Καλλίμαχος
ό
γραμματιχός
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μεγάλψ
χαχψ.
ATHEN., Deipnosoph. III, p. 72, A.
A Georges Moreau-Chaslon.
Georges, mon jeune confrère en bibliophilie, il faut tout
d'abord que je vous félicite de ce grand amour qui vous a
pris, si jeune encore, pour les beaux livres.
« Les livres ont toujours été la
passion des honnêtes gens ! » disait
Ménage. Une aimable passion dont le charme est toujours
nouveau ; variée, inépuisable,
élégante, mais il est rare qu'elle soit le
partage de la jeunesse. Ordinairement elle arrive à l'homme
heureux, quand cet homme heureux touche aux premières
limites de l'âge sévère, à
l'heure où, revenu de toutes les passions
stériles, il songe à préparer les
armes de sa vieillesse, les petits bonheurs de son toit domestique, et
sa fête innocente de chaque jour. Soyez donc le bienvenu,
d'aimer si vite et si bien ces chers amis de la vie humaine, amis
dévoués, reconnaissants, fidèles. Ils
voyagent avec nous, ils nous suivent à la ville,
à la campagne ; on emporte son livre au fond des bois, on le
retrouve au coin du feu : « C'est proprement un charme !
». Et Montesquieu a très bien dit qu'il ne savait
pas de douleur si grande, qui ne fût soulagée un
instant par la lecture d'un bon livre.
Oubli, consolation. -
La pharmacie de l'âme. - Cependant,
comme toutes les passions bien senties et comprises, la passion des
livres a sa coquetterie et son luxe. On comprend très bien
qu'un jeune homme épris de sa fiancée ait grand
souci de la parer des plus riches étoffes, des bijoux les
plus rares. La dame, au gré de son amoureux, n'aura jamais
assez de diamants, de perles et de riches dentelles ; autour de la
personne aimée, il faut que tout soit recherche et belle
grâce, et que, chaque soir, elle ait à sa main un
bouquet de fleurs nouvelles. Même le cheval que l'on aime, on
le pare ; on veut que tout brille autour de son mors retentissant...
Comment donc ne pas permettre à l'ami des beaux livres de
les couvrir d’un beau manteau, fait à leur taille,
par un habile artiste, et doré par un habile ouvrier ?
Le livre est si bien fait pour être orné ; il
porte avec tant de bonheur toutes les élégances !
Eh ! quelle merveille, après tout, un bel exemplaire d'une
bonne édition qui représente un
chef-d’oeuvre de l'esprit humain ! Quelle joie et quelle
fête à le tenir dans ses mains, tremblantes d'une
émotion ineffable ! On le regarde, on le contemple, on le
retourne, on l'ouvre enfin, et voilà que soudain le
véritable amateur, grâce au livre, entre en des
ravissements infinis.
Quel bonheur ! Cet
Homère, ou ce
La Fontaine, il est de
la bonne date ; il fut relié en vieux maroquin, et
même en veau fauve, doré par les années
; il appartenait à quelque galant homme des temps
passés, dont il porte le chiffre ou les armes ; son nom,
tracé d’une main pieuse, au premier feuillet,
atteste un de ces propriétaires dont le souvenir agrandit
l'âme et l'esprit du lecteur. - C'est donc vrai : mon livre
appartenait à Racine, au grand Corneille !...
Ou bien, il porte à sa marge éloquente une note
de la main de Bossuet ! En même temps, vous remarquez que le
papier est souple et sonore ; que les gravures sont du premier choix.
Si par malheur le livre n'a pas gardé sa première
reliure (c'est un grand point), s'il n'est pas signé des
noms de Du Seuil, Derôme ou Pasdeloup, il porte au moins les
noms de Capé, Petit, Duru ou Bauzonnet. L'odeur
même, une douce odeur, suave et chaste, pieuse ou savante,
s'exhale encore de ces pages noblement touchées.
Le livre est là, dans vos mains, consacré par les
années, par le génie et par le travail. Il est
plein de beau langage et de bons conseils ; il représente ou
l'histoire ou le poème ; il est le conte, il est la
prière ; il vient d'un Sage, et loin d'ici le livre honteux,
misérable et déshonorant,
attendu dans les
Enfers des Bibliothèques : « liber contra bonos
mores… » , Un livre est et doit être un
honnête homme, ami des honnêtes gens. Ainsi fait,
quoi de plus sérieux, de plus attachant et qui soit plus
digne de nos respects ? Sur cette page illustre et touchante a
pleuré, seule avec son Dieu, la reine catholique Marie
Stuart ! Voici, sur ce livre d'
Heures (à M. de
Lignerolles), une dernière ligne écrite par le
roi-martyr, pour son petit Dauphin, autre martyr ! Enfin quelle
élégance plus rare et plus solennelle, et que
voulez-vous comparer parmi les fugitifs plaisirs de ce bas monde,
à cette grâce, à cet éclat
surnaturels ?
A résumer les louanges de ce bas monde, il n'y a rien de
plus beau qu'un exemplaire de noble origine, et qui soit plus digne
aussi de nos empressements.
Cependant, il faut une certaine prudence, même en nos amours
les plus légitimes ; il faut réprimer toutes les
passions, même celle-là. Au milieu des plus belles
ventes de ce temps-ci, la vente de MM. Renouard, Sylvestre de Sacy, le
digne père de M. de Sacy, de Bure, Armand Bertin, Charles
Nodier, Pixérécourt, dernièrement,
à l'apparition de cette collection
inespérée, celle du prince Sigismond Radziwill
apparaissant soudain au grand jour dans sa plus fraîche
nouvelleté, l’acheteur imprudent qui n'aurait
pas su se contenir se fût ruiné en vingt-quatre
heures.
Voyez la honte et le chagrin, lorsqu'en rentrant chez soi,
chargé du précieux fardeau de quelques tomes
irrésistibles, on se voit forcé de s'avouer
à soi-même que dans huit jours, quand le
commissaire-priseur présentera sa note, augmentée
de cinq pour cent sur le prix de la vente, on ne pourra pas la payer,
à bureau ouvert !
Alors mon cher imprudent, quelle inquiétude et quel malaise,
et quelle douleur, s'il te faut rendre au libraire chargé de
la vente cette
Bible de Royaumont de la première
édition, cette
Journée du Chrétien
(toute neuve) aux armes de madame de Pompadour, ce
Massillon de 1745,
ou cette
Mesnagerie de Xénophon, aux armes de M. de Thou,
et tant de merveilles dont se parait déjà ta
glorieuse armoire !
Mieux vaut se maintenir dans les limites strictes de sa fortune, que de
s'exposer à la
folle enchère ! En cette
occasion si triste, la Loi même, oubliant sa
gravité, se moque du
fol enchérisseur.
Somme toute, on a trop de peine au bout de ce compte fatal, pour un
moment d'enivrement et de plaisir, et puis, voyez-vous d'ici ricaner
les grands libraires, les Techener, les Potier, les Bossange, quand ils
voient reparaître au bout de six mois, sous le feu des
enchères, des livres qu'ils ne comptaient plus revoir avant
qu'il soit vingt ans d'ici !
D'autre part, vous et moi, mon jeune ami, nous avons naturellement en
grande horreur, et dans le plus profond mépris, les bonnes
gens qui vont, disant : « Ma foi ! que le livre soit riche ou
pauvre, entier ou déchiré, qu'il ait appartenu
à madame de Sévigné, ou à
Bélise ; qu'il sente l'oeillet ou le graillon, l'ambre des
courtisanes ou le parfum léger de l'honnête femme,
c'est toujours un livre... Et peu m'importe, après tout,
qu'il vienne du Louvre ou du Pont-Neuf. » O
l'exécrable opinion ! la monstruosité
misérable !
Et quoi de plus bête enfin, que ces façons de lire
et d'agir ? - Ça vous est égal, messieurs les
lecteurs sans odorat, de tenir dans vos mains mal lavées un
bouquin taché de lie, où la fille errante et le
laquais fangeux ont laissé la trace ineffaçable
de leurs doigts malpropres et de leurs têtes mal
peignées ? Ça vous est égal de
feuilleter une sentine et de respirer à chaque page une
abominable exhalaison d'écurie ou de mauvais lieu ?
Ces tristes messieurs et ces sottes femmes, les non difficiles,
appellent :
livre ! une loque infecte, un haillon qui n'a plus de nom
dans aucune langue ! Ah fi ! je ne voudrais pas lire dans ces pages
souillées, même les plus belles pages de l'esprit
humain. Non ! pas même Priam aux pieds d'Achille et pleurant
« sur les mains qui ont tué son fils »,
Euripide amenant Iphigénie à l'autel,
Anacréon sous sa vigne, ou le Cyclope de
Théocrite contemplant les flots de ton rivage, ô
Sicile !
Il n'y a rien de beau et de bon, rien d'héroïque et
de grand, dans un livre humilié, sali, plein de vilenies et
d'immondices, voire dans quelqu'une de ces
publications
achetées par un idiot,
doré sur tranche (on
parle ici du livre et non pas de l'homme), ou toute autre
impureté ; et quiconque nous dira ce refrain bête
: « Ça m'est égal ! »,
celui-là ne sait pas lire.
Il n'a lu que des journaux de cabaret, des romans de cabinet de
lecture, ou l'histoire de Cartouche et de Mandrin.
Demandez-lui, en
même temps,
si ça lui est égal, de
donner le bras à quelque femme suspecte, qui s'en va par la
rue en traînant la savate, le jupon crotté et le
nez au vent. Demandez-lui si ça lui est égal,
à lui-même, une tache à son habit et
des trous à ses bottes. Pourtant, la honte est la
même, et plus grande encore, à posséder
dans un coin de sa chambre un tas de protervies en guise de
bibliothèque, dont le chiffonnier ne voudrait pas.
Non, non, les honnêtes gens, les gens qui se respectent, ne
tomberont jamais dans la possession de ces livres crapuleux. Ils les
laisseront dans leur fange et dans leur abomination, non loin des
cartonnages de ces bandits armés du ciseau, qui ont
causé plus de dégâts que les ravageurs
armés de la torche. Un digne ami des livres respectera ses
heures d'étude et de loisir ; il se croira tout simplement
déshonoré de réunir tant de
souillures, en de si tristes enveloppes, à toutes les fleurs
du bel esprit. Il faut à l'homme sage et studieux un tome
honorable, et digne de sa louange. Il ne saurait s'accommoder de ces
imprimeries bâtardes, où le hasard est le prote ;
où l'aventure est la brocheuse ; où le relieur
compte sur la
marge ajoutée au prix de son travail ;
où rien ne tient, ni le papier, ni l'encre, et pas
même le fil cousant l'un à l'autre ces feuillets
où l'esprit fait une tache, où le
génie est un trou.
Ces réimpressions de nos chefs-d’oeuvre, pleines
de fautes, disons mieux, pleines de crimes, il y a pourtant des gens
qui les achètent, et qui les font relier en basane, par des
cordonniers manqués, dont on fait des relieurs ! Ces livres
ainsi bâtis, qui puent la colle et l'oeuf pourri, que le ver
dévore, et qui tournent au jaunâtre,
grâce aux ingrédients de paille et de bois pourris
par lesquels le chiffon de toile est remplacé, ces
misérables in-octavo, l'exécration du genre
humain lettré, il y a cinquante imbéciles,
cinquante ignorants, autant d'usuriers, plusieurs idiots, vingt repris
de justice, et de graves filles de joie un peu lettrées,
sans compter une douzaine de marquises de nouvelle édition,
qui les enferment avec soin dans une bibliothèque richement
sculptée.
Elles ferment leur bibliothèque à la clef, et
à double tour, comme si quelqu'un voulait leur
dérober leur
Voltaire en quatre-vingts volumes, leur
Jean-Jacques Rousseau-Touquet, leur Buffon, leur D'Alembert, leur
Biographie infamante, et le monceau de romans en vingt tomes, illustrés
par les illustrateurs du
Juif-Errant ou de
Crédit est
mort ! « C'est un ornement, disent-elles, une
bibliothèque, et ça peut servir. » -
Ça ne sert qu'à te déshonorer et
à prouver que tu es un imbécile, ignorant et
mauvais lecteur que tu es !
Certes, les solitaires de Port-Royal-des-Champs « Messieurs
de Port-Royal ! », les Arnauld, les Nicole et les Pascal, la
mère Angélique elle-même,
étaient peu disposés à tout ce qui
ressemble au luxe, à la chose inutile, à
l'ornement. Au contraire, ils excellaient dans toutes sortes de
privations et de mortifications ; ils étaient
vêtus de bure ; ils mangeaient du pain de seigle ; ils
buvaient l'eau des fontaines ; ils portaient un cilice ; ils couchaient
sur la cendre...
Un jour que M. Nicole était en visite chez M. Lancelot, il
comprit, par le compte de la blanchisseuse, que M. Lancelot
possédait trois chemises... Il prit la plus neuve, en disant
: « Monsieur, c'est assez de deux chemises pour un solitaire
; celle-ci appartient au pauvre... » Eh bien ! ces hommes
privés de tout superflu possédaient de
très-beaux livres. Ils les voulaient
sévères, mais bien vêtus ; ils
recherchaient les éditions rares et correctes. Ils
honoraient, en braves gens, le poète, l'historien,
l'orateur. Ils ont laissé, ces grands sages, une reliure
faite exprès pour eux, qu'on appelle encore aujourd'hui la
reliure
janséniste, que maître Duru faisait si
bien, à l'heure où il ne songeait
guère à se croiser les bras sur le seuil de la
maison que lui ont donnée les poètes et les
historiens de notre nation.
Voilà donc, pour commencer, deux grands dangers qui menacent
le bibliophile novice : trop acheter de trop belles choses, ou bien
encombrer sa maison des plus vilains produits de l'imprimerie et de la
librairie françaises. Entre ces deux malheurs, il n'y aurait
pas à hésiter : mieux vaudrait le premier, qui
n'a rien de déshonorant, et ne vous mène,
après tout, qu'à la prison pour dettes. Mais
voulez-vous, mon ami Georges, que je vous donne, et tout de suite, un
conseil qui vous modère et vous maintienne dans les justes
limites
N'achetez, aujourd'hui, que si vous avez lu, d'un bout à
l'autre, le livre acheté il y a deux mois, il y a six
semaines. Furetière demandait un jour à son
père, de l'argent pour acheter un livre. « Or
ça, répondait le bonhomme, il est donc vrai que
tu sais tout ce qu'il y avait dans l'autre, acheté la
semaine passée ? » C'était bien
répondre. Un gourmet n'est pas un glouton... Lisez bien,
lisez peu ; attachez-vous, par la lecture, à ce philosophe,
à ce poète ; aimez-vous l'un l'autre, et quand
vous le placerez triomphalement sur vos tablettes garnies d'un cuir de
Russie odorant, faites que vous puissiez lui dire : Au revoir, je te
connais bien, à cette heure, et me voilà tout
à fait de l'avis des grands esprits dont tu fus l'exemple et
le conseil !
Avec cette nécessité de lire
entièrement ce qu'on achète, on y regarde
à deux fois avant d'acheter ; on se méfie un peu
plus de ce qui est rare et curieux, pour se tenir aux chefs-d'oeuvre
honorés de l'assentiment du genre humain. Vous commencerez
donc par vous procurer, sans marchander, de beaux et bons exemplaires
de ces quelques livres nécessaires, qu’on lit et
qu'on relit toujours. Vous achèterez, non pas comme vous
avez fait, naguère, une Bible en caractères
gothiques et sans date, ornement inutile de votre
bibliothèque à peine commencée, mais
une Bible facile à lire, à savoir tout simplement
celle d'Ambroise Didot (1785), pourvu qu'elle soit sur un papier
vélin, et reliée par un maître.
Elle tiendra sa place au rang de vos beaux volumes. A cette Bible en
latin, vous pourrez ajouter, mais plus tard, quand vous la rencontrerez
en belle condition, et à bon prix, la traduction de
Lemaistre de Sacy, ornée des figures de Marillier. Le
Nouveau Testament, traduit par Messieurs de Port-Royal,
imprimé par les Elzévirs en 1667, se rencontre
quelquefois relié par Du Seuil. Si vous le trouvez, dans ce
bel état, et que l'argent vous manque, allez tout de suite
au mont-de-piété, laissez-y votre montre ou votre
fusil, achetez le livre, et vous aurez fait un bon échange.
- Il vous faut aussi, parmi ces livres précieux qui sont le
commencement de la sagesse, une Imitation de Jésus-Christ,
et vous n'aurez que l'embarras du choix. L'édition s. d.,
imprimée dans Amsterdam, par les Elzévirs, serait
une bonne fortune, en y joignant la traduction en vers, de Pierre
Corneille, imprimée à Rouen (1656).
Voilà donc tout ce que je vous demande en fait
d’Écriture sainte, de liturgie et de
théologie.
Dans Bourdaloue et Massillon, dans Bossuet et Fénelon,
choisissez... Mais le choix est fait par l'un des grands
écrivains de notre époque, appelé M.
de Sacy. M. de Sacy a publié naguère, chez
Techener, une charmante collection qui contient les chefs-oeuvre de la
théologie morale, et personne après
celui-là ne saurait mieux choisir. Croyez-moi, laissons
crier les idolâtres des livres anciens, ne les suivons pas
dans toutes leurs folies. Celui-là est mal
conseillé qui n'est pas reconnaissant des livres modernes,
quand ils sont faits de
main d’ouvrier, disait La Bruyère. Ces choix nous ôtent
bien du souci, ils nous épargnent bien des
dépenses, ils nous préservent de nombreux
caprices.
Un choix bien fait nous délivre à jamais des
oeuvres complètes, espèce de tombeau banal dans
lequel des éditeurs sans goût et sans mission vont
jetant pêle-mêle, à la façon
des ignorants de bas étage, le bon, le mauvais, le
médiocre et le pire.
Toutefois, si vous trouvez l'Alcoran de Mahomet, traduit par Du Ryer
(à la Sphère, 1649 ou 1672), ne vous
gênez pas pour l'acheter. Procurez-vous aussi un bel
exemplaire des
Provinciales et des
Pensées de Pascal (la
double édition originale est de 1657 et de 1670). Ceci fait,
et nos devoirs religieux étant largement accomplis du
côté des livres, nous irons tout de suite
à l'attrait véritable, aux belles-lettres, au bel
esprit, à la poésie, à l'imagination,
à la fête éternelle, revenant plus tard
aux sciences, aux beaux-arts, à la jurisprudence, que nous
laissons de côté.
Les belles-lettres, vous le savez, commencent à la
grammaire, et comprennent dans leur ensemble excellent les oeuvres les
plus délicates et les plus rares de l'esprit humain. Vous
aurez donc un bon dictionnaire, tout bonnement le dictionnaire de
l’Académie, et vous le placerez, sans honte et
sans peur, de façon à l'avoir toujours sous la
main.
Vous aurez une grammaire, un dictionnaire étymologique,
quelques livres de Ménage (il eut l'honneur d'enseigner
madame de Sévigné), et surtout d’Henri
Estienne. Il faut conserver précieusement vos deux
grammaires de Port-Royal et votre
Trésor de la langue
grecque. Il y a des livres qui servent tous les jours : ce sont des
forces qui nous protègent, des remparts qui nous abritent.
Je plains l'esprit désarmé de ces armes
formidables. Enfin, rappelons-nous que les anciens faisaient de la
grammaire une Muse, et disons-nous parfois ce mot de M. Ingres :
« La grammaire ! la grammaire ! ».
On dresse, en ce moment, une statue au bonhomme Lhomond, le grammairien
de nos petites années : c'est très bien fait. Ce
bronze entouré d'un renom si paisible et si calme, il le
faut honorer, tout autant (pour le moins) que ces formidables statues
empruntées aux canons conquis par tant de héros
souvent médiocres, que des statuaires peu
Athéniens nous représentent, le casque en
tête, l'épée à la main, la
fureur dans les yeux, rien dans le cerveau, des obus et des boulets
à leurs pieds.
Après la grammaire il y a la rhétorique, et cette
rhétorique, elle contient (inclinez-vous !) les
chefs-d’oeuvre de Cicéron, de
Démosthène et d'Eschine, les Oraisons
funèbres de Bossuet, le Petit Carême, et mieux
encore, le Grand Carême de Massillon, tout le grand art de
développer la pensée et de parler aux hommes
réunis, dans l'accent ingénu de la croyance et de
la vérité.
Il ne faut donc pas s'étonner de ce mot
rhéteur, et le prendre en mauvaise part. Les
rhéteurs ont fondé l’école
d'Athènes ; ils ont régné dans Rome,
à la meilleure époque, aux temps splendides ou
Rome était libre. Ils sont très souvent d'un bon
conseil et d'un bon exemple. Par eux, nous apprenons à nous
connaître en grands poètes ; ils viennent
d'Aristote et d'Horace, par les sentiers difficiles de l'Art
poétique... O sentiers du bon sens, illustrés par
Despréaux ! Qui vous ignore est perdu sans espoir de retour.
Après la rhétorique, arrive, à son
tour, la poésie. Inclinons-nous devant Homère, et
qu'il soit un des premiers que nous introduirons, fier et superbe, au
premier rang de nos dieux domestiques. Il faut donc posséder
un bel Homère en grec ; mais, pour le posséder,
il faut être assez riche. Les Aldes sont en
disgrâce, à cette heure ; donc c'est le bon moment
d'en acheter.
Ils ont publié une édition d'Homère,
en 1517 ; les Juntes, successeurs des Aldes, en ont publié
une, en 1537. Un bon helléniste qui peut avoir un exemplaire
de l'une ou l'autre édition de ces deux beaux livres,
l'
Iliade et l'
Odyssée, peut se vanter d'être
un homme heureux. Mais, Dieu merci ! on se contente à moins,
et nous posséderions l'Homère de 1656,
publié par les Elzévirs, en deux tomes in-quarto,
ils seraient même en grand papier et reliés en
maroquin, aux armes de M. le duc de La Valière, que nous
serions déjà des bibliophiles
considérables. En fait de traduction, il n'y en a qu'une
seule, la traduction des oeuvres d'Homère par madame Dacier.
On se procure assez facilement l'édition de 1711-16, et elle
vous ira fort, pour peu qu'elle soit en beau maroquin.
Puisque nous
voici dans les poètes grecs, restons-y tout à
notre aise : Anacréon, Sapho, Bion et Moschus, Pindare et
Théocrite. Mais, croyez-moi, tenez-vous au Pindare, de M.
Villemain, le plus grand instituteur de la France
littéraire, le véritable Quintilien de notre
âge. Il a ranimé Pindare de son souffle puissant ;
il l'a expliqué avec cette sagacité voisine du
génie, exquise ; il a rendu tout autre Pindare impossible.
Ainsi, des poètes grecs, nous irons volontiers aux
poètes latins : vous êtes un bon latiniste, un digne
élève du savant M. Deltour et de ce compatriote
de Martial, M. Guardia, très-versé
dans les deux
langues, ce qui était un si grand éloge au temps
de Jules César, que Caton le censeur, devenu le
pédagogue de son propre fils, voulut apprendre, à
quatre-vingts ans, la langue de Sophocle et d'Hérodote.
Donc, grâce à cette bonne
nourriture (un mot de
Michel de Montaigne), ce n'est pas vous que l'on trouvera jamais
rebelle aux divines clartés de la double
antiquité.
Athènes et Rome sont, en effet, les deux grandes
institutrices du genre humain. Elles ont laissé des
chefs-d'oeuvre impérissables, qui sont devenus les
modèles les plus parfaits du génie et de l'art
moderne. Pendant trois siècles, chez nous, a régné en maître absolu
l'esprit d'Athènes et de Rome. Son souffle
ingénieux animait nos poètes et nos orateurs, nos
philosophes et nos historiens de la grande époque. C'est de
nos jours, seulement, que les cuistres, dans leur langage barbare, ont
voulu mettre à l'index, et couvrir de leurs insultes
impuissantes, ces hommes choisis,
sans lesquels il n’y a pas
de grande nation, disait le Roi-Prophète. Mais quoi ! la
conscience publique s'est révoltée, et pendant
que l'Eglise elle-même éclairait de ses splendeurs
ces grands anciens, les maîtres de l'Occident et de l'Orient
chrétiens, les hommes les plus illettrés ont
couru sus aux profanateurs de l'éloquence...
Une couronne
! Toutefois, nous conviendrons que, par le malheur des temps, par
l'invasion de toutes sortes de sciences qui ont
nécessité chacune une langue qui lui
fût propre, par cette abominable
bifurcation, la honte et
le déshonneur de notre enseignement, enfin par toutes sortes
d'emprunts que nous avons faits aux langues
étrangères, que disons-nous ? à la
langue verte des commis-voyageurs, l'étude et l'admiration
des classiques se sont cruellement affaiblies parmi nous.
Mais pour les esprits généreux et naturellement
distingués, pour les honnêtes ambitieux du
τό χαλόν, cet oubli des
anciens respects doit être un encouragement
irrésistible à la sérieuse
étude et contemplation des chefs-d'oeuvre. Avant peu de
temps, si la fatale
bifurcation dure encore (il faut bien me
pardonner ce barbarisme ; il nous vient de l'Université
même, telle que l'avait faite un méchant
écrivain, M. Fortoul), on trouvera désormais,
bien rarement, parmi la nation de Racine et de Voltaire, de
Molière et de Bossuet, de savants lecteurs dans les langues
d'Homère et de Virgile. Hélas ! dans ces temps
reculés, qui ne sont pas loin de nous, ce sera, soyez-en
sûr, parmi les hommes que La Bruyère appelait les
« honnêtes gens » , une distinction
très-enviée et très-honorable, de lire
l'
Iliade et l'
Enéide, à la façon
des beaux esprits d'autrefois.
Déjà, même de nos jours, si l'on en
parle encore, on ne lit plus les modèles, et c'est pourquoi
je les recommande à votre piété toute
filiale. Ayez donc un bel exemplaire de Lucrèce,
fût-ce le Lucrèce traduit sous les yeux de
D'Alembert par Lagrange, en 1768... ; mieux encore, et ce livre est
classique, acceptez avec reconnaissance le Lucrèce en vers
de M. de Pongerville. Il vous faut aussi, en belle condition, les trois
poètes, dignes prédécesseurs de
Virgile : Catulle, Tibulle et Properce ; mais je suis sûr que
vous les avez déjà, ces amoureux charmants, qui
vont si bien à votre jeunesse. En même temps, vous
avez fait l'acquisition d'un Virgile ; mais je voudrais un beau livre,
disons mieux, j'en voudrais deux ou trois, car le luxe ici n'est pas de
trop. Le Virgile de 1666 (
Variorum) est très-beau et n'est
pas cher. Le Virgile de Heyne, plus récent (1800),
orné de très-
jolies vignettes «
d'après l'antique, » représente un bel
ouvrage. Le Virgile Elzevir (1636), quand il a des marges de cinq
pouces, et qu'il est relié par Purgold,
représente encore un volume digne d'envie, et je suis fier
de le posséder.
M. Didot, le riche et l'heureux bibliophile et le bon imprimeur ! (pas
un plus que lui, M. Brunet restant le premier, ne saurait se glorifier
de posséder un plus grand nombre de plus beaux livres), M.
Didot a refait le Virgile ; il a refait Horace aussi... Horace, l'ami,
le compagnon, le cher conseiller de la vie humaine ; un esprit si rare
et si charmant, un bon sens si ferme, une raison si bienveillante, avec
tant de grâce et de bonne humeur, d'atticisme et
d'urbanité !
Celui-la, on ne saurait lui porter un médiocre amour.
J’ai mis trente ans à le traduire... A la
quatrième édition (j'y touche enfin), je pourrai
dire à mon tour mon :
Exegi monumentum ! « Je
l'ai donc terminé, ce monument plus que l'airain durable.
» - On recherchera longtemps les papiers de Chine ou
d'Annonay de cette
traduction nouvelle, imprimée avec tant
de zèle et de bonheur par M. Lahure, au compte de M.
Hachette. On trouvera sur mes tablettes, de l'Horace en latin, vingt
exemplaires, plus beau celui-ci que celui-là, et qui
voudrait m'en ôter un seul m'infligerait une grande infortune.
Ainsi, l'Horace d'Henri Estienne (1577) ; ainsi, l'Horace
annoté par Turnèbe (1605), in folio ; le charmant
Horace-Elzevir de 1676, si fidèlement, si glorieusement
reproduit et copié par ce même Ambroise-Firmin
Didot, conviennent également à une
bibliothèque ingénieuse. Il y faut aussi un
Ovide, un Juvénal, un Perse, voire un Lucain ; mais n'allez
pas plus loin dans la décadence. Il n'y a rien de plus
triste ici-bas, après le déshonneur d'un grand
peuple abattu sous le joug, que la décadence des langues.
Semblables aux feuilles de l'arbre (écoutez l'
Art
Poétique), elles tombent l'une après l'autre,
avec cette différence qu'une fois mortes, rien ne les
ressuscite. On vous permet cependant (il est mort en stoïcien
; Néron, ce poète manqué, fut son
bourreau) le
Satyricon de Pétrone, arbitre des
élégances romaines, et leur dernier arbitre. On
vous passe un Martial ; mais certes vous n'irez pas jusqu'à
ce faux Virgile appelé Claudien.
Quant aux poètes latins que la France, l'Angleterre ou
l'Allemagne ont eu le malheur de produire, il les faut laisser dans
leur nuage ; ils habitent les limbes, avec les enfants morts sans
baptême ; ils ne sont pas de leur monde, ils ne sont pas du
monde ancien... N'en parlons plus.
Nous arrivons ainsi à nos chers et grands poètes
français, honneur de la langue naissante, et cette fois, il
faut bien que je vous dise, en insistant, ce que disait Iago
à son ami Roderigo : « Mettez de l'argent dans
votre bourse, seigneur Roderigo. »
Il est nécessaire, en effet, si vous voulez être
un vrai lettré, que vous remontiez aux origines de la langue
nationale. Or ces premiers livres de la poésie
française, ingénieux, naïfs, railleurs,
bons enfants, on ne saurait se les procurer, sans bourse
délier ; c'est le cas, ou jamais, d'attaquer la
réserve maternelle, ou tout au moins, contentez-vous, si
vous la trouvez en bonne condition, de la collection des
poètes français de Coustelier, comprenant les
poésies de Guillaume Cretin, de Jean Marot, Coquillart,
Martial d'Auvergne, et Villon. Vous posséderiez la
collection des
Douze Pairs, réimprimée il y a
vingt ans par les soins du docte M. Paulin Pâris, que, sans
marcher sur les traces du prince d'Essling, vous pourriez vous plonger
dans les véritables commencements d'un art tout nouveau,
mais plein de feu, de délicatesse et de passion. Quelques
beaux parleurs, amis de l’
ouï-dire, vous diront
que le
roman de la Rose est un livre ennuyeux... Ne les croyez pas,
surtout s'il est imprimé en lettres rondes, pour Galliot du
Pré, en 1529, et si le relieur exécrable n'a pas
supprimé la marque du libraire, qui se trouve à
la dernière page. En même temps, vous rechercherez
avec soin les poésies de Charles d'Orléans, un
charmant prince, honneur des lettres, aimé des
lettrés, respecté dans son exil. Je vous
conseillerais, si j'étais moins sage, le
Grand Testament
de Villon (1497) ; mais le livre est de la plus grande
rareté.
Il est moins rare de rencontrer les
Quinze Joyes de Mariage (1734),
et quand on les rencontre, on ne les manque guère. Il y a
dans ce mouvement de la littérature française,
entre la
Danse aux Aveugles et les oeuvres de Clément
Marot, fils de Jean Marot, de Caen, tout un fouillis de petits livres
inestimables, que l'on admire, en passant, non pas sans envie, dans la
bibliothèque des Pichon, Dutuit, Yémeniz,
d'Auffay, Double, comme autrefois dans les
célèbres collections d’Hangard,
Cailhava, Goutard, comte d'Hoym, Chaponay ; autant de noms que je
propose à votre reconnaissance. Ces amateurs ont
sauvé, réparé et glorifié
tant de merveilles !
Pour en revenir à votre humble collection, achetez,
croyez-moi, un Clément Marot (1538), un Joachim du Bellay
(1568) ; Du Bellay, le roi du sonnet, cette merveille que Joseph
Delorme a remise en grand honneur. N'oubliez point, parmi ces bons
compagnons, ce charmant Philippe Desportes, possesseur de si beaux
livres, que vous reconnaîtrez à leur double
ΦΦ. Sa bibliothèque et sa maison
étaient ouvertes ; à ses confrères
malheureux. Sainte-Marthe et M. de Thou ont
célébré les trésors de
Philippe Desportes, abbé de
Bonport.- Vous aurez aussi le
grand Ronsard, prince des poètes français, en
deux volumes in-folio, tel que le possédait M. Victor Hugo,
le poète et le géant. Il le vendit lorsqu'il fut
chassé de cette France dont il était l'ornement
et l'orgueil. Quelle douleur, quand il partit sans espoir de retour. O
poète ! O glorieux ! Il est donc vrai que nous n'aurons pas
cette joie, avant de mourir, de te serrer dans nos bras ?
Ce beau
Ronsard, de si vaillante origine, fut disputé par
une foule émue jusqu'aux larmes. A cette heure, il est aux
mains loyales de M. Maxime du Camp, un vrai poète, et
celui-là m'a tout à fait l'air de vouloir rester
longtemps le possesseur de ce beau livre, que Victor Hugo tenait de son
ami Sainte-Beuve. Notez aussi, pour mémoire, un Bertaut
(1620), et surtout les
Satires du sieur Regnier. J'en
possède un, moi qui vous parle, de Jean et Daniel Elzevir
(1652), un petit in-12, non rogné, qui a passé de
Nodier à M. de Pixérécourt, de
Pixérécourt à M. Cigongne, et de ce
dernier au plus aimable, au plus savant, au plus fin connaisseur des
bibliophiles français, un grand capitaine qui sait
écrire...
Comment ce très-beau livre est tombé, de si haut,
dans mon humble collection, dont il est devenu l'honneur insigne et la
plus belle parure... ceci est un de ces rares bonheurs dans l'existence
d'un pauvre diable d'écrivain tel que moi, dont il ne se
vante guère qu'à ses amis.
Qui dit Regnier le satirique, en même temps dira le satirique
Théophile !... Il est charmant ; il fut si malheureux ce
Théophile ! Ah ! la prison, la corde et le bûcher
! M. de Thou, parlant d'un pauvre petit libraire :
pauperculus
librarius, ajoute avec un gros soupir... « Il fut pendu !
» Etienne Dolet fut brûlé !
Son
Traité eut ainsi
l'honneur du martyre. Ces choses se brûlaient au bas du grand
escalier du Palais-de-Justice ; le bourreau jetait aux quatre vents du
ciel la cendre féconde en libertés.
« Enfin Malherbe vient, » amenant à sa
suite une cinquantaine de poètes qu'on lit une fois, pour ne
pas perdre la tradition qui relie Malherbe à
Despréaux. Deux ou trois belles éditions de
Boileau-Despréaux se disputent l'attention de l'amateur ; le
Boileau de M. de Saint-Surin est un très-bon livre ; il peut
devenir un très-beau livre. Quant aux poètes
modernes, M. Alfred de Musset, M. de Lamartine, M. Victor Hugo, les
enchanteurs de ce siècle, et le comte Alfred de Vigny, leur
camarade en durée, il v a toujours, pour les adeptes,
quelques exemplaires sur papier vélin de ces
poètes bien-aimés. Avec un peu de patience, un
jour viendra où les
Méditations
poétiques, les
Orientales, les
Contemplations, la
Légende des siècles,
Eugénie
Grandet,
Stello, apparaîtront dans un éclat
inespéré. On les trouvera tous, avec leurs
témoignages, imprimés sur un papier de Chine,
dans le chalet de Passy.
Vous verrez si, moi vivant, je vous entourais de mes louanges et de mes
respects, amis-poètes, tout glorieux de cet habit de pourpre
et d'or, comme en savaient broder Capé,
Niédrée et Bauzonnet ! Que de fois je me refusai
un habit à moi-même, afin d'habiller
Lucrèce ou les
Effrontés,
Colomba ou
Valentine, la
Demoiselle à marier ou le
Jeune mari.
J'ai fait un tome à part des
Leçons de M. de
Laromiguière et des
Variétés de M.
de Sacy. Vingt dessins originaux de Boucher sont devenus l'ornement de
mon exemplaire en papier vélin, de
Clarisse Harlowe. On ne
saurait trop admirer la réunion de toutes les images des
chansons de Béranger, réunies par mes soins, dans
ces quatre tomes que le poète lui-même honorait de
ces belles paroles... trop belles pour qu'ici je les rapporte. O mes
livres ! mon juste orgueil ! ma fête suprême !
oraison funèbre qui ne saurait périr. Je connais
bien des amateurs qui les attendent... - Celui-là
(disent-ils) aura son tour. La mort arrive, qui dissipe au loin le
trésor intime !
A quelque autre appartiendront ces
Contes de La Fontaine, ce
Despréaux, chef-d'oeuvre de Thouvenin, ces
Latins de Jean
Baskerville, ces images, ces dessins, ces
avant la lettre, et ce
théâtre aux armes de Mesdames, tantes du Roi, avec
leur
Cabinet des fées, voisines de la Régence
!.. Un autre emportera (disent-ils encore) ce beau
Missel tout rempli
de la grâce et de l'élégance ancienne.
Un de ces peintres en miniature, après un travail de dix
années, écrivait à la fin de ses
Horae Piae, un distique latin dont voici la traduction libre :
Pour tant de peine et de labeur,
Que ne puis-je avoir du Prieur
La plus vieille bouteille,
Et pour la boire, une beauté vermeille !
Mais, grâce à Dieu, les impatients attendront un
demi-siècle les livres du chalet.
Une femme est là, jeune, vaillante et forte, qui gardera,
par piété conjugale, honneur de son toit
désert, ces historiens, ces poètes, ces amis qui
l'entourent, qui la célèbrent et l'honorent d'une
tendresse paternelle. Ah ! qu'elle soit longtemps la fidèle
dépositaire et gardienne de ces grandes mémoires,
et quand la vieillesse, à son tour, appesantira cette main
charmante, ô mon Dieu! laissez-lui la force d'ouvrir encore cette humble fortune où revivra, pour un temps si
court, le souvenir reconnaissant du fidèle
écrivain qui l'entoura, comme il eût fait pour sa
Reine, de dévouement, de reconnaissance et de tous ses
respects !
Ne pleurons pas ! Au contraire, allons, tout joyeux, rechercher sous
les charmilles de Choisy ou de Trianon toutes sortes de petits
poètes, dans le petit format in-12, si commode et si
charmant : Chaulieu, Lafare, Gentil-Bernard, Gresset,
Malfilâtre, le chevalier Bertin, Léonard et Parny
(en effaçant le livre affreux que ce triste chevalier de
Parny vomissait en 93 sur l'autel des Furies). N'oubliez pas dans cette
décadence, voisine de la fin d'un monde, le poète
Gilbert, mieux encore, André Chénier. Ces
deux-là sont de vrais poètes, par la
colère, par la passion, par la douleur.
Je vous fais grâce, et je fais bien, de toutes sortes de
poèmes illisibles et très recherchés
des amateurs, je vous en délivre, et même de la
Henriade.- A tous nos poèmes épiques, je
préfère un conte bien fait.
Le Cabinet
satirique est un charmant livre, et d'un bon sel, et... hors de prix.
C'est tout ce que je vous conseille en ce genre, et nous irons tout de
suite aux fables de La Fontaine, aux contes de La Fontaine. Or, du
conte à la chanson, il n'y a pas loin : la chanson, c'est
Béranger lui-même, et presque tout seul. Mais
là s'arrêtent mes conseils ; chaque homme a son
goût qui le presse et qui l'attire. On ne doit pas tout
aimer, comme on ne peut pas tout savoir. Tel, se contente de
réunir dans ses longues armoires les historiens du
Bas-Empire, ou de la Picardie, uniquement ; tel autre est content s'il
se fait une bibliothèque guerrière, à
commencer par la flèche crétoise, à
finir par le canon rayé. M. de Soleinne, à
l'exemple du prince de Conti et de madame de Pompadour (elle a
laissé d'assez vilains livres
très-recherchés), s'était
composé une bibliothèque entière de
l'art dramatique ; il ne possédait que des
comédies et des tragédies, ce qui devait
être ennuyeux à la longue.
Robinson,
Télémaque et le
Petit Poucet, il
les eût chassés de chez lui, bel et bien. Nous,
cependant, nous choisirons les belles choses des Maîtres de
l'art dramatique : Eschyle, Euripide et Sophocle,
ces reliefs festins
d’Homère ; Aristophane, et Plaute, et
Térence... à la bonne heure ! Halte
là, voici Corneille, et Racine, et Molière.
Sitôt qu'il s'agit de ces trois-là, je vous prie
en grâce de chercher, s'il se peut, les éditions
originales : le
Cid,
Polyeucte ou
Cinna. Si vous trouvez,
à la date célèbre de 1644, l'
Illustre
théâtre de M. de Corneille, ne le manquez pas ;
il contient les cinq chefs-d’oeuvre du grand Pierre. Il n'y a
pas longtemps, le même libraire, à vingt ans de
distance, adjugeait (non pas pour son compte) à mille
cinquante francs, le même exemplaire de Corneille, qu'il
avait cédé (l'ignorant !) pour une pistole !
Un beau
Molière est indispensable dans une de ces
bibliothèques enviées et respectées,
telle que sera la vôtre. Or, ces Molière et ces
Corneille des éditions originales, ils sont
très-rares, mais on cherche, et l'on trouve. Le Racine est
plus facile à rencontrer. Il se compose, à la
date de 1687, de deux tomes in-12
(Φόδος χαί
Έλεος). On ajoute
à ces deux tomes :
Esther (1689),
Athalie, avec le
privilège donné à Versailles, au mois
d'août 1686,
au nom des Dames de la Communauté de
Saint-Louis... Si vous pouvez vous procurer le Rotrou, vous rendrez un
juste hommage au noble coeur que l'auteur de
Polyeucte appelait son
père. Enfin, pour vous compléter, il vous suffit
de quelques tragédies de Crébillon, des
meilleures comédies de Regnard, de Dancourt, et quelques
fantaisies de Marivaux. Ces choses-là ne se cherchent pas,
elles se rencontrent.
En fait de romans, on n'en lit guère ; ceux qu'on lit, quels
chefs-d’oeuvre !
Zayde,
Gil Blas,
Don Quichotte,
Manon
Lescaut,
Paul et Virginie… On les trouve encore assez facilement en édition
originale... Quel beau livre incomparable a publié notre
Curmer, le mraître des chastes
élégances :
Paul et Virginie,
illustré par Tony Johannot
Ainsi, vous le voyez, si quelques beaux exemplaires suffisent
à l'ornement d’un cabinet, il n'y en a
guère qu'une vingtaine, au bout du compte, que l'on ait
grand'peine à se procurer.
Le reste est vulgaire. On a facilement la
Divine Comédie
(ayez la traduction de Louis Ratisbonne) et le
Roland Furieux avec la
Jérusalem Délivrée. Un ou deux
Mystères pour savoir comment cela se faisait, suffisent à notre curiosité. Notez cependant, parmi les
Molière, car j'y tiens, celui de 1666, en 2 vol. in-12 ; la
première édition complète (1674) en 7
vol. in-12 ; l'édition des Elzévir de 1675, en 6
vol. petit in-12, le sixième volume imprimé en
1684. Voilà certes de quoi choisir, sans compter la suite
des éditions originales, qui sont
très-recherchées, et qui se vendent au poids de
l'or :
L’Estourdy ou les Contre-Temps, -
Dépit
amoureux, -
Les Précieuses ridicules, -
L’Escole des Maris, et quand on arrive à les
posséder toutes (vingt-trois comédies), on peut
se vanter d'avoir accompli une tâche impossible. Il y a
même, en ces exemplaires de Molière, des
pièces dont l'histoire touche au roman. Le
Molière du regretté Armand Bertin, l'honneur
des journalistes français, avait appartenu à M.
de la Reynie, lieutenant général de police, et
voilà pourquoi cet exemplaire unique avait
échappé aux corrections exigées par la
censure de 1682.
Plus tard, ce livre introuvable fut acheté par M. de
Soleinne à un sien ami, qui lui-même l'avait
acheté à la Martinique, des mains d'un
nègre qui s'était fait bouquiniste. Il fut
payé au nègre une pièce de trente sous
; il monta vite à mille francs à la vente
Soleinne ; il fut payé le double, à la vente
Armand Bertin, par M. le comte de Montalivet. Il se vendrait le triple,
aujourd'hui.
L'histoire de la bibliographie est inépuisable en
découvertes de ce genre. M. de Bure, l'abbé Rive,
M. Brunet, le charmant et savant bibliophile Jacob, vous raconteront
toutes ces féeries. De nos jours, M. Parizot, bouquinant sur
le quai Voltaire, a rencontré
les commentaires de
César, annotés par Montaigne, dont
l'écriture est presque introuvable ! O Feuillet de Conches,
il y avait là de quoi vous pendre ! Un homme heureux, M. de
la Tour, se promenant sur le Pont-Neuf, trouve, ô bonheur !
l’
Imitation de Jésus-Christ de Jean-Jacques
Rousseau ! Même il y avait dans ce beau livre, en guise de
signet, un brin de pervenche. Et penser que pendant trente ans je me
suis bêtement promené sur ce quai des miracles !
Mais quoi ! peut-être aurez-vous votre jour.
Déjà même vous avez l'instinct de la
bibliographie à un trop haut degré pour qu'il
soit nécessaire de vous encourager à la recherche
des éditions originales. - La première
édition d'un livre attendu de la
postérité présente au lecteur studieux
ce grand honneur que le livre est corrigé par la main
même du maître. Le maître-inventeur l'a
vu de ses yeux ; il l'a touché de ses mains ; il a
corrigé la faute ; il a rétabli le texte ; il a
donné le
bon à tirer. C'est son livre, en
effet, tel qu'il l'écrivit, tel qu'il le voulut laisser au
genre humain. Plus tard, il arrive assez souvent que
lui-même, vieilli, changé, timoré,
persécuté, porte atteinte à son oeuvre
; ou bien, et cet accident-là est très commun, le
livre, aussitôt que le philosophe est descendu dans les
ténèbres du tombeau, a subi les tortures de
l'imprimeur, du censeur, des fanatiques, des cuistres, des ravageurs.
Qui peut se vanter d'avoir lu le
Télémaque tel
que l'écrivit Fénelon, s'il n'a pas lu
Télémaque dans l'édition
originale ? Et les changements dans l'orthographe et dans le format du
livre, il faut bien les compter pour des déguisements.
Cependant, même en possédant le Racine de Claude
Barbin ou le Racine Elzévir de la bonne date (1678), vous
pouvez aussi rencontrer les éditions originales : La
Thébayde ou les Frères ennemis, -
Andromaque
(1668), -
Britannicus (1670). Dans ces premières
éditions, l'auteur oublie ou néglige de mettre
son nom, tant il sait déjà que le monde entier
saurait le nom de l'auteur d'
Andromaque et de
Britannicus. Plus
facilement, vous trouverez les éditions originales des
tragédies et des comédies de Voltaire, et le
Figaro de Beaumarchais, avec la belle image :
la Conversation
espagnole.
Mais gardez-vous d'aller jusqu'au
théâtre
révolutionnaire : on le laisse aux curieux, qui sont purement
et simplement des curieux ; passez donc par-dessus ces
poètes
comiques qui prennent si mal leur temps, et pour
vos jours de bonne humeur, je vous permets quelques parades et
joyeusetés du théâtre italien. Le
théâtre espagnol vous offrira Lope de Vega, et
Calderon.- Shakspeare et Schiller sont des nôtres. Vous
n'oublierez pas, chemin faisant, la
Psyché de La Fontaine
(1669), le
Daphnis et Chloé de M. le Régent.
Comme il montrait à Casanova les dessins qu'il avait faits
pour la pastorale de Longus : « Monseigneur, lui
répondit le peintre italien, il ne vous manque
guère, pour devenir un grand artiste, que d'être
un pauvre diable comme moi! »
Rappelez-vous que le vrai
Télémaque a paru chez
madame veuve Claude Barbin, en 1699 ; que Saint-Aubin et Drevet nous
ont laissé un très beau portrait de
Fénelon ; qu'un portrait de Ficquet ajouté,
ajoute un grand intérêt à plus d'un
livre. Un jour que La Fontaine offrait le premier recueil de ses fables
au jeune duc de Bourgogne, avec son portrait où l'on voyait
le Loup et l’Agneau : « Monsieur, disait le jeune
prince, vous avez ajouté vos armes à votre
portrait. »
Et maintenant redoublez, s'il vous plaît, de
curiosité et d'attention ; nous touchons à
quelqu'un de ces livres extraordinaires qu'il faut posséder
superbes, et pour lesquels rien ne doit nous coûter,
excepté un lâche serment.
Pantagruel ! Rabelais ! Ne songez pas au Rabelais de 1533. On n'en
connaît qu'un exemplaire ! Chantez un
Te Deum ! si vous
rencontrez le Rabelais de 1553 ! et contentez-vous du Rabelais
Elzévir de 1663, en 2 petits vol. in-12, pour peu qu'il soit
en maroquin grenat, à compartiments, doublé de
maroquin rouge et relié par Bauzonnet.
Au
Gil Blas, ce gai conseiller de la vie humaine, vous ajouterez les
gravures de Smirke; à l'histoire de
Manon Lescaut, vous
ajouterez le portrait de l'abbé Prévost, par ce
même Ficquet. N'oubliez pas un bel exemplaire des
Contes de
Voltaire, avec la suite des figures de Munch. - Un certain livre
appelé les
Cent nouvelles nouvelles (1701),
orné des compositions galantes de Romain de Hooghe,
à moins que vous ne possédiez le même
livre imprimé par Antoine Vérard, en 1486,
accompagne agréablement l'
Heptaméron de
Marguerite de Valois, royne de Navarre (1559). Cherchez aussi le
Décaméron de Boccace, in-16, imprimé
par le grand imprimeur Rouille, à Lyon, en 1558, digne
compatriote et prédécesseur de Louis Perrin, mort
à la peine, il y a quatre années, laissant des
chefs-d'oeuvre. Il vous faut aussi, en belle condition, le
Moyen de
parvenir (de l’imprimerie de François Rabelois),
et la
Satire Ménippée (1609), toutes choses
indispensables, et d'une infinie consolation quand l'âge
arrive où la journée est longue, où le
temps est sombre, où l'homme, abandonné
d'espérance et sevré de toute ambition, ne
redoute, ici-bas, que le remords, moins encore, l'isolement et l'ennui.
Vous aurez aussi un grand choix de
Lettres, écrites par
les plus beaux esprits de l'antiquité et des temps modernes.
La lettre est charmante à lire ; elle a l'accent
même de la vérité ; elle est
écrite sans souci de la postérité qui
ne doit pas la lire ; elle porte avec elle un grand
caractère d'authenticité :
Je dirai : j'étais là ; telle chose m'advint...
Quelle grâce et quelle attention à lire les
lettres de Cicéron, les lettres de madame de
Sévigné (adoration de M. de Sacy !), les lettres
de Voltaire ! Hier encore, ces chères et
délicates correspondances de madame de Swetchine avec les
meilleurs et les plus nobles esprits de la Restauration : - «
Surveillez-moi, disait-elle à mademoiselle de Virieu, son
amie, et tout ira mieux, si ce n'est tout à fait bien. Mais
avant tout, ne me manquez pas ! »
Même, la lettre écrite exprès pour
toutes les adresses, elle a son charme : un Voiture, un Balzac, un
Guy-Patin, savaient qu'ils seraient lus par tout le monde... il faut
les lire. Ainsi nous allons par la poésie à la
philosophie, et par la philosophie à l'histoire. «
Il n'est pas permis d'ignorer le genre humain ! » disait
Bossuet, à Mgr le Dauphin, son triste
élève.
Il n'est pas permis (dirons-nous) au sincère ami des grands
écrivains et de la vérité, d'ignorer
Thucydide, Hérodote, Jules César, Plutarque.
Tenez-vous à Plutarque, il est le vrai juge, et redoutez les
faiseurs de biographies qui font plus de tapage que le héros
même de leur adoption. Tite-Live, Tacite, et l'
Histoire de
Charles XII par Voltaire... autant de grands hommes auxquels il faut
toujours revenir !
Ils vivent, ils respirent, ils enseignent, ils conseillent. Nous avons,
chez nous, les
Chroniques de Froissart (1514.), le Comines (1529),
les
Gestes du preulx chevalier Bayard (1525), les
Mémoires du cardinal de Retz (1731),les
Mémoires de M. le duc de Saint-Simon, des livres
inestimables, et d'une parfaite beauté. - Prenez, gardez et
lisez !
Ayez grand soin d'un bel exemplaire de Plutarque ! On le lit toute la
vie ; il vous le faut absolument, imprimé par Vascosan en
1567-74, in-8°, bien conservé,
réglé, en maroquin rouge, et relié par
un grand artiste. Heureusement on en trouve encore. A mille francs, les
quatorze tomes (de la bibliothèque Radziwil),
reliés par Derome en maroquin vert, c'est donné.
Et, pour finir par le commencement, songez enfin aux philosophes, aux
moralistes, à la parole éloquente, à
ces écrits charmants :
de l’Amitié ;
de la Vieillesse. - Enfin songez au vrai livre, au grand livre
intitulé :
les Essais de Michel de Montaigne.
Holà ! les
Essais de Montaigne. Il y a
l'édition originale de
Bourdeaux (1580), mais elle ne
contient que les deux premiers livres. - Il faut vous procurer le
Montaigne d'Amsterdam (1659), de l'édition
elzévirienne, ou tout au moins celui de 1659, en 3 vol.
petit in-12, orné du frontispice où se voit le portrait de
Montaigne, gravé en taille-douce par Larmessin. Ceci
étant acquis, vous aurez un La Bruyère de la
dixième édition (1699), un La Rochefoucauld, un
Vauvenargues...
Livre et liberté. Même origine !
Une fois le maître heureux de ces chefs-d'oeuvre, eh bien !
vous en aurez pour votre vie entière. O chefs-d'oeuvre !
beautés ! grâces ! consolations ! sagesse ! O
livres, nos amis, nos guides, nos conseils, nos gloires, nos
confesseurs ! On les étudie, on les aime, on les honore, et
quand parfois quelque nouveau Maître apparaît,
digne enfin qu'on lui donne une place à
côté des Maîtres, c'est sitôt
fait de l'acheter, de le lire et le placer à
côté de son compagnon : Hugo à
côté de Pindare, Alfred de Musset non loin de
Regnier,
Eugénie Grandet près de
Manon
Lescaut ! On se complète, au gré de l'heure
présente, pour obéir à ses penchants
personnels.
Et de même que les anciens posaient dans un coin de leur
chambre un petit autel paré de verveine, et sur cet autel
domestique, un dieu familier, le vrai bibliophile ornera sa maison de
ces belles choses...
Qu'il rentre en son logis ou qu'il en sorte, il donne un coup d'oeil
à ses dieux favorables. Il les reconnaît d'un
sourire ; il les salue en toute reconnaissance, en tout respect. Il
s'honore aussi de ces amitiés illustres ; il s'en vante ! Un
jour, un jour d'émeutes et de guerre civile, ô
misère ! entre la barricade à prendre et la
barricade qu'on avait prise, il y avait, en un coin du corps de garde,
trois ou quatre amis des beaux livres ; ils avaient passé,
la veille, une belle soirée à la vente de M. de
Saint-Mauris, le propriétaire du fameux
Voltaire
orné de trois mille images, et ce matin même, au
rappel du tambour, ils parlaient de leur passion favorite avec tant
d'animation, de zèle et de feu, qu'ils en oubliaient les
horreurs de la guerre civile ! Autour d'eux s'étaient
réunis leurs camarades, les gardes nationaux, qui les
écoutaient comme on écoute un fou qui s'abandonne
à toute sa folie ! O bonheur délicieux ! Quelle
joie enfin de culbuter la contrefaçon misérable
par la bonne édition !
Les livres ont encore cela d'utile et de rare : ils nous lient
d'emblée avec les plus honnêtes gens ; ils sont la
conversation des esprits les plus distingués, l'ambition des
âmes candides, le rêve ingénu des
philosophes dans toutes les parties du monde ; parfois même
ils donnent la renommée, une renommée
impérissable, à des hommes qui seraient
parfaitement inconnus sans leurs livres. Ils ajoutent même
à la gloire acceptée ! Eh ! qui saurait que M.
Cigongne a vécu, s'il n'avait pas laissé sa
merveilleuse bibliothèque, ornement du plus beau cabinet de
l'Europe...
A la douane de Londres, quand apparut la bibliothèque de M.
Cigongne : Entrez librement, disait le chef de la douane ; c'est
l'usage de l'Angleterre de saluer les belles choses au passage.
Aurait-on jamais entendu parler, sans la protection des livres qu'ils
avaient amassés, de M. de Chalabre, de M. Mac-Carthy et de
M. Duriez ? Saurait-on le nom de M. de Montaran ou de M.
Jean-Louis-Auguste Coste (de Lyon), sans leur amour pour les livres ?
Le nom de M. de Thou, comme il sonne agréablement
à nos oreilles charmées, grâce
à ses livres ! Nous saluons encore aujourd'hui ce digne
beau-frère de M. de Thou, Achille de Harlay, son fils et son
petit-fils, parce qu'ils étaient d'éminents
bibliophiles. M. le chancelier Séguier causait avec le Roi
dans sa chambre (on parlait de la vénalité des
juges) : « Monsieur le chancelier, disait le Roi,
à quel prix vendriez-vous la justice ? - Oh ! Sire,
à aucun prix... Pour un beau livre, je ne dis pas !
»
Quelle bibliothèque il a laissée ! Est-ce en vain
que Grolier et Maïoli ont été des
bibliophiles ? Un Grolier, un Maïoli (quel que soit le livre),
se vendent cinquante louis, quand on en trouve.
On parle encore de la collection de M. le duc d’Aumont, du
maréchal de Richelieu et du duc de Saxe. On recherche
à tout prix les livres de madame de Pompadour, et ceux de la
comtesse de Verrüe (une de Luynes), intelligente et charmante
entre toutes les belles curieuses. Ses passions l'avaient faite un
instant célèbre ; ses livres et ses tableaux lui
ont donné l'immortalité. Ainsi, de la comtesse de
Verrüe et de madame de Pompadour : les aimables faiblesses
sont pardonnées, à l'une autant qu'à
l'autre, uniquement parce qu'elles ont aimé... et
laissé après elles, ornés de leurs
chiffres et de leurs couronnes, leurs poètes favoris.
Savez-vous cependant quel est le plus célèbre des
maréchaux de France, et celui dont il est parlé
le plus souvent ?
C'est M. le maréchal Sébastiani ! - Capitaine,
ambassadeur, pair de France... vain espoir d'une immortalité
passagère ! Son nom serait déjà
chargé d'un triple oubli s'il n'avait
été que maréchal de France ; mais il
s'enivrait à la suave odeur du cuir de Russie, et chaque
fois que l'un de ses beaux tomes apparaît sous le marteau du
commissaire-priseur, le nom de Sébastiani (ajoutez le nom de
M. le duc de Noailles,
ami des livres ! disait Saint-Simon) est
prononcé avec mille louanges par des voix reconnaissantes.-
Comment donc ! M. le maréchal Sébastiani n'a-t-il
pas possédé le Sénèque
Elzévir de 1640, dont le premier tome est
broché ?
Bon nombre d'honnêtes gens n'ont pas laissé
d'autre oraison funèbre que le catalogue de leur
bibliothèque, où toute louange est contenue ! On
se souvient encore du savant comte de Boutourlin,
recommençant, le lendemain du vaste incendie, une admirable
bibliothèque de vingt-six mille volumes, qu'il avait
réunis dans son palais de Moscou. La ville du Czar
brûlait encore, et déjà M. de
Boutourlin revenait à son entreprise illustre... Une date
également néfaste, 20 juin 1865 : ce
jour-là périt à Londres,
dévorée par les flammes, une grande partie de la
collection Techener... Il n'en reste plus que le catalogue à
placer parmi les livres du feu... comte de Boutourlin !
L'un des plus sévères et des plus
délicats bibliophiles de ce temps-ci, le prince Augustin
Galitzin, de la Société des Bibliophiles
français, nous racontait, avec sa grâce ordinaire,
l'histoire du marquis Romance de Mesmon, qui fut l'hôte et
l'ami de madame la princesse Augustin Galitzin, l'amie et la gardienne
de cette mère de l'Eglise, madame de Schwetchine. M. de
Mesmon fut un grand connaisseur, en même temps qu'il
était un grand capitaine... Les livres ont sauvé
sa mémoire !
C'est très-vrai. La passion des belles choses
(après l'honneur de les faire), il n'y a pas de meilleure
louange ! Elle atteste aux lettrés, race immortelle, que le
propriétaire de ces beaux exemplaires était un
homme heureux de peu, content de vivre, amoureux des belles choses,
studieux, paisible,intelligent, se suffisant à
soi-même, honorable, honoré, qui s'est
entouré, jusqu'à la fin, des grands exemples, des
sages conseils.
Au catalogue de ses livres, on connaît un homme ! Il est
là dans sa sincérité. Voilà
son rêve... et voilà ses amours !
Accordez-moi,
Seigneur, disait un ancien, une maison pleine de livres, un jardin
plein de fleurs ! Voulez-vous, disait-il encore, un
abrégé de toutes les misères humaines : regardez un malheureux qui vend ses livres !
Bibliothecam vendat.
« Ma fille, disait madame de Sévigné,
je mourrai sans dettes et sans argent comptant, c'est tout ce que peut
désirer une chrétienne ! » Et nous
autres, les bonnes gens, les petites gens, qui se tiennent à
part, loin du soleil, voici, du soir au matin, notre humble
prière : « Accordez-nous, grands dieux, une
provision suffisante de beaux livres qui nous accompagnent dans notre
vie, et nous servent de témoignage après notre
mort ? »
....Animum mihi ego ipse parabo.
En fait d'amour pour les livres, nous ne saurions mieux faire que de
suivre l'exemple d'Alexandre, enfermant l'
Iliade et
l'
Odyssée dans la cassette de Darius.
P. S.- Encore un mot, mais la question est une question
considérable.
On demande, en effet, s'il est juste et prudent de prêter ses
livres ? - Vous enfouissez la vérité ! vous
cachez le flambeau sous le boisseau, vous êtes un
égoïste, un avare, disent les emprunteurs.
En même temps, ils vous citent la belle inscription de
Grolier :
Pour moi, et mes amis ! Mieux encore, la devise de ce brave
homme exilé volontaire, appelé Schelcher :
Pour
tous et pour moi !
C'est très-bien dit, c'est très-bien fait ; mais
nous avons connu M. de Bure. C'était son usage de choisir
lui-même, sur le rayon, l'exemplaire qu'il vous permettait de
tenir un instant.
Scaliger avait écrit au fronton de sa
bibliothèque :
Ite ad vendentes ! Charles Nodier avait
composé, à l'usage de son ami
Pixérécourt, ce petit distique :
Tel est le triste sort de tout livre prêté ;
Souvent il est perdu, toujours il est gâté.
Condorcet, mort si misérablement et si glorieusement pour
n'avoir pas voulu jeter aux buissons le petit Horace in-32 de
l'Imprimerie royale, qu'il tenait dans sa main, lorsqu'il fut
arrêté dans une misérable auberge de
Sceaux, par des patriotes de grand chemin, avait composé, en
l'honneur de ses livres bien-aimés, les jolis vers que voici
:
Chères délices de mon âme,
Gardez-vous bien de me quitter
Quoiqu'on vienne vous emprunter.
Chacun de vous m'est une femme
Qui peut se laisser voir sans blâme
Et ne se doit jamais prêter.
Certes, ces diverses opinions méritent qu'on s'en
inquiète... Or voici notre avis :
Accepter la devise de Grolier et de Schlecher,
Se conduire à la façon de Scaliger, de Condorcet
et de Pixérécourt.
Le roi Charles
le Sage, était l'un des conservateurs
fervents, quand il enfermait dans la tour du Louvre les premiers livres
dont se puisse vanter la Majesté de nos rois.
Sur les murailles de sa
tour de la Librairie (un refuge !), Montaigne
avait écrit :
Que sais-je ?... Il savait les respects dus
à ses intimes conseillers.
Tels étaient, sur cette mer, féconde en
naufrages, les sages avis du pilote Phrontis, fils d'Onétor.