JAURÈS, Jean
(1859-1914) : La Justice dans
l'Humanité (1903). Saisie du texte : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (04.III.2015) [Ce texte n'ayant pas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement des fautes non corrigées]. Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros] obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire (Bm Lisieux : nc) de La Revue socialiste, 19e Année, Numéro 217 - Tome 37, Janvier 1903. La
Justice dans l'Humanité
par Jean Jaurès ~ * ~Citoyens,Lorsque je parle de la justice dans l'humanité, je n'ai pas la prétention de résoudre, mais je voudrais poser devant vous une grande et difficile question ; elle se pose à ceux qui veulent interpréter et essaient de comprendre l'histoire humaine, l'évolution des hommes. Est-ce que le progrès humain, qui a conduit notre race de la brutalité et de la sauvagerie primitives à un commencement d'ordre, de liberté et d'équité, est l'effet du choc des forces aveugles et mécaniques, ou bien a-t-il été déterminé pour une large part par la conception plus ou moins nette, par la volonté plus ou moins consciente d'un idéal toujours plus haut, vers lequel les hommes marcheraient délibérément? En un mot, le progrès humain est-il l'effet de forces inconscientes, de mouvements réflexes de passions et d'intérêts qui ont agité et entrechoqué les hommes, ou bien la conscience humaine, guidée par l'idée de justice, a-t-elle été une force décisive de mouvement et d'évolution ? A ne regarder que la superficie de l'histoire, il semble que l'humanité n'ait dépassé successivement la forme intérieure d'existence brutale et oppressive qu'après en avoir, pour ainsi dire, mécaniquement épuisé les effets. Voyez que de temps a duré l'esclavage ; si longtemps qu'il est impossible de marquer la date exacte où il a disparu ; il s'est éteint longuement, lentement, et il ne paraît pas qu'il ait été aboli par un effort volontaire et délibéré d'humanité et de justice : il semble avoir disparu peu à peu ; à mesure que des conditions nouvelles d'existence semblaient démontrer aux hommes qu'il était devenu inutile et même fâcheux pour leurs intérêts. De même, dans un autre ordre, l'antique intolérance, l'intolérance grossière, brutale de l'Inquisition, l'intolérance armée du fer et du feu, sefnble n'avoir été éliminée de notre histoire — et on peut se demander à écouter certains hommes si elle en est complètement éliminée — que lorsqu'elle a eu tellement fatigué, tellement rassasié les hommes de guerres civiles, de meurtre et de sang, qu'elle paraît avoir été rejetée moins encore par un soulèvement de la conscience que par une sorte de dégoût ! (Applaudissements.) Et la guerre, voilà des siècles qu'elle est dénoncée par les philosophes comme le plus détestable fléau, comme la survivance de l'état de nature et, supprimée ou atténuée dans les rapports des individus, elle subsiste avec toutes ses violences et tous ses pièges dans les rapports entre les nations et entre les races. Et pourtant, quelque sévère que soit le jugement de la conscience humaine sur la guerre, il semble que nous soyons réduits à attendre qu'elle ait épuisé encore ses effets les plus meurtriers avant de disparaître ; il semble qu'il faudra qu'elle ait si longtemps heurté les uns contre les autres les peuples, les nations, les races, les continents eux-mêmes qu'à la fin, les efforts humains se réalisent dans la paix moins peut-être par amour de la justice que par lassitude de la guerre. (Nouveaux applaudissements.) Et de même, pour l'instauration de la pleine justice sociale, pour la réalisation de la démocratie et de l'égalité dans le régime du travail, pour la substitution dans la coopération universelle de la production harmonieuse réglée par la science et par la raison, à la concurrence anarchique d'aujourd'hui, que d'efforts, encore, que de difficultés à vaincre, et peut-être l'aveuglement des privilégiés, l'indifférence et la torpeur d'une partie des opprimés, auront-ils cet effet que l'humanité n'atteindra un régime social supérieur que lorsque le régime d'aujourd'hui se sera en quelque sorte épuisé lui-même par ses contradictions et par ses conflits. Et ici encore il semble que l'ordre nouveau, il semble que les progrès attendus et espérés de demain, comme les progrès réalisés d'hier, résultent plutôt d'une sorte d'ordre mécanique qui s'établit entre les hommes par la fatigue des éléments contrariés, que par la volonté délibérée de la justice, par la conception nette et ferme d'un idéal s'imposant peu à peu à l'action de tous. Voilà la triste constatation que sont tentés d'abord de faire ceux qui, comme je le disais tout à l'heure, regardent seulement la superficie de l'histoire. Mais je crois que si à travers toutes ses luttes, toutes ses épreuves, l'humanité n'avait pas été perpétuellement soutenue par un effort intérieur, si elle n'avait pas perpétuellement entrevu dans l'avenir obscur et lointain les formes fuyantes d'une justice supérieure, s'il ne s'était pas constamment produit en des consciences d'élite propageant peu à peu leur idéal, des protestations, des revendications de l'humanité blessée, je crois que le ressort humain se serait brisé, que le progrès se serait immobilisé et que la société humaine demeurerait à jamais dans une sorte d'état stagnant où aucun courant ne s'établirait plus. (Applaudissements.) Et qu'il n'y ait pas de malentendu : lorsque je dis que l'idée de justice, obscurément présente aux individus,humains et aux groupements humains depuis l'origine des sociétés, a été un des ressorts décisifs du mouvement humain, je ne veux pas dire que les hommes aient entrevu avec netteté, avec précision la forme suprême que la société plus juste revêtira. Aujourd'hui encore, citoyens, si nous savons avec netteté dans quelle direction nous marchons, si nous sommes en état, nous socialistes, de définir dans ses grandes lignes l'ordre nouveau que peu à peu la force des choses et la volonté des hommes préparent, nous serions incapables d'en déterminer d'avance par la pensée tout le détail, et comme nous ne prétendons pas que la forme d'organisation socialiste que nous voulons instituer sera le dernier terme de l'évolution humaine, comme au delà de l'ordre nouveau établi par nous, voulu par nous, des forces, des passions, des espérances nouvelles, des besoins.supérieurs, nés précisément de cet ordre de justice institué par nous, entraîneront peu à peu l'humanité dans des voies nouvelles, nous n'avons pas la prétention d'immobiliser d'avance la marche de l'humanité dans un idéal définitif. Et quand je dis que l'idée de justice a été présente aux consciences et aux esprits, quand je dis que dès l'origine des sociétés humaines, elle a été un des ressorts décisifs du mouvement humain, je n'entends pas que les hommes portaient dans leur esprit tout construit le plan définitif d'une immuable cité de justice fraternelle ; non ; mais je dis que le sentiment de la dignité humaine, la foi dans la grandeur de l'homme et dans son développement indéfini, le respect de la nature humaine en chacun de ses individus et l'obligation pour assurer le respect réciproque de tous ces individus de les rapprocher dans un groupement toujours plus vaste, régi selon des lois de liberté harmonieuse, — je dis que cet idéal depuis l'origine des temps apparaissait, aux esprits et aux consciences, obscurément parfois, mais qu'il les soutenait, qu'il les préservait des lassitudes suprêmes et que sous le progrès mécanique réalisé, par le choc des forces aveugles des passions, et des intérêts, se tissait, se tramait sans cesse un progrès profond qui était la condition de l'autre : l'évolution de la conscience humaine ! (Applaudissements prolongés.) C'est là ce que la Révolution a compris, et c'est là ce qui fait son incomparable grandeur. Certes, elle a eu bien des illusions et bien des étroitesses. Comme en 1789, la classe bourgeoise était seule prête par son éducation intellectuelle, encyclopédique et par la puissance économique de ses intérêts accrus, à pouvoir revendiquer tout le profit et tirer tout le parti de l'ordre nouveau, la Révolution française trop souvent n'a compris la justice et le droit que sous la forme de la société bourgeoise ; elle a cru qu'elle avait assez fait en éliminant l'absolutisme monarchique, le privilège féodal, et elle n'a pas pressenti la prodigieuse croissance de la grande propriété capitaliste qui allait dans le monde nouveau rompre l'équilibre de justice ; elle n'a pas, du moins, à cette première heure et à cette première période, avant l'extrême pensée de la Montagne et avant Babeuf, elle n'a pas pressenti qu'une organisation nouvelle de la propriété fondée sur la communauté des moyens de produire, des moyens de travailler, serait la condition nécessaire de la réalisation du droit et de l'égalité politique et sociale. Elle s'est donc trompée en donnant à l'idée de justice proclamée par elle un contenu trop étroit, une substance trop limitée, et c'est dans ce sens que nous sommes les héritiers de la Révolution, non pour la plagier, mais pour la faire vivre en l'élargissant. (Applaudissements.) C'est à nous de développer peu à peu, à la mesure des besoins nouveaux, le contenu positif, la substance sociale que la Révolution avait incorporés à l'idée de justice. Mais, si elle s'est trompée au début, en limitant arbitrairement le contenu prochain de l'idée de justice, ce fut sa grandeur de proclamer, cette idée même, ce fut sa grandeur de proclamer que l'homme et le citoyen avaient des droits, que ces droits étaient imprescriptibles, que la durée des privilèges les plus anciens n'était pas un titre contre ces droits ; c'est l'honneur de la Révolution française d'avoir proclamé qu'en tout'individu humain, l'humanité avait la même excellence native, la même dignité et les mêmes droits, et lorsqu'elle a proclamé ce symbole de justice, lorsqu'elle a déclaré que les gouvernements, les sociétés devaient être soumis à.des règles positives tirées de cette idée du droit humain, la Révolution n'a pas seulement façonné un monde nouveau, elle a créé une nouvelle philosophie de l'histoire : elle a fait du droit, elle a fait de la .justice le ressort, l'aboutissant'suprême de l'histoire et du mouvement humain ; elle a créé une nouvelle philosophie de l'histoire pour expliquer à la fois par l'idée de justice l'avenir et le passé. Pour l'avenir, tout le mouvement humain doit tendre, selon la pensée de la Révolution, à réaliser de plus en plus la liberté et l'égalité, et vous savez que si à l'origine elle a donné à ces mots un sens trop étroit et un contenu trop exclusivement bourgeois, elle-même bientôt dans la nécessité de la lutte, quand il fallut pour défendre l'ordre révolutionnaire naissant contre l'assaut de toutes les tyrannies du monde coalisées, faire appel à la force des prolétaires, la Révolution ne tarda pas à comprendre dès 1793 que le mouvement, accaparé, d'abord par la bourgeoisie, devait aller au delà d'elle, et bientôt commencèrent à abonder dans la Révolution bourgeoise même les systèmes d'avenir, qui dépassaient l'horizon de la bourgeoisie ; en sorte que là Révolution commençait, à tirer elle-même de sa propre formule, sous les éclairs des grands événements déchaînés, les conséquences lointaines d'une idée du droit que les premières générations révolutionnaires n'avaient pas entrevues d'abord dans toute leur ampleur, et la philosophie du droit humain et de la justice proclamée, par la Révolution traçait en quelque sorte les lignes de l'avenir. (Vifs applaudissements.) En même temps que la philosophie révolutionnaire de la justice et du droit, interprétée et agrandie par les événements, par la pensée hardie d'une partie de la Montagne, par Condorcet, par Babeuf, traçait les lignes de l'avenir, elle fournissait une interprétation nouvelle de l'histoire du passé ; la Déclaration des droits de l'homme dit que c'est l'oubli des droits de l'homme qui a été la cause de tous les malheurs du monde, et voilà l'explication idéaliste des épreuves par lesquelles l'humanité avait passé. De même, les événements des siècles antérieurs n'ont de sens pour la Révolution que dans la mesure où ils préparent, où ils commencent la promulgation et la réalisation de la justice, et tandis que dans la philosophie finaliste, transcendante et providentielle des siècles antérieurs, tout le mouvement de l'histoire humaine interprété par Bossuet, tendait à l'accomplissement et à la diffusion du christianisme, pour la Révolution, tout le mouvement humain dans les siècles obscurs et tourmentés de l'histoire primitive, dans la lueur mêlée du temps présent, dans la lueur plus rayonnante et plus pure des temps futurs, tout le mouvement humain a comme tendance, comme but et comme sens, l'accomplissement de l'universelle justice humaine.. (Nouveaux et vifs applaudissements.) C'est là ce que Proudhon a marqué avec une force souveraine, dans son admirable livre de la justice dans la Révolution et dans l'Église ; il a montré comment le sens de la justice définit par lui le sentiment simultané que l'individu humain a de la dignité humaine en lui, et dans les autres, il a montré comment ce sentiment de la justice s'était peu à peu préparé dans l'évolution humaine ; dans le monde antique : fierté, dignité, noble orgueil, des hommes qui se dressent contre la tyrannie et contre le destin, mais orgueil aristocratique, des castes isolées qui ne dressent leur propre fierté et leur propre dignité que sur l'humiliation de presque toute la race humaine. Puis, après la chute de cette merveilleuse, superbe et étroite aristocratie païenne, voici le christianisme, en sens inverse, qui humilie cette: superbe isolée des individus humains, qui par là paraît créer entre tous les individus de l'espèce humaine, des liens de solidarité qui sont une partie de l'idée,de justice, mais il ne crée cette solidarité que de l'humiliation et de l'impuissance commune, qu'en retirant également à tous les individus humains le moyen de se relever sans des secours surnaturels et sans des grâces, extérieures. En sorte que le paganisme, c'était bien la fierté des individus, mais de quelques individus, et le christianisme, c'était bien l'égalité des individus, mais dans l'universel abaissement, et la justice de la Révolution est venue, prenant au monde païen sa fierté et sa liberté, prenant au monde chrétien son commencement et son ébauche de solidarité et réalisant la fierté antique, mais étendue à tous les individus humains. (Applaudissements prolongés.) Telle est dans sa substance et dans sa profondeur la conception révolutionnaire de Proudhon, et notez bien qu'il n'a pas immobilisé la justice au moment social que représente la Révolution elle-même ; il a reconnu, il a proclamé qu'elle devait s'étendre peu à peu jusqu'à régler non seulement les rapports civils et les rapports politiques, mais les rapports économiques des hommes, et il se peut qu'il n'ait pas donné, — je ne crois pas en effet qu'il l'ait donnée — la suprême formule de l'ordre socialiste, mais du moins il a proclamé que la justice, telle que la Révolution l'avait définie, c'est-à-dire l'universelle fierté humaine dans l'universelle solidarité humaine, devait pénétrer dans le régime du travail de la production'et de la propriété, et par là, en même temps qu'il empruntait à la Révolution l'interprétation du passé que je vous ai résumée tout à l'heure, il lui empruntait dans le sens de l'avenir un agrandissement nouveau de l'espérance humaine. Il y avait pourtant un péril, il y avait pourtant un danger à trop compter sur cette sorte d'évolution logique, interne de l'idée de justice, il y aurait danger à trop compter sur l'élargissement spontané des formules de justice de la Révolution. Peu à peu, à mesure que la classe bourgeoise grandissait, s'installait dans l'ordre nouveau, à mesure que sa puissance industrielle accrue suscitait nécessairement une multitude de prolétaires industriels, la bourgeoisie s'apercevant que ces prolétaires pourraient bien utiliser à leur profit les vivifiantes formules d'égalité et de justice que la Révolution, avait promulguées, cette bourgeoisie s'est appliquée à enlever peu à peu aux formules de la justice révolutionnaire leur sens précis et développable, leur efficacité : on a interprété la liberté comme le libre jeu des forces inégales, dont les plus puissants — j'entends par là les plus riches — écraseraient trop facilement les plus faibles ; on a interprété la justice comme la consolidation éternelle du privilège capitaliste, abusivement confondu avec le droit du travail, parce qu'il enferme, en effet, une parcelle de travail du capitaliste lui-même, mais aussi une masse de travail du prolétaire ! (Vifs applaudissements.) Et alors, comme Marx voyait que peu à peu les formules de là Révolution tournaient à une sorte d'idéologie hypocrite et parafante, il a dit aux prolétaires : Prenez garde ! il ne suffirait pas de répéter indéfiniment d'écho en écho des mots de liberté et de justice, qui deviendraient toujours plus ironiques, à mesure que s'aggraveraient l'écart et l'antagonisme des classes, il faut que vous, prolétaires, vous soyez prêts à donner aux formules de justice dictées par la Révolution, mais déformées par l'égoïsme de la classe bourgeoise, un contenu nouveau, une substance nouvelle, il faut pour cela que vous ayez conscience qu'étant la classe opprimée, vous devez devenir la classe libératrice. (Bravos répétés.) Il faut que vous ayez conscience que vous devez former une force distincte se mouvant vers un but supérieur... Oh ! vous n'oublierez pas pour cela l'humanité, car le prolétariat la porte en lui-même, car il est aujourd'hui la seule classe qui ne puisse revendiquer d'autre titre que le titre humain. Les autres, depuis des siècles, — la classe des propriétaires fonciers au Moyen-Age, la classe des capitalistes industriels et financiers aujourd'hui, ^- les autres ont des titres de propriété, les autres allèguent l'histoire qu'elles ont façonnée, qu'elles ont conduite, qu'elles ont exploitée, elles allèguent. les titres de propriété, — leur puissance domaniale, hier, leur puissance, mobilière financière aujourd'hui ; vous, prolétaires, vous n'avez rien, vous ne possédez rien, mais précisément, parce que vous ne possédez rien, votre avènement à la puissance ne sera plus l'avènement de la propriété égoïste : il sera l'avènement de la pure humanité ; vous êtes dépouillés ; il ne vous reste que votre titre d'hommes, avec vous et en vous, et en vous, c'est le titre d'homme qui triomphera. (Applaudissements enthousiastes.) Il se peut, je l'ai dit souvent et j'aurai l'occasion de le répéter, que Marx, pour réagir contre la décadence des formules de la Révolution bourgeoise plus encore que contre ses formules humaines, ait été entraîné à des paradoxes que quelques-uns de ses disciples ont singulièrement aggravés. Mais ce n'est pas ici le lieu, et je n'en ai pas le temps, de marquer comment la pensée de Marx se distingue et de la pensée de Proudhon et de la pensée révolutionnaire française ; ce que je veux dire, c'est que telle a été la vertu de l'idée de justice, de l'idée du droit humain promulgués par la Révolution, que Marx, au moment même où il rappelle le prolétariat des vagues idéologies bourgeoises où il risquerait de se perdre et de s'avilir à la conscience nette et aiguë de ses intérêts de classe, à ce moment même Marx définit le rôle du prolétariat en fonction de l'humanité et que ce qui fait selon lui la grandeur de la classe prolétarienne, en antagonisme avec les autres classes, c'est, encore une fois, qu'étant l'humanité toute pure, son triomphe sera le triomphe de l'humanité toute pure, et c'est bien ainsi encore sur l'idéal humain, sur l'idée de droit humain et de justice humaine, que Marx mesure lui aussi la valeur historique et morale du prolétariat en mouvement. (Applaudissements.) Ainsi, nous pouvons, nous socialistes, sans affaiblir le mouvement prolétarien, en lui donnant, au contraire, tout son sens et toute sa valeur, nous pouvons nous réclamer de la justice, nous pouvons nous réclamer des droits de l'homme promulgués par la Révolution, et si, éclairés en quelque sorte sur le passé humain par l'expérience que nous faisons de la vie sociale et de la lutte sociale d'aujourd'hui, de cette lutte sociale où l'action convergente des conditions économiques et de l'idée de justice est nécessaire pour l'institution de l'ordre nouveau, si, éclairés ainsi par notre expérience directe du combat social et du mouvement humain, nous regardons dans l'histoire humaine — vers le passé, je trouve que dans la plus lointaine histoire humaine, comme dans l'histoire humaine et sociale d'aujourd'hui, il y a constamment pénétration, conciliation de ce que Marx appelle le matérialisme économique, c'est-à-dire des influences brutes de la production et de l'idéalisme humain. Partout dans le passé, à quelque moment que vous interrogiez l'histoire des hommes, vous verrez que le mouvement humain a été déterminé à la fois d'une façon indivisible, indissoluble par la transformation des conditions matérielles de la vie et par la transformation des conceptions morales et sociales que l'humanité s'en faisait. Cherchez à tous les stades, même au plus bas ; regardez au plus bas degré de la sauvagerie, chez ces sauvages errants des forêts brésiliennes qui semblent, représenter 'aujourd'hui la survivance des plus humbles origines de l'espèce humaine, je parle de ces sauvages qui n'ont même pas d'abri, qui le plus souvent ne se construisent même pas une hutte, qui n'ont pas de foyer, qui ne sont pas fixés au sol, qui sont perpétuellement errants à la recherche de la nourriture, qui mangent indifféremment les racines crues, les bêtes des prairies et des bois. Eh bien, si vous regardez dans la vie si humble, si rudimentaire, si, peu humaine, semblé-t-il, de ces hommes, comment vous expliquerez-vous qu'ils aient pu s'élever, que ceux dont ils représentent la survivance aient pu s'élever jadis à une condition un peu supérieure ? Il semble que ces sauvages devront s'arrêter, s'immobiliser à cette forme de l'existence humaine, qui se confond presque avec l'existence animale, et qui doit, semble-t-il, en emprunter et en continuer l'immobilité ? Eh bien, regardez de plus près et vous verrez deux traits notés dans le caractère et dans la vie de ces hommes par les observateurs clairvoyants : d'abord, dans l'intervalle de leur chasse animale, bestiale à la nourriture, c'est une sorte d'insouciance, non pas languissante, mais éveillée, active, joyeuse : c'est une perpétuelle gaîté, c'est une perpétuelle tentation du jeu, c'est un perpétuel plaisir à domestiquer autour de soi les bêtes errantes, non pas même pour en manger la chair, mais en manière de jeu et pour élargir autour d'eux la société d'êtres, inférieurs il est vrai, mais avec lesquels ils aiment à nouer des relations de sympathie. Et qu'est-ce que le jeu, qu'est-ce que cette gaîté toujours jaillissante, qu'est-ce que cette perpétuelle tentation de jouer et de s'ébattre ? C'est l'indice d'une réserve de force vive, inemployée dans les conditions de leur existence présente et qui est comme la provision d'énergie morale des transformations futures, et, en même temps, quand ils travaillent, quand ils appliquent leur volonté... Oh ! c'est un très grand effort, car le sauvage n'aime pas à fixer son attention, à concentrer ses efforts, sur un objet déterminé et sur un travail précis — les sauvages s'y entraînent par une ingéniosité admirable, qui est une leçon pour les pédagogues, d'aujourd'hui, par une combinaison que Fourier a recueillie pour ses méthodes éducatives, ils s'y entraînent en appliquant au.travail, pour lequel ils ont une répugnance instinctive, les formes du jeu où leur activité surabonde, et c'est ainsi qu'ayant remarqué combien la musique anime peu à peu et entraîne la danse, ayant remarqué combien leur danse s'anime, s'accélère, précipite son rythme jusqu'à une sorte d'ivresse, à mesure que le rythme musical qui la gouverne s'anime et se précipite lui-même, voici ce qu'ils font : quand il faut ou abattre un arbre ou bâtir un ensemble de huttes, ou commencer à écraser entre deux pierres le grain dont ils feront leur farine et leur pain, ils organisent et ils ordonnent leur travail en musique, et c'est sur un rythme qui groupe, qui exalte et qui harmonise tout ensemble leurs activités, qu'ils travaillent, qu'ils produisent, parvenant ainsi à fixer leur attention, dépassant au moyen du jeu la sphère du jeu, s'élevant dans la région du travail et de la volonté et attestant par ce double effort d'intelligence et de caractère, que jusqu'en ces existences rudimentaires, c'est l'humanité qui sommeille et qui s'éveille, l'humanité tout entière, avec les ambitions infinies de la carrière infinie où elle est entrée. (Applaudissements.) Et si, descendant un peu plus le cours de l'histoire humaine, dépassant la période de la sauvagerie, nous essayons de nous rapprocher des commencements de l'histoire connue, voyez comme il est impossible de dissocier dans l'humanité , ce qu'on appelle le progrès matériel mécanique, économique, et le progrès moral, de l'esprit et de la conscience ? Qu'est-ce que l'invention du feu ? C'est, à coup sûr, une merveilleuse révolution technique, une merveilleuse révolution économique, et le jaillissement des premières flammes — j'entends de celles que l'homme savait alimenter et conserver — ce jaillissement est, à coup sûr, un des plus prodigieux événements de l'histoire économique des hommes. Il n'y a pas aujourd'hui, dans la découverte, des machines les plus hardies, des forces naturelles les plus neuves en leur emploi, il n'y a rien qui soit l'équivalent économique de l'invention du feu, et j'imagine que l'invention du feu a transformé la condition matérielle des hommes aux périodes primitives de l'histoire plus profondément que la découverte de la vapeur et de ses applications au dix-neuvième siècle. Oui, voilà une révolution économique admirable et si nous faisons à ce grand fait l'application de la conception étroitement marxiste du matérialisme économique, nous dirons que de ce jaillissement de la flamme ont procédé, non seulement d'innombrables progrès matériels, mais de prodigieuses transformations morales, et nous verrons, si vous le voulez, le culte du feu, le culte du foyer, avec sa flamme immortelle se construire, s'organiser autour des premières flammes que les hommes primitifs ont fait jaillir du frottement de deux bois pressés l'un contre l'autre, et nous, serons tentés de dire que le développement intellectuel, moral et social a procédé ici uniquement, mécaniquement d'un progrès matériel et économique... Oui, mais déjà, dans le jaillissement du feu, il y avait la puissance de l'esprit de l'homme : il a fallu un merveilleux effort de pensée et, nous pouvons en être sûrs, un merveilleux effort de courage, pour propager parmi les hommes la force du feu : toute invention nouvelle est détestée et redoutée, les grands inventeurs en tout ordre sont maudits, sont frappés, et sans doute, le jour où le hasard de la foudre tombant sur des feuilles sèches, alluma un commencement d'incendie dans les forêts, le jour où un homme de génie eut l'intuition que ce magnifique déploiement de flammes dévorantes devant lequel les hommes fuyaient, pouvait cesser d'être un fléau, pouvait cesser d'être une cause de dévastation et de fureur, pour devenir aux mains des hommes, qui en gouverneraient les parcelles, des moyens de lumière, de chaleur, de civilisation et de vie ; le découvreur ou l'inventeur hardi du feu osa dans une clairière de la forêt communiquer sa découverte, il eut, nous en sommes certains, sans le savoir par les annales, à subir, à affronter les défiances, les violences, peut-être, de ceux qui l'accusaient de vouloir former, propager parmi les hommes la puissance dévastatrice (Applaudissements), et j'ignore, mais je devine à quel effort de pensée, de prévoyance, de patience, il dut faire appel pour acclimater peu à peu, parmi les hommes effrayés, la découverte libératrice. En sorte que si on a le droit de nous dire que le jaillissement du feu, fait économique, a suscité d'innombrables conséquences intellectuelles et morales, j'ai le droit de répondre aussi que dans cette flamme qui jaillissait, c'était déjà l'esprit de l'homme qui jaillissait, j'ai le droit de dire aussi que les hommes qui avaient ainsi transformé un élément aveugle et brute en un moyen de civilisation et de clarté, que ces hommes durent concevoir une plus haute idée d'eux-mêmes et de leurs semblables et qu'à la clarté révélatrice de la flamme, c'est le visage de l'homme nouveau qui apparaît. (Nouveaux applaudissements.) Et de même si, abandonnant ces périodes obscures de l'histoire, pour lesquelles nous n'avons pas de témoignages, pour lesquelles nous n'avons que des inductions et des conjectures, nous descendons jusqu'aux premiers temps, de l'histoire écrite, jusqu'aux premières civilisations, de cet Orient lointain, ici aussi, comme nous allons surprendre les perpétuelles revendications de la nature humaine, la perpétuelle activité de la nature humaine. On se représente l'Orient de l'Egypte, l'Orient de la Syrie, l'Orient de la Chaldée comme des civilisations immobiles et dormantes. C'est parce que nous les voyons de loin. Si nous pouvions les regarder de près, nous y surprendrions aussi sans cesse le tressaillement et le renouvellement de la vie ; mais il nous est malaisé à cette distance de surprendre l'inquiétude des consciences, l'inquiétude des esprits et parce que nous ne voyons pas tout ce travail humain intérieur et évanoui de pensée, de colères, d'indignation, de pitié, de vague conception de justice, parce que nous ne voyons pas tout cela, parce qu'il ne reste, de ces temps lointains que les grandes lignes sèches des institutions figées, nous ne nous rendons pas compte de la puissance d'humanité qui a vibré dans ces périodes et dans ces peuples. C'est chose curieuse, comme des indices sont restés de minuscules circonstances matérielles du passé, et comme les faits moraux les plus profonds ont disparu sans laisser de trace : savez-vous qu'aujourd'hui les juges d'instruction pourraient ouvrir les momies égyptiennes et y constater la trace d'un vol commis dans les nécropoles aux dépens-des morts ?... Oh ! les voleurs d'Egypte ont été habiles : ils ont recousu, emmailloté de nouveau la momie, après lui avoir dérobé les bijoux de ses oreilles et de ses doigts, et il faut démailloter de nouveau de plusieurs tours la momie où le voleur a de nouveau enveloppé son larcin pour en constater la trace matérielle : mais elle survit, et rien n'a survécu pour nous des agitations de pensée, des inquiétudes de conscience, des véhémences intérieures de l'homme dont nous pouvons dire avec certitude qu'à son doigt gauche une bague a été dérobée. Eh bien, il faut, quand nous interprétons le passé humain, nous mettre en garde contre cette cause d'erreur, à l'égard d'institutions immobiles dont nous voyons les grandes lignes, la puissance d'action, de spontanéité, d'aspirations, de recherches, d'efforts et de combat des races humaines étant éteintes. Et pourtant, pour ces peuples primitifs de la Haute-Egypte ou de la Chaldée, il reste des témoignages des revendications humaines ; il reste des témoignages de la vigueur d'accent avec laquelle les misérables demandaient plus de justice et plus de protection pour le travail et ils avaient obtenu des résultats qui aujourd'hui encore ne paraissent pas négligeables. Pour tous les serviteurs des vastes domaines publics des Pharaons, la retraite avait été instituée pour tous les ouvriers de la Chaldée, pour tous les ouvriers bâtisseurs de ces vastes cités de briques ; la loi, vous l'entendez bien, une loi dont les briques ont gardé le témoignage, institue l'indemnité d'accidents proportionnelle à la gravité du dommage que l'ouvrier a souffert, et en même temps que nous trouvons dans les lois de ces civilisations premières la trace d'institutions sociales qui certainement ne furent pas le produit spontané de la bienveillance des puissants, qui furent obtenues peu à peu par l'effort, par les revendications des hommes anciens, portant déjà en eux-mêmes un commencement d'idéal humain, à côté de ces droits matériels et positifs, il nous reste le magnifique témoignage de l'idée humaine que le concours de la pensée philosophique ou religieuse et du travail en action, avait peu à peu propagée dans la vieille Egypte. Il n'y a rien de plus pathétique aujourd'hui et je dirai, en un sens, sous le voile du mythe, il n'y a rien de plus moderne, que le jugement des âmes selon le rite égyptien : elles comparaissent dans la haute salle de la double vérité, devant le Dieu suprême assisté d'un nombreux jury, et devant ce jury il faut que les âmes fasssent ce qu'on a appelé la confession négative : je n'ai pas fait ceci, je n'ai pas fait cela. Et que dit l'âme devant le jury d'outre-tombe imaginé par ces symboles ? Je n'ai jamais commis une iniquité contre les hommes, je n'ai jamais opéré de détournements dans les nécropoles, je n'ai jamais opprimé les petites gens, je n'ai jamais imposé de travail à un homme libre en plus de celui qu'il exécutait pour lui-même ; je n'ai jamais excité un maître à maltraiter son esclave, je n'ai jamais faussé le fléau de la balance, et je n'ai jamais fait pleurer... Et lorsque le grand jury avait vérifié cette déclaration, si elle était reconnue exacte, le chef des jurés se levait pour en porter témoignage et il accueillait le mort en disant de lui : il a donné du pain à ceux qui ont faim, il a donné de l'eau à ceux qui ont soif, il a donné un vêtement à ceux qui étaient nus, il a donné une barque à ceux qui avaient fait naufrage, et ainsi, en même temps que s'inscrivait dans les institutions mêmes, par les pensions de retraites et les indemnités d'accidents, la marque des conquêtes réalisées par le travail, la haute pensée de l'Egypte proclamait un commencement d'idée humaine. Et croyez bien qu'à l'heure où les travailleurs de la Haute-Egypte ou du Caire, ou de Thèbes, croyez bien qu'à l'heure où ces travailleurs revendiquaient, réclamaient, ce n'était pas la pure révolte instinctive et réflexe ; si c'eût été la pure révolte instinctive et réflexe, elle ne se serait pas traduite au sommet de la pensée de l'Egypte en ces magnifiques formules hnmaines ; mais les travailleurs commençaient à porter en eux un commencement de dignité humaine, de vouloir humain et dans leur révolte il y avait déjà une première affirmation de la dignité de l'homme et de la justice. Des révoltes, il y en eut beaucoup, et de grandes grèves, et la grève générale des corporations était à Thèbes un fait fréquent : les ouvriers profitaient surtout de l'importance qui était attachée à leur travail, pour l'édification des magnifiques nécropôles, et lorsque dans les constructions, maçons, menuisiers, orfèvres, décorateurs, artistes, lorsque tous trouvaient que le salaire n'était pas suffisant, ou que les administrateurs royaux en retenaient arbitrairement une partie, c'était la suspension concertée du travail. C'était par conséquent une première organisation de révolte, et nous avons tout lieu de supposer, je le répète, qu'elle se produisait non pas par une sorte de réflexe, mais déjà au nom du droit partiellement affirmé, et il y a eu ainsi par les revendications humaines, dans la condition des travailleurs de l'Orient, hommes libres ou esclaves, — il y a eu déjà l'établissement d'un niveau tel que c'est en ces régions orientales, que c'est sur les bords de l'Asie-Mineure et dans les îles de la mer Egée qu'a fleuri le stoïcisme, la magnifique doctrine de fierté et d'universelle concorde humaine. Cette magnifique doctrine qui fut professée et promulguée par les orientaux de la côte représentait la dignité toujours affirmée de la race humaine, jusque sous la forme de la condition servile. Et comme, au moment où Rome agrandit sa domination, des travailleurs sans nombre, travailleurs libres, travailleurs esclaves, furent appelés d'Egypte, de Syrie, de Babylonie jusque dans les grandes cités du monde romain, ils y apportaient, non pas un esprit de dépression, mais cet esprit de revendication, de fierté humaine dont je viens de surprendre avec vous les premières traces et ils aidèrent ainsi les travailleurs de l'Occident, hommes libres ou esclaves, à maintenir, eux aussi, ce niveau de revendications et de fierté humaine. Et si plus tard, dans la Gaule, après le démembrement de l'Empire, les collèges d'artisans libres, si les esclaves transformés en serfs gardèrent le désir d'une justice plus haute, la communication de ces revendications venues de l'Orient n'y fut pas complètement étrangère. Ainsi se. perpétue dans l'histoire humaine le résultat, de l'effort humain, et comme ce sont les collèges d'artisans libres, comme ce sont les serfs industriels du manoir féodal qui, rompant les chaînes du seigneur, ont constitué dans la commune les premiers groupements d'où est sortie la bourgeoisie, vous voyez, citoyens, que le mouvement d'émancipation de la bourgeoisie moderne se rejoint, par une chaîne ininterrompue d'affirmations humaines et de revendications, à ces revendications des travailleurs de la Haute-Egypte. Voilà ce que l'histoire doit découvrir et démêler, si elle ne veut pas saisir simplement,1'écorce des faits ; il faut qu'elle applique l'oreille aux battements profonds du coeur humain, sous les apparences du progrès humain. (Applaudissements.) Ainsi, voilà la grande proclamation des droits que la Révolution française a formulés, justifiée, non seulement par la déduction théorique, mais par l'investigation historique, et nous pouvons dès aujourd'hui dire avec certitude qu'en invoquant la justice, ce n'est pas une formule vaine. Ah ! je sais bien que l'antagonisme des classes subsiste, je sais que la bourgeoisie ne donne pas encore au mot justice le même sens que le prolétariat, mais je sais que peu â peu l'idée de justice, telle que le prolétariat socialiste la développe en toutes ses conséquences, pénètre et qu'elle s'impose. Aujourd'hui, il y a deux grands faits bien significatifs : le premier c'est lorsque nous, socialistes collectivistes, communistes, nous enseignons nos doctrines et nos systèmes, on se borne le plus souvent à nous objecter que ce n'est pas pratique... On n'ose plus nous-dire que ce n'est pas juste ! et l'on commence à avouer par d'innombrables aveux la justice de nos revendications. Pourquoi la bourgeoisie ellem-ême dit-elle du bien des coopératives, de la coopérative de production, de la coopérative de consommation, sinon parce qu'elle est obligée de reconnaître que la forme de la libre association appliquée à la.vie sociale et au travail est supérieure à la forme du salariat, et l'on nous dit : c'est peut-être une chimère que d'en espérer l'extension et l'universalisation. Mais, lorsque nous insistons, lorsque nous disons à nos contradicteurs : quoi ! si la société d'aujourd'hui, au lieu d'être divisée en deux classes, ne formait plus qu'une classe, c'est-à-dire qu'une nation, c'est-à-dire qu'une humanité, si le travail au lieu d'avoir deux pôles : d'un côté, la puissance capitaliste des dirigeants, qui bien souvent ne participent pas à l'épreuve même du travail, et à l'autre pôle, des salariés qui portent le fardeau du travail sans en avoir ni le bénéfice intégral, ni au moindre degré la responsabilité morale et la direction, si au lieu d'une société ainsi coupée en une oligarchie de maîtres superbes et en une multitude de prolétaires dépourvus de droits, si elle ne formait qu'une vaste association où le travail serait réglé comme est réglée aujourd'hui la vie politique de la cité, où les hommes possédant sous la forme collective les moyens de produire et s'en répartissant les produits selon la valeur de leur travail individuel, dirigeraient eux-mêmes et harmoniseraient les entreprises quand nous disons cela, quand nous demandons : N'est-ce pas plus beau, n'est-ce pas plus juste, on ne nous répond pas, on baisse la tête, et on reproduit bientôt les difficultés d'application : c'est l'aveu que la justice est reconnue ! (Applaudissements prolongés.) Et ce sera à nous maintenant de dissiper les objections pratiques qu'on nous oppose, en traduisant notre idéal socialiste et collectiviste en propositions précises et fermes qui ne permettent plus de dire que le socialisme est inapplicable. Oui, ainsi nous parviendrons à faire pénétrer notre idéal dans l'esprit et dans la conscience des hommes. Déjà, les symptômes heureux abondent, déjà dans de grandes crises morales et sociales, les hommes de haute conscience et de haute pensée ont compris, ont senti que le socialisme était la force organique nécessaire, la seule qui aujourd'hui ne soit pas exposée à défaillir. Hier, c'était Zola, en France ; aujourd'hui, c'est Mommsen, en Allemagne (Bravos, acclamations enthousiastes.) Partout, la conscience humaine, inquiète, incertaine, sentant qu'on essaie de lui dérober, non seulement l'espérance de l'avenir, mais les conquêtes du passé, sentant qu'elle est guettée par des partis de contre-révolution et de réaction, qui veulent faire subir à l'humanité des rétrogradations sauvages, et constatant que contre ces partis de rétrogradation, de sauvagerie et de fureur, la bourgeoisie divisée contre elle-même par l'anarchie de ses propres intérêts, se trouve ou impuissante ou hésitante, la conscience et la science de toutes les classes, l'élite pensante et l'élite généreuse de toutes les consciences vont au socialisme comme à la force organique qui protégé.le présent, tout en assurant l'avenir. (Vifs applaudissements.) Voilà pourquoi, lorsque nous prononçons le mot de justice, nous ne craignons pas que ce soit une parole vide, vaine, équivoque et affaiblissante ; nous savons que dans ce grand mot de justice que la Révolution a fait retentir, le prolétariat socialiste, le prolétariat humain, l'humanité du travail, qui sera demain l'humanité de la paix et du droit, y met sa force, son espérance, sa substance, sa vigueur, son énergie, et voilà pourquoi c'est avec confiance que nous saluons l'avènement de la justice ! (Acclamations prolongées, — ovation enthousiaste.) JEAN JAURÈS.
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