JANIN, Jules (1804-1874) : Mlle Mars et Mme Dorval (1835).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (05.IV.2001) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Bibliothèque municipale, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.66.50.- Minitel : 02.31.48.66.55. - Fax : 02.31.48.66.56 Mél : bmlisieux@mail.cpod.fr, [Olivier Bogros] bib_lisieux@compuserve.com http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Texte établi sur un exemplaire (BmLx : n.i.) de Petite critique, volume 4 des Oeuvres de jeunesse de Jules Janin publiées en 1883 par Albert de la Fizelière à la Librairie des bibliophiles. Mlle Mars et Mme Dorval
par
Jules Janin
~~~~SOYEZ donc de grandes comédiennes pour servir de prétexte à une parade de M. Dumersan, à une parade digne des tréteaux de la foire ! Mlle Mars, la perfection vivante, la charmante femme qui a si merveilleusement compris les grandes dames de Molière et les belles dames de Marivaux ; qui s'est partagée si complaisamment entre le grand siècle et le XVIIIe siècle, qui nous a représenté avec tant d'esprit toute la vieille société française, laquelle pour nous commence et finit à Mlle Mars ! Mme Dorval, la femme du peuple, violente, emportée, passionnée, sans frein, sans loi, sans règle ; comédienne par hasard et par instinct, comme Mlle Mars est comédienne par la nature et par l'étude ; comédienne avec son coeur, comme Mlle Mars est comédienne avec son esprit ; Mme Dorval, le soutien délirant et déguenillé du drame moderne, comme Mlle Mars est la chaste et correcte interprète de la vieille comédie ! Faites donc un vaudeville avec ces deux femmes ! Et puis, pourquoi les comparer l'une à l'autre, ces deux femmes, je vous prie ? Qu'y a-t-il de commun entre Mlle Mars et Mme Dorval ? Ni le même visage, ni la même voix, ni le même maintien, ni le même sourire, ni le même regard, ni la même intelligence ! Rien de commun entre ces deux femmes ! Quand l'une élève la voix pour réciter les beaux vers de Molière et la très spirituelle prose de Marivaux, vous croiriez entendre le son argentin d'une duchesse de Louis XIV ou de Louis XV ; votre oreille attentive et charmée confond dans son admiration le poète et l'actrice ; vous vous sentez à l'aise avec cette femme qui parle si bien ; vous comprenez que vous êtes dans un salon de la meilleure compagnie ; vous êtes le maître d'un noble plaisir. Quand l'autre parle et que vous entendez cette voix, qui est d'abord un soupir voilé, puis un sanglot terrible, réciter une prose souvent barbare et sanglante, vous frémissez malgré vous. Vous vous demandez en tremblant dans quelle horrible maison vous êtes entré sans le savoir. Qui parle là-bas ? Quelle est cette voix rauque, perdue, voilée, usée, fatiguée, pénible, et si puissante pourtant ? C'est la passion de la rue, c'est l'amour de l'alcôve bourgeoise, c'est l'adultère en prose, c'est le désespoir de toutes les femmes, c'est Mme Dorval. Si bien que, même les yeux fermés, il est impossible de ne pas distinguer ces deux femmes l'une de l'autre. A présent, ouvrez les yeux et voyez-les entrer sans qu'elles parlent. Saluez Mlle Mars ! Quel grand air, quelle noble démarche, quel décent maintien ! C'est moins qu'une reine, mais à coup sûr, passe la reine, elle viendra après la reine. Mlle Mars, nous l'avons vue en habits de bure, dans un cinquième acte de mélodrame, à genoux, aux pieds d'un homme ! Eh bien ! c'était encore, c'était toujours la grande dame qui s'était assise à côté du Misanthrope, dans le salon de Célimène. Et maintenant, voici l'autre venir. Elle arrive, ou plutôt elle entre à pas précipités ; on voit tout de suite que c'est une femme qui est venue à pied dans la rue, dans la boue, toute seule, sans chaise à porteurs et sans carrosse. Elle entre : sa robe est à peine attachée ; ses épaules, qui sont blanches, ne tiennent pas à son corset ; on voit battre son coeur, et certes elle ne cherche pas à le réprimer. Quant à son geste, elle n'a pas de geste. Elle va, elle vient, elle crie, elle pleure, elle sourit, selon le caprice de la minute présente ; elle obéit librement à toutes les passions, et toutes les passions lui conviennent pourvu qu'elles soient vulgaires. Dans un drame, elle fuit l'esprit, elle fuit le style, elle a peur de l'ironie, elle a horreur du sourire ; le fard l'écrase, la conversation la perd. Donnez-lui l'exclamation, les frénésies, les colères, les désespoirs, très bien ! Comme aussi, prenez garde de lui donner de riches atours et de l'habiller comme s'habillent toutes les femmes. Elle arrachera les rubans de ses cheveux, croyant arracher ses cheveux ; elle déchirera ses dentelles en voulant se meurtrir le sein ; le soulier de satin la gêne, comme la robe de satin ; pour elle, le satin c'est toujours de la bure ; malgré sa belle robe, elle se vautrera par terre dans la poussière, dans le sang s'il le faut ; que lui fait une robe ? Vous l'avez vue l'autre jour dans Angelo ; c'était elle qui était la grande dame, c'était l'autre qui était la courtisane, et certes toutes les deux, en changeant de rôle, elles avaient cru faire un tour de force ce jour-là ! Eh bien ! vainement la courtisane s'était battu les flancs pour être au niveau de son rôle, pour être en effet la folle et insouciante Vénitienne qui vend ses baisers et ses charmes, et qui vit publiquement de sa beauté, de ses grâces et de son sourire ; vainement aussi la grande dame s'était pénétrée de sa dignité de femme mariée et de maîtresse respectée et de jeune fille de grande maison : il est arrivé tout d'un coup et malgré elles, et quand ce drame a été bien pris de toutes parts, que la courtisane a fini par redevenir simple, calme, honnête ; que la grande dame s'est abandonnée de nouveau à ses cris, à ses larmes, à ses passions étranges, et enfin qu'elle est revenue toute nue sur la scène, dans les bras de son amant, pendant que la Thisbé (dernier trait de pudeur) arrangeait modestement sa robe de soie pour mourir. Faites donc des parallèles entre ces deux femmes que tout sépare : leurs habitudes, leurs passions, leur pensée, leur théâtre ; celle-ci qui se sent forte et invincible, abritée qu'elle est par le manteau royal de Molière ; celle-là, courageuse femme, qui abrite le drame moderne sous les trous de son propre manteau. |