M
ESSIEURS, (1)
En prenant la parole dans cette enceinte, je tiens, tout d'abord à
adresser un fraternel salut à mes amis musulmans. Ce serait une erreur
de penser qu'ils sont réfractaires aux avantages de la science et aux
bienfaits du progrès. Ils applaudissent tous aux belles paroles du
Prophète, qu'il serait bon d'inscrire, avec le texte arabe en regard,
sur le frontispice de tous les monuments publics des contrées
musulmanes soumises à notre domination. C'est sous le patronage de ces
paroles que je crois à propos de me placer.
Le Prophète a dit :
« Enseignez la science ; qui l'enseigne, craint Dieu ; qui en parle,
loue Dieu ; qui dispute pour elle, combat pour Dieu; qui la répand,
distribue l'aumône ; qui la possède, devient un objet de vénération et
de bienveillance. La science a sauvé de l'erreur et du péché ; elle
éclaire le chemin du Paradis ; elle est notre compagne dans le voyage ;
notre confident dans le désert, notre société dans la solitude ; elle a
nous guide à travers les plaisirs et les peines de la vie ; nous sert
de parure auprès de nos amis et de bouclier contre l'ennemi ; c'est
pour elle que le Tout-Puissant élève les hommes qu'il a destinés à
prononcer sur ce qui est vrai, sur ce qui est bon. Les anges briguent
leur amitié et les couvrent de leurs ailes. Les monuments de ces hommes
sont les seuls qui restent, car leurs hauts-faits servent de modèle et
sont répétés par de grandes âmes qui les imitent. La science est le
remède aux infirmités de l'ignorance, un fanal consolateur dans la nuit
de l'injustice. L'étude des lettres vaut le jeûne, leur enseignement
vaut la prière ; à un cœur noble, elles inspirent des sentiments plus
élevés ; elles corrigent et humanisent les pervers. »
La
science en effet, Messieurs, est le terrain sacré sur lequel la
réconciliation peut se faire entre Arabes et Français. C'est cette
réconciliation que je prépare en propageant dans notre belle colonie
africaine les Musées Cantonaux (2), ces Musées de nouvelle espèce, à la
fois utilitaires et patriotiques, au sujet desquels les Conseils
généraux de 48 départements français, y compris les trois départements
de l'Algérie, m'ont voté des félicitations.
Le but de l'institution nouvelles été admirablement compris par
l'illustre Abd-El-Nader-El-Hassani, dont il convient d'honorer la
mémoire. On sait, en effet, que ce héros, après avoir vaillamment
combattu contre la France, est devenu l'ami de notre pays et le
protecteur des chrétiens d'Orient. Voici un extrait de la lettre qu'il
m'a fait l'honneur de m'écrire de Damas, à la date du 1er novembre
1881, en souhaitant la bienvenue à mon œuvre : « Les hommes sont les
enfants de Dieu, et les plus aimés par lui sont ceux qui font du bien à
leurs frères. » - C'est le but précis de l'institution.
Vous ne serez donc pas surpris d'apprendre, Messieurs, qu'Arabes et
Français fraternisent de la façon la plus cordiale dans mes petits
Musées. Je n'en citerai pour exemple que celui de Sidi-Bel-Abbès, que
je suis heureux de signaler comme un modèle.
Il importe de multiplier dans tous les centres de l'Algérie et de la
Tunisie, les Musées Cantonaux, les Bibliothèques, les Sociétés
d'instruction et d'éducation populaire, les Instituts Cantonaux (3),
les Comices Agricoles, toutes les Sociétés en un mot, dans lesquelles
Arabes et Français admis sur le pied d'égalité, apprennent à se mieux
connaître, à s'estimer davantage et à s'entr'aider les uns les autres,
comme doivent le faire les citoyens d'un même pays. Voilà comment nous
arriverons à la pacification définitive de notre belle colonie. Quelle
énorme puissance la France acquiérerait si elle parvenait à conclure me
alliance (4) avec tous les peuples de l'Islam.
J'aborde enfin le sujet pour lequel je me suis inscrit : C'est encore un moyen d'arriver à la fusion des races.
Quand on débarque eu Algérie ou en Tunisie, on est frappé de
l'élégance, de la noblesse des représentants de la race arabe, même les
plus pauvres. Ils s'avancent fièrement drapés dans leurs manteaux,
comme les anciens Romains dans leurs toges. Mais on est saisi de pitié
quand on aperçoit les femmes musulmanes, cheminant seules ou par
groupes de deux ou trois, couvertes de vêtements disgracieux, le visage
masqué d'un voile épais. Ce voile est percé d'un trou pour qu'elles
puissent guider leurs pas. On ne sait si elles sont belles ou laides,
jeunes ou vieilles. Quand elles sont hors de leur domicile, aucun
homme, fût-ce leur père, leur frère ou leur mari, n'a le droit de leur
adresser la parole. Elles-mêmes, qui peuvent reconnaître ceux qui
passent près d'elles, ne peuvent leur parler, même quand elles auraient
à leur dire des choses pouvant les intéresser au plus haut point, comme
des nouvelles d'un enfant malade. Elles passent comme des ombres, et ce
sont en effet plutôt des ombres que des femmes. Elles n'ont qu'une
personnalité incomplète, qu'une âme rudimentaire.
Instruments de plaisir dans les maisons riches, bêtes de somme dans les
gourbis ou sous la tente, elles sont considérées comme des êtres
inférieurs tenant le milieu entre les animaux et l'homme.
Au sérail, l'existence des femmes s'écoule triste et décolorée. Privées
pour la plupart de toute culture intellectuelle ; elles n'ont qu'une
existence végétative, qui peut avoir son charme quand elles tombent au
pouvoir d'un maitre bienveillant, mais dont, à coup sûr, nos Françaises
ne se contenteraient pas. Il s'éveille d'ailleurs trop souvent de
terribles haines et d'épouvantables jalousies entre des rivales
obligées d'habiter sons le même toit ou de partager la même tente.
Les femmes préparent la nourriture de leur mari ; mais elles ne mangent
pas à sa table et n'ont pas le droit de se montrer quand il reçoit.
Pour elles, il n'y a jamais ni soirées, ni bals, ni théâtres, ni
concerts. Elles n'ont même pas la consolation des cérémonies
religieuses. Seules les vieilles femmes se traînent parfois à la
mosquée, où l'on tolère leur présence. Elles s'accroupissent dans un
coin obscur et les croyants passent à côté d'elles sans leur témoigner
plus d'égards qu'à un paquet de chiffons.
Le mépris de la femme est en effet un des traits malheureux de la
civilisation arabe. Est-ce une des conséquences de la polygamie ?
Peut-être, dans une certaine mesure. Mais il faut surtout y voir
l'effet d'un orgueil prodigieux d'hommes qui se croient des êtres
supérieurs et d'essence particulière parce qu'ils sont physiquement les
plus forts.
La polygamie est au surplus beaucoup moins fréquente parmi les
Musulmans qu'on ne l'imagine ordinairement en France. Elle n'est guère
pratiquée que parmi les gens très riches des villes ou chez les chefs
des grandes tentes. Elle n'est point commandée, mais seulement tolérée
par le Koran. Les Kabyles et les Berbères, quoique musulmans, sont
monogames. On peut d'ailleurs affirmer que ce vice d'organisation de la
famille musulmane est en voie de décroissance.
Il n'y a donc pas un abîme infranchissable entre la race arabe et la
race française. C'est à opérer leur progressif rapprochement que
doivent tendre tous nos efforts.
En ce qui concerne particulièrement l'amélioration du sort des femmes
musulmanes, diverses mesures législatives commencent à là préparer.
Parmi les principales, il convient de citer le Sénatus-Consulte du 22
avril 1863, complété par le Décret impérial du 9 mai 1868, ayant pour
but de remplacer la propriété collective de la tribu par la propriété
individuelle, seule compatible avec la famille moderne. Or, tout ce qui
tend à émanciper l'individu, tend aussi à émanciper la femme. Il
convient de citer, en outre, une loi de 1882, destinée à donner aux
indigènes des deux sexes un nom patronymique et des prénoms qui soient
comme la marque distinctive de leurs personnes. Cette innovation a été
fort bien accueillie par les intéressés.
On pourrait, en outre, accorder certaines faveurs, même la plus grande
de toutes, les droits politiques, à ceux qui viendraient spontanément
contracter mariage devant un officier d'état civil français. Les
femmes, ainsi placées sous la protection de nos lois, auraient droit à
tons les avantages de notre législation. Il n'y aurait, sans doute,
aucun inconvénient à les étendre également aux enfants auxquels elles
pourraient donner le jour.
Il faut toutefois se garder d'imposer cette réforme par voie
d'autorité. Il importe d'éviter de froisser un peuple fier, qui n'est
que trop porté déjà à la révolte. C'est par la persuasion qu'il faut
agir. Il convient d'encourager les bonnes relations de voisinage entre
Arabes et Français. Que nos colons ne craignent pas d'emmener dans
leurs maisons ceux de leurs voisins de l'autre race avec lesquels ils
auront noué de cordiales sympathies. Il n'est pas possible que ceux-ci
ne comprennent la supériorité intellectuelle et morale des femmes
françaises sur leurs femmes à eux. Quand ils verront qu'elles tiennent
le ménage avec un soin et une propreté inconnus de leurs épouses ;
quand ils les entendront se mêler à la conversation avec la grâce et
l'esprit qui leur sont particuliers, ils comprendront combien il est
préférable, même dans leur intérêt personnel, que la femme, au lieu
d'être l'esclave de son mari, en soit la confidente, l'intelligente et
aimable associée, dans les bons comme dans les mauvais jours.
On peut attendre beaucoup de l'instruction et de l'éducation données
dans nos établissements publics aux petites Musulmanes. Elles sont fort
intelligentes et profitent admirablement, pour la plupart, des leçons
qu'elles reçoivent.
Sans chercher à exercer aucune influence sur leurs croyances
religieuses, on les y imprègne de sentiments de retenue et de modestie
qui sont le charme de leur sexe, on leur fournit la sentinelle
invisible qui, plus tard, les protégera dans la vie et en fera, avec
une plus haute idée des devoirs du mariage, des épouses soumises et de
respectables mères de famille. Alors les maris musulmans ne seront plus
obligés, comme ils y sont trop souvent réduits aujourd'hui, à recourir
au bâton pour corriger leurs femmes et ils n'auront plus à craindre le
poison que celles-ci leur versent parfois d'une main plus inconsciente
que criminelle. Il fait nuit dans la conscience fruste des. Musulmanes
; il est temps qu'on songe à y porter la lumière.
Le costume a son importance clans la question de l'amélioration du sort
des femmes musulmanes. Le voile, dont elles se couvrent comme d'un
suaire, est la livrée de l'esclavage : il faut les en affranchir. Ce
n'est pas le Koran, mais seulement la coutume d'une époque barbare, qui
les oblige à le porter. Déjà un certain nombre de femmes musulmanes en
sont exemptes ; elles n'en portent pas dans certaines tribus du désert
; les femmes berbères n'en ont pas ; celles de Constantinople
commencent à adopter la mode européenne ; leur exemple tend à se
propager dans notre belle colonie.
Les maisons arabes elles-mêmes ne tarderont pas à se transformer. De
belles fenêtres se perceront çà et là à la place des petits soupiraux
garnis de barreaux de fer, qui en font actuellement comme autant de
prisons.
N'oublions pas que l'Arabie préislamique a donné le jour à des femmes
dont l'histoire a inscrit les noms sur la liste des sages de
l'antiquité. Il dépend de nous de rendre à celles d'aujourd'hui le
génie de leurs glorieuses ancêtres en leur restituant leurs libertés
des anciens âges.
Je suis heureux au surplus de constater qu'une sorte de Renaissance se
produit en ce moment dans le monde de l'Islam et que l'honneur en
revient aux femmes musulmanes. Je citerai comme un signe du temps un
livre remarquable, publié récemment à Paris chez l'éditeur Alphonse
Lemerre, sous ce titre : «
Les Musulmanes contemporaines
», par Mme Alihé, fille de S. E. Djevdet-Pacha, ex-ministre de la
justice et des cultes de Constantinople. Ce volume, écrit avec beaucoup
d'esprit et de bonhomie, renverse nombre de préjugés. Il contient
notamment un parallèle fort intéressant entre la religion islamique et
la religion chrétienne, d'où jaillit comme une lueur d'aurore.
Ce sera l'éternel honneur de la France d'avoir réconcilié les deux
races. Elle y parviendra en travaillant avec persévérance, quoique avec
prudence, à l'amélioration de la condition des femmes musulmanes en
Algérie et en Tunisie. Il faudra surtout les encourager à y collaborer
elles-mêmes, comme le font en ce moment leurs sœurs de Constantinople:
La protection des faibles a toujours été dans le génie chevaleresque de
la France : c'est la plus belle de ses gloires. Elle ne faillira pas à
sa mission. J'ose en terminant, en exprimer l'espoir, en formuler le
vœu.
(Traduction et reproduction autorisées)
NOTES :
(1) L'auteur n'ayant pu se rendre personnellement à ce
Congrès, s'y est fait représenter par un de ses honorables Collègues.
(2) Envoi gratuit de renseignements sur l'organisation et le
fonctionnement de ces musées, à quiconque en fait la demande à l'auteur.
(3) J'ai eu l'occasion de dire, je suis heureux de répéter que le
programme de ces excellentes Sociétés a été tracé d'une façon
magistrale par le très distingué et sympathique Directeur de la
bibliothèque municipale d'Alger, M. Léon Dujardin. Voir le Bulletin de
mai 1894, de la Ligue de l'Enseignement (14, rue J,L-Rousseau, Paris).
(4) Je signale comme un des promoteurs de cette idée, mon respecté
maître et ami, M. Mismer, ancien Directeur de la Mission Egyptienne en
France, auteur des Soirées de Constantinople et des Souvenirs du monde musulman
(Librairie Hachette, Paris). C'est le premier Européen qui ait démontré
par le texte du Koran et les Hadiths du Prophète, une réconciliation
possible de la foi musulmane avec la science moderne.
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LISIEUX
Imprimerie Typ. et Lith. Émile Morière, rue du Bouteiller, 20-22.-24
1896
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