A STUART MERRILL,
ces quelques
rêves d'amitié cueillis
dans la solitude.
— Menton, 1905.
PRÉLUDE
Le vent froid souffle de la montagne. Il chasse des nuages qui,
paresseux, pèsent sur les cimes ou se traînent indolents sur la plaine
des eaux.
Soudain, le rideau qui ferme l'horizon se déchire et dans le lointain,
frémissante et lumineuse paraît la mer.
Elle va vers la Corse fleurie et la blanche Afrique, vers la Sicile
parfumée, vers Nice vêtue de manteau d'arlequin et couronnée de roses.
Elle revient à la rive et fouette les pierres qui sanglotent. En
léchant le sable, elle se couche à mes pieds. Puis une brise l'éloigné.
Un appel des profondeurs marines la fait fuire.
La mer va et vient. Son magnifique poitrail se lève et retombe en
cadence des vents et des forces mystérieuses.
Penchée sur le merveilleux gouffre de lumière et de rêve, la ? côte
resplendit de sa vie et s'effondre dans les abîmes. La mer s'en va. La
vague accourt. Au loin, se dresse un brisant. Une immense crête
engloutit les ondes éparses et s'évanouit en écume le long de la rive.
Elle apporte l'acre parfum de l'âme des eaux. Il alanguit le cœur qui
sans défense s'abandonne aux lois mystérieuses. Un soupir se meurt dans
la poitrine. Le regard n'ose suivre l'immensité lumineuse.
On est étreint par l'anxieux désir de vivre, de vivre inutilement dans
une délicieuse attente de la mort que berce le murmure des abîmes.
J'aime aussi voir s'envoler un peu de vie, de rêve, d'amour, s'envoler
sur le dos hérissé d'un brisant en courroux, d'une onde pleureuse.
Emporte-moi, vague folle, emporte moi loin, où enveloppée de silence se
meurt la mélancolie.
INFINI DES EAUX
Il ne reste trace d'aucune limite. Le sévère mistral a brisé
l'enclos des brumes que le ciel octroie parfois à la vague marine. Il
est descendu de la montagne, porteur du souffle froid qui raffermit le
sang.
Il s'étend sur la mer endormie par de tièdes vapeurs d'Afrique.
La démence subitement surgit. La mer se colore et s'anime. Elle rejette
le linceul à travers lequel son énorme corps paraissait livide d'ennui
et mourant de langueur.
Le maestro joue et court. Il appelle des profondeurs des vagues
légères ; il secoue la torpeur des eaux assoupies et les entraîne à une
ronde échevelée qui tournoie sur les précipices, danse autour des
pierres, se pavane sur le sable.
Mais que m'importe la terre ? — Le maestro l'abandonne pour chasser les
nuages dont la paresse lutte contre l'infini.
Déjà le ciel renaît. Les vapeurs langoureuses aiguillonnées par le fier
montagnard aux ailes robustes se dissipent.
La mer fuit devant moi... C'est l'infini enfin, l'infini des eaux que
tourmente le baiser des montagnes.
La mer amoureusement s'étend et sourit. Elle est plus vaste que
l'horizon qui semble un jeu d'enfant pour reposer l'œil humain.
Le vent passe au-dessus de la limite et brise la courbe fatale
qui, tordue, se lève vers les cieux ou, inerte, s'affaisse dans la mer.
Autour d'elle, joyeuses sautent les vagues. Espiègles, elles frappent
la borne et disparaissent loin, quelque part...
Le fils des cimes a fécondé les flancs des eaux. Où régnait la
moite langueur, rit la lumineuse joie de vivre. La grimaçante courbe a
disparu. La mer s'étire éblouissante.
Mon œil suit le tracé brillant des eaux qui sont couchées
alentour, inlassable de suivre leur course, réjouies de se trouver
seules, en face des airs et du soleil.
La mer rampe. Elle est près de moi si docile et si amicale.
Cependant, elle fuit pour disparaître dans son immense continuité,
absorbée par elle-même, la mer infinie.
Je me sens emporté au delà de la ligne visible, au delà de la
ligne pensée et qui existe pourtant puisque la mer fécondée par le fils
des cimes a conquis l'infini d'elle-même. Ah !.. J'ouvre mes yeux; je
tends mes bras.
Je voudrais aussi étreindre cette ligne au delà de toutes ces lignes,
cette étendue que rien ne limite.
Près de moi glisse l'onde qui vient de loin et s'en va irrésistible.
Elle a divers aspects. Elle murmure des chants variés.
Mais l'onde est la même, celle qui luit là-bas et qui s'abîme
derrière le rocher et que voici caressante à mes pieds. Elle fuit
déjà...
Emporte-moi, vague folle, emporte-moi loin, où, brûlé par les vents, le
rêve languit.
INFINI DES AIRS
Rien ne restreint l'immensité. La mer qui va de rive à rive,
comme l'homme qui trébuche, a ravi à la cime l'énergie, au soleil la
lumière.
Ivre de joie, inassouvie d'amour, cruelle dans sa glorieuse aventure,
elle détruit toute limite.
Le souffle corrosif, l'onde infatigable décomposent la ligne et
l'effacent, cependant que le soleil envoie sa sainte offrande, la
toute-puissante clarté.
La vague d'Orient se plie aux lueurs célestes. Docile, elle
s'enfle, se fond, jaillit ou retombe. L'air la pénètre et tous ces
rayons égarés sur les rivages, arrêtés par des pierres et des arbres,
se recomposent dans le sein maternel des eaux.
La vague les porte vers la vie. L'humide baiser adoucit leur
éclat trop vif dans l'harmonieuse étendue... La lumière s'échappe
langoureuse et diaphane.
La transparence décompose les taches inutiles.
Les sombres rochers trempés de clarté paraissent cristallins.
Enveloppés de lumière que ne restreint ni forme ni couleur, les airs,
le ciel coloré à peine se déploient illimités.
Même les maisons blanches, les sapins noirs, les oliviers gris
effacent timidement leur inutile personnalité pour s'effondrer dans
l'incendie universel, dans le souffle étincelant.
Tout est diaphane sur la mer en fête : la vague, la roche et
tout être qui pourtant veut se restreindre. Mais le souffle des eaux a
des transparences mortelles qui de l'isolement arrachent la matière et
voilent ses contours. Où règne la mer ensoleillée,
rien n'est violent. Toutes choses langoureusement se confondent tandis
que le gouffre céleste, à son tour, reflète les abîmes des eaux et leur
diaphane infini.
Au-dessus de ma tête, il y a des vagues invisibles qui courent,
se lèvent, descendent. Elles atténuent la solitude du ciel.
Elles répandent sur ce désert bleu la fraîcheur marine qui
enlève au soleil ses rudesses et le rend hospitalier à d'autres
clartés. Au delà de la lumière s'étend l'infini lumineux, immense,
immense comme cette mer, comme cette vague...
Je voudrais atteindre une limite, la limite lumineuse.
Je demeure éperdu parmi l'intime beauté de la clarté ! Je
voudrais des craquelures sur cette magnifique coupe. Je voudrais des
taches dans ces espaces limpides.
Mon œil humain aime la borne.
Cependant plus fort que la volonté, ce désir de me fondre, avec
ces airs, difformes grâce à leur sublime substance lumineuse, m'arrache
à mon âme. J'irai avec l'onde qui court par là-bas et se lève vers les
hauteurs.
Dans le rêve de démence et d'oubli, je vivrai impersonnel et lumineux.
O onde, ondine d'hier, frappe doucement le sable et murmure une
prière amicale ! Je fermerai les yeux pour t'entendre et pour me marier
avec toi, avec le diaphane infini des mers et des ci eux.
Emporte-moi, vague folle, emporte-moi loin, où le néant paraît dans le
ciel déchiré.
INFINI DES SONS
La brise de ses ailes effleure mes lèvres. J'entends la mer parler. Mes
oreilles sont pleines de sons. Dans ma tête chante l'air
marin. Des échos secouent l'être entier et troublent l'âme défaillante.
Je suis une pauvre lyre que touche le doigt agile de l'onde savante. Je
plie devant son art que je ne sais nommer et mon sang jusqu'au cœur
roule sa musique.
Ah, le tambour bat ! Des abîmes arrive le chant sans fin... Lan !
lan ! frappe la marine, lan, lan, lan !
J'ai une grande peur, la peur de pleurer.
Lan ! lan ! crie la marine, lan, lan, lan !
Je n'ai plus de cœur ni d'âme, l'onde les a ravis, l'ondine d'hier.
Emporte-moi, vague folle, emporte-moi loin, où bercée par tes plaintes
règne l'accalmie.
INFINI DE LA VIE
Mais la brise caresse l'onde, et l'onde bondit. Elle se dresse
sur la crête du monstre joyeux, parée d'écume que le soleil illumine.
Elle est la Seule, la Dévastatrice, l'Ame des eaux innombrables,
l'âme unique, amoureuse de son être de rêve et de lumière.
L'onde chimère, l'onde démente que le soleil et le vent
nourrissent, court sur la plaine des eaux, fière de sa force profonde
de destruction et de vie.
Rieuse, elle dévore la vague paresseuse qu'endort le baiser de la brise.
Légère, elle dompte le flot marin qui, bleui de colère, gémit. L'onde
unique, la Seule, l'Ondine de rêve frémit comme un cœur blessé d'amour
et chante les âmes qui s'envolent.
Elle domine l'immense désert où les rayons s'éteignent et où les ombres
sont meurtries par la lumière.
Dans l'écroulement des lois, parmi les visions qui peuplent
l'immensité chanteuse, enjôleuse, elle murmure et rit, l'onde folle,
l'Unique, la Mystérieuse.
C'est elle qui vêt de splendeurs les eaux et intonne la
mélodieuse mélopée parmi les farouches bruits des vents courroucés qui
hérissent la mer et secouent les rochers.
L'onde bleue du matin, l'onde brillante du midi, l'onde pâle du
soir, elle dompte les innombrables lois des airs et du soleil, les
inutiles lois des cœurs et des âmes.
L'onde douce de rêve, elle exalte le rude marin et calme
l'adolescent dont l'âme flamboie. Elle, la perfide, règne sur ce qui
rôde autour de la mer, qui se confie aux eaux mobiles, qui s'enfuit
dans le gouffre. A chacun elle apporte sa part du désir irréalisable et
approche vers les lèvres ardentes la coupe qui fuit éternellement.
Elle est la Consolatrice et la Marâtre... Elle a vaincu un rêve
indolent et a dissipé aux vents mes espérances fanées. Devant elle, je
reste veuf de ce qui fut au delà de moi, veuf des âmes d'hier... des
âmes de demain.
L'onde s'empare de mon être, le tourmente et le caresse, en le
traînant à travers le tracé lumineux de rêve et de clarté. Je voudrais
partir enfin, partir vers l'infini...
Emporte-moi, vague folle, emporte-moi loin, où dans la buée des ombres
l'astre blanc resplendit.
MÉCISLAS GOLBERG
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(*) Fera partie de
Fleurs et Cendres,
volume à paraître.