Bicêtre a été maison de plaisance épiscopale, château de prince et de
roi, masure abandonnée et repaire de voleurs, hospice militaire ;
Bicêtre est aujourd'hui hôpital et prison, jusqu'à ce que l'autocratie
ministérielle efface un de ces deux titres, épouvantés de se trouver
ensemble sur le même frontispice : Bicêtre ne veut plus être un lieu de
réprobation et d'infamie.
En 1204, Jean, évêque de Winchester en Angleterre, lequel résidait en
France à la cour de Philippe-Auguste, acheta une ferme située sur une
hauteur et dans un terrain argileux, à une lieue environ de l'enceinte
de Paris. Cette ferme, qui se nommait la Grange aux
queux ou
gueux, sans que les historiens
aient éclairci l'une ou l'autre origine également plausible, fit place
à un château bâti et orné avec une magnificence prodigieuse pour le
temps : les fenêtres étaient garnies de châssis de verre !
En 1290, Philippe-le-Bel confisqua ce domaine dont le possesseur à
cette époque n'est pas connu, et pendant plus d'un siècle les rois
habitèrent souvent le
séjour de
Wincestre, comme l'attestent plusieurs ordonnances datées de ce
château royal.
Le duc de Berry, oncle de Charles VI, acquit de ses deniers ce vieux
logis pour le faire reconstruire, avec le luxe naissant du quinzième
siècle : l'architecture s'était surpassée dans les hardiesses et les
découpures de la pierre que les carrières voisines fournissaient à ces
travaux durables et légers à la fois : on se fait aisément idée de
l'aspect féodal de Wincestre hérissé de tours, de créneaux, de
clochers, et de girouettes blasonnées ; mais l'intérieur étincelait
d'or et de couleurs ; les murs et les lambris, les planchers et les
meubles étaient couverts de fresques, de mosaïques et de sculptures ;
la grande salle surtout, dont les merveilles n'existent plus que dans
les chroniques contemporaines, renfermait une précieuse collection des
portraits de Clément VII et de ses cardinaux, des rois et princes de
France, des empereurs d'Orient et d'Occident. Le duc de Berry, qui
aimait d'instinct les arts, n'eut pas la satisfaction de voir ce palais
achevé dans toute sa splendeur.
En 1408, au commencement de la querelle des Bourguignons et des
Armagnacs, qui suivit l'assassinat du duc d'Orléans dans la rue
Barbette, les princes du sang, accompagnés de quatre mille
gentilshommes et six mille chevaux bretons, prirent position dans le
château de Wincestre pour être à portée de s'emparer de Paris, et le
duc de Berry, leur hôte et leur allié, fortifia cette place de guerre,
pendant que le duc de Bourgogne rassemblait une grosse armée qui
protégea la capitale. Mais le duc de Brabant, frère de Jean-sans-Peur,
s'interposa entre les deux partis et obtint une paix peu stable, qui
fut appelée la
trahison de Wincestre,
lorsque les hostilités recommencèrent, quelques mois après, plus
sanglantes et plus irréconciliables.
En 1411, les bouchers de Paris qui soutenaient la faction bourguignonne
par toutes sortes d'excès, sortirent un soir dans la campagne,
commandés par les Goix, et allèrent briser les portes du château du duc
de Berry, qu'ils incendièrent après l'avoir pillé ; le feu détruisit
entièrement ce superbe château, dont il ne resta que les murailles nues
et deux chambres décorées de mosaïques. Le duc de Berry, qui faisait
alors édifier la Sainte-Chapelle de Bourges, ne releva pas les ruines
de Wincestre, qu'il donna, cens et rentes, au chapitre de
Notre-Dame-le-Chastel, sous la condition de quatre obits et de deux
processions à perpétuité. Charles VII et Louis XI amortirent cette
donation, qui fut confirmée plus tard au moyen d'un cinquième obit à
célébrer le jour de Saint-Louis.
Durant deux siècles Wincestre n'eut pour habitants que des hiboux et
des malfaiteurs ; tant de vols et de meurtres s'y commirent, qu'il
était dangereux d'y passer même en plein jour, et la crédulité
populaire interpréta bientôt les cris de bêtes et d'oiseaux qu'on y
entendait la nuit : ce fut le théâtre permanent des apparitions et des
conjurations magiques, la tanière des sorciers et des loups-garous, le
soupirail de l'enfer. Ces parages étaient si mal famés que le mot
bissestre, corruption de
Wincestre, fut introduit dans la langue pour signifier tantôt un
malheur, tantôt un diable, un homme capable de tout. Le peuple se
servait de cette expression, Molière la lui a empruntée.
En 1632, Louis XIII acheta quelques bâtiments en mauvais état qui
composaient la propriété des chanoines de Notre-Dame, et sur
l'emplacement de ces misérables bicoques il fonda un hôpital destiné
aux soldats infirmes. Les constructions furent poussées si rapidement
que, deux ans après l'ordonnance de fondation, la chapelle fut dédiée
sous l'invocation de Saint-Jean, avec permission de Jean-François de
Gondy, archevêque de Paris, et l'hôpital sous le nom de
Commanderie de Saint-Louis.
En 1656, l'établissement des Invalides rendit inutile celui de Bicêtre,
qui fut converti en succursale de la Salpétrière ; on y entassa dès
lors tous les vices et toutes les infortunes, comme si l'on eût voulu y
transplanter la Cour des Miracles. C'était là qu'on enfermait les
mendiants, les vagabonds, les apprentis –voleurs ; c'était là qu'on
recueillait les vieux et les estropiés pensionnaires du roi ; c'était
là enfin qu'on corrigeait les fils de famille débauchés et les gens
atteints de maladies honteuses : ces derniers devaient être fustigés à
chaque pansement, selon le bon plaisir de Louis XIV !
Depuis un peu moins de deux siècles, Bicêtre n'a pas changé de
destination, mais souvent d'aspect ; à l'hôpital-prison ont succédé une
prison et un hôpital. Ce triste rapprochement vaut mieux encore que
l'institution du
grand roi,
qui guérissait le fouet à la main, et à compter de l'administration
générale des hospices créée en 1801, chaque année, chaque jour porte
avec soi son expérience et son amélioration dans ce vaste dépôt des
misères humaines.
L'édifice principal, qui présente au loin sa longue façade de pavillons
et de corps de logis d'inégale hauteur, est encore tel que Louis XIII
l'a laissé avec son architecture lourde et nue, ses cinq étages
superposés monotonement, ses innombrables fenêtres et ses hauts combles
d'ardoises ; l’ancienne entrée, qui regarde le nord et domine la plaine
de Gentilly, n'annonce pas une maison de refuge et de détention ; on
dirait plutôt, à son aspect imposant, un de ces châteaux vastes et
solides que Ducerceau et d'Orbay élevaient du temps de Henri IV et de
Louis XIV, masses uniformes de pierres ou de briques, assemblages
réguliers de cours et de bâtiments, derniers manoirs de la féodalité.
Quant aux traces effacées du vieux Wincestre, il faut les chercher dans
les caves de l'hospice, dans les cachots de la prison : ici un mur
garde encore la teinte noirâtre de l'incendie de 1411, là une ogive
roide et droite porte témoignage de l'exhaussement du sol. Quelques
piliers, quelques colonnes, à demi enterrés dans la maçonnerie, sont
les seuls vestiges qui nous parlent encore du quinzième siècle, de même
que le cimetière nous rappelle que les Romains semaient leurs tombeaux
sur toute l'étendue de cette plaine funéraire, que les revenants,
dit-on, n'ont pas cessé de fréquenter.
Bicêtre a reçu, depuis son établissement primitif, tant d'augmentations
successives en logements et en habitants, qu'il est devenu maintenant
une petite ville composée d'un amas de maisons, et peuplée de plus de
trois mille individus : pauvres âmes en peine dans les limbes de la
bienfaisance et de la justice terrestres !
Ce ne sont pas seulement les localités qu'il faut voir et étudier : la
chapelle assez spacieuse, voûtée en planches, et à peine remarquable
par deux ou trois tableaux encrassés ; le puits gigantesque, profond de
cent quatre-vingts pieds, curieux par son mécanisme que mettent en jeu
vingt-quatre travailleurs ; le réservoir contenant quatre mille muids
d'eau, que cinq cents renouvellent chaque jour ; la lingerie, mieux
ordonnée et mieux entretenue que la Bibliothèque du roi ; la cuisine,
dont les marmites engloutissent chacune dix-sept cents livres de
viande, ou dix sacs de haricots ; les dortoirs immenses, dont le
parquet ciré, les couchettes propres, et l'arrangement décent éloignent
toute idée pénible de misère ; les infirmeries pleines de soins, de
secours et de consolations que souvent la fortune même ne procure pas ;
les promenoirs plantés d'arbres et de gazons pour faire de l'ombre et
de la verdure en été ; les ateliers, où le travail satisfait l'orgueil
du pauvre, et combat les dangers de l'oisiveté ; presque partout
l'ordre, la vigilance, le zèle, la philanthropie.
Ce sont les types moraux que l'observateur doit surtout épier parmi
cette foule d'hommes de tout âge et de toute condition qui sont classés
sous ces trois catégories si distinctes : malfaiteurs, indigents,
aliénés.
Sans doute on s'applaudit, à chaque pas, de l'intelligente humanité qui
modifie incessamment le régime intérieur de Bicêtre, que le préjugé
vulgaire frappe encore d'ana thème : les sexes et les infirmités ne
sont plus confondus dans un hideux pêle-mêle ; plus de lits à double
cloison, où les pauvres couchaient deux, trois, et jusqu'à huit, qui
dormaient et veillaient alternativement ! plus de ces loges infectes où
nuit et jour hurlaient des fous furieux ! plus de chaînes et de carcans
! L'enfer s'est changé en purgatoire, et presque en paradis ; le pain
n'est plus fait de vieille farine malsaine ; le linge n'arrive plus
mouillé de la lessive ; la toile des draps n'a plus cette rigidité qui
blessait la peau la moins délicate. Mais la prison subsiste toujours au
milieu de l'hospice, comme un cancer au cœur ; la prison avec ses
barreaux de fer, ses portes cadenassées, ses mœurs flétrissantes, son
argot crapuleux, ses écoles de dépravation, ses bandes de forçats, et
ses condamnés à mort !
Cette prison pourtant est la plus salubre et la mieux tenue de notre
déplorable système pénitentiaire : le directeur, M. Becquerel, ne
ressemble guère aux portraits des Lareynie et des Saint-Mars, que nous
a transmis l'histoire odieuse de la Bastille ; M. Becquerel est un
philanthrope éclairé qui tempère les rigueurs de son devoir par la
bienveillance, la prudence et l'équité ; il s'est fait aimer au lieu de
se faire craindre ; il a des attentions paternelles, des paroles
calmantes, toujours de la fermeté, toujours de la douceur ; il dirige
de près, il voit par ses yeux, il encourage le repentir, il dompte le
crime ; il met des larmes dans les yeux de scélérats qui commettraient
un meurtre de sang-froid ; il marche seul et sans défense au milieu de
cent misérables qu'on va enchaîner pour le bagne.
La plupart des hommes qui forment la population sans cesse renouvelée
de cette prison, portent écrit sur leur visage le coupable penchant qui
les a conduits là : on comprend, en observant l'expression sauvage,
dure, haineuse ou maligne de ces physionomies accusatrices, que chacun
a suivi sa nature et sa destinée : les galères ou la guillotine, telle
est l'alternative qu'ils s'accoutument à regarder en face sans
inquiétude et presque avec philosophie. Les années de bagne se comptent
comme des chevrons, et l'échafaud tient lieu de pension de retraite.
Voilà pourquoi un condamné à mort qui passe entre ces prédestinés du
code pénal, n'excite chez eux qu'un intérêt de curiosité, alors que la
lourde voiture ferrée vient l'emporter à la Conciergerie, d'où il
repartira pour la Grève ; ils oublient, ils recommencent à rire et à
boire, dès que le bourreau a pris sa proie ; de même que ces Indiens
qui, au passage d'un tigre, se serraient autour de Las Casas, et
continuaient leur route en abandonnant la victime que le tigre avait
choisie.
Cependant les loups peuvent devenir moutons, comme dans une idylle : en
1831, les détenus ont célébré la fête de la reine aussi honnêtement que
des bourgeois du Marais : un théâtre fut élevé dans la grande cour. On
peignit des décorations, on fit des costumes, on apprit des rôles :
menuisiers, peintres, tailleurs, comédiens, et même auteur, tout était
plus ou moins criminel, voleur ou assassin ou faussaire, marqué ou
condamné. M. Becquerel avait autorisé ce divertissement de collège sous
la garantie personnelle d'un nommé Acarry, qui, par sa bonne conduite,
son intelligence, et son caractère énergique, avait mérité la confiance
de ses chefs comme le respect de ses compagnons. Ce fut un jour
d'innocentes saturnales, lorsque, en présence de quelques personnes
étrangères, de dames élégantes et timorées, six cents spectateurs vêtus
de laine grise applaudirent au talent scénique des acteurs qui jouèrent
un mélodrame de l'Ambigu,
les
Dangers de l 'Inconduite, un vaudeville des Variétés,
les Ouvriers, et une comédie du
cru, avec couplets et allusions monarchiques de circonstance. La
représentation n'eût pas été plus paisible et plus décente dans un
théâtre royal ; et la troupe, suivant les conditions du traité, rendit
les armes, fusils, épées, pistolets, aussitôt que la toile fut baissée,
aux chants de la
Parisienne.
Une semaine après, le ferrement des forçats et le départ de la chaîne
furent égayés de refrains de vaudeville et de phrases de mélodrame.
Les indigents sont peut-être plus indifférents que les fous à ce
voisinage infamant où viennent se dégorger les prisons de Paris et des
départements. Ces
bons pauvres
n'ont pas encore réhabilité Bicêtre, surnommé l’
Hospice de la Vieillesse, en dépit
des gendarmes et des
paniers à salade,
qui donnent un démenti journalier à ce titre menteur que la voix
publique n'acceptera pas, tant qu'une prison se cachera derrière
l'hôpital. Ces indigents, qui sont tous septuagénaires, et dont
beaucoup approchent de leur centième année, obtiennent un lit pour y
mourir, à force de démarches et de recommandations : il n'est guère
plus difficile d'être installé commis ou sous-préfet. Combien de
fortunes déchues viennent se réfugier là, combien d'ambitions
aboutissent à ce caravensérail de la pauvreté, où du moins on ne meurt
pas de faim ! Les souffrances de l'âme tuent aussi vite que celles du
corps.
Ils sont bien deux mille enrégimentés par numéro d'ordre dans cette
caserne de caducité et d'infirmités : n'est pas admis qui veut dans les
ateliers ; l'espace manque, et c'est à la mort de faire des places aux
plus laborieux. L'air vicié des chauffoirs résulte de cette
agglomération d'hommes vieux, malpropres ou malsains ; leurs vêtements
de bure, imprégnés de miasmes putrides, exhalent une odeur pénétrante
qui s'attache aux plâtres et aux boiseries. C'est un spectacle
affligeant et répugnant à la fois que ces pauvres à l'œil terne, au
teint hâve et aux cheveux blancs, alignés et pressés dans leurs salles
puantes, pensant, parlant, jouant, ou mangeant par écuelle, lorsque le
froid ou la pluie ne leur permet pas d'errer dans les cours et de se
chauffer au soleil.
La troisième partie de Bicêtre, celle des aliénés, est la plus
importante sans être la plus nombreuse : M. Ferrus, l'un des médecins
distingués de la capitale, et le premier peut-être pour le traitement
des maladies mentales, a fait tant d'heureuses innovations dans le
service qui lui est confié depuis huit ans, que cette portion de
Bicêtre doit servir de modèle à toutes les maisons de fous qu'on
établira désormais en France et en Europe. Il a fallu de longues et
constantes études, de profondes et nombreuses observations, des
voyages, des essais et par-dessus tout un esprit finement judicieux
pour arriver à ces beaux résultats qui promettent de s'étendre encore,
à mesure que l'administration secondera les vues d'utilité et de
perfectionnement que lui a soumises le docteur Ferrus. C'est à la
médecine philosophique qu'il appartient de guérir la plus irrémédiable
et la plus dégradante des infirmités de l'homme.
Depuis huit ans une métamorphose d'ensemble et de détails s'est opérée
dans le bien-être des aliénés. Ceux-ci ne sont plus incessamment
obsédés de ces visiteurs désœuvrés, qui venaient les voir et les
irriter à travers leurs grilles comme les bêtes du Jardin des Plantes :
il a été reconnu que cette lanterne magique de curieux, souvent
imprudents, entretenait l'exaltation des malades, en leur causant de la
mélancolie, de la honte et de la colère ; on ne voit plus, dans les
grands froids d'hiver, grelotter à moitié nues, sous un auvent, de
pauvres créatures attachées à un poteau : ces malheureux ne se tordent
sous des liens que dans leurs accès, qui deviennent plus rares, à cause
des précautions prises pour en triompher ; on n'entend plus à toute
heure les hurlements de ces possédés que tourmentaient, ainsi que dans
un exorcisme, le jet de la douche d'eau froide et le nerf de bœuf des
gardiens : les employés ont ordre de ne pas frapper , même en cas
d'agression, et la douche ne jaillit pas douze fois par an ; enfin on
chercherait en vain des traces de ces cabanons effrayants où
pourrissait un être humain enterré dans ses propres immondices pendant
des années, se meurtrissant avec ses chaînes, et ne recevant que par un
trou l'air, le jour et la nourriture. L'ancien Bicêtre a disparu de
fond en comble.
Plusieurs cours plantées d'arbres, où ne pénètrent pas les étrangers,
servent à la promenade des aliénés, classés par espèces, les
épileptiques, les idiots, les incurables, les fous en traitement. Ils
vivent tous en bonne intelligence, par le soin qu'on a d'éviter le
contact des mêmes genres de folie ; ils ne se querellent jamais que
pour des motifs d'égoïsme matériel, la meilleure pitance, la meilleure
place au poêle, une prise de tabac, un caillou ; ils admettent l'un
l'autre avec une sorte de déférence leur folie individuelle, mais comme
une chose reçue, sans débats ni discussions préalables : aucun ne se
juge plus sage que son voisin.
Louis XVII se chauffe en silence côte à côte avec Napoléon ;
l'inventeur du mouvement perpétuel couche auprès du douteur qui nie le
mouvement ; un seul banc réunit parfois la république et la légitimité,
l'athée et le bon Dieu en bonnet de coton ; l'amoureux se promène en
soupirant vis-à-vis du chercheur de trésors ; tel halluciné ouït des
voix étranges, pendant que tel autre sent des odeurs insupportables ;
celui-ci pleure et gémit, celui-là rit et chante ; mais le caractère le
plus ordinaire de la folie est grave, triste et silencieux.
Entrez sous ce hangar qui attend un coup de baguette féerique pour être
transformé en salle ample, chaude et saine : voilà les idiots,
prototypes de l'imbécillité, rangés dans la hiérarchie intellectuelle
au-dessous de la brute. Ces crânes exigus, ces fronts écrasés, ces
têtes pyramidales, ces yeux fixes et morts, ces bouches entrouvertes,
écumeuses et sans lèvres, ces tremblements musculaires, ces grimaces
involontaires, ces contorsions nerveuses, sont autant de stigmates
d'une nature déchue et incomplète. Ils sont là muets, immobiles,
inertes, insensibles comme ces âmes que Dante jette dans le giron de
son enfer ; ils sont jeunes la plupart, et n'ont jamais eu la
conscience de la vie où ils végètent à l'instar des arbres rabougris et
des fleurs étiolées. On comprend que les Spartiates aient mis à mort
les enfants chétifs et mai conformés ; on ne comprend pas que les
crétins du Velay soient aimés et divinisés.
Quand les plans proposés par le docteur Ferrus seront exécutés
entièrement, et que la prison chassée de l'hospice cédera la place à
des bâtiments neufs pour un usage plus moral et plus charitable, la
section des aliénés sera augmentée d'une maison d'admission et d'une
maison de convalescence. Dans la première, dont l'utilité est déjà
démontrée par un heureux commencement, les malades arrivants pourront
être surveillés de plus près jusqu'à ce que leur folie soit constatée :
on préviendra ainsi beaucoup d'erreurs et d'inconvénients, dont le pire
est d'aggraver l'état du nouveau malade par le contact de maladies plus
invétérées. La maison de convalescence, accompagnée de jardins
agréables, soumise à une règle moins rigoureuse, sera offerte on
perspective aux malades pour stimuler leur guérison : ainsi l'image
enchantée du paradis de Mahomet aiguillonne le zèle des croyants. Les
fous sont susceptibles d'émulation, et l'espoir de la liberté, non
moins que l'intérêt personnel, peut faire des cures merveilleuses : à
présent on les récompense de leur bonne conduite en les faisant
travailler à remuer la terre et à tirer l'eau du puits avec une prime
de huit centimes par heure.
Ne serait-il pas à souhaiter, pour le profit de la science, que M.
Ferrus développât dans un cours spécial les connaissances acquises par
l'expérience et la comparaison des faits, afin que, la pratique venant
à l'appui de la théorie, les maladies du cerveau eussent leur clinique
positive à Bicêtre, comme les maladies du poumon ou de l'estomac dans
les hôpitaux ?
L'ingénieux procédé du docteur Ferrus a soin de régler la division et
la subdivision des malades pour détruire tout principe de collision, de
frottement et d'alliance entre eux ; car deux fous d'ambition, par
exemple, pourraient accroître mutuellement leur folie en se faisant des
concessions réciproques : on se souvient d'avoir vu à Bicêtre, quand
les fous y étaient pêle-mêle, un Louis XVII chamarré de croix en plomb,
de rubans et d'insignes royaux, se former un ministère et une cour
parmi ceux de ses camarades qui avaient une folie identique à la
sienne. Il importe principalement d'isoler les aliénés atteints de la
manie du meurtre, et de les entourer d'une surveillance plus active,
pour mettre obstacle à des accidents trop souvent répétés. Car le plus
sûr et le plus logique remède est d'écarter avec prudence tout ce qui
réveille et développe chaque folie caractérisée : la vue d'un prêtre
est nuisible au fou de religion, comme la vue d'un couteau au fou de
suicide. Personne, mieux que M. Ferrus, n'était parvenu à se rendre
maître d'une affection morale qui veut être traitée moralement. Depuis
huit ans, le nombre des malades n'a pas fait de progrès, ce qui est un
symptôme irrécusable d'amélioration sanitaire.
Enfin, grâce à ce médecin honorable qui s'est consacré particulièrement
à l'étude d'une branche de son art, les fous de Bicêtre ont plus de
chances de guérison, et sont moins à plaindre que partout ailleurs.
L'ordre général que M. Ferrus a établi parmi les malades, de même que
parmi les employés, convient singulièrement à des esprits désordonnés,
que l'injustice et le despotisme trouveraient plus irritables et plus
impatients. M. Ferrus n'a eu recours qu'une seule fois à l'autorité
suprême remise dans ses mains, et ce fut pour s'opposer aux funestes
intelligences que la congrégation essayait de se ménager dans cet asile
de repos : l'archevêque de Paris eut la sagesse de prendre parti pour
la faculté contre l'Eglise. Aujourd'hui, dans l'attente des
modifications indispensables qui achèveront l'œuvre de M. Ferrus, il
faut s'étonner d'une maison de fous dirigée avec autant de régularité
et de douceur qu'un pensionnat de jeunes demoiselles. Bedlam devrait
traverser le détroit pour voir et admirer Bicêtre.
P. L. JACOB,
Bibliophile.