A LA MÉMOIRE
DE
PIERRE BUCHER
~ * ~
LA BEAUTÉ DE STRASBOURG
J
E n’avais fait que traverser l’Alsace au retour d’un voyage en
Allemagne et ne connaissais guère que la cathédrale de Strasbourg et le
musée de Colmar : je redoutais de me sentir un étranger sur une terre
autrefois française. Au printemps de 1903, la Société industrielle de
Mulhouse m’invita à donner une conférence chez elle. Je me décidai à
profiter de cette occasion pour visiter le reste de l’Alsace.
Quelques jours plus tard j’arrivais à Strasbourg. Le Dr Bucher que je
ne connaissais point, m’attendait sur le quai de la gare, tenant à la
main un numéro du
Journal des Débats : c’était à ce signe que je
devais le reconnaître. Des Mulhousiens m’avaient affirmé qu’il serait
pour moi le plus obligeant et le plus sûr des guides. Lorsqu’ils
avaient prononcé son nom, je m’étais représenté, je ne sais pourquoi,
un vieux protestataire vénérable et barbu ; or, j’avais devant moi un
jeune homme à la tournure alerte et élégante, à la démarche élastique,
l’air d’un sous-lieutenant de chasseurs en civil. Ses yeux ardents et
caressants trouaient un masque énergique, impérieux et délicat.
« Monsieur votre père, lui dis-je, a été bien bon de vous envoyer
au-devant de moi. »
Il éclata de rire : « Mais c’est moi le docteur Bucher. » Et il
m’entraîna par les rues de Strasbourg.
Tout de suite il me demanda quelles impressions je rapportais de ces
premières journées passées en Alsace ; il les confirma ou les rectifia,
me fixa le programme des excursions que j’allais faire avec lui, me
conta toute sa jeunesse, non par besoin d’expansion, mais pour
illustrer l’histoire morale de son pays. Il m’exposa l’oeuvre qu’il
poursuivait à Strasbourg avec les quelques amis ; enfin, par cent
exemples tirés des moeurs et de l’histoire il me convainquit que ceux-là
calomniaient l’Alsace qui la disaient infidèle au souvenir de la
France. Nous nous trouvâmes d’ailleurs beaucoup de communes amitiés et
de communes admirations.
J’étais tombé dans les rets d’un infatigable chasseur d’hommes. Bien
d’autres que moi furent par lui séduits et captivés. Nul ne pouvait se
soustraire à la séduction de cette nature volontaire et passionnée.
Après cette première rencontre se noua entre Bucher et moi une solide
amitié qui dura jusqu’à sa mort, toujours plus étroite, toujours plus
affectueuse. Dès lors je revins souvent à Strasbourg : il m’entretenait
de ses projets et de ses espérances, il m’enseignait à ne point
désespérer de l’avenir. Durant la guerre il m’appela auprès de lui dans
le poste où il mettait au service de la patrie sa lucide énergie et sa
profonde connaissance de l’Allemagne. Après l’armistice j’ai été témoin
de ses efforts pour révéler la France aux Alsaciens et l’Alsace aux
Français. Depuis qu’il n’est plus, c’est sa pensée, son souvenir qui me
ramenèrent à Strasbourg auprès de ceux qui conservent sa mémoire et
tâchent de continuer son oeuvre.
Son nom que j’ai voulu rappeler à la première page de ce petit livre
reviendra souvent sous ma plume. Pour moi Strasbourg sera toujours
hanté par le fantôme de mon ami. C’est à lui que je dois d’avoir
compris bien des choses d’Alsace qui demeurent impénétrables à tant de
Français. Je lui dois aussi d’avoir goûté le charme de Strasbourg, car
ce patriote, trop tôt disparu pour sa province et pour la France, était
aussi un homme d’un goût délicat, prompt à percevoir les finesses et
les nuances d’une oeuvre d’art (1).
*
* *
Le plan de Strasbourg raconte clairement les origines et les
accroissements de la ville. Ici, depuis le jour où, en l’an 5 de notre
ère, Drusus fonda, entre les deux bras de l’Ill, la colonie
d’*
Argentoratum*, le site a commandé le développement de la ville, la
géographie a gouverné l’histoire. Dès le moyen âge, Strasbourg se
répandant hors de l’îlot où s’étaient fixés les soldats de la huitième
légion, a poussé ses remparts au-delà du fossé dont l’entourait la
rivière, mais jamais le centre de la vie urbaine ne s’est déplacé : la
cathédrale s’élève au travers de la
via principalis du
castrum
romain. Autour de ce noyau primitif la ville a pu librement s’étaler
dans la plaine rhénane, et, de siècle en siècle, de nouveaux quartiers
se sont créés, sans que la vivante harmonie de l’ensemble ait été
troublée par de brutales destructions.
Le dernier agrandissement a été la construction, sous le régime
allemand, d’une ville neuve (un tiers de la superficie totale de
Strasbourg), vers le nord-est, entre les vieux remparts et les
fortifications élevées en 1874, ville de fonctionnaires, d’officiers,
et de professeurs. Les lignes du plan sont ingénieusement tracées,
certaines perspectives adroitement ménagées ; mais quelles
architectures ! Les monuments publics comme le Palais impérial, les
Ministères, le Palais de la Diète d’Alsace-Lorraine, la Bibliothèque,
l’Université, la Poste, représentent les aberrations successives par où
passa l’art allemand pendant les trente années qui précédèrent la
dernière guerre. Quant aux maisons privées, sauf quelques pastiches de
cottages anglais ou de logis alsaciens, elles affectent en général les
formes les plus saugrenues : la plupart, il est vrai, dissimulent leurs
céramiques ou leurs sculptures sous des verdures opportunes.
Heureusement cette « ville de luxe » n’a nulle part empiété sur sa
voisine ; les « embellisseurs » sont restés chez eux. Ils ont donné
quelques coups de pioche dans les quartiers anciens, démoli quelques
maisons, effacé de précieux vestiges ; ils ont même, à travers le vieux
Strasbourg percé une large rue mélancolique que bordent des immeubles
énormes, d’un germanisme redoutable, mais ils n’ont pas eu le temps
d’altérer gravement la ville d’autrefois.
Cette ville ancienne est peut être la plus diverse qui soit en France,
et son grand attrait tient à cette extrême variété. Ce qui frappe au
premier coup d’oeil, ce sont les charmantes demeures de la Renaissance
où pendant des siècles vécurent les bourgeois et les marchands de
Strasbourg, leurs toitures démesurées percées d’une infinité de
lucarnes, leurs encorbellements, leurs lignes et leurs saillies
désordonnées qui ménagent, à chaque pas, la surprise d’un nouveau jeu
de lumière ou l’amusement d’une silhouette imprévue ; mais au milieu de
ce décor proprement alsacien, d’exquises façades françaises du XVIIIe
siècle montrent la grâce de leurs justes proportions. Et tous ces
bâtiments d’un goût si différent s’harmonisent à merveille, comme si,
de sa flèche impérieuse, la cathédrale dictait à toute la ville qu’elle
commande, une loi d’ordre et de beauté.
Cette ville si propice à la flânerie des artistes et des archéologues
est aussi la mieux tenue, la plus policée qu’on puisse voir. La vie
moderne s’y est installée dans le décor du passé sans rien lui retirer
de sa séduction. Elle est divertissante et commode. On y sent le
frémissement d’une capitale contenu par l’humeur raisonnable d’un
peuple actif et discipliné. La chaussée des grandes voies, des rues et
même des ruelles est sans cesse balayée, lavée et rebalayée avec une
exactitude dont s’émerveillent les Parisiens. Et ce qui nous étonne
encore davantage c’est de voir le respect du passé se concilier ici
avec le souci de la propreté. Dans la plupart de nos vieilles villes,
des municipalités « amies du progrès » n’ont pas encore trouvé d’autre
moyen d’assainir que de démolir : vandalisme. Dans de vieilles villes
allemandes, des municipalités « amies de l’esthétique » s’ingénient
consciencieusement à pasticher les styles du passé pour « unifier » les
architectures : pédantisme. Ici, grâce au bon sens alsacien, la ville
en se « modernisant » n’a perdu ni son caractère ni son charme.
La beauté de Strasbourg m’est apparue dès les premières promenades que
je fis avec Bucher, il y a vingt-cinq ans, lorsque, rue par rue, maison
par maison, il me faisait les honneurs de la ville. Un jour il me
conduisit dans les magnifiques hôtels de la rue Brulée, un autre, il me
signalait les jolies poutres sculptées des logis du
Vieux-Marché-aux-Poissons. Il me menait dans le quartier silencieux qui
entoure l’église de la Madeleine ou dans cette étrange « petite France
» dont les maisons branlantes, chères aux aquarellistes, ont été
naguère quelque peu rajeunies. Nous flânions sur le quai des Bateliers
où, les élégantes maisons à oriels de la rive droite font face aux
magnifiques architectures du château des Rohan, et nous nous amusions
de la gentillesse des jardinets rangés au bord de l’eau, derrière les
maisons de la rue des Veaux, et qui semblent narguer la majesté du
palais cardinalice. Bucher me guidait dans cette pittoresque maison du
quai Saint-Nicolas, où lui-même et ses amis Dollinger avaient disposé,
avec quelle piété et quel goût ! les collections du Musée Alsacien. Sur
les Ponts Couverts il me faisait goûter longuement la grâce toute
hollandaise du paysage que composent les maisons et les ombrages du
canal du moulin Zorn…
Passionnantes journées, qui le plus souvent s’achevaient sous les
grands arbres du parc de l’Orangerie. Mais plus j’admirais Strasbourg,
plus j’éprouvais l’amertume de me sentir dans une ville désormais
étrangère. Je ne dissimulais point à Bucher cette triste pensée. Il me
répétait avec une foi imperturbable : « Ces richesses appartiennent à
la France, elle rentrera dans son héritage quand elle le voudra. » Et
je répliquais : « Quand elle le méritera. »
*
* *
Plus beau encore m’a semblé Strasbourg quand j’y suis revenu au mois de
novembre 1918 et m’y suis enfin trouvé « chez nous ». Que de fois j’ai
prononcé alors le
Nunc dimittis quand s’est déroulé devant mes yeux
le prodigieux spectacle de l’entrée de nos soldats dans Strasbourg :
transports d’un peuple ivre de liberté qui chantait, dansait, sonnait
ses cloches et sanglotait de joie ; Marseillaises de la rue répondant
aux
Te Deum des églises ; bénédictions des vieux, baisers des petits
enfants, sourires des femmes ; clameurs de reconnaissance, d’admiration
et d’amour que coupaient de soudains silences presque religieux
lorsqu’un général français venait incliner son épée devant Kléber ;
enfin, dans un défilé de parade et de fête, derrière les canons et les
poilus, toute l’Alsace parée de ses vieux costumes, accourant dans sa
capitale pour offrir aux chefs de la France l’hommage de son éternelle
fidélité. Que de fois, en ces jours de liesse et d’enthousiasme, je me
suis écarté de la foule pour me jeter dans une rue étroite du vieux
Strasbourg où je savais retrouver, maintenant pavoisé du drapeau
tricolore, un vieux logis dont j’avais gardé le charmant souvenir !
Dans les cinq années qui suivirent, j’ai vu la ville se débarrasser
avec une hâte extraordinaire de l’apparence germanique que lui avait
imposée un demi-siècle d’occupation allemande. Je ne parle point
seulement de la physionomie des rues où chaque jour se multipliaient
les enseignes et les inscriptions françaises. C’était le rythme même de
la vie qui se transformait et devenait chaque jour plus libre, plus
allègre. Cette métamorphose échappait à ceux qui n’avaient point connu
Strasbourg avant 1914, mais les Allemands qui revenaient en Alsace ne
pouvaient s’y tromper. L’un d’eux M. Grauthoff écrivait en 1924 : «
L’aspect de la rue est entièrement français ; des enseignes françaises
; des affiches françaises, des inscriptions françaises sur les
tramways. Les paysans et les gens âgés parlent alsacien, les jeunes
gens parlent plusieurs langues, mais les personnes bien vêtues parlent
toutes français. Je prends mon coeur à deux mains et me fais connaître
comme allemand. Personne ne manifeste une agréable surprise ; à peine
de sympathie. Je sens autour de moi comme un vide. D’un pas lourd et
lent je traverse la foule alerte et joyeuse, ma gorge se serre, jamais
je ne me suis senti aussi abandonné, aussi seul… Lapidez-moi, ô mes
compatriotes, je ne vous en jetterai pas moins à la face la vérité dont
j’ai souffert là-bas : l’Alsace ne veut pas de nous, les Alsaciens sont
perdus pour nous… Il n’y a pas de théâtre allemand, de librairie
allemande, de journal allemand qui marque. Nulle part vous ne trouverez
de littérature de chez nous… L’assimilation s’est faite plus vite que
ne l’attendaient les Français eux-mêmes. »
Depuis, le tableau s’est assombri. Cet article parut dans la
Vossische
Zeitung le 4 juin 1924. Quinze jours plus tard, la folle déclaration
d’un ministre mit à néant l’oeuvre de sagesse accomplie par la France
pendant les cinq années précédentes. Le premier passant venu peut
aujourd’hui le constater, dans Strasbourg on entend parler allemand
bien plus souvent et surtout bien plus haut, aux devantures des
boutiques on lit moins d’inscriptions françaises. Ces signes ne sont
pas négligeables, ils prouvent le mécontentement des Alsaciens et
l’audace croissante des Allemands naturalisés, mais ils ne prouvent
rien de plus. Cette ville garde l’empreinte ineffaçable, dont la France
l’a marquée au lendemain de l’armistice, ou, pour mieux dire, elle
reste telle que les siècles l’ont modelée : française de goût et
d’esprit, avec quelques traits originaux qui sont alsaciens, et lui
donnent sa particulière beauté. Elle n’est ni sera jamais une cité
allemande.
LA CATHÉDRALE
S
I l’admirable cathédrale, maternelle et tutélaire, ne dominait toute
la ville, rien à Strasbourg n’évoquerait le moyen âge, si ce n’est
quelques bâtiments transformés et restaurés. Ce sont la Renaissance et
le XVIIIe siècle qui ont ici laissé leur marque indélébile.
Strasbourg possède quelques églises anciennes, mais, depuis la Réforme,
elles ont cruellement souffert des discordes religieuses de l’Alsace ;
les deux cultes, catholique et protestant, se les sont disputées ou
partagées : elles ont appartenu tantôt à l’un, tantôt à l’autre,
souvent aux deux à la fois.
La triple abside de l’église Saint-Étienne est un beau morceau
d’architecture du XIIe siècle, mais il est accolé à une nef sans grâce
et sans caractère, ancienne chapelle des Visitandines qui, après la
Révolution, était devenue un théâtre, puis un cirque, puis un entrepôt
de tabacs.
Saint-Thomas a conservé son vieux clocher roman, son abside et son
transept du XIIIe siècle, sa nef du XIVe, et l’ensemble de l’édifice
est d’une grande majesté ; mais l’aménagement de cette église en temple
luthérien, la nudité de ses murailles blanches, la lumière crue de
l’abside glacent l’imagination. Au fond du choeur qui semble
fait pour abriter d’autres symboles et d’autres images, c’est un
paradoxe de découvrir l’oeuvre somptueuse de Pigalle, l’image héroïque
du vainqueur de Fontenoy « envisageant la mort d’un oeil ferme et
intrépide », parmi des drapeaux, des trophées et des allégories.
Dans l’église Saint-Pierre-le-Jeune, on discerne encore les charmantes
proportions d’un joli édifice du XVe siècle, mais les architectes
allemands du XIXe l’ont restaurée à leur manière : ils l’ont
badigeonnée, au-dedans et au dehors, des couleurs les plus
discordantes, ils y ont accumulé les pastiches les plus saugrenus,
jusqu’à de fausses pierres tombales, et ils ont peint de bleu et
d’argent les lambris exquis du XVIIIe siècle qui décoraient l’abside.
Aux Alsaciens qui se plaignaient de tous ces peinturlurages ils
répondaient que l’amour de la couleur appartenait aux peuples jeunes et
sains, que les répugnances d’une rétine française étaient un signe de
dégénérescence.
Quant aux édifices publics remontant au moyen âge, on n’en rencontre
plus que deux dans les rues de Strasbourg : une partie de l’ancienne
Douane, sur les bords de l’Ill, et un des deux bâtiments de l’oeuvre
Notre-Dame, celui qui est le plus voisin du Château des Rohan.
Cette oeuvre Notre-Dame date du XIIIe siècle et elle fonctionne encore
de nos jours au même endroit, sous la même forme. Les Strasbourgeois
sont justement fiers de son ancienneté. Indépendante du clergé et même
des chanoines, plus municipale que religieuse, elle fut créée pour
réunir les donations des fidèles et subvenir à la construction de la
cathédrale. Le monument achevé, elle a pourvu à l’entretien et aux
réparations. A l’oeuvre est attaché un atelier de tailleurs de pierres
et de sculpteurs qui travaille exclusivement pour la cathédrale.
La tradition vieille de sept siècles sur laquelle repose une pareille
institution, la grandeur des services qu’elle a rendus à l’art et à la
ville, la continuité de l’effort accompli, dans l’ombre même du
monument, par tant de générations d’artisans, commandent l’admiration
et le respect ; mais cela entraîne aussi quelques inconvénients
auxquels il serait, d’ailleurs, facile de remédier, sans toucher à
l’oeuvre même.
Pénétrez dans la maison de l’oeuvre ; là, dans une salle basse du
rez-de-chaussée vous voyez, alignés en rang d’oignons, les
originaux
des plus magnifiques statues de la cathédrale : la Synagogue, les
Vierges folles, les Vierges sages, etc… Des copies exécutées par les
sculpteurs de l’oeuvre de Notre-Dame ont pris leur place. Ne disons rien
de la valeur des ces copies ; mais considérez ces originaux et vous
conviendrez qu’il n’y avait aucune raison pour ne point les laisser à
la place qu’ils occupaient aux portails de la cathédrale.
Les critiques d’art allemands - c’est de leurs opinions que se
prévalent les sculpteurs de Strasbourg - disent : « Nous n’avons pas le
droit de laisser exposés aux intempéries les chefs-d’oeuvre de la
statuaire d’autrefois. Dès qu’une statue présente le moindre signe de
caducité, notre devoir est de la mettre à l’abri dans un musée et de
lui substituer une copie aussi fidèle que possible. L’aspect du
monument qu’elle décorait n’en sera point changé et la statue sera à
tout jamais sauvée. » Durant la guerre, des Allemands ont même eu la
charité de nous faire observer que, si nous avions pris cette
précaution pour les statues de Reims, le désastre causé par leurs obus
eût été bien atténué.
En France, c’est la doctrine contraire que professe la commission des
Monuments Historiques : « Nous devons, dit-on, prolonger par tous les
moyens l’existence des sculptures qui sont venues jusqu’à nous, mais en
les laissant à la place en vue de laquelle elles furent conçues et
exécutées. Ce principe ne peut fléchir, lorsqu’il s’agit d’une
sculpture faisant partie intégrante d’un monument, ce qui est le cas de
toutes les sculptures des églises du moyen âge. D’ailleurs jamais il
n’entra dans la pensée d’un imagier du XIIIe siècle que son ouvrage dût
être un jour relégué dans l’ombre d’un musée : il a travaillé pour
édifier les foules, non pour enrichir « l’histoire de l’art ». Ce
serait un sacrilège de peupler nos cathédrales de fac-similés plus ou
moins exacts. »
A cela les Strasbourgeois répliquent qu’une pareille façon d’entendre
les restaurations réduirait les sculpteurs de l’oeuvre Notre-Dame à se
croiser les bras. C’est un argument médiocre.
*
* *
La crypte de la cathédrale fut bâtie au XIe siècle, la flèche terminée
en 1439. La construction a donc duré près de quatre siècles, et
cependant, ce monument qui raconte toute l’histoire de l’architecture
du moyen âge, est un miracle d’harmonie. (Le portail Saint-Laurent,
avec ses sculptures flamboyantes et maniérées de la fin du XVe siècle,
est seul à détonner dans ce prodigieux ensemble.) Les maîtres de
l’oeuvre se succédaient, le goût et les styles variaient ; mais, tandis
que, de siècle en siècle, la construction avançait vers le couchant, on
eût dit qu’une main mystérieuse se chargeait d’en équilibrer les
différentes parties, d’en accorder les lignes, d’en conjuguer les
formes.
Du fond de l’édifice, du choeur surélevé qui domine l’église, s’offre le
plus parlant, le plus émouvant des spectacles. C’est de là
qu’apparaissent clairement le plan et l’histoire de la cathédrale.
Dans le choeur règne la sombre et grave beauté de l’art roman, car
l’abside semi-circulaire, si elle date seulement du XIIe siècle,
reproduit les formes d’un édifice antérieur. Mais voici dans le
transept le mélange des deux styles : le gothique y voisine avec le
roman. La muraille orientale des deux croisillons présente, au nord, un
beau portail aveuglé orné de bordures en plein cintre, et, au sud, une
arcature du même style ; cependant les voûtes, formées de quatre
croisées d’ogive, reposent, dans un bras, sur un chapiteau à pilier
roman, dans l’autre, sur un pilier gothique, le célèbre Pilier des
Anges, que flanquent quatre colonnes engagées et que décorent
d’admirables statues, chefs-d’oeuvre de la sculpture du XIIIe siècle. De
toutes parts, on devine des hésitations, des reprises, des repentirs,
mais le conflit des styles se résout sans heurts ni disparates : tout
se fond et s’accorde. Tant de contrastes donnent aux architectures de
ce transept on ne sait quoi de dramatique qui rend plus merveilleuse
encore la tranquille, la pure élégance de la nef.
Par ses dimensions harmonieuses et si exactement proportionnées à
celles des bas côtés, cette nef est un des chefs-d’oeuvre de l’art
gothique tel qu’il venait alors de se révéler dans l’Ile-de-France. La
grâce des faisceaux de colonnes qui, d’un jet, montent jusqu’à la
voûte, la délicatesse du triforium, le dessin des fenestrages et bien
d’autres particularités attestent que l’auteur inconnu de cette nef
sublime s’inspira de la basilique de Saint-Denis. Plus frappant encore
est le caractère de la décoration : observez la flore vraie et vivante
qui orne les chapiteaux, toujours plus vivante, toujours plus vraie à
mesure que les colonnes s’éloignent des parties romanes du monument.
Après la dernière travée, deux énormes piliers destinés à supporter les
tours marquent l’entrée du narthex, plus élevé que la nef. Ici commence
l’oeuvre d’Erwin de Steinbach, l’immense frontispice dont les fondements
furent jetés en 1276 devant la cathédrale encore inachevée.
Ce frontispice, que composent le narthex, les portails, les tours et la
flèche, c’est la gloire de Strasbourg. Qui peut réprimer un
frisson de surprise et d’enthousiasme, quand, à l’entrée de
la rue Mercière, il découvre brusquement, pour la première fois, la
façade grandiose et ajourée, prodige de force et de grâce ; la
multitude délicatement ordonnée des arcs, des arcatures, des
sculptures, des rosaces et des clochetons ; les fines colonnettes
dressées d’étage en étage devant les fenêtres et les baies aveugles, à
la manière d’une claire-voie, et dont les longues tiges donnent tant
d’élan et de légèreté aux lignes de l’édifice ; enfin la flèche,
étrange et magnifique, qui prolonge en plein ciel la tour du nord, «
masse de pierre toute pénétrée d’air et de lumière, lanterne aussi bien
que pyramide, qui vibre et palpite à tous les souffles du vent » ?
(Victor Hugo.)
Si nous contemplons plus longuement ce décor extraordinaire, surtout
aux heures où il est illuminé par les rayons du soleil couchant, nous
nous prenons parfois à douter de notre première impression. La
construction, qui, au XIVe siècle, fut intercalée entre les deux tours
pour en assurer la solidité, semble terriblement massive : elle
épaissit et alourdit l’ensemble ; Puis nous nous alarmons un peu de
cette prodigalité d’inventions, de ces excès de virtuosité ; mais,
toujours, l’ascendant du génie d’Erwin chasse nos scrupules, rassure
notre goût. D’ailleurs, pour donner à l’oeuvre son unité magnifique, il
est ici un sortilège encore plus puissant que l’art des plus grands
architectes : c’est la couleur de la pierre dont fut bâti l’édifice
tout entier, de l’abside à la façade, du sol à la pointe de la flèche.
Une fois sorti de la carrière, le grès rose des Vosges se revêt d’une
teinte métallique uniforme. C’est le secret de la beauté des grands
monuments de l’Alsace et du plus illustre de tous, la cathédrale de
Strasbourg.
*
* *
Cet admirable monument est, pour tout le peuple de Strasbourg, l’objet
d’une sorte de tendresse où n’entre pas seulement un sentiment
religieux. Les catholiques vénèrent en lui un lieu de prière consacré
par les siècles et par la liturgie de leur Église ; mais tout citoyen
l’aime et le respecte comme le glorieux emblème de la cité. Il est rare
qu’un Strasbourgeois traverse le parvis sans jeter un regard d’orgueil
sur sa cathédrale. Du plus loin de la plaine d’Alsace, ses yeux
cherchent la flèche, et, l’ayant découverte, brillent de joie. Quand,
en 1908, le pilier qui soutient la tour du nord vint à fléchir et que,
pour en refaire les fondations défectueuses, il fallut étayer les
voûtes d’une partie du narthex, avec quelle inquiétude les
Strasbourgeois suivirent ces grands et périlleux travaux ! et quelle
fête, le jour où, l’ouvrage terminé, la cathédrale apparut enfin
débarrassée des étais qui l’avaient si longtemps défigurée !
Aujourd’hui, la restauration des grandes orgues passionne tout
Strasbourg.
C’est que l’histoire de la cathédrale et celle de la cité n’en font
qu’une. Tout le drame de la Réforme s’est joué sous les voûtes de cette
église. Dans la chaire de pierre dont les dais finement sculptés
abritent de si jolies statuettes, Jean Geiler de Kaysersberg a prêché
contre les scandales qui déshonoraient le saint lieu, l’oubli de la
charité, le relâchement des moeurs. Bientôt, du haut de la même chaire,
sont tombées des paroles plus audacieuses encore, non plus contre les
abus, mais contre les dogmes mêmes de l’Église. Dès lors, la cathédrale
est devenue l’enjeu d’une lutte non moins politique que religieuse.
En 1518, des bourgeois affichent sur les portes de l’église les
propositions de Luther contre les indulgences. Le Magistrat, qui a pris
le parti des réformateurs, intronise dans la cure de la cathédrale
Mathieu de Zell, prêtre marié et excommunié par l’évêque. Les
catholiques sont refoulés dans le choeur, tandis que les protestants
occupent la nef et la chapelle Saint-Laurent. Enfin, en 1529, convoqués
par le Magistrat, les trois cents échevins de Strasbourg décident de «
suspendre la messe, jusqu’à ce que ceux qui la maintiennent aient
prouvé qu’elle est un culte agréable à Dieu ». Les statues de la
Vierge, objets de la dévotion populaire, disparaissent des autels ;
d’autres images subissent le même sort ; les pierres du pavage, qui
étaient couvertes d’épitaphes, sont brisées.
Pendant neuf années, à la faveur de l’
Intérim d’Augsbourg, les
catholiques reprennent possession de l’édifice ; mais, un jour, une
bande d’émeutiers assaille l’église à l’heure de la messe, se répand
dans la nef, brise tout et chasse les fidèles. La cathédrale reste à
l’abandon. Le Magistrat, qui n’a point renoncé à son dessein, la fait
rouvrir et y installe le culte réformé, le 17 mai 1561. Cette fois, les
protestants y demeurent cent vingt ans, jusqu’à la réunion de
Strasbourg à la France.
Mais, dans la capitulation qu’elle signe en 1681, la ville demande au
roi « le libre exercice de la religion, comme il avait été depuis
l’année 1624 jusques alors, avec toutes les églises et écoles… » Le roi
y souscrit « à la réserve du corps de l’église Notre-Dame, appelée
autrement le Dôme, qui doit être rendue aux catholiques ».
Désormais, le destin de la cathédrale semble fixé à jamais.
Aujourd’hui, le protestantisme possède des temples nombreux, parmi
lesquels Saint-Thomas, la plus ancienne et la plus grandiose des
églises de la ville ; mais je ne crois pas qu’on trouve à Strasbourg
dix protestants pour souhaiter que la cathédrale soit rendue au culte
réformé.
*
* *
A la suite de la monarchie française, le goût français avait passé les
Vosges. On sait de quelle floraison d’oeuvres charmantes ou grandioses
s’est enrichie l’Alsace au dix-huitième siècle. Mais si sensibles
qu’ils fussent au style nouveau, le peuple et les bourgeois n’en
demeuraient pas moins tendrement attachés aux monuments de leur passé,
surtout à leur vieille cathédrale. Ils s’accommodaient mal des procédés
sommaires de restauration dont on usait alors dans toute la France.
Quand ils virent les architectes démolir le jubé, sous prétexte
d’embellissement, puis élever au milieu du choeur un autel de style
baroque sous un énorme baldaquin porté par des colonnes de marbre, ils
protestèrent avec véhémence. Plus tard, en 1761, lorsque d’autres
architectes s’avisèrent de bâtir dans le choeur un décor de bois et de
plâtre, les plaintes se renouvelèrent et le chapitre s’opposa à ces
travaux de toutes ses forces. Enfin - ceci est un trait tout alsacien -
quand on décida de raser les boutiques sordides qui encombraient le
parvis du Dôme, l’architecte de la cathédrale, Jean-Laurent Goetz,
voulut, en 1772, construire des boutiques sur les côtés sud et nord du
monument,
dans une forme d’ornement & dans un goût analogue au
reste de l’édifice, en les entourant d’arcades de style gothique.
Comme son idée ne plut pas à tout le monde, il sculpta, en guise de
gargouilles, les têtes emperruquées de ses détracteurs.
Les Strasbourgeois eurent bientôt à défendre leur cathédrale contre un
péril autrement redoutable que le classicisme des architectes du
dix-huitième siècle, le vandalisme des révolutionnaires. Jusqu’à la fin
de 1793, l’église fut profanée, souillée, mais à peine dégradée. Le
culte de la Raison s’y installa sans causer de dommages irréparables.
Mais, le 24 novembre 1793, la municipalité fut chargée par les
représentants en mission de faire abattre dans la huitaine « toutes les
statues de pierre qui sont autour du temple de la Raison ». Quand on
sait les résistances, les arguments, les prétextes, les ajournements,
les subterfuges grâce auxquels cette municipalité tenta d’éluder
l’ordre des représentants, on peut mesurer la force du sentiment qui la
détournait d’un pareil sacrilège, car elle était composée d’ardents
révolutionnaires. Si le maire Monet se montra impitoyable, si nombre de
sculptures furent brisées ou mutilées par des citoyens armés de
marteaux, d’autres, en bien plus grand nombre, furent, soit épargnées,
soit descellées et cachées par ceux-là mêmes qu’on avait chargés de
l’affreuse besogne. La même municipalité sauva, en la coiffant d’un
grand bonnet phrygien, la flèche qu’un Lyonnais voulait abattre comme
offensant l’égalité. Cependant la cathédrale continua d’être le théâtre
de cérémonies civiques, patriotiques et philosophiques, jusqu’au jour
où elle fut, en 1801, restituée au clergé catholique.
En 1870, elle subit une dernière épreuve, mais, à celle-là, les
Strasbourgeois durent assister impuissants. Du 14 août au 27 septembre,
la ville fut nuit et jour bombardée. La cathédrale ne fut pas épargnée.
Comme le bombardement dura seulement quarante-quatre jours et que
l’artillerie n’avait point encore fait les progrès qu’elle a, depuis,
accomplis, les Allemands ne purent faire subir à Strasbourg le
traitement qu’ils devaient, un jour, infliger à Reims : ils n’en
étaient qu’à leur première cathédrale. Les obus n’en firent pas moins
de terribles dégâts : le feu détruisit une partie de la charpente et
des toitures, au-dessus du choeur et de la nef ; des clochetons, des
sculptures, des balustrades furent anéantis ; la flèche fut atteinte,
une partie des vitraux brisée.
Si les traces de ce désastre furent vite effacées, le souvenir en resta
gravé dans la mémoire des Strasbourgeois. Je me rappelle que, peu de
temps avant la dernière guerre, un vieillard m’a conté avec horreur la
nuit du siège où il avait vu la cathédrale en feu.
*
* *
Tous ceux qui vécurent à Strasbourg les triomphales journées de
novembre 1918, comprirent quelle place tient la cathédrale dans le coeur
des Strasbourgeois. C’est sous les voûtes du Dôme que le peuple
d’Alsace a scellé la nouvelle alliance.
Le 25 novembre, la parade militaire qui marqua l’entrée du maréchal
Pétain et de son armée, venait de se terminer au milieu des
acclamations. Après la revue, des détachements de cavalerie et des
musiques militaires s’acheminaient lentement parmi les remous d’une
cohue en délire. D’innombrables bannières de sociétés, de corporations
et d’orphéons, se balançaient au-dessus de la houle humaine. Vers
quatre heures, cette multitude reflua vers la cathédrale où elle savait
qu’un
Te Deum allait être célébré. Mêlée aux soldats elle s’entassa
dans la nef, formant la haie le long du passage réservé aux généraux et
aux officiers. A cause des grands travaux qu’avait exigés le
fléchissement d’un des piliers, une forêt d’étais encombrait le narthex
et empêchait d’ouvrir la grande porte de la cathédrale. Le clergé et le
chapitre s’étaient donc assemblés dans le bas de l’église, près du
portail sud, pour attendre le maréchal. La surprise et l’émotion que la
grandeur de l’événement causait à ces vieux prêtres, se lisait sur
leurs visages pâles et crispés. Quelques minutes se passèrent, presque
angoissantes. Enfin le maréchal parut à la tête de son état-major. Avec
cette noble simplicité et ce magnifique sang-froid qui jamais ne
l’abandonnent, il écouta les paroles de bienvenue que lui adressa un
des chanoines. Guidé par l’archiprêtre et le doyen du chapitre, il
traversa toute l’église et gravit les degrés du choeur illuminé. Des
généraux, les plus grands noms de l’armée, lui faisaient escorte :
derrière eux, des officiers et des fonctionnaires. Quand tous eurent
pris place dans le choeur, éclata le
Te Deum. Les voix mâles et
puissantes du choeur, les grondements de l’orgue remplissaient l’immense
vaisseau. Les Alsaciens et les soldats qui occupaient la nef écoutèrent
dans un religieux silence les sublimes accents du cantique de gloire,
de reconnaissance et de miséricorde. Puis les chants cessèrent, les
lumières s’éteignirent et, sur le parvis, on entendit de nouveau la
clameur populaire dont, jusque bien avant dans la nuit, allaient
retentir toutes les rues de Strasbourg. En ces jours épiques, rien ne
fut plus grand ni plus émouvant que ce
Te Deum, solennel comme un
serment, chanté dans cette vieille cathédrale dont la nef fut, il y a
sept siècles, construite à l’image de la basilique royale de
Saint-Denis.
LA VILLE DE LA RENAISSANCE
L'
OEUVRE de la Renaissance est encore vivante dans toute la ville
d’aujourd’hui. C’est elle qui donne à Strasbourg cette physionomie
pittoresque, irrégulière, divertissante, et que beaucoup de passants
mal renseignés qualifient imperturbablement de moyenâgeuse.
Deux beaux monuments du XVIe siècle : la Vieille Boucherie qui abrite
maintenant les collections d’un musée historique et dont la cour en fer
à cheval forme une si jolie terrasse au-dessus de l’Ill ; le magnifique
bâtiment qui s’élève sur la place Gutenberg et où siège aujourd’hui la
Chambre de Commerce. Ce dernier édifice est depuis longtemps privé des
peintures qui décoraient jadis les bandeaux de sa façade, mais il a
gardé intacte sa sobre et classique ordonnance où, entre de larges
fenêtres, alternent des pilastres plats ou cannelés. Une haute toiture,
percée de lucarnes à l’alsacienne, surmonte ce palais italien ; mais
les deux styles s’accordent, à l’encontre de ce qu’on peut voir dans la
plupart des ouvrages de la Renaissance germanique. En Alsace, les
architectures de cette époque portent toujours la marque de l’esprit
avisé d’un peuple qui, dès l’antiquité, s’est familiarisé avec la
civilisation latine et qui, au XVIe siècle, n’a point découvert, mais
retrouvé l’Italie.
Strasbourg était alors une république gouvernée par des Conseils et
dont Érasme disait, peut-être avec un peu d’ironie : « Monarchie sans
tyrannie, aristocratie sans factions, démocratie sans tumultes, fortune
sans luxe, prospérité sans ostentation. » Sous un pareil régime, ce fut
dans la construction et le décor des maisons privées que se donna
carrière la fantaisie des bâtisseurs. Ils sont innombrables, les vieux
logis strasbourgeois de ce temps-là avec leurs pignons aigus à pans de
bois, leur étage surplombant la rue, leurs poutres d’angle sculptées,
leurs fenêtres aux cadres et aux meneaux finement moulurés, et leurs
gentilles échauguettes en saillie sur la façade, ces « oriels » qu’au
XVIIIe siècle on dénomma « balcons allemands » quand apparurent les
premiers balcons à découvert, les balcons à la mode de France. Si l’on
pousse la porte cintrée d’une de ces demeures, on aperçoit dans la cour
les ferronneries d’un puits, les balustres d’une charmante galerie et
une tourelle où monte la vis d’un escalier. Toutes ces vieilles maisons
ne sont pas ici, comme ailleurs, un simple décor conservé à l’intention
du « touriste ». Depuis quatre siècles la vie s’y perpétue, silencieuse
et confortable. Il faut admirer avec quel soin sont réparées,
consolidées, badigeonnées, toutes celles qu’a épargnées l’ « urbanisme
moderne ». Ce fléau est, du reste, moins à redouter à Strasbourg que
dans bien d’autres villes de France.
*
* *
Il se passera des siècles avant que tous ces témoins du passé aient
disparu. Ils sont à Strasbourg d’autant plus nombreux que le style de
la construction y resta le même plus longtemps. Une des plus charmantes
maisons de bois de Strasbourg, le Poêle des Maréchaux (sous le nom de
maréchaux se groupaient toutes les corporations qui travaillaient les
métaux, depuis les maréchaux ferrants jusqu’aux fondeurs de cloches)
fut bâtie en 1657. Dans la rue de l’Épine on voit, au fond d’une cour,
un délicieux portail de la Renaissance : il fut élevé en 1730. Il y a
eu dans l’histoire de l’art alsacien une longue période où le goût
public est demeuré fidèle aux traditions de la Renaissance. Même après
la réunion de Strasbourg à la France, le style français, celui qu’on a
coutume de nommer le style Louis XIV, ne pénétra que lentement à
Strasbourg. Déjà il régnait souverainement en Allemagne, alors qu’il se
heurtait encore à l’esprit conservateur et particulariste des
Strasbourgeois. Un des plus remarquables monuments de Strasbourg,
l’Hôpital civil, qui fut bâti en 1720 par l’architecte Mollinger, est
encore un compromis entre l’art traditionnel de l’Alsace et l’art
français du XVIIe siècle.
Il est une particularité de construction à laquelle les Alsaciens
tenaient par-dessus tout et à laquelle ils ne renoncèrent jamais, même
au XVIIIe siècle : c’est l’élévation des combles au-dessous desquels
s’étagent plusieurs séchoirs superposés. C’est ce qui fait encore
l’étrange beauté du spectacle qu’on découvre de la plateforme de la
cathédrale, quand on voit déferler de toutes parts les lames sombres et
courtes de cet océan de toitures.
LA VILLE DU XVIIIe SIÈCLE
L
A victoire du goût français n’est complète que
vers 1740. A partir de
cette date, tous les architectes, alsaciens, français, même allemands,
s’inspirent non pas du style en vogue à Paris mais de ce style dit de
la Régence qui, né à la fin du règne de Louis XIV, commence déjà de
passer de mode dans la capitale : pareil retard a été souvent observé
dans d’autres provinces de France. De même, quand, à Paris, amateurs et
artistes, excédés de l’abus des lignes courbes dans la construction et
le mobilier, reviendront à la simplicité des formes antiques, l’Alsace
restera fidèle à l’art de la veille : elle n’adoptera le Louis XVI
qu’au moment de la Révolution. Mais, pendant ces cinquante années, que
d’oeuvres charmantes sont nées sur son sol ! Il n’est point de ville où
se trouvent, en aussi grand nombre qu’à Strasbourg, de parfaits modèles
de l’art du XVIIIe siècle, et l’on reste stupéfait de cette boutade de
Taine : « Quelque chose de terne, manque complet d’élégance ; c’est une
ville de gens qui n’ont pas besoin de finesse et de luxe. » Jamais,
sans doute, les Alsaciens ne se résignèrent à imiter servilement les
oeuvres françaises : au premier coup d’oeil, il est facile de saisir
dans leurs architectures une nuance particulière, originale,
réminiscence des constructions de la Renaissance ; mais plus manifeste
encore est la délicatesse qu’ils mirent à adapter les formes françaises
à leur climat et à leur tradition. Jamais ils ne sont tombés dans les
extravagances du rococo allemand.
Après 1870, les Allemands voulurent ignorer tous ces monuments français
du XVIIIe siècle. Sur la liste des édifices « classés » dressée par
leur service des monuments historiques, on en trouvait seulement trois
datant du XVIIIe siècle : l’église d’Ebersmunster sans doute parce
qu’elle présente un caractère germanique assez accentué, l’église de la
Madeleine à Strasbourg, qui, détruite par un incendie, il y a une
quarantaine d’années, était en réalité une construction neuve ;
l’église de Guebwiller dont le classement remontait à 1840. A
l’Université, l’Institut de l’histoire de l’art possédait une riche
collection de moulages : parmi les oeuvres reproduites, pas une
sculpture française. Le parti pris était évident de tenir les Alsaciens
dans l’ignorance de notre art et de leur en inspirer le mépris, car, on
ne cessait de le répéter, l’esprit français n’est que dévergondage et
futilité ; ses mièvres élégances sont indignes d’un peuple fort.
Pédantisme d’universitaires, mais auquel s’ajoutait une certaine
clairvoyance politique. C’était la vue de ces monuments français qui
avait formé la sensibilité artistique des Alsaciens et les avait à tout
jamais préservés de l’emprise germanique. Chaque nouvel édifice, chaque
nouvelle sculpture dont l’Allemagne gratifiait la « Terre d’Empire », y
était accueillie par des gouailleries et des sarcasmes. Cette répulsion
instinctive, ceux qui l’éprouvaient n’en discernaient peut-être pas les
causes lointaines, mais un jour quelqu’un les discerna pour eux.
*
* *
Dans la lutte qu’il avait entreprise contre les pangermanistes, le Dr
Bucher, qui lui-même sentait profondément le charme des oeuvres du
XVIIIe siècle, devina de quel secours lui pouvait être le passé
artistique de son pays.
Par les articles de sa
Revue Alsacienne illustrée*, par les
conférences qu’il organisait à Strasbourg, il s’efforçait de révéler à
ses compatriotes le trésor qu’ils avaient hérité de la France. Je me
rappelle une conférence à la suite de laquelle parurent sur l’écran des
photographies prises dans les rues de Strasbourg et représentant
quelques façades du XVIIIe siècle : les Strasbourgeois ne dissimulaient
pas leur surprise de posséder chez eux de si précieuses merveilles.
Je me souviens aussi des longues et délicieuses promenades que je
faisais alors à travers la ville, en compagnie ou, pour mieux dire,
sous la conduite du Dr Dollinger. Celui-ci était, aux côtés de Bucher,
le plus fidèle, le plus dévoué, le plus actif des serviteurs de la
cause française ; et que de services il a, depuis l’armistice, rendus
silencieusement à sa patrie retrouvée, cet homme de bon conseil,
sérieux, réfléchi, d’une inexcusable modestie, le plus sage des
Alsaciens et le plus passionné des Français ! Érudit et lettré, il sait
comme personne l’histoire de sa province et mieux encore l’histoire de
sa ville. En ce temps-là nous nous étions mis à la recherche des oeuvres
du XVIIIe siècle dispersées dans tous les quartiers de Strasbourg. Nous
nous arrêtions, longtemps plantés au bord des trottoirs, pour dévisager
les masques allégoriques dont des sculpteurs inconnus ont orné les
clefs des portes et des fenêtres, les faces joufflues des dieux marins,
les têtes grimaçantes des sauvages coiffés de plumes et les frimousses
minaudières des petites bergères qui sourient, une rose dans les
cheveux ; nous admirions les grosses consoles à volutes, les fines
ferronneries des impostes et des balcons, les enseignes à demi effacées
dans leurs vieux cadres de pierre chantournée. Et soudain, entre deux
toitures de tuiles fauves, nous voyions jaillir la flèche de la
cathédrale !
Mon compagnon me disait ce qu’il savait de l’âge de ces maisons et de
ceux qui les avaient construites. Il hésitait souvent, malgré sa vaste
connaissance du passé. La matière était neuve : personne ne s’était
encore avisé de recenser et d’étudier tous ces logis du XVIIIe siècle.
Nous avions l’illusion de découvrir une ville inconnue. Depuis, toutes
ces richesses ont été inventoriées, et M. Haug, conservateur des musées
de Strasbourg, a débrouillé l’histoire compliquée de l’architecture en
Alsace de 1681 à 1789.
Ce qui nous passionnait, c’était de retrouver la vieille France vivante
dans le vieux Strasbourg, aussi bien dans les admirables hôtels voisins
du Broglie, le Grand Doyenné (Évêché), l’hôtel de Hesse-Darmstadt
(Hôtel de ville), l’Intendance (Préfecture), l’hôtel des Deux-Ponts
(Gouvernement militaire), etc… que dans des logis plus humbles dont la
nomenclature serait infinie.
LE CHATEAU DES ROHAN
S
AUF l’hôtel de Soubise (aujourd’hui Archives nationales), la France ne
possède aucun monument du XVIIIe siècle qui, par la beauté de son
architecture et de son décor, égale le château des cardinaux de Rohan,
à Strasbourg. Les plans de cet édifice ont été dessinés par Robert de
Cotte et exécutés par un architecte nommé Massol. Robert Le Lorrain, le
même qui sculpta les admirables
Chevaux du Soleil au-dessus de la
porte des écuries de l’hôtel de Rohan, rue Vieille-du-Temple, est
l’auteur de la plupart des sculptures du château de Strasbourg. La
façade tournée vers la rivière montre une noblesse et une magnificence
toutes versaillaises. Le « grand appartement » est un modèle achevé du
style de la Régence : il n’existe aucun ensemble décoratif d’un goût
plus pur, d’une exécution plus harmonieuse.
Le 8 août 1791, ce château fut mis en vente comme bien d’émigré : le
dernier des cardinaux de Rohan avait passé le Rhin et s’était réfugié
dans le duché de Bade, à Ettenheim. La commune de Strasbourg acheta le
palais 129.000 livres, pour en faire une mairie, puis fit vendre aux
enchères les meubles somptueux qui garnissaient les appartements, mais
contrastaient avec « la simplicité républicaine » et répugnaient à «
l’économie que la municipalité doit mettre dans son administration ».
Elle racheta cependant tout ce qui formait le décor du château : les
tapisseries, les glaces, les vases de Chine et du Japon, les bustes
antiques, les armoires de la bibliothèque. Aujourd’hui, la plupart de
ces objets se retrouvent, soit dans les greniers du château, soit dans
les salles de la mairie actuelle de Strasbourg, en attendant qu’ils
reprennent leur place dans les appartements restaurés. Malheureusement,
les portraits des évêques furent brûlés, des écussons brisés, certains
bronzes mis à la fonte.
En 1806, la Ville donna le château à l’empereur. Le palais impérial
devint, sous la Restauration, palais royal. Louis-Philippe le rendit à
la ville ; mais celle-ci, pour s’en débarrasser, en fit cadeau à
Napoléon III.
Jusqu’en 1870, le monument avait été entretenu sur les fonds de la
liste civile ; mais, lorsque les Allemands eurent annexé l’Alsace, ils
se montrèrent peu soucieux de réparer le vieux palais français. Le
Grand Appartement qui occupe tout le rez-de-chaussée abrita la
bibliothèque de la nouvelle Université, la Bibliothèque de Strasbourg
avait été anéantie par le bombardement. Pour bâtir des rayonnages on
massacra plafonds et boiseries. Puis, quand fut édifiée une nouvelle
bibliothèque, on laissa les salles à l’abandon : de temps en temps
elles servaient à diverses expositions qui, chaque fois, y causaient de
nouveaux dégâts. Le service des monuments historiques avait envahi une
partie du château : la cour d’honneur était encombrée de cercueils
mérovingiens ; dans la chapelle et la bibliothèque étaient entassés des
briques, des ossements et de vieilles pierres. Voici les impressions
d’un visiteur qui parcourut les salles du château en 1907 :
« Quelle désolation quand on pénètre dans les magnifiques appartements
du rez-de-chaussée ! L’oeuvre de l’architecte y est intacte : le
vestibule avec ses lignes doucement arrondies, la grande salle du
Synode avec ses arcades, la longue enfilade des salons, l’admirable
bibliothèque communiquant avec la chapelle, tout cet appartement d’une
beauté vraiment royale nous émerveille encore, malgré l’état lamentable
où il est abandonné. Mais des boiseries sont éventrées, d’autres
pourrissent, des plafonds sont troués, des volets sont brisés et
portent les traces du bombardement de Strasbourg ; des peintures ont
été arrachées et des panneaux entiers sont en ruine. »
Le gros oeuvre de l’édifice était même atteint ; les toitures étaient
partout endommagées, le musée de peinture, logé au premier étage du
principal corps de logis, était mal abrité des intempéries. Tel était
l’état du château des Rohan en 1907.
*
* *
A cette époque, la Ville de Strasbourg était administrée par M.
Schwander, maire de carrière, c’est-à-dire fonctionnaire de l’Empire.
De souche alsacienne et de modeste origine, il devait tout à
l’Allemagne : son instruction, sa culture, sa très rapide fortune. Il
avait débuté dans les bureaux municipaux de Colmar, et, très jeune,
bien qu’il ne fît point mystère de ses opinions socialistes, il avait
été désigné pour la mairie de Strasbourg. Il était doué d’une
intelligence rapide et précise, d’une grande force de travail, d’un
remarquable talent de parole et d’un sens politique assez aiguisé.
Comme il connaissait fort bien ses compatriotes, il ne se dissimulait
pas qu’il existait une « Vieille Alsace », rebelle aux entreprises du
germanisme et qu’on ne désarmerait jamais si l’on continuait d’heurter
ses goûts et ses traditions. En s’efforçant d’atténuer cette
opposition, il pensait alors servir l’Allemagne. Dès les premières
semaines de la guerre, il manifesta violemment son patriotisme allemand
; plus tard, il quitta l’Alsace pour se rendre à Berlin et y occuper un
poste de sous-secrétaire d’État. Quand vint la débâcle, il consentit à
accepter la fonction de statthalter en Alsace-Lorraine. Depuis, il est
resté de l’autre côté du Rhin : ses qualités d’administrateur ont
trouvé leur emploi dans de grandes villes. Parmi les rares Alsaciens
qui ont suivi son exemple, il est à peu près le seul dont le
gouvernement du Reich ait pu faire autre chose qu’un agent de
propagande ou un espion.
En 1907, à Strasbourg, le représentant déclaré de la « Vieille Alsace
», était le Dr Bucher. M. Schwander comprenait qu’il ne pouvait se
passer ni de ses conseils, ni de son appui pour poursuivre la politique
qu’il jugeait nécessaire à l’Alsace et à l’Allemagne. De son côté,
convaincu que cette politique ne pouvait que servir les intérêts de
l’Alsace et de la France, Bucher était prêt à la favoriser. Ils
partaient de deux idées opposées : le premier croyait fermement que
l’Alsace resterait à tout jamais allemande, le second qu’elle
redeviendrait fatalement française. Provisoirement, ils unissaient
leurs efforts, persuadés qu’ils travaillaient, l’un pour l’Alsace
allemande, l’autre pour l’Alsace française. C’est à Bucher que les
événements devaient donner raison.
Pour comprendre ce qui va suivre, il était bon de rappeler quels hommes
prirent alors l’initiative de la restauration du château des Rohan.
*
* *
Dans une séance du conseil municipal de Strasbourg, le Dr Theobald
Ziegler, conseiller municipal et professeur à l’Université, déclarait :
« Le traitement qu’on a fait subir au Château depuis des années est
inqualifiable, barbare. Quand la bibliothèque de l’Université
campait
(
sic) au château, on a sans ménagement percé des murs et détruit leur
riche décoration, comme auraient fait des
vandales (
sic). On avait
alors pour excuse le niveau très bas où était tombée la compréhension
artistique dans les années 70. Mais, aujourd’hui, on continue de tout
maltraiter. » Et il rappelait que, naguère, pour installer une
exposition dans le Grand Appartement, on avait arraché des stucs et que
l’on conservait dans un musée les restes de cette « barbarie moderne ».
Le Dr Schwander interrompit le Dr Ziegler par ces simples mots dits en
français :
Vous prêchez un converti. Et, sur-le-champ, le conseil
avait décidé qu’une de ses sous-commissions, à laquelle seraient
adjoints des
spécialistes éminents, étudierait la restauration du
château.
Bucher n’eut pas de peine à faire comprendre au maire le danger qui
menaçait ce monument tout français si on le laissait tomber entre les
mains des artistes et des théoriciens allemands : ceux-ci ne
manqueraient pas de le restaurer à leur façon et transformeraient ce
chef-d’oeuvre de noblesse et d’élégance en une contrefaçon de rococo
germanique. Néanmoins Bucher crut devoir appeler à la rescousse un de
ses amis parisiens qui avait fait quelques recherches sur les cardinaux
de Rohan et leur château ; il lui demanda de donner sur ce sujet une
conférence à Strasbourg, dans cette salle de la Ville de Paris où tant
de conférenciers français prirent la parole pendant les dix années qui
précédèrent la guerre. M. Schwander y assista. Dès lors, il fut
officiellement décidé que la commission chargée de donner son avis sur
la restauration du château comprendrait des Alsaciens, des Allemands et
des Français.
Cette commission se réunit le 4 novembre 1907 au château des Rohan,
dans la salle du Cabinet des Estampes, sous la présidence de M.
Schwander. Elle était ainsi composée, d’après le procès-verbal que j’ai
sous les yeux et dont je puis attester la parfaite fidélité, puisque
j’étais présent à la séance :
Justizrat Dr Blumstein ;
Dr med. Bucher
;
Professor Dr Dehio ;
Dr Haug, secrétaire de la Chambre de commerce ;
Salomon,
architecte ; Berningen, architecte, conseiller municipal
; Professor Dr Ficker ; Professor Dr Henning ; Professor Dr Graul,
directeur du
Kunstgewerbemuseum de Leipzig ;
Geheimrat Dr Bode,
directeur des musées royaux de Berlin ;
Professor (
sic)
L. Metman,
directeur du Musée des arts décoratifs de Paris ;
Raymond Koechlin, du
Musée des arts décoratifs de Paris ; Literat (sic) André Hallays, de
Paris ;
Georges Hoentschel, Kunstdecorateur de Paris ;
Director Dr
Polaczek ;
Knauth, architecte de la cathédrale, et
Regierungsrat
Dominicus, adjoint au maire.
M. Raymond Koechlin, M. Louis Metman et moi, nous étions bien sûrs que
Bucher n’eût jamais souffert qu’on nous conviât à Strasbourg s’il
n’avait été certain que nos idées y seraient bien accueillies.
Néanmoins, nous éprouvions un peu de gêne, mêlée à beaucoup de
curiosité, en « siégeant » parmi tous ces « professeurs » que dominait
de sa haute stature le célèbre
Geheimrat Dr Bode. Nous n’ignorions ni
le crédit dont ce directeur des musées impériaux jouissait auprès de
Guillaume II, ni la dictature artistique qu’il exerçait alors en
Allemagne… et ailleurs. Mais nous fûmes bientôt rassurés par la
courtoisie de M. Schwander et par l’assentiment que donnèrent à toutes
nos opinions M. Graul, conservateur du musée de Leipzig, qui possédait
une profonde connaissance de l’art français, M. Dehio, célèbre en
France par ses travaux sur les origines de l’architecture ogivale, et
M. Bode lui-même qui, en toute occasion, appuyait nos raisons.
La commission décida que les toitures élevées sur les cours de service
du château depuis 1850 seraient démolies et les anciennes façades
latérales de la cour d’honneur reconstituées comme elles étaient au
XVIIIe siècle ; que la restauration des toitures et des façades du
château serait entreprise et continuée en même temps que celle des
appartements, enfin, que les premières seraient confiées à M. Knauth,
l’architecte de la cathédrale, et les secondes à M. Hoentschel.
Celui-ci, qui avait déjà restauré avec un goût très sûr plusieurs
châteaux de France, nous avait accompagnés à Strasbourg. Il est mort il
y a quelques années.
Enfin, la commission jugea que, pour la remise en état des
appartements, M. Hoentschel devrait employer
autant que possible des
ouvriers du pays. Sur ce dernier point, la discussion fut assez vive.
Appuyé par MM. Bode et Graul, Bucher soutenait que seuls des ouvriers
parisiens étaient capables d’un pareil ouvrage. On s’en tint à une
formule qui laissait Hoentschel libre de choisir ses collaborateurs.
Un mois après, la Ville de Strasbourg était en possession des devis
établis pour les travaux d’architecture et de décoration : les premiers
s’élevaient à 600.000 marks et les seconds à 573.000 marks.
La ville vota 400.000 marks et le
Landesausschuss 200.000 marks pour
la réfection des façades et des toitures. Désireux de commencer en même
temps la remise en état des intérieurs, selon le programme adopté par
la commission, le maire de Strasbourg écrivit à l’empereur pour obtenir
la permission d’émettre une loterie en Alsace-Lorraine et en Prusse. Il
terminait sa requête par ces curieuses considérations :
« Par cela, la partie
vieille alsacienne de la population serait
amenée à nouveau à comprendre de façon tangible que le gouvernement et
la population de l’Empire allemand s’intéressent, de leur côté, à la
conservation des monuments de l’Alsace-Lorraine légués à ces
territoires par leur passé, et sont prêts, dans ce cas aussi, à fournir
une aide. Un pareil secours ne manquera pas de susciter des sentiments
de joyeuse gratitude, particulièrement dans la partie la plus cultivée
(
gebildet) de la population autochtone
qui est souvent encore tentée
de diriger ses regards, principalement en matière artistique, vers la
France. »
Ces dernières lignes montraient clairement la pensée politique qui
avait guidé le maire Schwander dans cette entreprise artistique.
La lettre ne reçut aucune réponse.
*
* *
Les fonds dont disposait la ville de Strasbourg étant insuffisants, il
fut impossible de réaliser l’ensemble du programme : il fallut donc
commencer les travaux d’architecture, assurément les plus urgents, et
ajourner les ouvrages de décoration.
La restauration des bâtiments ne fut achevée qu’en 1912. Elle donna
lieu à quelques critiques : on se plaignit, non sans raison, que la
toiture de la bibliothèque eût été inutilement surélevée, on regretta
la lourdeur de certaines sculptures qui avaient été entièrement
refaites et qu’on aurait pu simplement réparer. Néanmoins, l’ensemble
de l’édifice avait à peu près retrouvé son aspect d’autrefois.
Malheureusement la ville de Strasbourg n’avait toujours pas les crédits
suffisants pour entreprendre la restauration des appartements. On
attendit… Puis vinrent les années de guerre. Bref, quand nous entrâmes
en Alsace, l’intérieur du monument se trouvait dans le même état qu’en
1907, au moment où avait été décidée la restauration totale du château.
Depuis onze ans, la dégradation s’était même aggravée.
Il semblait que la France se dût à elle-même de rendre tout son éclat à
cet édifice incomparable, modèle achevé d’une grande résidence
princière au XVIIIe siècle. N’allait-elle point faire disparaître
jusqu’aux dernières traces des injures infligées par l’incurie
systématique des Allemands au plus beau des monuments français d’Alsace
?
A l’heure même où nous retrouvions l’Alsace, ce monument nous devait
être cher entre tous ; il était le témoin et l’emblème du pacte ancien,
car il fut édifié par le premier des quatre cardinaux de Rohan qui,
d’oncle en neveu, se succédèrent, pendant près d’un siècle, sur le
siège épiscopal de Strasbourg. Ces prélats, souverains de cent vingt
villes et villages, furent les véritables ambassadeurs de l’Alsace à la
Cour de France, et plus d’une fois défendirent les privilèges de la
province ; mais ils contribuèrent aussi à augmenter le prestige de la
France par la magnificence de leurs bâtiments et le luxe de leur cour.
Goethe, émerveillé de la grandeur du château de Saverne, le nommait «
l’avant-poste ecclésiastique d’une puissante monarchie ». Pour
construire et orner les superbes résidences de Saverne et de
Strasbourg, les Rohan avaient appelé de Paris des architectes, des
peintres, des sculpteurs, et ils avaient été ainsi les initiateurs de
l’art français en Alsace.
Et quels souvenirs sont attachés aux murailles mêmes du palais ! C’est
ici que Louis XV, se rendant de Metz au siège de Fribourg, demeura cinq
jours, à l’heure où la France entière célébrait la convalescence de son
roi par d’incroyables transports d’amour et d’allégresse. C’est des
fenêtres du Château qu’il regarda les Strasbourgeois en liesse
manifester leur joie et leur fidélité, les cortèges populaires, les
défilés de corporations, les joutes nautiques, la cathédrale illuminée,
les feux d’artifices, tous les divertissements représentés par le
graveur Weis dans une suite d’estampes animées et spirituelles où revit
le Strasbourg du XVIIIe siècle.
L’art, l’histoire, la politique, tout conseillait donc d’achever sans
délai la restauration d’un pareil monument. D’ailleurs, notre
empressement n’eût-il pas été la meilleure manière de remercier la
ville de Strasbourg, qui, sous le régime allemand, avait si clairement
témoigné son intérêt au Château des Rohan ?
Ces raisons parurent si pressantes que, dès 1919, l’administration
française classa le Château au nombre des monuments historiques et
décida de poursuivre l’oeuvre commencée par la ville en 1907. Or, c’est
seulement en 1928 que l’on s’est mis sérieusement à la tâche. Pourquoi ?
Les causes de ce retard sont très diverses. De sourds conflits
s’élevèrent entre les services d’architecture de l’État et ceux de la
ville de Strasbourg : dans la crainte de les envenimer, on trouva plus
commode de ne rien faire. Puis la
Société pour la conservation des
monuments historiques d’Alsace se montrait peu pressée de déménager
les objets qu’elle avait entassés dans le Grand Appartement. La
direction du
Musée préhistorique et gallo-romain, si riche et si
méthodiquement classé, qui occupe le rez-de-chaussée du château, du
côté de l’Ill, réclamait de nouveaux locaux pour y transporter les
débris et les ossements accumulés dans la chapelle et la bibliothèque
des cardinaux. Les menues difficultés étaient encore aggravées par les
incertitudes d’un régime administratif mal défini et qui, en Alsace, a
causé tant de malentendus et d’atermoiements.
Aujourd’hui, les salles sont enfin débarrassées de toutes les «
curiosités » hétéroclites qui les avaient envahies depuis un
demi-siècle, et l’on a nettoyé les murailles empoussiérées.
*
* *
La restauration projetée est une oeuvre très délicate, elle demandera
beaucoup de goût et surtout la ferme volonté d’en faire, comme on dit,
le moins possible. L’admirable décor de ces appartements a souffert du
vandalisme des Allemands : après 1870, certaines parties ont été
défigurées, mutilées : on pourra tenter de les refaire quand on sera
bien certain de ne point trahir la pensée des artistes du XVIIIe
siècle. Cependant, mieux vaudrait laisser subsister quelques lacunes
que d’altérer l’ensemble par un raccord hasardeux. Tout est caprice
dans le dessin de ces ornements, et il serait dangereux de prendre un
motif voisin pour modèle d’un motif à créer. Si l’architecte s’en tient
à cette maxime que restaurer n’est point remettre à neuf, les salles
auront bientôt repris l’éclat et l’élégance qui ravissaient la baronne
d’Oberkirch lorsqu’elle était reçue par le dernier et le plus fastueux
des cardinaux de Rohan, celui de l’affaire du Collier.
En deux endroits seulement, il sera impossible de faire revivre le
décor primitif. Dans un des salons, on est forcé de conserver les
peintures allégoriques substituées par la Révolution aux portraits des
évêques, qu’elle a détruits. Dans la bibliothèque, l’ancien plafond a
disparu dès le début du XIXe siècle, et, à moins de refaire un plafond
dans le style de la Régence (ce qui serait désastreux), il faut se
résigner à compléter la corniche composée par Percier et Fontaine, dont
il reste encore d’importants fragments. Partout ailleurs, c’est l’oeuvre
même de Robert de Cotte que nous aurons sous les yeux.
Pour achever cette résurrection, il suffira de remettre en place les
tapisseries, les bustes, les vases restés en la possession de la
municipalité de Strasbourg. Les armoires de la bibliothèque ont été
toutes conservées, moins une que, dès maintenant, on s’occupe de
récupérer : elles seront remises en place. Le garde-meuble national
fournira sans doute les quelques tapisseries qui pourraient être
nécessaires. Les conservateurs des musées de Strasbourg, qui ont déjà
fait leurs preuves, ne seront pas embarrassés pour transformer le Grand
Appartement en un merveilleux musée de l’ « art de la Régence ».
La France s’acquittera ainsi d’une dette qu’elle contracta le jour même
où elle reprit l’Alsace. Peut-être eût-elle pu montrer plus de hâte.
Les Strasbourgeois sont aujourd’hui contents d’apprendre qu’on va enfin
restaurer les salles du Château ; ils l’auraient été davantage si, dès
1923, ils avaient pu admirer l’oeuvre achevée. Il est à craindre qu’il
en soit de cette restauration comme d’autres mesures excellentes, qui,
pour avoir été différées, n’ont point produit tout l’effet qu’on en
pouvait espérer.
L’UNIVERSITÉ
C
E fut seulement en 1621 que l’Université de Strasbourg reçut de
l’Empereur Ferdinand II ses titres et ses privilèges. En réalité elle
remontait aux temps de l’humanisme et de la Réforme. Dès son origine
elle fut purement strasbourgeoise et purement luthérienne : double
caractère qu’elle conserva jusqu’au XIXe siècle.
Tout en chargeant le « préteur royal » de maintenir les « droits et
privilèges » de l’Université, Louis XIV lui confia aussi le soin de
veiller à ce que les charges, honneurs et dignités de ladite Université
ne fussent accordés qu’à des personnes capables et « bien intentionnées
au service du roi. » Cette tutelle imposée à l’Université eut le sort
de toutes les mesures de contrainte qui furent alors prises en Alsace :
en fait, elle fut bientôt abrogée par la tolérance du pouvoir royal, la
modération des fonctionnaires et l’incoercible esprit d’indépendance
des Alsaciens. Au début, il y eut quelques conflits entre les prêteurs
royaux et les recteurs qui eux-mêmes s’entendaient assez mal avec le
Magistrat de la ville. Les premières années du régime français furent
peu favorables à l’Université, mais au XVIIIe siècle, elle brilla d’un
éclat incomparable.
A l’heure où nos vieilles universités se mouraient de langueur,
incapables de faire tête aux audaces de la pensée et de la science avec
leurs méthodes surannées et leur appareil médiéval, discréditées par le
ridicule de leur formalisme et le scandale de leur vénalité, un grand
foyer intellectuel s’allumait à Strasbourg. La France peut revendiquer
cette gloire, car par son esprit et ses maîtres cette université était
essentiellement française, française comme l’admirable parure de
monuments et d’oeuvres d’art dont se décorait, dans le même temps,
l’Alsace tout entière.
Elle continua d’être luthérienne, car le roi de France n’avait pas
touché à son statut religieux. Sur dix-huit professeurs, treize étaient
chanoines prébendés de Saint-Thomas ; cinq autres étaient payés par le
Magistrat ou les étudiants ; mais tous devaient jurer qu’ils tenaient
pour vraie la doctrine de la confession d’Augsbourg et y conformer leur
vie. Aucun catholique, encore moins aucun calviniste, ne pouvait
enseigner à l’Université ; mais les étudiants catholiques suivaient,
pour le droit et la médecine, les cours des professeurs luthériens ; en
1788 le nom d’un juif apparaît sur le registre des immatriculations. On
voit quel esprit de tolérance régnait dans la vieille république de
Strasbourg, sous le roi Très-Chrétien.
La Révolution ne se montra pas plus tyrannique que la monarchie ; elle
n’inquiéta ni les protestants, ni l’Université, mais cette dernière
n’en sombra pas moins dans la tourmente et, en 1808, elle fut remplacée
par des facultés de droit, de lettres, de médecine, de sciences,
auxquelles, sous la Restauration, fut adjointe une faculté de théologie
protestante.
Ces cinq facultés vécurent côte à côte jusqu’en 1870. Elles étaient
dispersées dans divers quartiers de la ville, logées sans faste, dotées
d’un maigre budget, mal outillées pour les recherches scientifiques,
mais des maîtres illustres occupèrent les chaires de Strasbourg. Les
noms de Pasteur et Fustel de Coulanges suffisent à illustrer ces
facultés françaises.
Le 24 mai 1871, avant même que la situation de l’Alsace-Lorraine ne fût
définitivement réglée, le Reichstag émettait le voeu qu’il fût créé à
Strasbourg une grande université dont les maîtres, choisis parmi les
plus éminents de l’Allemagne, seraient « les pionniers de l’esprit
allemand ». Cette université fut inaugurée le 1er mai 1872.
Ce jour-là, il y eut des harangues, des cortèges, des
hoch et des
beuveries. Les étudiants accoururent de toutes les parties de l’Empire
avec leurs bannières, leurs insignes et leurs rapières. Les
Masures
de Koenigsberg, les
Teutons du Giessen, les
Vandales et les
Suèves
de Heidelberg, défilèrent, bottés, éperonnés et balafrés, par toutes
les rues de Strasbourg. Le soir, quand la retraite aux flambeaux passa
sur la place Gutenberg, quelques coups de sifflet se firent entendre
dans la foule. Un peu plus loin, près du Château, nouveau coup de
sifflet. Cette fois, c’était un vieillard d’un patriotisme teuton
irrécusable, le baron von und zu Aufsess, fondateur du musée germanique
de Nuremberg, qui, se sentant incommodé après cette longue journée de
fête, sifflait son domestique comme il eût sifflé son chien. Deux
juristes se précipitèrent sur l’infortuné et se mirent en devoir de
l’assommer : l’un était le juge von der Goltz qui, depuis, devint
membre du Directoire de la Confession d’Augsbourg, l’autre le
professeur Carl Binding, auteur d’une savante étude sur le droit
barbare des Burgondes. Ils rouèrent si bien le baron que celui-ci
rendit l’âme trois jours après, non sans avoir consigné dans son
journal cette remarque mélancolique : « Cela est d’un bien fâcheux
augure pour l’avenir de la nouvelle Université. » Cet incident ne
diminua en rien la gaîté des universitaires qui, le lendemain, se
rendirent en pèlerinage à Sainte-Odile. Ils pillèrent les victuailles
du couvent, épouvantèrent les religieuses, hurlèrent de joie à la vue
de la plaine, célébrèrent tous les dieux du Walhalla et revinrent à
Strasbourg pour de nouvelles ripailles et de nouvelles libations : la
nuit se passa dans un tumultueux
Commers. Ensuite chacun s’en fut
dans sa Germanie avec ses bannières, ses insignes et ses rapières.
L’Université de l’Empereur Guillaume se logea tant bien que mal dans
les bâtiments naguère occupés par les facultés françaises et dans
quelques autres immeubles. La ville mit à sa disposition le Château des
Rohan qui abrita les services administratifs et la bibliothèque
universitaire. C’est en vue de cette installation que furent massacrées
sans vergogne les merveilleuses décorations dessinées par Robert de
Cotte. Mais ces locaux dispersés et inconfortables répondaient mal aux
visées ambitieuses des fondateurs de l’Université. Après de longues
discussions sur le choix d’un emplacement, on commença en 1875 d’élever
un vaste ensemble de constructions dont la plus grande partie était
achevée au bout de neuf ans.
Il faut ici dissiper une illusion commune à beaucoup de Français qui se
sont émerveillés de la munificence de l’Empire à l’égard de
l’Alsace-Lorraine ; en réalité, la contribution de l’Empire aux
constructions et à l’entretien de l’Université n’a jamais dépassé le
sixième de la dépense ; c’est le budget de l’Alsace-Lorraine qui a
supporté le reste.
*
* *
Les édifices universitaires se partagent en deux groupes : la faculté
de médecine, qui est établie dans l’enceinte de l’hôpital, et les
autres facultés réunies dans la partie orientale de la ville, sur des
terrains qu’occupaient autrefois des fortifications et leurs glacis.
De toutes leurs institutions scientifiques, celle dont les
Strasbourgeois se montrent le plus fiers, est leur École de médecine.
Soit dans l’organisation des services hospitaliers, soit dans les
études médicales ils se vantent, non sans raison, d’avoir été des
précurseurs.
Ici l’hôpital civil et la faculté ne forment qu’un seul et même
établissement. Chaque institut et chaque clinique sont logés dans un
bâtiment particulier qui enferme des salles pour les malades, un
amphithéâtre pour les cours, des laboratoires, des salles d’opération,
et qui est placé sous la direction d’un médecin-chef. Celui-ci est
chargé du soin des malades et de l’enseignement des étudiants.
A l’entrée se dressent, appuyés à l’un des vieux bastions de la ville,
les bâtiments de l’ancien hôpital que surmontent des grands combles à
lucarnes et que domine un joli campanile. En arrière de ces
constructions sont réunis tous les services communs de l’établissement.
Dispersés parmi des plantations, des jardins, et formant une grande
cité, s’élèvent les instituts et les cliniques. Ces édifices,
admirablement appropriés à l’hygiène et à l’étude, portent trop souvent
les traces du goût germanique : l’institut pour les maladies des
oreilles, qui était encore inachevé en 1918, était un exemple fâcheux
du délire architectonique qui sévissait en Allemagne à la veille de la
guerre ; à l’intérieur des cliniques, les surfaces ripolinées étaient
ornées de « motifs » saugrenus ; dans l’institut d’hygiène, on voyait
des stucs lilas encadrés de désolants stucs verts. Ces laideurs
n’étaient pas irréparables ; quelques-unes sont maintenant réparées.
D’ailleurs à travers toutes les fenêtres apparaissent des verdures, des
fleurs et des fontaines, et ce décor-là fait oublier celui des
murailles.
Quant à la ville universitaire où sont groupées les autres facultés,
elle se compose d’un palais où sont logés le droit, les lettres et la
théologie, puis d’une série de pavillons, élevés au milieu de pelouses
et d’ombrages et consacrés aux divers instituts scientifiques. Le plan
général est heureux, l’aspect des constructions l’est beaucoup moins.
Une vaste place gazonnée et plantée précède l’édifice principal dont la
façade correcte et fastidieuse s’inspire de l’art classique ; elle date
de l’époque où les architectes allemands s’ingéniaient à imiter les
travaux de nos prix de Rome et ne songeaient pas encore à combiner le «
barokstyle » avec le « vieil allemand ». Vu du dehors, ce palais paraît
si vaste que quatre facultés sembleraient devoir y vivre au large. Il
n’en est rien : de nouvelles constructions furent indispensables. Le
professeur Warth, de Carlsruhe, auteur de ce monument colossal, était
sans rival dans l’art de perdre de la place, de prodiguer les colonnes
superflues et de mettre de l’ombre où il faut de la lumière. Ce ne sont
que vestibules et galeries autour d’une grande salle dont le plafond
vitré verse un jour jaunâtre et mélancolique.
Lorsque les professeurs français pénétrèrent dans leur domaine, ils
découvrirent ces défectuosités et bien d’autres : ils s’aperçurent que
cette magnifique Université n’était pas éclairée à l’électricité, que
dans certains instituts le logement du directeur occupait la moitié de
l’immeuble, que dans certains laboratoires le matériel était suranné et
délabré. Mais après avoir constaté toutes ces imperfections, ils
s’émerveillèrent, malgré tout, de tant de ressources mises libéralement
à la disposition des maîtres et des étudiants, ils songeaient à la
pauvre et étroite Sorbonne, et M. Lanson, appelé à Strasbourg dès le
lendemain de l’armistice, pour inaugurer la chaire de littérature
française, s’écriait : « O ma France, éternellement héroïque,
merveilleusement débrouillarde et irrésistiblement
pingre, qui sais
bien parfois gaspiller, mais qui ne sais pas dépenser, qui vis au jour
le jour et calcules toujours trop juste, avec les habitudes séculaires
de gagne-petit. »
*
* *
Ce reproche de
pingrerie, la France ne l’a point mérité quand elle a
eu à conserver et à accroître le magnifique outillage scientifique que
la victoire venait de mettre entre ses mains. Dès qu’il arriva à
Strasbourg, muni des pleins pouvoirs du gouvernement français, M.
Alexandre Millerand montra qu’il avait compris l’importance du rôle
réservé à la nouvelle Université dans la nouvelle Alsace. D’ailleurs il
avait dans le Dr Bucher un « collaborateur incomparable », ce sont ses
propres expressions, et, aux yeux de ce collaborateur, rien n’était
plus urgent que de constituer fortement et de doter largement
l’Université de Strasbourg. Ainsi fut fait.
En outre, Bucher jugeait nécessaire de créer une grande association qui
soutiendrait l’Université et pour laquelle on ferait appel non
seulement aux Alsaciens mais à la France entière, car le succès de
l’Université intéressait toute la nation : c’était là un des projets
qu’il avait médités et préparés pendant la guerre. Il obtint sans peine
de M. Millerand que le gouvernement français assurât un patrimoine
immobilier aux
Amis de l’Université. Ensuite il demanda à M. Poincaré
de prendre la présidence de cette société, lorsqu’il quitterait
l’Élysée. M. Poincaré annonça son acceptation, le jour où il vint à
Strasbourg pour inaugurer l’Université française.
Ce fut une admirable fête que cette inauguration, admirable par la
noble ordonnance de la cérémonie, admirable par la sobre éloquence des
harangues. La fierté de renouer une tradition rompue depuis un
demi-siècle, la joie de sceller par une oeuvre de science et de
civilisation la réunion de l’Alsace à la France, la conscience que la
guerre continuerait dans le champ de la pensée, tous les sentiments qui
faisaient battre les coeurs, toutes les idées qui obsédaient les
esprits, les discours de ce jour-là les traduisirent avec une fidélité,
une convenance et une force incomparables. De ces harangues, la plus
émouvante fut celle de Bucher. Le dessein de toute sa vie était
accompli. Avec quelle grave compassion il rappela les souffrances et
les sacrifices des Alsaciens ! Avec quelle allégresse il proclama, dans
cette Université, naguère citadelle du pangermanisme, son inviolable
attachement à la France !
Ce qui peut-être émerveilla le plus vivement et les Alsaciens et les
étrangers venus en foule apporter leurs voeux à l’Université française,
ce fut l’extraordinaire beauté du cadre où était célébrée la fête. Le
vestibule rectangulaire de l’édifice allemand, lugubre et banal comme
le hall d’une gare de chemin de fer, avait été transformé en une salle
de palais magnifique et lumineuse. Les misérables architectures du
rez-de-chaussée disparaissaient sous de superbes Gobelins, choisis dans
la série de l’Histoire du Roi et juxtaposés avec l’art le plus délicat
; des tentures bleu de roi où étincelaient des couronnes et des
faisceaux dissimulaient les tristes galeries du premier étage ; de
souples guirlandes de feuillages et de lampes électriques voilaient le
plafond vitré. Ce décor solennel, sans rien de théâtral, où se
fondaient harmonieusement les vives couleurs des robes universitaires,
apparut à tous les yeux comme un chef-d’oeuvre parfait du goût français.
Née sous de tels auspices, l’Université n’a point déçu les espérances
de ses fondateurs. Grâce aux talents et à l’activité de ses professeurs
et grâce aux intelligentes largesses de l’État, elle a bien rempli sa
tâche. L’Alsace ne cesse d’accabler les administrateurs français de
critiques qui ne sont pas toutes injustifiées, mais elle estime et
respecte les maîtres de son Université. Celle-ci compte aujourd’hui
près de trois mille étudiants. Cela prouvera aux pessimistes que,
depuis 1919, la France n’a point perdu sa peine à Strasbourg.
N
OTE
:
(1) On trouvera ici quelques impressions, quelques souvenirs, et non un
portrait de Strasbourg. Je ne prétends pas recommencer la peinture que
M. Georges Delahache nous a donnée dans son très beau livre. (
Strasbourg, Paris,
1923.)