GIBERT,
(18..-18..).- Jacques
Bonhomme
(1833).
Saisie du texte : S. Pestel pour la
collection
électronique de la Médiathèque
André
Malraux de Lisieux (30.V.2008)
Texte relu par : A. Guézou
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graphie
conservées.
Texte établi sur un exemplaire (BmLx : nc)
de Paris
ou le livre des cent-et-un, Tome
douzième, publié à Paris : Chez Ladvocat
en 1833.
Jacques
Bonhomme
par
Gibert
~ * ~
Jacques Bonhomme,
M. Jacques Bonhomme est d’une famille ancienne.
Depuis qu’il est devenu important, des flatteurs et des savants lui ont
même fait une belle généalogie ; ils lui donnent une origine celtique.
A les croire, sa race s’en va se perdre dans la nuit des temps qui
précèdent les histoires écrites. Ils retrouvent en lui je ne sais
quelle physionomie gauloise, un peu semblable aux descriptions de
César. Ils disent qu’ensuite ces Jacques Bonshommes de la vieille Gaule
firent assez bonne société avec les Romains leurs conquérants : ils se
mêlèrent aux vainqueurs du monde par mariage ou autrement, finirent par
parler la même langue et prirent ensemble des habitudes municipales ;
tâchant de se tirer au moins mal du gouvernement du bas-empire, ou, ce
qui fut pire encore, de sa décrépitude expirante.
Vinrent alors les barbares, Goths, Visigoths, Bourguignons, enfin les
Francs plus vaillants et plus barbares que les autres. A ce point,
grande discorde entre les historiographes de la famille Bonhomme et les
généalogistes des maisons qui ne veulent pas être Bonshommes. Les uns
s’en vont disant : Ceux-là sont les gens du sol, de la vieille patrie,
de la bonne France ; ceux-ci, arrivés le fer et la flamme à la main, se
sont établis par le droit du plus fort, et depuis n’ont jamais voulu
connaître un autre droit ; conquérants et envahisseurs ils furent :
tels ils ont toujours voulu rester. Les vainqueurs et leurs partisans
ne se défendent pas trop de semblables griefs, qui flattent leur vanité
; ils veulent bien être la race forte, la race armée, les gens à cheval
parmi la gent à pied, et ne se désavouent rien de ce qu’on leur impute.
Mais ils ajoutent que quand le droit du plus fort est bien vieux, bien
vermoulu, quand il ne peut plus se soutenir, alors il devient
respectable, prend le nom de légitimité et doit subsister sous ce beau
titre, sans rien perdre de ses priviléges, même quand il ne peut plus
les défendre. « De telles choses, le partage se fait au ciel, » comme
dit Comines. Ce sont questions que l’événement résout.
En ces temps-là elles furent bien complètement résolues ; et quand
commença la monarchie française ; quand chacun, Romain, Gaulois ou
Franc, selon qu’il fut fort, hardi ou habile, eut pris sa part au
milieu du désordre universel ; Hugues Capet, la couronne ; les uns, de
grandes seigneuries ; les autres, de petites ; il resta aux ancêtres de
Jacques Bonhomme la servitude dans toutes ses nuances et variétés.
Voilà ce qui est sûr ; par-delà ce sont plus ou moins systèmes
d’érudits, vanteries de généalogistes.
La chose aurait paru fort dure à Jacques Bonhomme, n’était qu’il était
déjà assez abruti. On lui avait pris tout son avoir ; il se résigna à
ne pas même posséder sa propre personne. D’ailleurs tous les souverains
des grands et petits domaines étaient si querelleurs et si cruels,
qu’il faisait bon être protégé et défendu par quelqu’un d’eux, ne
fût-ce qu’à titre de bête de somme. Tout avait été saccagé et incendié.
Les terres n’étaient plus cultivées. Alors on rendit généreusement à
Jacques Bonhomme le champ qu’on lui avait pris, sous la condition
qu’après avoir défriché de nouveau ce terrain abandonné, replanté sa
vigne arrachée, il paierait des droits de toute sorte. Jacques se
contenta de ces conditions. En outre, il lui fallait trouver le temps
de bâtir, à la sueur de son front, de fortes tours, avec des créneaux,
des machicoulis, des enceintes de murailles et des fossés, pour loger
son maître, de façon à le garer des attaques de ses voisins de
campagne. Quand on voyait venir de loin avec ses gens quelque châtelain
avec qui on était en mauvaise intelligence, la cloche du château
sonnait ; vite Jacques faisait rentrer dans la cour les boeufs, les
moutons et tout l’attirail champêtre. Le voisin arrivait et trouvait
pont levé et portes fermées. Pour lors il passait son dépit à brûler la
cabane du pauvre Bonhomme, qui était de bois et de chaume, dressée au
bas du château sur le revers du fossé.
Ce régime était cruel. On a beau dire, il est difficile de se faire à
ces choses-là. Jacques n’était pas content. Dans ses petites lumières,
il ne trouvait pas cela conforme à l’Évangile, que les bons prêtres
prêchaient, à lui, tout comme aux seigneurs. De temps en temps il se
révoltait et prenait d’horribles vengeances ; mais il n’y gagnait rien
: il n’était pas de force à lutter.
Quand par bonheur la passion de s’aller sanctifier aventureusement à la
croisade et de gagner le ciel à grands coups de lance eut pris les
chevaliers, ce fut un bon soulagement pour la famille Bonhomme ; elle
respira enfin. En l’absence de ses maîtres, elle prit courage à
travailler, à vendre, à gagner quelque argent. Ce fut profit pour tout
le monde. Les seigneurs commençaient à avoir besoin de beaucoup de
choses, qu’il fallait payer pour les avoir ; quand le sujet avait fait
de bonnes épargnes, son maître en pouvait tirer une portion par impôt
ou d’autre sorte.
Pendant ce temps-là, la famille de Hugues Capet, comme la famille de
Jacques Bonhomme, avait un peu secoué le joug des seigneurs. Les voyant
puissants sur leurs sujets, elle eut le dessein de les traiter, eux
aussi, en sujets de la couronne. De là un commencement de bonne amitié
entre les deux familles : amitié bien souveraine d’une part, bien
humble de l’autre.
Il en arriva que, lorsque les Bonshommes, qui habitaient les villes et
bourgs, se voyant toujours taxés et maltraités, eurent battu et chassé
les hommes d’armes de leurs seigneurs, le roi ne prit pas la chose en
mauvaise part et l’approuva par bonnes ordonnances. Ainsi ils se
trouvèrent ou se retrouvèrent maîtres chez eux, bourgeois de leurs
villes, n’ayant pour maîtres que le roi : et comme tous les barbares
germains avaient apporté de leurs forêts la belle maxime, qu’un homme
libre ne se soumet qu’aux obligations consenties librement, on commença
à appeler de temps en temps Jacques Bonhomme et à lui demander son avis
et son consentement.
Lui et les siens étaient donc quelque chose dans l’état, mais encore
placés bien bas, comptant pour peu, assez méprisés, et sans grands
recours contre les gens puissants. Ses libertés, à lui, consistaient à
ne pas être soumis à toutes leurs volontés et fantaisies ; la liberté
des gens puissants était de faire leurs volontés et fantaisies. Tout
cela était difficile à bien régler.
Alors commencèrent d’effroyables guerres, non plus de voisin à voisin,
de seigneur à seigneur, mais de roi à roi, de suzerain à grand vassal.
Les grandes compagnies formées de gens de tous pays, les armées
d’Angleterre coururent tout le royaume. Jacques Bonhomme apprit un peu
le métier de la guerre ; il défendait les villes, tirait de l’arc et de
l’arbalète ; il se mettait à la suite d’un chef de son choix. Les
chevaliers étaient vaillants, et lui aussi. De plus qu’eux, il aimait
toujours le pays, il tenait au sol. Un seigneur était vassal du roi
d’Angleterre et du roi de France ; il pouvait choisir, il était sûr de
trouver un fief et une fortune, lorsque mécontent il s’alliait aux
étrangers. Tous les chevaliers de la chrétienté étaient comme frères
d’armes, ils formaient une sorte de nation. Jacques Bonhomme et sa
bourgeoise de famille ne pouvaient porter ailleurs leur petit champ ou
leur boutique ; c’étaient de vrais et bons Français, détestant à mort
l’Anglais et le Bourguignon, les exterminant tant qu’ils pouvaient ;
grands amis du roi français, quand même il n’était que roi de Bourges,
combattant vaillamment sous la bannière des bons et loyaux
gentilshommes, les Lahire et les Saintrailles. Jeanne d’Arc, la pucelle
d’Orléans, était cousine de Jacques Bonhomme.
Après toutes ces guerres, il commença à y avoir un peu de bon ordre en
France. Les grands vassaux étaient détruits, leurs fiefs étaient
rentrés au royaume ; le roi gouvernait ; il avait des compagnies de
gens de guerre payés sur l’argent des impôts, afin de repousser les
ennemis et tenir le pays en repos. Le roi Louis XI abusa grandement de
ce pouvoir royal naissant. Il fut dur et cruel pour tous ; mais il y
avait tant de haine des faibles contre les puissants, que les uns lui
pardonnaient presque leurs souffrances en le voyant impitoyable pour
les autres. D’ailleurs il était familier avec Jacques Bonhomme, savait
prendre son langage et ses façons, le nommait son compère : ce qui fait
pardonner bien des choses.
Maintenant la France était tout autre : chacun y était sujet ; pas tous
égaux, tant s’en fallait, mais tous serviteurs du roi, sauf à lui obéir
avec orgueil ou avec humilité. Le gouvernement se régla d’une façon
nouvelle ; il n’y eut plus de seigneurs, de vassaux et de serfs, mais
une cour, une armée, des gentilshommes, des gouverneurs de province,
tous brillants, importants ; c’était la France militaire, riche,
puissante, glorieuse, chevaleresque ; et en même temps une autre France
plus modeste et plus laborieuse, vêtue non pas d’or et de soie, mais de
laine et de bure, la France de Jacques Bonhomme.
Cette France-là avait son parlement, ses échevins, ses corps de ville ;
c’était son aristocratie à elle ; en même temps les gens d’affaires du
royaume, gens de bon sens et de sage conseil dans leur humble
condition, que le roi appelait même autour de lui dans les grandes
occasions. Sous cette aristocratie, et apparenté avec elle, était le
tiers-état, la vaste famille de Jacques Bonhomme, ces riches marchands,
ces grands avocats du seizième siècle, ces hommes de livres et de
liberté, comme ils s’appelaient eux-mêmes.
Courageux à défendre la justice, humble, et pourtant ferme ;
respectueusement obstiné devant le pouvoir royal, d’une bourgeoise
rudesse pour tout ce qui n’était pas le roi ; cherchant ses libertés
sous la protection du souverain, l’aimant et voulant se fier à lui
comme à la loi vivante, feignant de ne le plus reconnaître quand son
langage n’était pas légal : tel était Jacques Bonhomme à l’époque où
commençait la seconde monarchie française.
Quand vint la réforme, Jacques resta bon catholique, mais il se prit de
déplaisance contre les jésuites dès leur origine ; il n’a jamais voulu
d’eux. D’ailleurs il a eu de tout temps quelques préjugés contre la
cour de Rome. Il ne voulait pas les persécutions, et encore moins les
massacres ; la Saint-Barthélemi ne fut pas de son fait.
La guerre religieuse était nécessairement une guerre politique. Jacques
Bonhomme commença par se laisser un peu enjôler par les Guise. Il était
sensible à la flatterie, surtout à la flatterie des grands seigneurs.
Ça été long-temps un défaut héréditaire dans la famille ; d’ailleurs il
avait en grand dégoût les mignons de Henri III. Quand le duc de Guise
se mit à faire du mouvement, à pousser aux émeutes, à recruter les
maîtres d’armes et les batteurs de pavés, Jacques Bonhomme, en
bourgeois sensé et tranquille, se dégoûta des ambitieux ; mais il s’en
avisa trop tard. Il fallut endurer le joug des Seize, voir pendre
Brisson et Larcher, et se réduire à murmurer un peu bas contre
l’assemblée des états de la ligue.
Aussi était-il affamé de voir un roi, et l’entrée de Henri IV fut une
grande joie pour lui. C’était son homme ; jamais souverain ne lui
convint mieux ; vaillant, facile, familier, de bon sens, ferme sans
qu’il y parût, et, pour achever, Gascon, ce qui a toujours en un
certain charme pour Jacques Bonhomme, qui aime mieux qu’on se moque un
peu de lui que si l’on prenait la parole haute.
Il joua un grand rôle dans cette parodie de la ligue qu’on appelle la
fronde ; c’était tout simple ; peu à peu il était venu à tenir beaucoup
plus de place en France, et les courtisans beaucoup moins. On le
rechercha, on le caressa, on se servit de lui ; il eut ses jours de
souveraineté ; en définitive, il se trouva moins libre qu’auparavant ;
mais en même temps ceux qui étaient au-dessus de lui perdirent toute
liberté et passèrent à l’état de domesticité : c’était une grande
consolation pour Jacques Bonhomme, un contentement pour ses vieilles
rancunes.
Sous Louis XIV, ou du moins dans la première partie de son règne,
Jacques se trouva heureux et ne regretta rien. Il avait un goût
invariable pour le bon ordre, qui semblait la première de toutes les
libertés. Or, jamais on ne lui avait si bien procuré cet avantage. Pour
la première fois le faible put avoir complète et forte justice contre
le puissant. D’ailleurs Jacques Bonhomme a toujours été grand ami de la
gloire française. Les batailles gagnées, les Te Deum, les
drapeaux appendus aux églises le ravissent. Une autre gloire le
trouvait aussi fort sensible ; encore qu’il ne fût pas alors grand
connaisseur, la poésie, les arts étaient pour lui une source de
jouissances et d’orgueil national ; puis ces illustres hommes dont on
répétait le nom, que le roi honorait, et Molière, et La Fontaine, et
Racine, et Boileau, tous étaient de la famille de Jacques Bonhomme ; il
se sentait glorifié en eux.
Le roi était hautain et absolu ; il tranchait de la divinité. Mais il
avait la volonté d’être grand et de faire la France grande et
puissante. Puis il était un homme grave ; si Jacques aime la
familiarité, il respecte beaucoup la gravité : aussi on a beau dire ;
ce fut, c’est encore, pour lui, le grand règne de Louis XIV.
Ces beaux temps ne durèrent guère ; il put apprendre qu’il n’y a pas
beaucoup à se fier au bonheur et à la gloire d’un pays qui ne se mêle
en aucune façon de ses affaires. Jacques Bonhomme, qui n’avait jamais
eu l’habitude de se gouverner lui-même, ne songeait guère à un tel
remède ; seulement il était mécontent ; les guerres inutiles et
malheureuses, les profusions de la cour, le pouvoir des jésuites, les
persécutions religieuses, les mauvais ministres et madame de Maintenon
lui inspiraient haine ou mépris. Mais il n’aurait su comment s’y
prendre pour faire aller les choses plus à son gré.
La régence lui donna pour consolations et pour enseignements des
scandales, qui n’étaient plus graves et solennels, comme ceux du grand
roi. La pauvre Jacques Bonhomme avait encore gardé ses moeurs
bourgeoises, sa vie de famille, son train économe et modeste : on lui
fit voir toute autre chose et assister à d’étranges spectacles. Cette
cour et ces grands seigneurs, devant qui il était encore humble et
respectueux, lui firent alors grand marché de leur considération. Il
vit déménager la religion, la morale, la dignité. Le fond et la forme
s’en allaient ensemble, et puis l’envie de s’enrichir aussi vite qu’on
se ruinait ; et les changements soudains de fortune ; et les jeux de
bourse et de banque, qui confondaient les joueurs, grands et petits,
dans une ignoble égalité : tel fut le règne de ce bon régent qui gâta tout en
France.
Cela gâta beaucoup, en effet, le caractère de cet excellent Jacques
Bonhomme. Il devint léger, méprisant, se vengeant de ce qui lui
déplaisait ou lui faisait tort, par des épigrammes ou des chansons ;
frondant tout, sans bien savoir ce qu’il aurait voulu. N’ayant rien à
faire pour régler ou défendre ses propres intérêts, il s’en remit aux
beaux et grands esprits du temps, qui furent ses amis, ses patrons, ses
flatteurs, et firent passer à un examen public toutes les lois,
coutumes, autorités, puissances, auxquelles il fallait encore obéir par
un reste d’habitude. Si Jacques avait eu quelques bons vieux titres à
faire valoir, quelque ancienne charte un peu déchirée ou oubliée à
produire pour réclamer un meilleur gouvernement, il aurait chargé des
avocats ou des magistrats de sa confiance. Faute de droits, il se fit
enseigner les droits de l’homme par des poètes et des philosophes,
qu’il honora et adora par-dessus tout ; à juste titre, puisqu’il ne
pouvait guère porter reconnaissance ni respect aux autres puissances.
Cependant il s’enrichissait, et tout lui prospérait ; encore qu’on ne
songeât guère à ses intérêts, encore que le roi lui fît banqueroute
quand il lui empruntait son argent. Ses moeurs, son langage, jusqu’à
son habillement, devenaient plus élégants. Il avait des parents qui se
poussaient dans le beau monde, et qui y étaient assez bien venus quand
ils avaient beaucoup d’argent ou beaucoup d’esprit. Il n’y avait plus
moyen de le traiter du haut en bas, comme don Juan traite M. Dimanche.
Les airs de dédain avaient pris quelque chose de plus délicat et de
mieux ménagé. Jacques Bonhomme, pour un rien, se sentait prêt à se
fâcher ; il se trouvait parfois mécontent, et même jaloux. Quand
l’égalité approche, la jalousie commence.
Bientôt on voulut réparer le vieil édifice de la monarchie française ;
chacun s’y trouvait mal logé, et Jacques Bonhomme plus mal que les
autres. C’était à qui mettrait la main à l’oeuvre pour tout démolir. Le
roi et les courtisans prirent peur, et malgré leur goût pour la
nouveauté, voulurent maintenir ce qu’ils avaient promis de changer. Un
jour, ce fut un grand et redoutable jour, Jacques Bonhomme se leva tout
à coup, s’en alla prendre la Bastille, et l’on vit qu’il était le plus
fort. Ce fut une bien autre nouveauté que celles auxquelles on avait
songé.
Le voilà vainqueur, le voilà redoutable ; ses ennemis ont pris la fuite
; tout cède devant lui ; le roi de France, le petit-fils de Louis XIV
devient sujet de Jacques Bonhomme. La monarchie est là devant lui par
terre. C’est à lui à en rebâtir une autre à sa guise.
Par malheur, Jacques n’y avait pas encore beaucoup pensé. Ce grand
triomphe était venu trop vite et lui avait porté à la tête. D’ailleurs
il n’était pas accoutumé aux affaires. Le temps qui venait de finir l’y
avait mal préparé. Ce ne fut pas lui, à proprement parler, qui se mit à
la besogne. Ce fut dommage, car il a beaucoup de bon sens, quand il se
donne le temps de la réflexion, et qu’il ne se laisse pas aller à
l’impression du moment, ce qui est son grand défaut.
Plein de joie et d’espérance, il se mit donc à voir arranger toutes
choses par de jeunes seigneurs qui aimaient généreusement la liberté
comme une mode, et courtisaient Jacques Bonhomme comme un roi ; par des
hommes qui, dans leur intempérance de rhétorique, traitaient les
intérêts du pays comme le programme d’un prix académique, et couraient
au succès et à l’effet ; il y en avait d’autres pleins d’imagination,
qui ne cherchaient qu’à s’émouvoir et à éprouver de fortes sensations,
comme à la représentation d’un drame farouche ; puis venaient les gens
qui ne s’inquiètent pas de l’absurde ni de l’atroce, pourvu qu’on y
arrive avec un certain arrangement de paroles qu’ils appellent la
logique ; enfin les passions bonnes ou mauvaises, dévouées ou
intéressées, généreuses ou ignobles.
Parmi tout ce bruit, ce grand spectacle, ces magnifiques talents, ces
caractères énergiques, cette habile activité, comment le pauvre Jacques
Bonhomme n’aurait-il pas perdu la tête ? lui surtout que depuis
cinquante ans on avait tenu à un régime théorique et littéraire, lui à
qui on répétait, à chaque chose qui étonnait sa raison ou blessait son
bon naturel, qu’il devait accepter les conséquences du principe, sans
lui permettre de répondre qu’il y a plus d’un principe dans ce monde,
et qu’il faut tâcher de faire vivre en paix leurs conséquences.
Ainsi on lui flétrit sa victoire, on la souilla de crimes et de sang.
Cette tranquillité qu’il aime tant fut perdue. La liberté de la vie
privée, qu’il préfère à toute autre, se changea en un horrible
esclavage. Plus de commerce, plus de richesse, plus de bien-être ; des
maîtres cruels, durs, pleins de brutalité et d’orgueil ; des échafauds,
où coulait à grands flots bien plus encore le sang des braves et
honnêtes parents de Jacques, que le sang de ceux qu’on appelait ses
ennemis. L’envie et la peur, une certaine exaltation aveugle et
stupide, l’ivresse féroce du sang répandu, se couvrirent du nom de
salut public. Jacques Bonhomme avait laissé venir jour à jour cette
horrible domination. Il s’était laissé persuader que le
lendemain était la suite nécessaire de la veille. Puis tout cela était
si terriblement étrange, si contraire aux moeurs douces et amollies du
siècle, que notre excellent personnage se trouva pris comme à
l’improviste. Il supporta une rude époque, pliant silencieusement les
épaules. Ce n’est pas le plus beau de son histoire, et depuis il en a
toujours été assez honteux.
Cependant il acquérait d’un autre côté un bien grand honneur ; jamais
il n’avait cessé d’être bon Français, d’avoir cette sainte horreur de
l’étranger, qui est un trait de son caractère. Voyant que les rois de
l’Europe voulaient châtier la France, il fit partir au plus vite ses
enfants pour la frontière. Alors on peut admirer le noble spectacle de
tant de bravoure, de patience, de zèle patriotique, récompensés par la
victoire et le salut du pays : c’est l’éternelle gloire de Jacques
Bonhomme. On a voulu la lui ravir ; on a tenté de la flétrir par je ne
sais quelle alliance avec de lâches crimes, de la présenter comme liée
nécessairement à la sanguinaire tyrannie qu’on érige en habileté. Ils
ne se doutaient pas, ces braves hommes, d’avoir de telles obligations.
Ils n’avaient vu, eux, nul rapport nécessaire entre les massacres des
prisons et les victoires de Valmy et de Jemmapes, entre les échafauds
où périssaient leurs parents et les champs de bataille où ils versaient
leur sang ; il a fallu leur apprendre ce dont ils ne se doutaient pas ;
c’est que les gens qui envoyaient leurs généraux au supplice, et qui ne
savaient leur donner ni vêtements ni pain, avaient organisé leurs
victoires.
Enfin, las de tant d’horreurs, Jacques Bonhomme intervint un jour dans
une querelle qui s’éleva parmi ses cruels dominateurs, et pour obtenir
son appui il fallut renoncer aux échafauds. De ce moment, il montra une
aversion et un dégoût profond de tous ces hommes de sang. Ils furent
poursuivis les uns après les autres par la haine publique qui s’attacha
à leurs noms.
Cependant il fallait composer un gouvernement pour le pays, et lui
donner d’autres magistrats que le bourreau. Il s’était formé une sorte
d’aristocratie révolutionnaire, pour qui le pouvoir était une place de
sûreté qu’elle ne voulait pas livrer. Plus prévoyante peut-être que
Jacques, elle se cantonna dans le gouvernement nouveau, dont il aurait
bien voulu la chasser. Sans trop de réflexion, par instinct d’honnête
homme, il se mêla même un peu à ceux qui se firent mitrailler pour
expulser la convention.
Il fallut encore subir cette souveraineté nouvelle, léguée par de
tristes et récents souvenirs. On commença à en faire le siége et à la
miner, en y employant ce qu’elle donnait de liberté. Jacques Bonhomme
aime à honorer ceux qui le gouvernent, et ceux-là il les méprisait
beaucoup. C’était un ensemble de toutes les médiocrités, tant avait été
moissonné ou chassé ce qui était élevé par le talent, la vertu, la
richesse ou la position. Le gouvernement directorial se défendit de son
mieux. Sous l’abri des victoires dont nos armées effrayaient l’Europe,
il détruisit les libertés publiques. N’osant plus verser le sang, il
envoya périr dans les déserts de l’Amérique les élus que Jacques
Bonhomme avait honorés de sa confiance.
Il n’y en eut pas pour long-temps. Un pouvoir jaloux, mesquin,
malhabile, ignoble, ne saurait subsister même par la tyrannie. Le
désordre se mit partout ; la gloire militaire s’éclipsa. Alors revint
de l’Orient celui qui, deux ans auparavant, avait déjà saisi toutes les
imaginations par ses victoires, qui avait laissé entrevoir en lui comme
une sorte de grandeur mystérieuse, se plaçant hors de pair avec les
autres gagneurs de batailles ; qui, dans la crainte de voir s’amoindrir
le prestige, avait fui tout cet entourage vulgaire du directoire, pour
aller en Égypte, se revêtir encore plus de l’éclat du merveilleux.
A peine avait-il mis le pied sur le rivage, que Jacques se jeta à ses
pieds, le conjurant de rendre à la France la grandeur, la puissance, le
bon ordre, la sécurité. Sans aucun soin de l’avenir, tout préoccupé de
ce qui l’affligeait et l’offensait, il fit bon marché des libertés du
pays, les sacrifiant joyeusement à celui qui renversait tout au-dehors
et réglait tout au-dedans. Jamais homme ne fut plus content et plus
glorieux que Jacques Bonhomme à cette époque. Il retrouvait tout ce
qu’il aurait pu regretter dans le passé, et ne craignait point de voir
revenir ce qui lui déplaisait. Tout lui semblait pour le mieux ; il
s’était donné un maître, mais c’était le maître du monde. Il se
sentait, non pas humilié, mais fier ; non pas esclave, mais dominateur.
Lorsque toute cette gloire se décor des pompes de la souveraineté,
lorsque le général devint un empereur, Jacques n’eut pas d’abord grand
goût à cette représentation théâtrale : il s’en raillait, mais bien bas
; car il avait peur et respect. Il eut de la peine à prendre au sérieux
ceux de ses cousins qui devenaient comtes ou barons. Mais il le leur
pardonnait, précisément parce qu’il s’en moquait.
A force de victoires merveilleuses, de royaumes conquis et distribués,
à force de succès et de génie, ce clinquant et ces oripeaux prenaient
pourtant un éclat plus réel, et semblaient se changer en or véritable.
Par malheur il en coûtait cher à Jacques Bonhomme. Tout séduit qu’il
pouvait être par la gloire, la guerre perpétuelle lui était fort dure.
Cette dévorante conscription, qui lui enlevait tous ses enfants, et
semait leurs ossements dans toute l’Europe, pour faire des rois de
Joseph ou Jérôme, devenait chaque jour plus odieuse. D’ailleurs il ne
fallait pas moins qu’un joug de fer pour tenir en respect et en silence
cet univers vaincu, et pour extorquer de la France les forces
nécessaires au maintien d’un régime si extraordinaire. Donc, plus de
liberté ; des prisons d’état ; la parole et la presse esclaves ;
partout et pour tout l’obéissance passive. Puis le commerce n’allait
pas ; on prenait à Jacques ses percales et ses mousselines pour les
brûler ; on lui faisait payer le sucre cher, on augmentait les impôts,
et les créanciers étaient soldés par des banqueroutes.
De la sorte le grand empire n’était nullement le fait de Jacques
Bonhomme. Il eût volontiers pris patience, s’il eût vu un terme à tant
de gloire et de souffrance, mais c’était toujours à recommencer : une
victoire de plus, c’était une guerre de plus ; il avait complètement
perdu son goût pour les Te
Deum. Une fois il crut pourtant que le héros et lui
allaient prendre quelque repos. C’était après ce pompeux mariage avec
l’archiduchesse. A la naissance de cet enfant roi, Jacques, en bon père
de famille, trouvait qu’il y avait là de quoi satisfaire un homme, si
grand qu’il fût. Mais c’était une idée bourgeoise ; ce n’était pas de
cela qu’il s’agissait : la passion du jeu ne s’apaise point, lors même
que des empires et des armées sont les enjeux. Tant fut risqué que tout
fut perdu. Jacques apprit un jour, par un bulletin, que pour avoir cru
que les saisons aussi devaient obéir à sa volonté, le grand homme avait
fait périr cinq cent mille soldats. Nouveaux efforts, nouveaux
sacrifices, nouveaux désastres. Le dévouement de Jacques Bonhomme ne se
ralentit pas ; il eût donné la dernière goutte de son sang pour
fournir, à celui qui avait perdu la France, les moyens de la sauver.
Génie du capitaine, courage des soldats, tout fut inutile. Paris vit
défiler dans ses murs les armées étrangères. C’est le plus cruel moment
qu’ait jamais eu Jacques Bonhomme ; lui, si bon français, lui, si
glorieux de tant de victoires, lui, tout à l’heure maître de l’Europe,
voir les Cosaques bivouaquer dans sa bonne ville de Paris ! Il a encore
le coeur serré quand il pense à cet affront et à ce chagrin.
La victoire était la condition du contrat passé avec le grand empereur
; il y manquait, le contrat était rompu. Jacques se sentait peu de
penchant pour l’ancienne race de ses rois. D’abord il l’avait un peu
oubliée. Elle revenait avec les armées étrangères, et c’était un
terrible grief ; puis il avait un certain pressentiment que ces princes
avaient la main malheureuse. Bourbon et révolution étaient deux idées
attachées ensemble dans son instinct ; de plus habiles auraient
expliqué pourquoi ; lui, il en jugeait comme d’un mauvais sort.
Pourtant, comme il est homme de bon sens, qui ne s’obstine pas
aventureusement contre la nécessité, il accepta ceux que lui donnait le
destin, bien résolu de s’arranger avec eux, à sa guise, non à la leur.
Les princes légitimes furent assez surpris en retrouvant leur ancien
compatriote Jacques Bonhomme. Il avait fort changé durant leur longue
séparation. Ce n’était plus de bon bourgeois, parfois hargneux et
difficile, mais retournant ensuite, après un moment passé, cultiver son
champ ou auner son drap. Il avait pris une large assiette dans le pays
et s’y était mis d’aplomb. On ne l’intimidait plus ; on ne lui imposait
guère, et il était bien au-dessus d’une quantité de cajoleries, avec
quoi on l’apaisait autrefois. Le roi n’était plus pour lui un Dieu sur
la terre, entouré de ses demi-dieux ; c’était l’homme de la nation,
exerçant un pouvoir utile, revêtu d’une majesté tout humaine, non plus
religieuse et mystique. La jalousie de Jacques était surtout
singulièrement éveillée sur le chapitre de l’égalité. Il était
là-dessus plus chatouilleux que sur nulle autre chose. Lui et les siens
avaient été ennoblis de la façon qui ennoblit le mieux, à la pointe de
l’épée. Autrefois, étant soldats, ils avaient gagné Laufeld ou Fontenay
; maintenant officiers ou généraux, ou maréchaux de France, ils avaient
remporté des victoires de Jemmapes, de Marengo, d’Austerlitz ; ils
avaient conquis l’Europe. Quel moyen de ramener aujourd’hui Jacques
Bonhomme à son ancienne place ? Il fallait compter avec lui et le bien
ménager. En outre il avait toujours son vieux levain contre les
jésuites, et son éducation philosophique le disposait trop mal pour le
clergé.
Si l’on avait su, ou si l’on avait pu prendre garde à tout cela, on
aurait fait très bon ménage avec Jacques : on lui avait donné la paix
qu’il avait tant souhaitée ; le commerce était en réelle prospérité ;
il y avait à la fois liberté et repos. C’était de quoi vaincre de
grandes préventions ; elles seraient allées diminuant, n’était une
incurable méfiance de part et d’autre. Jacques imaginait sans cesse
qu’on voulait lui ôter ses libertés, lui manquer de foi, le remettre en
roture et infériorité, le livrer tout garrotté au gouvernement des
prêtres. D’autre part, ceux qui avaient été, ou qui croyaient devoir
être restaurés, s’épouvantaient et s’irritaient dès que Jacques
Bonhomme voulait user un peu librement de ses droits. On lui imputait
toujours de mauvais desseins, ou un funeste aveuglement. On lui
reprochait les crimes et les malheurs du passé, l’accusant de vouloir
les recommencer, lui qui les détestait. Puis on entreprenait de
réformer ses moeurs et de refaire son éducation, ce qui l’offensait
beaucoup. On l’appelait impie et sacrilége ; on voulait qu’il fût père
de famille, non pas à sa mode et selon sa situation, mais à la façon du
temps passé. Enfin, au lieu d’honorer, comme il eût été juste, son bon
sens, son expérience si chèrement acquise, son goût pour le bon ordre,
son respect des lois, on s’inquiétait et on l’inquiétait. Il ne savait
jamais sur quoi compter, toujours menacé d’être châtié, s’il n’était
sage, et mis en dure tutelle, s’il contrôlait de trop près ses affaires.
Pourtant cela dura plus long-temps qu’on aurait pu le croire. Les uns
comme les autres étaient devenus plus sages, moins passionnés, plus
amis du repos. Ce n’étaient plus les anciennes ardeurs, les convictions
absolues, les folles espérances. Les gouvernants de la restauration
furent timides, et Jacques Bonhomme fut patient. Cette conduite
honorable et prudente lui fit un extrême honneur ; il devint plus
raisonnable, plus éclairé, moins livré au premier vent des impressions,
plus honnête homme encore que par le passé. Ce n’était ni faiblesse, ni
timidité, c’était sagesse, c’était crainte de trouver pire en cherchant
mieux.
Aussi rien ne fut plus grand et plus beau que le moment où, attaqué
dans ses droits, il se mit à les défendre. Jamais si merveilleuse force
ne fut employée à justice plus évidente ; jamais peuple n’eut tant
raison. L’événement fut aussi prompt et décisif que la cause était
bonne. En outre quel courage ! quel vaillant souvenir de la gloire
militaire ! quelle modération dans la victoire ! quelle humanité envers
les vaincus ! quelle sagesse à laisser s’accomplir le seul dénoûment
raisonnable !
Maintenant Jacques Bonhomme est le maître, le seul maître : maître chez
lui, qui aurait droit de le trouver mauvais ? C’est à lui d’aviser à
l’usage qu’il pourra faire de sa souveraineté. S’il en jouit sagement,
il s’honorera encore plus que par ses glorieuses journées. S’arrêter
après une révolution accomplie d’une telle sorte, refaire
tranquillement un gouvernement après avoir écrasé l’autre dans la rue,
voilà ce qui sera nouveau, imprévu, admirable. L’aristocratie anglaise
assura le repos et la liberté de son pays en 1688. Elle congédia les
Stuart, sans tumulte et sans convulsion ; les libertés écrites dans les
lois, devinrent réelles et inattaquables ; du reste, l’ordre social
demeura le même. Jacques n’a cherché non plus qu’une sécurité et des
garanties qui lui manquaient. Il a combattu pour conserver ce qu’on lui
disputait, non pour conquérir ce qu’il a déjà ! Lui, qui est devenu une
sorte d’aristocrate, il a voulu faire aussi son 1688. Mais ce n’est pas
si facile. Sa famille est nombreuse, quelquefois désunie, souvent mal
disciplinée. Au-dessus, au-dessous de lui, il a des ennemis, qui
veulent aussi tenter la fortune des voies de fait ; ils trouvent que
c’est le vrai moyen de résoudre toutes les questions. Une fois la force
a eu raison ; ils en concluent qu’il n’y a pas au monde d’autre raison
que la force. Ils tiennent ainsi Jacques Bonhomme en alerte continuelle
; il est bien loin du repos qu’il a voulu.
A travers tant de tracas et de périls, son grand bon sens se manifeste
pourtant en presque toute occasion. Il a choisi un roi, et il y tient
beaucoup ; c’est son roi à lui ; ce n’est plus le seigneur du pays, le
premier gentilhomme du royaume, comme disait François Ier ; son pouvoir
ne vient plus de lui-même ; son lustre ne tient plus à quelques-uns. Il
est tout à tous ; il ne dit plus : « L’état, c’est moi. » Au contraire,
l’état dit : « Le roi, c’est nous. »
Mais, précisément pour cela, Jacques le veut grand, noble, respecté ;
il veut que son roi ait autant de majesté, et une majesté plus solide
que les autres rois. Il lui plaît qu’il soit d’aussi grande maison
qu’aucun souverain d’Europe. Jacques n’est pas assez abstrait pour
croire qu’il a choisi Louis-Philippe, à part sa situation de prince, et
comme le propriétaire le mieux méritant de la banlieue.
Ce n’est pas lui qui se prendrait de haine et d’envie contre une
grandeur dont il s’honore ; qui outragerait celui qu’il a élevé, qui
lui marchanderait l’éclat de la royauté, qui lui refuserait la faculté
de secourir le malheur et d’encourager les arts. Sa logique à lui,
c’est de bien savoir ce qu’il veut ; il n’ignorait pas que les rois ont
une couronne, des palais, un nombreux cortége, un luxe obligé. Il a cru
un roi nécessaire et n’ira point le découronner et le flétrir. Il a
fait une révolution d’homme libre, et non pas une saturnale d’esclave.
Sa foi en la royauté est ferme, sans être superstitieuse. Il croit
l’institution bonne, indispensable même. Elle est conforme à ses
habitudes, à ses penchants. Il aime à crier : « Vive le roi ! » Dans
les anciens temps, il a dû souvent du bonheur et de la gloire à la
puissance royale, qui lui servit de refuge contre ses oppresseurs.
Mais surtout il a eu répugnance et mépris les souvenirs de république ;
il est prêt à se prendre de belle colère contre ceux dont l’imagination
dépravée et les passions ignobles mettent à l’étude un mélodrame
révolutionnaire, pour y essayer le rôle de Robespierre et de Danton.
Quant aux rêveries américaines, il ne les comprend pas, et pense en
gros que des peuples si différents ne peuvent pas avoir le même
gouvernement.
Il est chatouilleux sur tout ce qui touche l’honneur national, et
aurait bien vite repris sa vieille épée, si le pays était attaqué ou
offensé ; mais il ne se soucie nullement de verser son sang et de
ruiner la France pour arrondir les périodes ronflantes de tel ou tel
orateur, ou pour vérifier les prédictions des politiques de café. Quand
on promet de prendre son dernier écu et son dernier enfant, on n’exerce
sur lui aucune séduction.
Il commence à faire moins de compte des conseils et des commandements
des publicistes quotidiens. La liberté de la presse et des journaux n’a
plus pour lui les charmes du fruit défendu, de la jouissance menacée.
Il trouve ces messieurs trop présomptueux et hautains ; ils le
régentent d’une façon trop absolue. Ils se sont trompés si souvent que
Jacques apprend peu à peu à estimer son bon sens plus que leur bel
esprit. Il a envie de se tirer de la politique littéraire qui deux ou
trois fois lui a gâté ses affaires. Quand il entend dire que la presse
est un quatrième pouvoir, une magistrature suprême, il se prend à rire
et réfléchit qu’au fait un article de journal n’est que la façon de
penser de quelqu’un ; comme il n’écoute pas la conversation de toutes
sortes de personnes et la laisse là quand elle est ennuyeuse, bruyante
ou absurde, il peut bien en faire autant lorsque cette conversation lui
arrive en caractères moulés, rangés par colonnes, sur un papier humide.
Mais ce qu’il est avant tout, c’est un grand ami de l’ordre public ;
les émeutes excitent son courroux, on l’a toujours trouvé prêt à obéir
au rappel, et à son grand dépit, ce qu’il a été avant tout, c’est garde
national zélé. De tous ses devoirs de citoyen, c’est presque le seul
qu’il ait eu à remplir. Il a pourchassé devant sa baïonnette ceux qui
troublaient son repos et son commerce ; mais soit légèreté, soit
faiblesse, il ne sait pas montrer assez d’indignation ni de répugnance
aux sophistes ou aux rhéteurs de l’émeute ; il les a réprimées, mais
pas encore suffisamment découragées ; de sorte qu’il a fallut souvent
recommencer. Son opinion a plus d’instinct que de raisonnement, plus de
vivacité que de constance. A un jour donné, il est vaillant et animé ;
le reste du temps il a trop d’indifférence et de laisser-aller ; il
aime le bien et ne se garde pas assez du mal. Peu à peu l’expérience
lui apprendra que ses devoirs ont augmenté avec ses droits, et qu’il
lui faut être plus grave, plus ferme, plus prévoyant que par le passé.
Plus tard, s’il reste ce qu’il fut autrefois, s’il aime mieux jouir de
la liberté de fait sans se donner de la peine, que d’en prendre
beaucoup pour avoir la liberté de droit, il pourra retomber dans sa
douce insouciance. En ce moment elle le perdrait ; il faut qu’il prête
secours aux défenseurs du bon ordre et de la raison ; il ne doit pas
être médiocrement de leur avis, qui est le sien. Qu’il les sache
reconnaître, les choisisse, les encourage, se mette avec eux de tout
coeur.
Ses ennemis comptent beaucoup sur un vieux défaut qu’ils lui
connaissent et qu’ils flattent de leur mieux. Ils espèrent égarer sa
passion d’égalité, le rendre envieux, méfiant, l’exciter contre tout ce
qui s’élève, l’empêcher d’accorder pleine confiance à qui que ce soit
de peur de le grandir. Jacques aurait tort de les écouter. Quelque
grand que fût son préjugé contre l’aristocratie, il a touché le but et
peut se tenir pour satisfait. Sa volonté est faite ; ceux dont la
vanité blessait sa vanité ne sont plus en scène. Dès long-temps
condamnée à ne pas enfoncer ses racines dans le sol, à ne pas siéger
sur elle-même, l’aristocratie française était devenue un appendice de
la personne royale. Elle croissait et florissait selon la fortune de la
dynastie. Leur sort semblait être enchaîné. Charles X abdique la
couronne ; l’aristocratie abdique la cité. L’amour de la patrie a été
remplacé par la fidélité domestique ; au coup qui a renversé l’ancienne
royauté, l’aristocratie se disperse, comme des serviteurs effarés, qui
n’ont plus leur maître. Leurs intérêts semblent tellement à part du
pays, qu’encore une fois c’est en ses ennemis qu’ils mettent leur
recours. Il y a quarante ans, ils allèrent se mêler aux armées qui
voulurent envahir la France ; aujourd’hui que l’Europe reste froide à
de telles plaintes, l’impuissante aristocratie émigre vers l’anarchie.
Ce n’est plus l’étranger qui nous menace, c’est l’esprit de désordre ;
elle lui arrive en auxiliaire ; elle lui apporte ses passions et ses
sophismes. La France est en péril, qu’elle s’en tire comme elle pourra
; ces Français-là ne viendront pas à son aide. Ils lui souhaiteront
malheur, contribueront de leur mieux à ses embarras, mettront leur
espoir dans ses misères ; sauf, quand elle aura triomphé, à venir
réclamer leur part de la prospérité ou de la gloire nationales.
Jacques Bonhomme a peut-être encore trop de préventions pour voir que
c’est un des inconvénients de la situation, et qu’il vaudrait mieux
pour tous voir finir cette scission dénaturée. Quoi qu’il en soit,
aucune supériorité ne peut lui être imposée ; mais il n’en faut pas
conclure que toute supériorité doit être à jamais menacée d’ostracisme
; seulement une aristocratie large, mobile, ouverte à tous, née des
entrailles du pays, recevra, jour à jour, par habitude, par confiance,
par progrès de temps, une investiture nationale, non de la loi, qui
serait insuffisante, choquante ou ridicule, mais des moeurs et du cours
naturel des choses. Ce n’est pas d’une institution qu’il s’agit, mais
d’un esprit général, qui préfèrera le repos à l’agitation, l’ordre aux
perturbations, la durée au changement : conditions qui ne peuvent guère
s’accomplir dans une vieille société toute pleine de souvenirs, lorsque
rien n’est honoré, lorsqu’aucune existence n’est entourée d’égards,
lorsqu’il n’y a nulle solidité dans la précieuse possession de la
confiance et de l’estime publiques.
Ainsi Jacques Bonhomme se rassurera peu à peu ; cette aristocratie,
plus personnelle que sociale, ne peut être que son oeuvre. Il n’y en
aura pas d’autre que celle qu’il reconnaîtra de son plein gré et pour
son plus grand avantage. Services rendus, capacité, talent, richesses,
souvenirs ; c’est à lui de choisir les titres qui lui agréeront le
plus, de les peser, de les balancer, de les combiner, afin d’accorder
sa confiance et ses égards, comme il l’entendra. Mais s’il ne voulait
rien élever et rien honorer ; s’il trouvait plaisir à ne rien
reconnaître au-dessus de l’universel niveau ; s’il se préoccupait d’une
perpétuelle jalousie ; si, sans écouter sa droite raison, il ne voulait
point voir que toute la puissance de l’état ne pouvant être concentrée
dans la personne royale, il faut aussi entourer de considération ceux
qui se trouvent dotés d’avantages naturels ou sociaux et ne les point
traiter en ennemis du pays ; si son ambition était de tout rabaisser et
non point de s’élever à tout ; alors la liberté et l’ordre public
seraient en grand péril. Jacques Bonhomme peut déjà entendre comment,
lui aussi, est appelé privilégié et aristocrate ; déjà sa boutique est
traitée de fief et son héritage d’usurpation ; déjà on lui impute la
misère du pauvre : on ameute contre lui ceux qui manquent de revenus ou
de travail.
Il y a aussi une égalité au dessous de lui, et c’est là qu’on voudrait
le faire descendre. Qu’aura-t-il à répondre si de son côté il ne veut
aucune inégalité, s’il veut nier ou détruire celles qui existent
réellement ? Donc, plus de société et guerre civile, jusqu’à ce
qu’arrive le despotisme, ce grand niveleur qui confond, dans la
condition commune d’obéissance, les grands et les petits, comprimant
les supériorités dont il s’inquiète ou se chagrine.
Est-ce l’avenir de Jacques Bonhomme ? Beaucoup le disent ainsi. Il peut
avoir de meilleures espérances. C’est toujours un grand danger que
d’avoir son sort uniquement dans ses propres mains ; mais il a beaucoup
souffert, passé par bien des épreuves ; il a gagné une coûteuse sagesse
; il a le sentiment de sa situation et de sa force. Nous verrons.
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GIBERT.
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