O Murshid Inayat Khan y aura prêché sa
doctrine devant ses disciples, foule silencieuse, docile et extasiée.
Il n’est point donné de voir tous les jours un Grand Initié et, quand
on a la bonne fortune d’en posséder un dans la banlieue de Paris, ce
serait commettre un crime que de ne l’aller point voir.
Plutôt haut de taille, de corpulence moyenne, drapé dans une robe jaune
– couleur de soufisme – au cou un collier d’ambre, Pir O Murshid a,
dans un visage bronzé d’Indou qu’allonge une barbe grisonnante, des
yeux à la fois câlins et dominateurs, inquiétants un peu, car ils
semblent en même temps vous fuir et vous chercher.
Le maître – ainsi l’appellent déjà des milliers de disciples – le
maître répond en anglais aux questions que lui pose notre indiscrétion
professionnelle. Bien que ne connaissant rien de la langue de
Shakespeare, nous avons compris tout ce qu’il nous a dit avant que
n’ait eu à intervenir la très aimable traductrice. Comme les apôtres,
Pir O Murshid posséderait-il la glossolalie, que nous appelons
vulgairement le don des langues. Nous laissons à de plus savants le
soin de trancher la question.
Quoi qu’il en soit, il ressort des explications du maître que le
Soufisme moderne n’a rien de commun avec le Soufisme indou, auquel
pourtant Pir O Murshid fut jadis initié. La nouvelle religion n’est pas
autre chose qu’un de ces messages que Dieu envoie de temps à autre au
monde et dont la forme, sinon le fond, varie suivant les époques.
Le message moderne comporte tout d’abord la fraternité, l’amour du
prochain, le dédain de ses propres intérêts, la loi de charité en un
mot. Il exige aussi la dévotion. Chaque Soufiste peut prier Dieu selon
son rite, car il y a du vrai dans chaque culte, et le soufisme rend à
tous un égal hommage. Enfin cette doctrine comprend en outre un
enseignement de nature ésotérique embrassant la psychologie, la
philosophie et le mysticisme, et qui n’est dispensé qu’aux adeptes les
plus éminents. Les cours durent trois mois, et l’école d’été est, pour
le présent, en plein fonctionnement à Suresnes. Les quelque deux cents
élèves dispersés dans les villas des alentours seront bientôt groupés
dans le village qui s’élèvera autour des quatre murs de brique et du
toit en zinc, qui constituent pour le moment toute l’Université
soufiste.
En quoi consiste cet enseignement ? C’est ce que nous ne saurons point,
n’étant pas initié. « Que pensez-vous de l’immortalité de l’âme et de
la métempsychose ? » avons-nous notamment demandé à un adepte ; « Ce
sont des questions que nous ne posons pas au maître », m’a-t-il été
répondu.
Cependant un petit volume, dirons-nous de vulgarisation.
La coupe de
Saki, pensées pour la méditation journalière recueillies par un
disciple, un petit volume sans prétentions et de mince format, nous
donne l’essentiel de cette doctrine. Elle est assez élevée,
semble-t-il, et la tolérance en constitue le fond même, accompagnée
d’un mysticisme quelque peu oriental.
« Si les hommes connaissaient vraiment leur propre religion, combien
ils seraient libérés de toute animosité envers une autre religion. » «
Pour apprendre à aimer, on peut aimer l’être humain, mais en réalité
l’amour n’est dû qu’à Dieu. »
D’autres aphorismes sont d’ordre pratique et propres à nous donner
confiance dans la vie, pleins, d’ailleurs, d’expérience psychologique
et d’un certain scepticisme qui ne répugne pas aux Français.
« L’homme est le reflet de son imagination : il est aussi grand et
aussi petit qu’il pense être. » « Un homme qui ne réussit pas éloigne
souvent la réussite par l’impression de ses insuccès antérieurs. » Et
cette autre, enfin, utile à faire connaître à des disciples trop
dociles : « La confiance en autrui sans confiance en soi-même ne
représente aucune valeur. »
En réalité, la doctrine des Soufistes est, avec tant d’autres
expressions de spiritualisme moderne, une tentative de fusion de tous
les cultes. Nous retrouvons là, comme chez les théosophes, le
syncrétisme qui fleurit naguère à Alexandrie et qui caractérise toutes
les périodes de décadence. « La religion est une, professe le maître ;
seules ses manifestations diffèrent. » « Peu importent la forme et la
manière employées pour vénérer la divinité ; seule compte la sincérité
de l’offrande. »
__________
Ici, il nous faut préciser que les adeptes de la nouvelle doctrine se
défendent énergiquement de vouloir fonder une église. Le Soufisme
n’est, disent-ils, qu’une philosophie.
N’étant point initié, nous ne saurions trancher cette question.
Constations toutefois que Pir O Murshid fait plus figure de prophète
que de philosophe. Kant ne prétendait point être un messager de Dieu et
il n’est pas venu à l’idée de Descartes de se comparer au Christ et
même à Mahomet.
D’autre part, le Soufisme comporte des cérémonies que président des
célébrants spéciaux, manifestations à quoi les différents systèmes
philosophiques ne nous ont point habitués jusqu’ici.
Ces sortes de services pieux ont lieu à trois heures, le vendredi en
français, le dimanche en anglais.
Sur une estrade s’élève un autel formé de quelques planches posées sur
des tréteaux, mais que des étoffes d’un beau jaune d’or drapent assez
noblement et où brillent huit cierges.
Six de ces lumières symbolisent les grandes religions qui se sont
partagé et se partagent encore l’empire spiritual du monde, savoir : le
brahmanisme, le bouddhisme, le zoroastrisme, le judaïsme, le
christianisme, le mahométisme.
Le septième cierge est allumé en l’honneur des sages inconnus qui ont
apporté au monde un peu de vérité ; le huitième, enfin, plus élevé que
les autres, est la flamme même de Dieu.
Les livres sacrés de ces six religions reposent sur l’autel :
Baghat
Siva, enseignement de Bouddha,
Zend Avesta, Ancien et Nouveau
Testament, Coran. Le célébrant lit un verset de chacun d’eux et
termine par un paragraphe de Pir O Murshid.
Les caractéristiques de ce culte sont, avec l’éclectisme de son
enseignement, l’absence de chants et les silences prolongés qui
atteignent parfois une demi-heure. « Il faut, disait déjà le Père
Gratry, se taire pour écouter Dieu. » L’effet de tels silences,
encadrant des lectures en soi émouvantes, est particulièrement
saisissant. Je ne sais si l’on médite ; mais, à coup sûr, les nerfs
fragiles s’y exaspèrent. Cela est plus impressionnant que certaines
extases bruyantes, niaises un peu et puériles, à quoi nous ont
accoutumés d’autres cultes.
En outre de ces cérémonies, Pir O Murshid donne des conférences
publiques – nous n’osons écrire des sermons – qu’un de ses disciples,
tel M. Crommelenk à la Société des Nations, traduit immédiatement en
français.
Il faut reconnaître d’ailleurs, que rares sont ceux de nos compatriotes
qui assistent à ces réunions ; le public y est surtout anglo-saxon.
Notre pays peu mystique en soi et réfractaire aussi à l’idée pure est,
paraît-il, le moins perméable à cette propagande, encore qu’il y ait
des groupes à Paris, Nice, Lyon, Cannes et au Havre.
Partout ailleurs le Soufisme, qui a commencé à être prêché seulement en
1910, compte de nombreux adhérents, notamment en Amérique du Nord et du
Sud, en Allemagne, en Italie, en Espagne, en Angleterre, et même, à en
croire ceux des fidèles que nous avons, sur ce point, interviewés sans
discrétion, le mouvement se développerait avec une amplitude telle que
tout essai de statistique est, pour le moment, impossible, tant le
chiffre des adeptes va croissant chaque jour.
Tous les ans, à Genève, pays neutre et centre de l’Europe, les délégués
des divers groupes et des divers peuples se réunissent en une sorte de
concile où sont discutés les intérêts et peut-être les dogmes du
Soufisme. C’est, à côté de la grande, et pas beaucoup moins inutile,
une petite Société des nations.
Il va sans dire que nous ne faisons pas nôtres les assertions des
adeptes qui, de la meilleure foi du monde, peuvent prendre leurs désirs
pour des réalités. Pratiquement, il est impossible de déterminer
actuellement l’importance matérielle du Soufisme. Son avenir est plus
incertain encore, car on ne saurait apprécier exactement le rôle que
joue la personne même de Pir O Murshid Inayat Khan dans le succès d’un
mouvement qui peut aussi bien s’épanouir que disparaître après lui.
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Une croisade contre la douleur.
LES SALUTISTES ET LEUR DOCTRINE.
A la Bucy, place Maubert, aux abords sinistres du Serrurier, dans tous
les bas-fonds où grouille cette humanité élémentaire dont Francis Carco
a dit les passions et les lois, on voit souvent se glisser, deux par
deux, des femmes vêtues de bleu sombre et qui, sous l’auvent de leur
chapeau de paille à ruban rouge, ont des yeux singulièrement limpides
de candeur et de foi. Sans hésiter, avec une simplicité qui ignore son
courage, elles entrent dans un de ces repaires où des messieurs à
accroche-cœur mènent, devant de bas alcools, une belotte attentive,
tandis qu’au dehors leurs « dames » arpentent le trottoir, attendant le
passant fructueux.
Et là, fantômes noyés dans une brume de tabac, aigrie de parfums sûrs
et de tord-boyaux, sans même prendre conscience d’un contraste dont
Hugo eût fait une antithèse formidable, ces deux femmes disent à ces
prostituées, à ces assassins et à ces souteneurs, les délices de la
pureté et le poème infini du pardon. Elles chantent et, à leur voix qui
d’abord tremble, puis s’affermit, se taisent, pour un instant, les
appels obscènes et les jurons. L’apoplectique patron s’arrête de
jongler avec ses bouteilles multicolores, les cartes que les « poisses
» cueillaient d’un pouce gras ne tombent plus ; à côté d’un Sidi qui
s’émeut et ricane de ne pas comprendre, une fille accoudée sur la table
pleure en se souvenant de cantiques et du mois de Marie.
Ce n’est hélas qu’une trêve, une courte minute de silence ; mais, comme
dit le populaire en une de ses fraîches images « un ange a passé »,
tandis que deux femmes au visage fané sous un chapeau ridicule
redisaient l’étonnante nouvelle que d’humbles traîne-filets galiléens
annonçaient déjà, il y a deux mille ans, dans des bouges tout pareils
de Suburre.
Quand Jésus remplit un cœur
Il déborde de bonheur,
Et l’effroi ne l’atteint plus ;
Ah ! venez à Jésus.
Quel ferment de repentir laissera en des âmes de vice ces romances de
l’amour divin aux rimes d’une platitude incroyable, même pour des vers
pieux ? Que fait-on des bibles ainsi libéralement distribuées ? Et pour
tout dire, enfin, combien parmi ces bandits viendront rue de Provence,
dans les réunions de sainteté ou de salut, attester que Christ a eu
pitié d’eux, qu’il les a retirés de l’infamie où ils vivaient et que
maintenant ils sont heureux ; confessions étonnamment semblables et
qu’encadrent, soutenues de cymbales et de cuivre, deux strophes
édifiantes enlevées sur un air de gigue ou de pas redoublé !
Si l’action morale de l’Armée du Salut échappe ainsi à la statistique,
on peut du moins affirmer, chiffres sur table, la matérialité de ses
bienfaits. Grâce à elle, tous les soirs, 1 200 hommes ou femmes, à
Paris ou dans les grandes villes de province, retrouvent la douceur
oubliée d’un lit, tandis que des camarades moins heureux, mais pourtant
à l’abri, somnolent étendus sur des bancs, voire même le front sur les
tables du réfectoire où un repas chaud vient de leur être servi.
L’armée, puisque armée il y a, compte aussi des restaurants de
tempérance, des foyers de civils et de soldats, des homes pour jeunes
filles, des bureaux de placement, des maisons de relèvement, des camps
d’éclaireurs, des colonies de vacances et jusqu’à une « armoire du
pauvre ». Hier, elle a ouvert en plein quartier de la Glacière un «
palais du peuple » avec 400 chambres ; enfin, parmi les projets que son
État-major étudie avec une ardeur qui nous semblerait folie si elle ne
se traduisait par des actes, il nous faut citer un sanatorium pour
enfants tuberculeux et une mission auprès des forçats de la Guyane.
__________
Cette action sociale, si importante que nous ne pouvions la passer sous
silence sous peine de donner une vision incomplète de l’œuvre
entreprise par cette organisation, n’empêche pas celle-ci d’être avant
tout une religion qui a ses dogmes, ses cérémonies, ses prêtres et qui
fait, bien entendu, passer, avant tous les autres, les devoirs du
prosélytisme.
Son credo est contenu entièrement dans ce que la phraséologie
belliqueuse de cette secte, hiérarchisée selon les règles militaires
les plus strictes, appelle « les articles de guerre ». L’Écriture nous
enseigne que nous devons professer nos croyances, non pas seulement de
bouche, mais encore de cœur. La
Salvation Army impose une troisième
condition, toute moderne, puisqu’elle exige que soit dûment paraphée et
signée cette lettre de change que tirent ses convertis sur l’Éternité.
Saint Paul n’avait évidemment pas prévu cette précaution.
« Je crois, est-il dit en substance dans ce document, que nous sommes
sauvés par la grâce, par la foi en Notre-Seigneur Jésus-Christ et que
celui qui croit a le témoignage en lui-même. Je crois à l’immortalité
de l’âme, à la résurrection du corps, au Jugement universel, à la fin
du monde, au bonheur des justes, à l’éternelle punition des méchants.
Par ailleurs, le culte ne comporte pas de sacrement ; chacun communique
ou tente de communiquer directement avec le Très-Haut.
On reconnaît là les théories générales du protestantisme, le salut par
la foi et la grâce, aussi mais simplifiée encore, l’évangélisme
élémentaire des Méthodistes dont William Booth, fondateur de l’Armée du
Salut, fut un temps pasteur.
Ces articles de foi, s’ils sont peu nombreux, sont du moins très
précis, et les représentants les plus qualifiés de l’Armée
reconnaissent honnêtement que leur religion s’oppose à la plupart des
autres confessions chrétiennes, et notamment au catholicisme. C’est là
une attitude très franche dont gagneraient à s’inspirer bien des sectes
plus ou moins occultes qui, pour augmenter le nombre de leurs fidèles,
ne craignent pas d’avoir recours à une équivoque à quoi prête
d’ailleurs le vague même de leur doctrine.
Les prêtres de l’Armée sont ses officiers, tout comme son école
militaire est en même temps son grand séminaire. L’esprit anglo-saxon
se délecte décidément en une confusion de genre où notre mentalité
latine voit volontiers quelque ridicule.
De même notre bon goût est heurté péniblement par ces cérémonies où,
dans une salle nue, seulement décorée d’une fresque représentant
l’enfant prodigue, de braves gens chantent d’un ton pénétré que Dieu
est leur père, Jésus leur frère et le Saint-Esprit leur parrain. Encore
que cette parenté explique la familiarité et la fréquence des rapports
qu’ils entretiennent avec Christ, ceux-ci ne laissent pas non plus que
nous surprendre.
Et que dire du « témoignage », ce rite essentiellement méthodiste par
quoi les auditeurs confessent publiquement leurs péchés. Avec les
roulements de tambour qui le précède, l’étonnant comique des « témoins
», il donne trop souvent au Français l’impression d’une de ces scènes
dans la salle à quoi les revues de fin d’année doivent le meilleur de
leur succès. Parfois, pourtant, un coin du voile se soulève et, sous le
tissu banal des déclarations cent fois redites, on aperçoit un peu de
vérité humaine et de douleur. C’est un vieux à figure inquiète, aux
yeux troubles, qui s’accuse et pleure de retomber malgré lui dans le
péché ; c’est une jeune fille qui déclare que ses parents dont elle est
l’enfant unique ont, après une longue lutte, consenti enfin à la
laisser partir pour l’école militaire. Et, tandis qu’une lieutenante
blonde et rose, battant la mesure sur l’estrade, nous invite à
remercier Jésus par le truchement lyrique du psaume 183, on pense à ce
vieillard que ronge tour à tour et sans répit son vice et son remords,
on revit le drame secret dont a été le théâtre ce foyer qui demain sera
sans enfant.
Mais de telles impressions sont rares. Le plus souvent les «
témoignages » sont d’une puérilité bien anglo-saxonne, comme l’ont été
tout à l’heure les commentaires de la Bible que nous a donnés, en
zozotant un peu, un capitaine d’état-major qui était en même temps
pianiste, premier chanteur et conférencier.
Pour grandir de telles scènes, il nous manquera toujours l’exaltation
têtue des
revivals, la folie collective des
camps mettings où, sur
la lande comme les trois sorcières de Macbeth, les Méthodistes étalent
leurs misères et leurs infamies, se mettent nus moralement avec une
impudeur où entre peut-être un goût secret pour l’abjection sensuelle,
pour la dégradation et ses troubles plaisirs.
Ce sont là choses que nous comprenons mal ; aussi bien les dirigeants
de la
Salvation Army reconnaissent-ils de bonne grâce que le
plus grand nombre des Français, ramenés par eux à une vie normale,
retournent bientôt à leur confession primitive. Peu importe,
d’ailleurs, aux officiers et officières de la
Salvation Army, car, si
étonnant que cela paraisse, ces illuminés ne sont point des fanatiques
et c’est avec raison que le cardinal Gibbon a pu écrire d’eux qu’ils
étaient « libres de tout esprit sectaire » et, ajouterons-nous, de tout
nationalisme anglo-saxon.
C’est là une des raisons principales de leur succès, succès sans
précédent, puisqu’en 82 pays 28 261 officiers, 126 022 sous-officiers
mènent, derrière le drapeau bleu et rouge, leur croisade contre le
scepticisme et, ce qui vaut mieux, contre la misère et la souffrance.
Certes, force nous est bien de reconnaître que l’Armée du Salut
n’enrichira d’aucune idée neuve notre patrimoine intellectuel. Elle
n’affinera non plus, semble-t-il, aucune sensibilité ; mais chaque jour
elle « allège la peine des hommes » et n’est-ce pas en définitive, la
seule œuvre que, sans distinction, toutes les religions nous imposent,
comme aussi le seul bien que notre médiocrité puisse réaliser en toute
certitude.
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Religion sans Dieu, morale sans sanctions.
LE CULTE DE L’HUMANITÉ
C’est exactement le 26 Gutenberg 49, qu’un vice-directeur d’église
consacra dans la métropole religieuse du Grand Fétiche une chapelle
destinée à devenir plus tard un siège de légation. Sur l’autel était
placé, entre deux vases de fleurs, le buste du premier grand-prêtre
avec, au-dessus de lui, le portrait de ses trois anges. Un coussin
supportait le testament, inédit encore, de ce très saint Père spirituel.
L’officiant portait au bras droit le ruban vert rituel que les simples
fidèles avaient au bras gauche. Bien que le calme du Grand Milieu ait
permis de prolonger assez tard cette cérémonie, on ne donna aucun
sacrement, ni Maturité, ni Destination, ni Retraite.
L’encombrement des rues dans la métropole ne permit même pas de
terminer cette belle fête par une de ces processions sociolatiques qui
sont d’un si grand effet sur le populaire.
Ce que vous venez de lire n’est pas, comme vous semblez le croire,
madame, et vous-même, monsieur, le début d’un roman à la Wells, non
plus que le récit d’un accès de folie collective, il s’agit ici d’une
commémoration qui fut simplement très émouvante et à laquelle prirent
part, sinon les plus raisonnables des hommes, du moins ceux qui
professent la plus vive horreur pour les spéculations théosophiques et
la viande creuse de la métaphysique, les Positivistes, puisqu’il faut
enfin cesser la plaisanterie et les appeler par leur nom.
On sait qu’environ la quarante-deuxième année de son âge, Auguste Comte
résolut de compléter, de couronner en quelque sorte, par la création
d’une religion, l’œuvre de synthèse historique qui avait été le but de
sa vie et qui, d’après lui, devait transformer le monde.
Opposé à toutes les croyances, qu’il estimait invérifiables parce que
de l’ordre surnaturel, il voulut que l’altruisme seul fût la base
morale du nouveau culte et ainsi, sur cette terre devenue le Grand
Fétiche et qui se meut dans le Grand Espace, fut créée la religion de
l’Humanité. La métropole en fut Paris, car « Paris, c’est la France,
l’Occident, la Terre ». Les maximes fondamentales de cette nouvelle
église furent : « L’amour pour principe, l’ordre pour base, le progrès
pour but. La soumission est la base du perfectionnement – et celle-là
enfin la plus justement célèbre – l’Humanité se compose de plus de
morts que de vivants ».
Malheureusement, en cette même période de son existence, le philosophe
conçut pour une jeune femme, Clotilde de Vaux, une passion aussi pure
que désordonnée. De là, dans cette œuvre qui voulait être uniquement
rationnelle, une série de divagations sentimentales qu’il nous semble
bien difficile de qualifier autrement que de folie. Le culte de
l’Humanité devient, non pas même celui de la femme, mais celui de
Clotilde ; son symbole fut une vierge de trente ans portant en ses bras
son enfant, conçu par la seule puissance de l’amour maternel et sans le
secours de l’homme.
On reconnaît aisément dans cette parthénogénèse, réservée jusqu’à plus
ample informé aux seules abeilles, un souvenir catholique. Cette
influence se fait également sentir, à côté d’autres préoccupations,
dans l’institution des sacrements. Ceux-ci sont au nombre de neuf : la
présentation, sorte de baptême ; l’
initiation, qui a lieu quand
l’enfant quitte la mère, c’est-à-dire environ le moment où le
catéchisme place l’âge de raison, l’
admission à vingt et un ans du
service de l’Humanité, et que les attardés que nous sommes appellent
encore majorité ; la
destination ou choix d’une carrière, à
vingt-huit ans ; le
mariage, lequel est vieux comme le monde ; la
maturité, cérémonie où le prêtre invite l’homme mûr à réfléchir sur
sa responsabilité sociale ; la
retraite ; par quoi à soixante-trois
ans on choisit son successeur ; la
transformation, qui a lieu à
l’instant de la mort et où le sacerdote mêle ses pleurs à ceux de la
famille ; enfin, sept ans après l’enterrement, la
translation du
corps dans un de ces bois sacrés qui entourent les temples de
l’Humanité.
Encore qu’Auguste Comte ait affirmé que, sept ans après sa mort, le
monde serait converti à sa doctrine, il n’y a d’ailleurs de temple
semblable qu’à Rio de Janeiro.
Là, en effet, est le centre de la religion positiviste dont Benjamin
Constant Botelho de Magalhes, un des fondateurs de la république, était
partisan convaincu. L’hymne national de ce jeune État est un chant
positiviste : « L’homme s’agite et l’Humanité le mène. Sois béni ! Jour
éternel de la paix. » Enfin, les cérémonies du culte nouveau, y compris
les divers sacrements, ne sont célébrées régulièrement qu’à Rio de
Janeiro. La victoire des alliés y donna lieu notamment à une fête
splendide, terminée par une procession sociolatique, dont le caractère
le plus remarquable fut d’être composée d’une série d’automobiles,
lesquelles portaient les bustes des principaux bienfaiteurs de
l’Humanité.
Ce sont les Brésiliens qui ont acheté la maison située 10, rue Payenne,
derrière Carnavalet, et où est morte Clotilde de Vaux. Ils l’ont
transformée en chapelle, précisément au cours de la cérémonie dont nous
avons en débutant fait le récit plus succinct encore que pittoresque.
On peut y voir encore, dans une pièce du deuxième étage, au-dessous de
la chambre où agonisa l’inspiratrice du maître, un autel surmonté d’un
tableau représentant la Vierge Mère et qu’ornent avec des fleurs les
portraits de Comte et de Clotilde ; enfin, le long des murs, les bustes
des bienfaiteurs de l’Humanité, bref tout ce qui constitue un temple,
exception faite des fidèles, car il ne semble pas que personne y soit
jamais entré autrement qu’en curieux.
C’est que l’adoration de Clotilde est en soi quelque chose
d’extravagant qu’admettent très difficilement ces esprits précis que
sont les Positivistes français.
__________
Ces derniers ont pourtant, eux aussi, une religion mais épurée de tout
mysticisme, celui-ci étant, selon eux, l’oppression de l’intelligence
par le sentiment, oppression dont l’amour d’Auguste Comte le rendit
indiscutablement victime.
Au numéro 54 de la rue de Seine, la société positiviste d’enseignement
que préside M. Corra commémore, en effet, chaque année, les 19 janvier
et 5 septembre, les dates de la naissance et de la mort du philosophe.
En outre, le troisième dimanche de chaque mois du calendrier
positiviste, on célèbre le grand homme qui donna son nom à ce mois et
le grand fait historique dont ce nom est, en quelque sorte, le symbole.
C’est ainsi que tour à tour sont exaltés Moïse et la théocratie
initiale, Homère et la poésie ancienne, Aristote et la philosophie
ancienne, Archimède et la science ancienne, César et la civilisation
militaire, saint Paul et le catholicisme, Charlemagne et la
civilisation féodale, Dante et l’épopée moderne, Gutenberg et
l’industrie moderne, Shakespeare et le drame moderne, Descartes et la
philosophie moderne, enfin Bichat et la science moderne. Il y a une
lacune, le onzième et avant-dernier mois consacré à la politique
moderne a, en effet, perdu son patron, Frédéric II, que les
positivistes français ont, non sans raison, rayé de la liste des grands
hommes qui ont fait progresser l’Humanité.
Le 31 janvier a lieu la fête générale des morts et, dans les années
bissextiles seulement, ce qui n’est pas très galant, la fête générale
des Saintes Femmes.
Dans ce schisme, car c’en est un par rapport à la religion purement
comtienne, il n’existe plus que trois sacrements. Le
mariage, la
transformation, qui consiste en des discours prononcés au cimetière,
avec, trois jours après, si toutefois le mort en est digne, une
nouvelle cérémonie au siège de la société ; enfin, pour les membres les
plus éminents de l’église, sept ans après leur mort, c’est-à-dire au
moment où Comte place la
translation, une nouvelle et dernière
commémoration de leurs vertus.
Ces fêtes, toutes intellectuelles et qui ont pour but d’affirmer la
solidarité humaine en reliant au présent et à l’avenir le passé en ce
qu’il a de plus noble et de plus fécond, ces fêtes consistent
uniquement en discours accompagnés de musique. Une société vient de se
former pour en augmenter la beauté. Elle a commémoré les morts, le 31
janvier dernier, avec un particulier éclat.
Ce culte des défunts, cette religion de l’altruisme, d’où a été exclu
soigneusement tout ce que nous appellerons la Clotildolâtrie, ne manque
pas de grandeur austère et de beauté ; malheureusement, il parle peu au
sentiment et, sans autres sanctions que les satisfactions de la
conscience, il ne peut s’adresser au vulgaire.
La concierge de la rue Payenne, que nous interrogions sur le nombre de
pèlerins qui viennent en ces lieux rendre hommage à Comte et à celle
qui l’a inspiré, nous répondit qu’ils étaient infiniment peu nombreux :
« Que voulez-vous, monsieur, ajouta-t-elle, c’est une religion pour
laquelle, à ce qu’on m’a dit, il faut être trop intelligent et trop
instruit. »
Cette critique ainsi naïvement exprimée est à la fois le plus bel éloge
et la condamnation formelle du culte de l’Humanité.
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Où les coëns parlent avec les anges.
LES MARTINISTES.
Encore qu’il ait tiré deux fois sa montre au cours d’un entretien qui
n’excéda pas un quart d’heure, je ne puis dire que ce monsieur ait été
méprisant, car, après tout, ce pouvait n’être là qu’un tic, mais à coup
sûr, il fut dédaigneux, de ce dédain superbe que l’insuffisance des
mots n’exprime pas, mais que traduisent le moindre geste et jusqu’aux
inflexions de la voix. Et, en vérité, comment en eût-il été autrement
puisque mon interlocuteur était un de ces Martinistes des grades
supérieurs, grand-maître de la clef, ou Prince du Liban, qui acquièrent
« par la pureté corporelle, animique et spirituelle, des pouvoirs qui
leur permettent d’entrer en relation avec les êtres invisibles que les
églises appellent anges ». Quand on vient de converser, dans le plan
astral, avec Furlac et Tolliud, esprits de feu et de l’eau, ou encore
avec Chamaliel,
indulgentia Dei, prince de Vénus, on ne saurait
évidemment s’intéresser que peu aux bavardages d’un pauvre diable de
reporter, qui ne fut jamais qualifié d’ange que par une nourrice
bas-bretonne, aussi dénuée de sens critique qu’étrangère à la propriété
des mots.
Le maître, que nous avions l’audace d’interroger ainsi, est un très
illustre frère, membre du suprême conseil, venu de Lyon à Paris tout
exprès pour restaurer dans la capitale ce culte ésotérique qui,
après des fortunes diverses, connut, il y a quelque vingt-cinq ans, une
certaine popularité grâce au docteur Encausse, dit Papus, docteur en
médecine de la Faculté de Paris, docteur en kabbale de la Faculté des
sciences hermétiques et qui, grand polygraphe s’il en fut, a écrit
longuement sur tous ces systèmes, dont son successeur affecte de ne
point même parler.
« Ce ne sont pas là, m’a-t-il dit en substance, des questions dont il
convient d’entretenir les profanes. D’ailleurs, j’ai un chef à Lyon,
mon ami Bricaud, grand-maître de l’ordre ; c’est à lui seul qu’il
appartient de faire ou non connaître nos doctrines. Je vous dirai
seulement que le Martinisme, quoi que prétendent nos ennemis, se
développe de plus en plus. Je reçois tous les jours la visite de gens
éminents, docteurs, professeurs, etc… qui désireraient y être affiliés.
Je réserve mon jugement, je les mets comme on dit, sur la cheminée
(
sic), admettant seulement l’élite d’entre eux, tant intellectuelle
que morale. Car nous devons, monsieur, être une élite, les forces
auxquelles nous commandons ne sauraient, en effet, être maniées
impunément par tous. »
Ici s’intercala une histoire assez obscure où je crus comprendre que
quelques jeunes adeptes s’étant assuré sans doute la complicité de
Chamaliel,
indulgentia Dei, prince de Vénus, avaient naguère abusé de
ces forces dans l’intérêt de leurs amours. Ayant déploré d’un soupir
les abus de ces polissons, mon interlocuteur reprit : « Il est
difficile, d’ailleurs, de n’avoir pas au début quelques petits
accidents, dans l’exercice de la magie blanche. »
- La magie blanche, murmurai-je, n’est-ce pas ce que le vulgaire
appelle prestidigitation ? »
En réponse à cette interruption irrévérencieuse, mon Martiniste
professa : « Notre magie est blanche parce que, venant de Dieu, elle
n’est employée qu’à des fins morales, alors que la magie noire, qui
évoque les puissances infernales, est, par là même, au service du mal !
»
Cette déclaration me rassura, elle m’eût même donné quelque envie
d’embrasser le Martiniste si, à ce moment précis, le sergent recruteur
de cette armée du bien ne m’eût répété, et sur un ton qui, visiblement,
ne m’était pas favorable, qu’il exigeait de ses adeptes
d’exceptionnelles vertus. Crainte de rester sur la cheminée, je
n’insistai point.
Lissant d’une main soignée sa barbe blé et sel, mon interlocuteur
continua : « Il faut d’abord être Maçon, mais ce n’est là qu’un stade
préparatoire que j’ai, en ce qui me concerne, depuis longtemps franchi.
Je ne prends plus part qu’à des réunions où, entre autres choses, on
discute les plus hauts problèmes de la philosophie. Souffrez que je ne
vous en dise pas plus long, car, encore une fois, ce ne sont pas là mes
secrets. Ce soir même, d’ailleurs, à ne vous rien cacher, un rapport
sur votre visite partira pour Lyon. »
J’acceptai de bonne grâce cette éventualité et pris congé après avoir
été toutefois admis à contempler la photographie de Jean II, Bricaud,
portant la robe, l’anneau d’argent et d’améthyste, enfin, suspendu à un
cordon de soie violette, le Tau mystérieux du patriarche gnostique, car
le grand maître du Martinisme est en même temps chef de l’Eglise
albigeoise, dont le docteur Fugarton, qui était, lui aussi, membre du
suprême conseil martiniste, fut un des derniers évêques. Cela n’a,
d’ailleurs, rien qui nous doive surprendre, c’est toujours au vieux
fonds albigeois, et par lui, plus loin que lui, au vieux fonds de
l’alexandrinisme que les illuminés empruntent des idées qu’ils croient
neuves et dont la subtilité hellénique avait déjà coloré toutes les
nuances et démonté tous les rouages.
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Ce soir-là, comme eût dit Dante, nous ne parlâmes pas plus avant. Aussi
bien m’était-il facile, en dépit de tous ces mystères, de me procurer
par ailleurs des renseignements sur une doctrine qui est, au moins dans
ses grandes lignes, depuis longtemps connue.
Martinez de Pasqualis ou Martines de Pasqually, dont on ignore
l’origine exacte, commença, en effet, d’enseigner à Paris, vers le
milieu de ce siècle paradoxal où les idées et les hommes se heurtaient
en des chocs d’où devaient jaillir les lueurs incendiaires de la
révolution française, où les pires incrédules croyaient dur comme fer
au baquet de Mesmer et à l’immortalité de Cagliostro. Martinez se
contentait de converser avec les anges, ce qui, eu égard aux
excentricités de l’époque, était, sans doute, considéré comme un peu
plat.
« Martinez, écrit Papus, faisait venir dans la salle des séances ceux
qui lui demandaient la lumière. Il traçait les cercles rituéliques ; il
écrivait les paroles sacrées ; il priait avec humilité et ferveur ;
agissait toujours ainsi au nom du Christ, ainsi qu’en ont témoigné tous
ceux qui ont assisté à ses opérations et qu’en témoignent encore tous
ses écrits.
« Alors, les êtres invisibles apparaissaient toujours en pleine
lumière. Ces êtres agissaient et parlaient ; ils donnaient des
renseignements élevés, invitaient à la prière et au recueillement, et
cela sans médiums endormis, sans extases ni hallucinations maladives. »
« Quand l’opération était terminée et que les êtres invisibles avaient
disparu, Martinez donnait à ses disciples le moyen d’arriver à produire
eux-mêmes, à produire seuls, les mêmes résultats. »
Ainsi, dans le temps où s’imprimait l’Encyclopédie, ce Portugais, car
il l’était peut-être, encore que personne n’ait jamais connu sa
véritable nationalité, s’entretenait de façon courante avec les sept
anges planétaires qui président, depuis la chute de l’homme, aux
destinées des sept régions, à savoir : Michael, dont la devise est
pauper Dei et qui gouverne Saturne ; Gabriel,
fortitudo Dei, prince
de Jupiter ; Ouriel,
ignis Dei, prince de Mars ; Zérachiel,
oriens
Dei, prince du Soleil ; Chamaliel déjà nommé ; Raphaël,
medicina
Dei, prince de Mercure ; Tsaphiel,
absconditus Dei, prince de la
Lune, et enfin ces Seigneurs de moindre importance ; Ardarel, ange du
feu ; Casmaron, ange de l’air ; Talliud, ange de l’eau ; Furlac, ange
de la terre. J’en passe et des meilleurs, mais n’ayant point séjourné
dans les chambres vertes, noires, astrales et rouges où l’on instruit
les adeptes, là, se borne mon érudition.
Pour être favorisé de tels entretiens, il faut, en effet, être affilié
à une de ces loges de Coëns – ce qui veut dire prêtre en hébreu – que
Martinez créait à l’imitation de Swedenborg dont nous avons déjà
parlé plus haut, loge dont Joseph de Maistre aurait un moment fait
partie.
Tout coën reçoit en même temps que l’initiation le brevet de Rose-Croix
avec – qu’on me pardonne cette formule triviale mais ici trop juste –
l’art et la manière de s’en servir.
Claude de Saint-Martin, un des premiers disciples du maître, profita de
cette science pour se faire dicter par un esprit dit : « l’Agent ou le
philosophe inconnu » un livre qui, à en croire son titre :
Des erreurs
et de la vérité, contiendrait la somme des connaissances humaines, car
enfin, il faut qu’une chose soit fausse ou soit vraie. La première
partie doit être bien longue et la seconde bien courte, disait
spirituellement Voltaire.
Quoi qu’il en soit, ce volume contient des révélations singulières.
Citons celle-ci qui est devenue classique :
« Autrefois, l’homme avait une armure impénétrable et il était muni
d’une lance composée de quatre métaux qui frappait toujours en deux
endroits à la fois. Il devait combattre dans une forêt formée de sept
arbres dont chacun avait seize racines et quatre cent quatre-vingt-dix
branches ; il devait occuper le centre de ce pays ; mais s’en étant
éloigné, il perdit sa bonne armure pour une autre qui ne valait rien.
Il s’était égaré en allant de quatre à neuf et il ne pouvait se
retrouver qu’en allant de neuf à quatre. Cette loi terrible était
imposée à tous ceux qui habitaient la région des pères et des mères,
mais elle n’était point comparable à l’effrayante et épouvantable loi
du nombre cinquante-six et ceux qui s’exposaient à celle-ci ne
pouvaient arriver à soixante-quatre qu’après l’avoir subie dans toute
sa rigueur. »
C’est évidemment un assez bon exemple de ce que ce même Voltaire
appelait le galimatias triple. Reconnaissons toutefois qu’à en croire
les Martinistes tout cela serait parfaitement compréhensible, à
condition, bien entendu, soit d’avoir la clef de ces métaphores, soit
de connaître les secrets de la Kabbale, laquelle permet d’interpréter
les textes tantôt par la géomantrie, qui consiste à appliquer aux
lettres d’un mot la signification qu’elles ont en nombre, tantôt par la
thémurie, au moyen de laquelle on peut, en usant de l’anagramme,
dévoiler le mystère de n’importe quelle phrase. C’est là un petit jeu
qui remplacera, quand on voudra, les mots croisés.
Vuillermoz, de Saint-Martin, Delaage propagèrent cette doctrine. Plus
près de nous, Papus, qui eut son heure de célébrité, en fut le grand
maître. A sa mort, qui eut lieu pendant la guerre, le Très Illustre
frère Teder (Charles Detre) fut élu grand maître par le comité
directeur, le grand maître défunt n’ayant laissé aucune indication sur
son successeur. L’élection est, en effet, exceptionnelle dans le
Martinisme qui, opposé en cela aux principes démocratiques, estime que
le pouvoir doit venir de haut en bas, et non de bas en haut.
Le grand maître Teder, en mourant, désigna son successeur, le très
illustre frère Jean II, Bricaud, lequel est non seulement, comme nous
l’avons dit, patriarche de l’Eglise albigeoise, mais fut évêque
régionnaire de l’Eglise Orthodoxe latine qui ne vécut qu’un instant au
moment de la séparation, et dont le vicaire général pour la France
était Monseigneur Pierre René, vidame de Lignières, lequel d’ailleurs
s’appelait tout bonnement Lorrain, comme vous et moi.
L’ordre a des souverains délégués dans le monde entier, il se propose
pour buts principaux : la réintégration de l’être humain vers Dieu, la
spiritualisation de l’Humanité. C’est un bel idéal, ajoutons que par
leurs conjurations les illustres frères interviennent dans tous les
phénomènes tant terrestres que célestes. C’est du moins leur opinion
et, à les en croire, ils rétabliront un jour dans le monde la
fédération de toutes les nations, l’alliance de tous les cultes et la
solidarité universelle.
Acceptons-en l’augure et constatons qu’en tout cas ces illuminés, qui
se contentent d’agir dans le plan astral, sont, dans le plan terrestre,
les plus inoffensifs des hommes, excellents pères de famille,
généralement de bonnes vie et mœurs. Je laisse à de mieux qualifiés de
savoir s’ils sont sages ou s’ils sont fous. Comme on dit, au Palais, le
tribunal – qui, en l’espèce, se compose des lecteurs – le tribunal
appréciera. Je n’ai fait que lui présenter quelques pièces du procès.
EUGÈNE GASCOIN.
NOTES :
(1) Les Nazirs ou Naziréens étaient des ascètes juifs qui, par suite
d’un vœu, se retiraient loin du monde et évitaient toute souillure.
Saint Jean-Baptiste était un Naziréen.
(2) D. Ammann :
Pneumatologie
pratique.