Tout marche ; tout suit le progrès du siècle. Quand je donnai au
théâtre mon premier ouvrage (c’était en 1826), l’agent dramatique
auquel m’adressa l’aimable et spirituel Emmanuel Dupaty, demeurait au
troisième, dans un étroit et sombre appartement. Depuis cette époque,
il a descendu deux étages ; la modeste table de noyer, surchargée de
vieux cartons, s’est métamorphosée en riche et élégant bureau d’acajou
; deux commis toujours occupés groupent les chiffres aussi bien que le
ferait M. Thiers ; et dans un arrière-petit cabinet résonne l’agréable
bruit des écus : vous vous croiriez chez un agent de change ou chez un
banquier. Tout annonce enfin une notable amélioration. Malheureusement
les recettes des auteurs n’ont pas suivi la même progression. Depuis
que les agents dramatiques sont mieux logés, les théâtres font de moins
brillantes affaires ; et depuis qu’on n’a plus à monter qu’un étage, on
redescend l’escalier bien plus légèrement : il y a compensation.
Qu’on ne voie pas dans ces paroles l’intention de dénigrer le présent
au profit du temps qui n’est plus. Je n’appartiens pas à ces louangeurs
intrépides du passé, pour qui le mépris du présent est une consolation
ou une vengeance. Sans être insensible à ce que nous avons perdu, je ne
le suis pas non plus à ce qui nous reste, et à ce que nous avons gagné.
Cette décadence dans la prospérité matérielle des théâtres tient à des
causes qu’il serait facile d’énumérer si c’était ici la place. Qu’il
nous suffise d’indiquer en première ligne, comme l’une de ces causes,
l’hostilité de la presse périodique contre le théâtre, hostilité
permanente depuis deux ans, et qui ne serait pas plus grande, si une
révolution sacerdotale s’était opérée en France pendant les trois
journées de juillet.
Je reviens aux agents dramatiques, et je commencerai par la définition
du mot. Les agents dramatiques sont les fondés de pouvoir des auteurs ;
ce sont eux qui perçoivent pour les écrivains dramatiques le droit
pécuniaire résultant de la représentation de leurs ouvrages. Ce droit
est ou proportionnel à la recette, ou fixe, suivant la nature des
théâtres, et les divers traités qui lient les administrations
théâtrales et l’association des auteurs.
La question des salaires, cette question si profonde, si vivace, qui
agite et agitera long-temps encore la société, trouble aussi
quelquefois le monde dramatique, et occasionne de graves débats entre
les directeurs de théâtres et l’association des auteurs, représentée
par une commission qui apporte le plus grand zèle dans l’exercice de
ses difficiles fonctions. Cette commission ne se borne pas à défendre
les intérêts des auteurs vivants, elle étend sa sollicitude sur les
héritiers des auteurs morts et sur la vieillesse malheureuse de
quelques écrivains tombés dans l’indigence, après avoir enrichi
plusieurs théâtres, à une époque où la rétribution des ouvrages
dramatiques n’était en rapport ni avec les convenances ni avec l’équité.
A l’exception de deux ou trois théâtres du boulevart, exclusivement
voués au mélodrame, le mode de rétribution proportionnelle à la recette
est en usage dans les théâtres de Paris. Ce mode, le plus équitable et
le plus rationnel, devrait être adopté partout, puisqu’il fait
participer les auteurs aux bénéfices qu’ils procurent, de même qu’il
les associe aux pertes que peuvent faire éprouver aux théâtres, ou les
mauvaises chances des pièces nouvelles, ou l’influence de circonstances
fâcheuses et défavorables. Lorsque l’Opéra-Comique, relégué dans le
lointain quartier Ventadour, se débattait contre les funestes
conséquences de ce pernicieux isolement et contre l’énormité de ses
charges, les recettes, pendant ces derniers jours d’agonie,
descendaient quelquefois à une exiguité véritablement monstrueuse. On
cite un de nos plus spirituels auteurs dramatiques qui, venant toucher
le montant de ses représentations du mois, fut stupéfié de voir une
somme de 40 centimes figurer à son compte, pour la représentation d’un
de ses ouvrages à la salle Ventadour : la recette avait été de six
francs cinquante ! Espérons qu’un pareil chiffre n’attristera plus le
budget des poètes et compositeurs qui consacrent leurs talents au
théâtre de l’Opéra-Comique, maintenant que transplanté sur un sol plus
propice, et ravivé par la prodigieuse réapparition de Martin, ce
théâtre peut voir renaître ses beaux jours. Cet avenir ne peut lui
manquer avec l’appui de nos brillants compositeurs français, et celui
des illustres maîtres étrangers, tels que Paër et Cherubini,
naturalisés parmi nous par leurs succès.
Les agents dramatiques ne perçoivent pas seulement pour Paris les
droits des auteurs. Une vaste correspondance les met en rapport avec
les directeurs des théâtres de province, et c’est surtout cette partie
de leurs attributions qui rend leur ministère utile et précieux aux
écrivains qui ont placé en eux leur confiance.
Avant que la France eût subi ces traités de 1815, qui, non contents de
lui arracher ses conquêtes, lui ont enlevé jusqu’à ses limites
naturelles, on touchait des droits de Bruxelles et de Coblentz. Une
pièce applaudie à Paris rapportait de l’argent dans le département de
Rome ou du Trasimène. M. Scribe, le plus fécond de nos auteurs et le
mieux renté, doit gémir, non pas seulement par patriotisme, quand,
jetant les yeux sur une carte de l’empire français, il voit que nous
avons perdu les départements de l’Escaut, du Rhin, du Rhin-et-Moselle,
de la Frise, du Simplon, du Pô, les Bouches du Wéser, les Bouches de la
Meuse, les Bouches de l’Yssel, les Bouches de l’Elbe, l’Ems
occidentale, l’Ems orientale, et le Zuyderzée !
Du reste, maintenant encore, la représentation de nos ouvrages
dramatiques n’est pas restreinte aux limites dans lesquelles la France
est renfermée. Comme au temps de nos conquêtes, nos pièces sont
applaudies dans des capitales étrangères ; et si le résultat financier
n’est plus le même, notre amour-propre national n’a rien perdu. Un
théâtre français est établi à Saint-Pétersbourg et à Berlin. Nos
comédies, nos vaudevilles y sont autant goûtés qu’à Paris. Si la
Belgique n’est plus française de par les traités et les protocoles,
elle l’est toujours d’esprit et de pensée. Le théâtre royal de
Bruxelles, où se trouvent réunis en ce moment Chollet, mademoiselle
Prévost, et l’habile comédien Cartigny, fait connaître aux Belges nos
grands opéras et nos comédies, et leur fait oublier la conférence de
Londres. Le théâtre du Parc s’enrichit des joyeux ouvrages du théâtre
des Panoramas, et des drames historiques du Vaudeville ; la Hollande
même, si opiniâtre et si rétive, baisse pavillon devant nos refrains et
nos couplets ; et pendant que nos braves artilleurs se canonnaient avec
Chassé devant Anvers, la charmante Jenny Vertpré faisait les délices de
La Haye, et déridait le front soucieux des patriotes néerlandais.
Mais revenons à la France.
Demandez à M. Jules Michel ou à M. Guyot (ainsi se nomment les deux
agents dramatiques qui se partagent en deux parts à peu près égales les
deux à trois cents auteurs qui alimentent les théâtres de la capitale),
demandez-leur quel est le genre le plus aimé en province, et par
conséquent le plus joué ; il vous répondront sans hésiter :
l’opéra-comique. Ce genre est donc véritablement national, en dépit de
toutes les épigrammes et de tous les sarcasmes dont cette épithète est
devenue l’objet, appliquée au genre dont nous parlons. C’est bien un
argument de quelque valeur que cette unanimité du goût français dans
nos quatre-vingt-six départements.
La
Dame blanche, la Fiancée, Jeannot et Colin, Jean de Paris,
etc. font la base du répertoire des théâtres de province ; et pour peu
que ces ouvrages soient exécutés d’une manière passable, ils ravissent
les amateurs lyonnais ou toulousains. Un opéra-comique nouveau
représenté avec succès à Paris, est sur-le-champ confié aux ténors, aux
basses-tailles, aux premières et aux secondes chanteuses de toutes les
préfectures, sous-préfectures, et chefs-lieux de canton du royaume.
C’est la manne attendue du ciel, et qui tombe dans le désert. Les
opéras rossinisés de M. Castil-Blaze partagent la même faveur ; et il
est peu de soirs où, dans quelque coin de la France, on ne verse des
larmes sur les infortunes de Ninetta, ou la mort de Desdémona. On ne
saurait croire le tort immense que la clôture prolongée du théâtre de
l’Opéra-Comique a fait aux théâtres de province. La plupart des
directeurs, privés du secours des opéras nouveaux après lesquels ils
soupirent si ardemment, ont fait faillite ; et la fermeture du théâtre
Ventadour a été pour eux la plus grande des calamités, après,
toutefois, la protection des conseils municipaux, dont l’on connaît le
zèle éclairé pour les arts, et la munificence pour ceux qui les
cultivent.
Après l’opéra-comique, le genre le plus en faveur, le plus en vogue en
province, c’est le vaudeville. Quand Boileau fit ce vers :
Le Français né malin créa le vaudeville,
c’est-à-dire la chanson badine et moqueuse, le couplet frondeur et
satirique, il ne se doutait pas de l’extension que prendrait plus tard
ce mot, et que la première atteinte portée en France aux unités
d’Aristote le serait dans un vaudeville (1). Voyez la destinée des
grands hommes ! On ignore le lieu de la naissance d’Homère ; on sait où
naquit Olivier Basselin, foulon de Vaudevire ; et, grâce à ses joyeuses
chansons, un bourg obscur de Basse-Normandie a eu la gloire de donner
son nom à un genre de littérature qui, dans l’histoire de notre
théâtre, n’occupera pas une place sans importance. D’abord, simple
expression de la gaieté française, épigramme mordante et bouffonne,
pamphlet rimé qui
courait
en chantant,
le vaudeville a grandi d’âge en âge, changé de caractère de siècle en
siècle, et, dans ses nombreuses transformations, a toujours conservé
l’esprit des temps et la physionomie des diverses époques. Des parodies
un peu grossières, des esquisses un peu informes de Fuselier, Lesage et
Dorneval, trio fécond sur qui reposait la fortune du théâtre Italien et
du théâtre de la Foire, aux agréables comédies, aux spirituels tableaux
de Barré, Radet et Desfontaines, il y a un pas de géant, il y a toute
une révolution de l’art. Et quel nouveau changement, quelle nouvelle
métamorphose, si de ces trois gloires chantantes de la fin du siècle
dernier, vous passez aux oeuvres contemporaines de MM. Scribe, Bayard et
Mélesville, ou de MM. Théaulon, Brazier et Dumersan ! car, de tout
temps, le vaudeville a enregistré dans ses fastes d’heureuses
associations de trois renommées.
Le vaudeville semble arrivé de nos jours à l’apogée du progrès.
Éclaireur aventureux de la littérature dramatique, il aborde tous les
genres avec audace ; s’élance dans toutes les voies ; poursuit, malgré
le feu roulant de la critique, la hardiesse de ses excursions, et
résumé à lui tout seul le pêle-mêle de notre théâtre, et le mouvement
anarchique de notre société où se croisent, s’agitent, et
tourbillonnent tant de croyances et de systèmes. Le vaudeville s’est
fait histoire, roman, drame, comédie de moeurs, tragédie, chronique.
Ici, exclusivement voué à la peinture des moeurs de salon, il tâche de
continuer la comédie, abandonnée des théâtres qui devraient lui servir
d’asile ; il se fait fashionable, dandy, banquier, duc et pair ; il
habite la Chaussée-d’Antin ; il est riche à millions ; il a voiture ;
il fouille les derniers replis du coeur féminin, et examine à la loupe
les passions humaines dans le coeur bouillant d’un agent de change ou
d’un avoué. Là, il porte dague et pourpoint ; c’est un féal et amé
seigneur suivi de pages et de varlets ; il habite le vieux Paris, le
vieux Louvre ; il est blasonné, cuirassé ; il marche appuyé sur un
astrologue-parfumeur-empoisonneur ; il dit
Vive-Dieu,
jure par sa bonne lame, ne se rase jamais, et donne tous les soirs, de
sept à onze, savante leçon d’histoire et d’antiquités aux professeurs
de la Sorbonne. Ici, c’est le peuple d’aujourd’hui avec sa physionomie
franche et animée ; c’est la comédie populaire, avec son allure vive et
joyeuse ; c’est la bêtise humaine, étudiée, mise à nu dans ce qu’elle a
de plus original, de plus grotesque, et poussée jusqu’à un degré de
comique que n’avait point deviné Molière. Sous toutes ces faces si
diverses, sous toutes ces physionomies si mobiles, le vaudeville plaît
et réussit en province aussi bien que dans la capitale. Une page
d’histoire dramatisée, comme
un
Duel sous Richelieu ; une comédie gracieuse et fine,
comme
le Chaperon
; un tableau vrai, comme
l’Homme
qui bat sa femme,
sont goûtés à Lyon comme à Paris, à Bordeaux comme à Lyon ; et le thé
de madame Gibou est devenu aussi célèbre que le poignard de Manlius, ou
la coupe de Rodogune.
Après le vaudeville vient le drame et la comédie ; non pas la comédie
en vers, car on n’en fait plus à Paris, et c’est à peine si de loin en
loin figure sur une affiche de province quelque grande comédie
d’Alexandre Duval ou d’Étienne ; mais la comédie en prose, la comédie
de genre où excellait Picard, où brilla Wafflard, continue de fleurir
sur les scènes départementales. De spirituelles esquisses, comme
le Mari et l’Amant,
de M. Vial,
les trois
Chapeaux, de M. de Longpré,
les Deux Anglais,
de M. Merville, font leur tour de France aux applaudissements du
public. D’anciens ouvrages, tels que
les Étourdis,
d’Andrieux,
le Roman
d’une heure, d’Hoffmann,
les Héritiers,
de Duval, jouissent en province d’un succès intarissable et toujours
nouveau. La forte et ingénieuse leçon du Jeune Mari a été jugée
partout, comme à Paris, saisissante de vérité, de naturel et de
comique. Et pourtant la province ne confirme pas toujours les succès et
les gloires de la capitale. Tel drame à émotions fortes, à grandes
catastrophes, à combinaisons multipliées, après avoir bruyamment
franchi les barrières, précédé de toutes les fanfares de la renommée,
et de l’éclat d’une vogue triomphale, obtenue dans le centre du goût,
est accueilli en province comme un député ministériel, et vient
succomber lourdement sous les clefs forées de Rouen ou de Marseille ;
tandis que tel ouvrage, fondé sur l’observation des moeurs et l’étude du
coeur humain,
la Mère
et la Fille,
par exemple, après n’avoir obtenu à Paris qu’un succès d’estime, sera
la pièce en vogue dans plus d’un chef-lieu de département. Nouvel
exemple de la diversité du jugement des hommes, et de l’instabilité des
choses humaines.
La tragédie ne fait en province que de rares apparitions, et à de longs
intervalles. Ce sont des artistes de passage qui voyagent avec la toge
et le poignard ; des élèves du conservatoire qui viennent essayer sur
le public d’Elbeuf ou de Limoges la sûreté de leur mémoire et l’énergie
de leurs poumons ; des acteurs du Théâtre-Français qui, pour n’en pas
perdre l’habitude, jouent l’ancien répertoire en province. C’est
Oreste, Hamlet, Néron, Sylla, Régulus, Louis XI, qui arrivent par la
diligence et repartent par le bateau à vapeur. C’est Hermione et Marie
Stuart en chaise de poste. Mais qu’il se trouve par hasard dans la
ville un polichinelle ou un éléphant, Oreste criera dans la solitude,
et Marie Stuart fera dans le désert ses adieux à la nature : c’est
comme à Paris.
On voit que les théâtres de province, à peu de chose près, et sauf les
différences qu’établit le talent des acteurs, sont l’image des théâtres
de la capitale. L’opéra-comique y prospère, quand il existe ; le
vaudeville y obtient la vogue ; la comédie de genre y plaît ; et le
drame moderne y
chancèle, quand il n’a pas pour appui le talent de Bocage ou de
Frédérick, ces deux atlas du drame à la mode.
Mais vous trouvez peut-être que je suis bien loin de mon titre, et des
agences dramatiques ; je me hâte de vous y ramener.
Suivez-moi dans cette rue brillante et populeuse, qui unit le
Palais-Royal à la Bourse, ces deux grands centres parisiens ; rue
toujours animée, où se pressent la citadine et le landaw, la calèche du
pair de France et le cabriolet de l’agent de change. Tâchez de ne pas
vous perdre à travers le dédale des équipages en station et des
flaneurs collés aux vitres des marchandes de modes ; tâchez d’échapper
aux marchands de papier Weynen, de cannes en tubes métalliques, de
canifs à trente-huit lames, et aux crieurs de l’
Espion des Jeux et
de la
Gazette de Vénus.
Entrez avec moi dans cette maison d’assez belle apparence ; franchissez
cette porte cochère où vous ne pourrez vous défendre de jeter en
passant un regard de côté, car un miroitier y étale les produits de son
industrie ; et que nous ayons reçu de la nature la grâce d’Adonis, ou
la tournure de Mayeux, cette création des temps modernes, un sentiment
instinctif nous portera toujours à saluer notre chère personne d’un
regard de complaisance. La glace nous attire comme un aimant ; et
l’homme le moins infatué de sa figure ne passera jamais devant un
miroir, sans être tenté de jeter un coup d’oeil furtif sur la
reproduction de son image.
Montez un étage : vous voilà au milieu de la comptabilité dramatique.
C’est là que les applaudissements s’escomptent en numéraire, l’esprit
en billets de banque, le talent en pièces de cinq francs.
C’est là que l’auteur du drame en vogue vient de sa main d’homme mettre
dans son gousset d’homme, ou serrer contre sa poitrine d’homme, le vil
métal, fruit de ses sublimes labeurs.
C’est là que se traduisent en écus,
Antony, et
la Femme à deux maris
;
les deux Gendres,
et
le Tyran peu délicat
; les lazzis de Bouffé, et les sentences de M. Marty ; les duos de
Robert-le-Diable,
et les coups de fusil du Cirque-Olympique ; la fougue heureuse de
Frédérick, et les accents de Martin ; les beaux élans de madame Dorval,
et les espiégleries de la spirituelle Déjazet ; les bouffonneries
d’Odry, et les balancements de Taglioni la Sylphide. C’est là que se
résument en francs et centimes mademoiselle Mars et Vernet ; M. Victor
Ducange et M. Scribe ; mademoiselle Despréaux et madame Vautrin ;
Ligier et Léontine Fay ; mademoiselle Noblet la tragédienne et
mademoiselle Noblet la danseuse ; Adolphe Nourrit et madame Albert ;
madame Casimir et mademoiselle Georges ; Arnal et madame
Cinti-Damoreau. C’est là que se matérialise et se réduit en lingots ce
vaste univers dramatique qui renferme tant d’intérêts grands et petits,
tant d’agitations et d’intrigues, tant d’hommes et de choses, depuis le
grand Opéra jusqu’aux Funambules exclusivement, depuis le théâtre de M.
Comte jusqu’à la scène où chante Rubini, depuis l’auteur de
Louis XI, et des
Comédiens,
jusqu’à
l’homme de
lettres qui vint lire un jour à l’un des comités de
lecture de Paris un ouvrage commençant par ces mots :
Le théâtre représente une
chambre où il y a des punaises.
C’est là que tous les mois, du 8 au 10, presque tous les auteurs de la
capitale, vaudevillistes et dramaturges, poètes tragiques et comiques,
compositeurs, faiseurs de libretti, viennent se donner le plaisir
d’évaluer à un denier près, leur esprit et leur imagination, et
d’emporter le résultat, plus ou moins pesant, de leurs facultés
pensantes et créatrices.
A cette foule de notabilités dramatiques et d’
industriels
littéraires, se mêlent aussi quelques honnêtes capitalistes qui auront
aidé de leur caisse un auteur gêné dans ses affaires, et se
rembourseront mensuellement sur les produits de sa verve laborieuse ;
ou quelques spéculateurs aventureux, pour qui tout est matière d’agiot,
un vaudeville comme la rente de Naples, un drame comme l’emprunt
romain, et qui auront acquis par marché aléatoire, une portion dans les
revenus de tel auteur, dans les produits de tel ouvrage.
Voyez, par exemple, ce gros monsieur, à la figure épanouie, à l’air
franc et ouvert, qui vient de terminer ses comptes, de donner sa
signature, et qui sort un sac d’argent à la main. Vous croyez sans
doute que c’est quelque gai successeur de Panard et de Désaugiers, le
soutien de quelque théâtre chantant, le géant du couplet de facture.
Détrompez-vous : ce gros monsieur, c’est M. Barba.
- M. Barba ! me direz-vous en faisant un bond ; M. Barba, auteur ! Pour
qui me prenez-vous ? Je sais que M. Barba est l’éditeur de
la Cuisinière bourgeoise,
des romans de Pigault-Lebrun, du
Cuisinier
royal, des mélodrames de M. Pixérécourt, et de douze à
quinze cents pièces de théâtre. Mais M. Barba, auteur ! Vous voulez
rire !
- En effet, M. Barba n’est pas auteur ; ce qui ne l’empêche pas de
venir tous les mois toucher une somme assez ronde chez l’agent
dramatique ; et voici comment :
Un vaudeville, un mélodrame a-t-il réussi sur l’un de nos théâtres, M.
Barba offre du manuscrit trois, quatre, cinq cents francs, selon le
succès.
- Jusque là, me direz-vous, rien de mieux. Il fait son métier de
libraire. Seulement il offre peu.
- Oui, mais un instant. Voici venir le spéculateur. M. Barba, vous
dis-je, offre trois, quatre ou cinq cents francs du manuscrit, somme
que vous trouvez fort modique ; mais il l’offre
à condition que vous lui céderez
le tiers de vos droits, d’auteur en province.
Comprenez-vous maintenant ?
- Mille fois trop ! vous écriez-vous. Mais c’est une horreur ! c’est un
marché de dupe !
- Attendez ! car il faut voir la question sous toutes ses faces. S’il y
a avantage pour le libraire, et avantage énorme, peut-être aussi n’y
a-t-il pas dommage complet pour l’homme de lettres, et voici comment.
Vous comprenez que M. Barba, acquéreur d’une pièce nouvelle aux
conditions que je viens de vous décrire, se hâte d’en adresser des
exemplaires aux directeurs de tous les théâtres de France, avec une
recommandation de sa propre main ! Et vous sentez ce que ce doit être
qu’une recommandation de M. Barba ! Aussi un mois après, le nouveau
chef-d’oeuvre est-il à l’étude au Nord et au Midi ; ou le répète à
Marseille et à Cambrai ; on le joue partout. M. Barba apporte dans ses
intérêts dramatiques toute son activité de commerçant ; il expédie les
succès, franc de port, par toute la France ; il fait voyager par le
roulage accéléré la tirade et le couplet, le marivaudage et le gros
comique, le rire et les sanglots ; il ne néglige pas la plus petite
bourgade, pourvu qu’elle ait un théâtre. La France ne sait vraiment pas
tout ce qu’elle a d’obligation à M. Barba, ce grand pourvoyeur de ses
plaisirs. Il résulte de cette sollicitude de l’infatigable éditeur, que
si les droits de l’auteur sont diminués, ils sont plus fréquents ; que
s’il touche moins dans chaque ville, il touche dans presque toutes :
cela se compense. Je ne parle pas de l’avantage d’être représenté dans
tous nos départements, d’être adulé, prôné, encensé, dans les
circulaires de M. Barba, et au bas de ses factures : au temps où nous
sommes on tient si peu à la gloire ! Qu’il me suffise de vous avoir
prouvé qu’entre M. Barba et les auteurs qui traitent avec lui, les
profits se balancent.
- Oui ; mais je vois aussi qu’au bout de six mois, M. Barba, rentré
dans ses déboursés, s’est créé un revenu durable et certain ; que la
somme qu’il offre n’est pas en rapport avec les bénéfices qu’il en
retire, et que, moyennant ce genre de spéculation, c’est une véritable
dîme qu’il prélève sur les travaux de nos auteurs dramatiques, sur les
veilles de nos écrivains.
- Permis à vous de le dire ; mais M. Barba n’impose à personne ses
conditions ; libre à tout le monde de les rejeter : il ne fait point
signer ses traités au coin d’un bois, et le pistolet à la main ; cela
s’opère à l’amiable, et de gré à gré. Si nos auteurs veulent
l’enrichir, qu’y trouvez-vous à redire ? Et puis vous ne songez qu’aux
bénéfices ; il faut aussi songer aux pertes, aux non-valeurs, aux
chutes de province, aux banqueroutes !
- Laissez-moi donc tranquille ! Voyez donc seulement cet air de
jubilation ! voyez la rotondité de ce sac d’écus ; voyez ce sourire qui
annonce l’abondance de la récolte et la douce prévision de l’avenir !
Je vous dis que M. Barba mourra millionnaire, et dans l’impénitence
finale.
- Dieu vous entende ! dirait-il, s’il connaissait le voeu que vous
formez.
Quel intéressant tableau statistique ferait M. Charles Dupin avec les
chiffres de MM. Jules Michel et Guyot ! On a déjà remarqué que la somme
dépensée annuellement par la population de Paris pour les spectacles a
toujours peu varié depuis trente ans, quel que fût le nombre des
théâtres ; d’où il faut conclure qu’un théâtre nouveau ne peut se
soutenir que par les pertes d’un théâtre plus ancien. Il serait curieux
de constater aussi la répartition de la somme annuelle des recettes
entre les différents genres de littérature dramatique ; mais il est
inutile de dire que la plus forte partie de ces recettes est absorbée
aujourd’hui par les théâtres qui jouent le vaudeville et par l’Académie
royale de musique, arrivée de nos jours à un degré de prospérité sans
exemple.
Quant à la tragédie, la haute comédie, le drame de passion large et
d’analyse puissante du coeur, le théâtre enfin dans sa noble et grande
acception ; hélas ! ce bel art se meurt. Le
romantisme
actuel n’a été encore qu’une réaction du laid contre le beau ; et il
faut le dire, la réaction a été complète, cruelle, impitoyable. Que de
prétendus novateurs, esprits forts et originaux, à ce qu’on pense, ne
se croient tels et ne passent pour tels que parce qu’ils acceptent sans
choix et sans triage, et mettent en oeuvre des pensées que d’autres,
esprits faibles et impuissants, à ce qu’ils prétendent, rejetteraient
comme usées, comme rebattues, comme indignes d’eux-mêmes et du public !
La hardiesse de tout exprimer n’est pas le génie créateur ; savoir
choisir, voilà le secret du talent : mais l’audace de tout dire fait
toujours supposer une grande imagination chez l’homme qui a la pauvreté
de tout penser.
Qu’arrive-t-il ? De même que le progrès politique succombe sous les
entraves oppressives du pouvoir et sous les imprudents excès de la
licence ; de même le progrès littéraire expire sous les préjugés de la
vieille école et les saturnales de la nouvelle. Les émeutes dans l’art
font le même tort que les émeutes en politique : elles arrêtent et
tuent le progrès. C’est le drapeau rouge qui d’une solennité
patriotique fait naître une bagarre de carrefour, puis un coup d’état.
Les tentatives insensées en matière d’art finissent, d’une part, par
émousser tellement le goût du public, qu’elles le rendent insensible
aux progrès avoués par l’esprit et la raison, et de l’autre, exploitées
et mises à profit par les esprits stationnaires, elles servent de
merveilleux arguments contre le mouvement des idées et les
modifications nécessaires de l’art.
LÉON HALEVY.
(1)
Julien, ou Vingt-cinq ans
d’entracte, jolie pièce dont l’on n’a
pas oublié le succès brillant au théâtre de la rue de Chartres.