JOLLIVET, Gaston
(1842-1927) : Ma folle Jeunesse
(1926).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque intercommunale André Malraux à Lisieux (15.X.2016) Texte relu par : A. Guézou. Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@agglo-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@agglo-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : 6671-64) du numéro 64 (septembre 1926) de la Revue littéraire mensuelle Les Œuvres libres publiée par Arthème Fayard à Paris . Ma folle Jeunesse
Choses vues par Gaston Jollivet ~ * ~
AUX LECTEURS
J’aurais déjà, jeunes Français, Mis au feu tout ce qui va suivre Si je ne rêvais le succès Que voici pour cet humble livre : C’est qu’après l’avoir lu, l’envie S’impose à vous comme une loi Dans la conduite de la vie, D’être un peu moins bêtes que moi Les restaurants chers du boulevard.
CAFÉ ANGLAIS, MAISON D’OR, BIGNON. LES DÉJEUNERS, LES DINERS. CE QU’ÉTAIT LA SALLE COMMUNE. – PATRONS ET MAITRES D’HOTEL. – LE CABINET DES FEMMES DU MONDE. Il s’en ouvrait, comme maintenant, tous les jours. Quelquefois c’étaient de simples mannezingues auxquels avait échu la bonne fortune de posséder un très bon cuisinier. Les gourmands affluant, le patron vendait le zinc de son comptoir sur le quai de la Ferraille, doublait les gages de son chef et, en peu de temps, quintuplait sa fortune à lui. Ainsi se sont transformés Foyot, au quartier latin, et Maire, au coin du boulevard de Strasbourg. J’ai connu aussi des vieilles réputations, Philippe, rue Montorgueil ; Brébant, rue Neuve-Saint-Eustache, aujourd’hui d’Aboukir ; et, toujours debout celui-là, Voisin. Au Palais-Royal, les noms de Véfour et des Frères Provençaux restaient populaires en province et à l’étranger. Mais le démodage déjà commencé au Palais-Royal leur préjudiciait grandement. Egalement la persistance des patrons dans de vieux errements, leur refus d’accepter cette nouveauté, le menu, qui permet de fixer son choix très vite et de ne pas manquer le théâtre. Pour eux, l’essence d’un dîner était d’être commandé la veille et discuté plat par plat. Cela parut de la routine. Donc on les laissa à leurs chères habitudes pour se porter vers les restaurants du boulevard des Italiens, le Café Anglais, la Maison d’Or et le Bignon du coin de la Chaussée-d’Antin. Seul, ce dernier n’accepta pas le menu abondamment varié, depuis le potage jusqu’au dessert. Très laconique la carte tendue par le maître d’hôtel, un potage, un poisson, un rôti, un légume et, comme dessert, l’éternelle mousse au chocolat emprisonnée dans du papier gaufré. Mais le Café Anglais finit par céder à peu près au courant dès qu’il vit les concurrents s’y jeter avec profit. La clientèle ? Bon tiers d’étrangers. Mais pas trop gênants. On pouvait parler français sans étonner son voisin de table. Comme Français, une grande majorité de célibataires de tout âge. Les jeunes vivaient de leurs rentes ou écornaient leur capital, les autres, vieux garçons, des habitués, se faisaient réserver leur coin, formaient des petites bandes à déjeuner. Beaucoup de gens d’affaires au Café Anglais, le plus voisin de la Bourse. Un banquier, un agent de change, entre les œufs brouillés aux truffes et le camembert, – quelle merveille le camembert d’alors ! – recevait la cote de la Bourse des mains d’un commis qui faisait la navette. On avait vite fait de la lire, le chiffre des valeurs cotées étant dix fois moindre qu’aujourd’hui. Il n’en advint pas moins qu’un jour l’agent de change X…, après avoir jeté les yeux sur la cote avec calme, se leva de table, s’absenta trois minutes au vestiaire et revint, pâle mais soulagé, reprendre sa place et une conversation commencée avec son voisin. Ce fut un bel exemple de maîtrise de soi. La seule valeur sur laquelle X… spéculait venait de s’effondrer dans un krack qui reste mémorable, lui faisant perdre 100 000 francs, ce qui n’était pas tout à fait une « paille » en ce temps-là, pour une matinée de financier. La salle commune était monopolisée par le sexe fort. Les femmes mariées ne s’y montraient guère qu’en été et entre deux trains. Il n’était, pas du reste, reçu, sauf en de rares occasions et pour des parties fines entre « ménages amis », de dîner dans un cabinet particulier où l’on risquait de croiser de « vilaines femmes », dans le couloir. Exceptionnellement, le Café Anglais possédait un cabinet, le Marivaux, donnant sur la rue de ce nom. On l’appela le cabinet des femmes du monde, car celles-ci y accédaient par un escalier spécial, qu’elles montaient très vite, de peur d’être reconnues. Or, les belles mystérieuses ne se doutaient pas de la nécessité qu’une porte soit ouverte ou fermée. Les clients qui dînaient dans la salle commune de l’entresol, à une table contiguë au cabinet Marivaux, pouvaient, grâce à un jeu de glaces et à la complaisance ou à l’étourderie d’un garçon laissant la porte entre-bâillée, dévisager les occupants du cabinet, ne fut-ce que pendant la durée d’un éclair. Un des dîneurs de la salle commune reconnut un soir sa légitime épouse en train de donner plus que des espérances à un intime ami du ménage. A l’instar de tant de notaires qui se font remplacer auprès des clients par leurs maîtres clercs, les patrons des trois principaux restaurants du boulevard ne s’exhibaient guère à nos yeux, même quand ils s’attendaient légitimement à des compliments sur leur cuisine ou leurs vins. Ils ne daignaient guère se montrer qu’aux seules Altesses. Je ne crois pas avoir jamais aperçu M. Bignon au restaurant portant son nom, ni M. Delhom, propriétaire du Café Anglais. Très rarement également l’œil du maître se promena, moi présent, sur les tables de la Maison d’Or. Mais l’excuse des frères Verdier, ses directeurs, était la ferveur de leurs opinions politiques. Républicains avancés, ils hantaient le soir les réunions publiques ou privées où il était dit pis que pendre de la jeunesse oisive qui dînait et soupait chez eux, à la même heure et laissait son bel argent à leur caisse. Guère visibles davantage les maîtres-queux. Je n’ai parlé qu’au seul Dugléré, du Café Anglais, qui a donné son nom à une sauce, mais qui, du reste, eût paru médiocrement flatté de mon suffrage approbateur de ce condiment, sa figure glabre et grave ne s’éclairant que lorsque je le complimentais sur son flair en fait de tableaux. Ce qui était justice, car ayant fait de mauvais placements (c’était bien la peine d’avoir servi chez Rothschild), il put combler son déficit par la vente d’une partie de ses toiles de maîtres. En réalité, les dîneurs ordinaires étaient seulement en contact avec les maîtres clercs, autrement dit les maîtres d’hôtel : au Café Anglais, Ernest ; à la Maison d’Or, Joseph ; chez Bignon, Henry. Ces deux derniers formaient entre eux un contraste absolu. Henry était gras, tout rond, toujours souriant avec des yeux saillants, de grosses lèvres gourmandes. Et le geste lent et moelleux par lequel il répartissait la sauce le long d’une barbue au vin rouge ou sur un filet Richelieu inspirait l’envie de manger le maître d’hôtel par surcroît. Rien que de le voir donnait de l’appétit aux plus dyspeptiques. Joseph, était un pauvre être menu, voûté, piteux, miteux. Il portait un plat comme si c’était le diable en terre. Si les frères Verdier gardèrent toujours ce rabat-joie qui semblait avoir été engagé au Père-Lachaise, c’est parce qu’il était le type du serviteur attaché jusqu’au fanatisme à la maison, où il trimait, sur ses jambes cagneuses, de sept heures du soir à sept heures du matin. Ah ! il l’aimait bien, sa Maison d’Or ! Mais la personnalité la plus imposante des trois, c’était Ernest, le maître d’hôtel du Café Anglais, un grand et bel homme, distingué à sa façon. A le voir, avec sa serviette, débarrasser augustement une table de ses miettes de pain, on l’eût pris pour un maître de maison s’occupant à dresser un nouveau serviteur. En ce temps-là, où le représentant du pouvoir central dans un arrondissement de France était quelqu’un au point de vue mondain, le mot d’Aurélien Scholl : « Cela me gêne d’être servi par ce sous-préfet », classa Ernest. Si nous n’allions pas jusqu’à l’appeler monsieur Ernest, pour n’être point confondus avec les garçons sous ses ordres, c’était bien juste. Bien entendu, sur le boulevard, dès les premières chaleurs, la clientèle se raréfiait à tous les repas. Elle ne se portait guère vers l’est de Paris, au restaurant de la Porte-Jaune, à Vincennes. L’immense majorité adoptait les restaurants des Champs-Élysées et du bois de Boulogne qui, en hiver, comme l’a dit le patron de l’un d’eux, devait compter exclusivement sur les adultères pour nouer les deux bouts. Ledoyen, Laurent, le Moulin-Rouge ont gagné des fortunes au cours des longs étés rémunérateurs et à bon droit, car la cuisine y était aussi savoureuse que sur le boulevard. De plus, pour les dîneurs dans le jardin, sous les arbres, c’était une fête des yeux que de les lever, à l’heure du dessert, dans la direction des fenêtres des cabinets s’ouvrant presque toutes à la fois. D’en bas, la tête dressée, nous passions la revue des dîneuses, qui venaient s’accouder au balcon. Nous les reconnaissions, malgré l’ombre où leurs têtes se trouvaient plongées, à la faveur des bougies ou d’une cigarette allumée exprès par elles pour se faire identifier. Invisibles pour les amants restés au fond du cabinet, nous adressions aux « belles petites », l’hommage de cette télégraphie sans fil, surtout sans fil de la vierge, qui consiste en deux doigts promenés le long des lèvres, et d’être récompensés par des sourires faisait bondir nos cœur ingénus. En sortant de chez Ledoyen, Laurent, du Moulin-Rouge, on se portait vers le cirque des Champs-Élysées, Mabille, le Château des Fleurs. Au contraire, les restaurants du bois de Boulogne, le Pavillon d’Armenonville, la Cascade accaparaient les dîneurs toute la soirée. Sous leurs épais ombrages, nous aspirions le chalumeau des sherry gobler, charmés par des sonorités de piano accompagnant des valses dans la grande salle du premier. Enfin, plus loin encore, c’étaient, toujours en poussant vers l’ouest, le bout du monde pour Nestor Roqueplan, c’est-à-dire les fortifications passées, le restaurant de Saint-Cucufat, les étangs de Ville d’Avray et surtout le Pavillon Henri IV de Saint-Germain. Tout le long de cette terrasse nous passions en revue, lorgnettes en main, les quatre coins de Paris, de Montmartre à Montrouge, de Neuilly à Saint-Mandé. Je dirai plus tard un mot sur la soirée de Mai 1871 où, de cette terrasse, je t’ai vu flamber, hélas ! O Paris, gai séjour de plaisir et d’ivresse !
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Les Soupers. A MINUIT SONNANT COMMENCE LA FÊTE. – LES JOIES DE LA SALLE COMMUNE. – LE BOUTE-EN-TRAIN FUTUR COMMUNARD. – LE HELDER. – LE CAFÉ AMÉRICAIN ET SON PATRON. – COMMENT ON FINISSAIT LA SOIRÉE. Et au sortir de ces dîners ? Au sortir de ces dîners les intrépides allaient souper. Où ? Comment ? Ecoutez ces paroles de Meilhac et Halévy, musique d’Offenbach, dans la Vie Parisienne, opérette. On est au café Anglais :
C’est ici l’endroit redouté des
mères,
L’endroit effroyable où les fils mineurs Font sauter l’argent gagné par leurs pères Et rognent la dot promise à leurs sœurs. Suit le tableau :
A minuit sonnant commence la fête
Maint coupé s’arrête. On en voit sortir De jolis messieurs, des femmes charmantes Qui viennent pimpantes Pour se divertir. La fleur du panier, des brunes, des blondes, Et, bien entendu, des rousses aussi. Les jolis messieurs sont de tous les mondes, C’est un peu mêlé ce qu’on trouve ici. Tout cela s’anime et se met en joie. Froufrou de la soie Le long des couloirs. C’est l’adagio de la bacchanale Dont la voix brutale Gronde tous les soirs. Rires éclatants, fracas du champagne, On cartonne ici, l’on danse là-bas, Et le piano qui grince accompagne Sur des airs connus d’étranges ébats… Le bruit monte, monte et devient tempête. La jeunesse en fête Chante à plein gosier. Est-ce du plaisir ou de la folie ? On parle, l’on crie Tant qu’on peut crier, Quand on ne peut plus il faut bien se taire La gaîté s’en va petit à petit ; L’un dort tout debout, l’autre dort par terre, Et voilà comment la fête finit. Quand vient le matin, quand paraît l’aurore On en trouve encore, Mais plus de gaîté. Les brillants viveurs sont mal à leur aise Et dans le Grand Seize On voudrait du thé. Ils s’en vont enfin, la mine blafarde Ivres de champagne et de faux amour Et le balayeur s’arrête, regarde Et leur crie : « Ohé, les heureux du jour ! » Ce rondeau donne l’impression que nous étions restés des collégiens qui, libérés de la classe, se précipitent dans le brouhaha de la récréation. Nous continuions dans nos soupers avec nos « rires éclatants » dans « le fracas du champagne », cris « tant qu’on peut crier ». Et quelle joie, quelle fierté d’être des noctambules, nous qu’on avait fait coucher pendant huit ans dans la geôle des dortoirs de neuf heures du soir à cinq heures du matin ! Les drôles de bonshommes que nous étions ! Et si inconséquents ! Ainsi, tenez, nos compagnes de fondation étant professionnellement belles de nuit également, nous tenions certes à ce qu’elles ne fussent pas des « trumeaux » et il ne nous déplaisait pas de leur connaître pour fournisseuses Mmes Laferrière et Virot, mais ce que nous leur demandions avant tout c’était la gaîté, assourdissante, tapageuse. Nous mettions notre orgueil ingénu à être les rois du Paris endormi, tant que les sergents de ville ne nous flanquaient pas au poste pour avoir répondu par le défi de nos ohé ! ohé ! à leurs injonctions d’avoir à modérer nos turbulences. Avec l’Exposition de 1867 on en vit bien d’autres. Elle ouvrit à deux battants les portes des salles communes jusque-là réservées aux déjeuners et aux dîners. Ce vacarme cosmopolite et quotidien fit la fortune de deux restaurants, le Helder, au coin de la rue de la Michodière, et le café Américain, primitivement dénommé Peters, à l’entrée du boulevard des Capucines. Le Helder ! Ce qu’on y a braillé, vociféré ! Ce qu’on s’est cogné dans son escalier (vous verrez à mon chapitre « duels » que j’en ai su quelque chose) et ensuite dans la salle où les ivrognes se colletaient avec ce colosse d’Auguste, le maître d’hôtel ! Et ces retentissantes provocations précédant les pugilats entre bandes hostiles, commencés dans la salle, continués dans l’escalier, terminés au commissariat de police le plus voisin. Donc par quel miracle, au Helder, Henri Havard parvenait-il quelquefois à se faire entendre ? Henri Havard, notre aîné de quelques années, fils d’un riche négociant des environs de la Tour Saint-Jacques, avait la manie de parler en public. Sa mine fleurie, l’aménité de son sourire et de ses façons, la douce insistance avec laquelle soudain dressé, les poings sur la table, il réclamait son droit « à dire quelques mots à l’aimable société » assurèrent un auditoire, au moins intermittent, à ses calembredaines, à ses apostrophes truculentes et inoffensives, jetées aux soupeurs pris par lui comme plastrons. Par quoi il fut le précurseur de ces deux joyeux farceurs de la troisième république : Ravaud et Bertrand. Henri Havard restera pour moi un problème dont je n’aurai oncques la clef. Cet homme, dont les improvisations du Helder ne laissèrent jamais filtrer un mot de politique antisociale, a été transporté à Nouméa pour avoir commandé un bataillon de fédérés jusqu’à la Semaine sanglante. Est-ce son étrange besoin de placer de la faconde qui le perdit ? Le Helder aura-t-il été le tremplin d’où il passa sur une estrade de réunion publique pour frayer avec les pires ennemis de la société ? c’est, encore un coup, pour moi un mystère. Ce qui est certain c’est qu’à une dizaine d’années de là, je le rencontrai au Salon de Sculpture où, en sa qualité d’inspecteur des Beaux-Arts, amnistié non repentant, il prenait des notes sur un calepin qu’il remit dans la poche d’une redingote ornée de la Légion d’honneur. Ce fut lui qui me battit froid le premier. Le café Américain, qui eut plus tard l’honneur de servir de lieu de réunion à ce groupe des Faucheurs où passèrent tant d’as de la littérature et du pinceau, dut sa prospérité tout au moins à ses débuts, à l’habileté de sa direction. Lucien Clandon eut ce mérite peu fréquent, chez un patron, de mettre lui-même la main à la pâte. Comme un simple maître d’hôtel, il allait de groupe en groupe de soupeurs, courbé, souriant, essuyant une table, demandant « si l’on était bien » et, que la réponse fut ou non négative, se retirant souriant et courbé. C’était de plus un bon pince-sans-rire, ce qui ne nuit pas avec une clientèle de jeunes gens à la coule. Nous admirions notamment son imperturbable sang-froid les soirs où il était pris en train de pratiquer sur les chiffres d’une addition l’inflation financière si justement stigmatisée aujourd’hui. Le tout était d’avoir de la défense. J’arrive une nuit seul du bal de l’Opéra dans la salle commune où je savais retrouver des amis. Ceux-ci étant déjà servis je demande pour moi une tranche de bœuf à la mode froid. On me la sert. Vient, à son heure l’addition : onze francs. Ce chiffre ne vous fait pas sauter, jeunes gens de la présente noce, mais à cette date où un franc valait son prix, j’avais le droit de mander Lucien à ma barre. L’accusé s’amène souriant, courbé. D’un geste du doigt, je lui désigne les deux jambages du chiffre onze et je me tais. Lucien, après une courte réflexion, émet : - Voulez-vous neuf francs ? Sur mon hochement de tête négatif, il ne s’obstine pas, lâche successivement, 7, 6, 5, 4. Pour un peu ce serait lui qui me devrait. Je transige pour trois francs cinquante et il quitte notre groupe, souriant et courbé, pour se répandre dans le reste de la salle. Fit-il pas mieux que de marchander ? Il était bien avancé si toute ma bande avait filé de sa boîte en entraînant d’autres déserteurs. Son esprit de conciliation nous faisait aussi la faveur de tenir pour équitables nos appréciations sur sa cuisine. Un soir où nous nous trouvions dîner au rez-de-chaussée de son café, il était en train, près de nous, de manger en famille. On nous sert un poulet qui sent très fort. Nos violentes protestations appellent vite Lucien à notre table. Sans un mot, sans un geste, il fait rapidement remplacer la volaille malodorante par un pâté qui joue le rôle de valeur d’échange. Après quoi, lui-même relègue le poulet sur une table tout au bout de la salle et regagne sa place, souriant et courbé. Comme nous allions partir, il revient à nous. Evidemment cela le chiffonne de perdre un poulet. Il désire avoir le cœur net de notre réclamation et de sa valeur. Humblement il interroge : - Alors, vous avez vraiment trouvé ce poulet… - Ignoble, interrompons-nous d’une même voix coupante. Lucien n’en demande pas davantage et désignant la table où le poulet au rebut attend son sort : - Vous mangerez cela à la cuisine, ordonne-t-il au garçon avec douceur. Comme plus d’un homme d’esprit, Lucien Claudon s’avéra idiot avec les femmes qui « faisaient » les cabinets chez lui. Il les paya royalement, leur addition en sus. Celle-là peut être dans le nombre, qui une nuit confia à l’un de nos amis que nous appelions « l’Amiral », parce qu’il était intéressé dans une affaire de mouches sur la Seine. - Ma fin de semaine n’a pas été mauvaise. J’ai « fait » cinq messieurs : trois ici, un chez moi, un chez lui. Toute une matinée à être tranquille. J’ai pu prendre deux verres d’eau de Pulna hier matin. Et maintenant, quand j’aurai confessé que j’ai soupé pendant dix ans plus souvent qu’à mon tour, n’allez pas croire que j’ai fait à moi tout seul la fortune des restaurants de nuit. Dans l’ensemble, à part trois ou quatre fois par an où j’ai eu à payer une addition un peu salée, j’ai soupé bon marché dans les « cabarets » chers. J’ajouterai que beaucoup de mes camarades ont fait comme moi. L’exemple partait de haut et de la Haute. Caderousse lui-même, l’immortel Caderousse, arrosait des œufs brouillés au jus, une tranche de jambon froid et une tranche de gruyère, avec du « Château-Chatou » et même de l’eau rougie. Coût : 10 à 12 francs. Même à ce compte-là, la dot des sœurs permettait encore aux fins de mois de venir un peu en aide aux sacripants de frères. Et encore sacripants ? Au 6 de la Maison d’Or, le plus vaste cabinet de la maison et toujours plein, si nous ne pouvions pas obtenir des garçons qu’ils fermassent les rideaux des fenêtres donnant sur le n° 2 de la rue Laffitte, formant le coin du boulevard, nous sûmes plus tard pourquoi. En face demeurait lord Hertford, richissime anglais neurasthénique, qui n’avait qu’un plaisir, celui de braquer clandestinement une lorgnette et de regarder ce qui pouvait se passer dans le cabinet. Eh bien, sa curiosité a été le plus souvent déçue. Nous étions d’ordinaire aussi convenables de tenue la nuit que dans la plupart des salons mondains de cinq à sept.
MON PREMIER SOUPER.
Souvenir encore présent ! Au jour de l’an suivant ma sortie de collège, j’ai eu vite fait de régler par la pensée l’emploi de mes cinquante francs d’étrennes. Ils passeront sous la forme d’addition d’un souper un peu chic. Trois camarades, Pierre, Guy et moi ayant formé le même dessein, un quatrième, Emile N… notre aîné, se chargea de retenir le cabinet à la Maison d’Or. Il nous demanda seulement vingt-quatre heures pour rabattre quatre femmes suaves. Le délai est accordé. Au jour dit nous sommes exacts. Les soupeuses rabattues et qui nous font marronner auraient aussi bien fait de rester chez elles. Pas une suave sur les quatre. Toutes communes comme pain d’orge. Ma voisine de gauche confie à toute la table qu’elle a un œil de perdrix qui lui « élance ». Le temps qu’elle prend à se déchausser pour le montrer et à se rechausser, l’isolant de toute expansion de ma part, je me retourne sur ma voisine de droite. Celle-ci n’attend même pas le potage pour m’entretenir d’une facture en retard chez son coiffeur. Quant à m’occuper des deux dernières invitées d’Emile N… ; il est un peu tard. Pierre et Guy, qui ne sont pas difficiles, déjà aiguillés vers ces laissées pour compte me les masquent. Que faire ? Un souvenir me vient à l’esprit. Je tiens d’Emile N… que, quelquefois, des femmes suaves filent volontiers d’un cabinet où elles ne se plaisent pas et vont se laver les mains pour se distraire. Je file dans la direction du lavabo. Une merveilleuse blonde en robe de bal m’a devancé. Je brûle de lui dire deux mots décisifs, mais elle m’impose par son chic et je n’ose pas regarder plus haut que les bagues de ses mains trempant dans la cuvette. Tremblant tout, ému, je balbutie : « Voulez-vous mon savon, mon sa… mon savon ? » Elle n’entend rien… Aurai-je parlé trop bas et devrai-je me borner à observer l’effet de la mousse sur ses doigts de déesse ? Allons. Un peu de cœur. Je répète plus haut mon offre de sa…, de sa..., de savon qui la fait se retourner. Elle me regarde ébahie et se fiche à rire. Et de quel rire ! sonore, incoercible, entendu des maîtres d’hôtel, des garçons, des soupeurs qui traînent dans les couloirs. Je plonge la tête dans la cuvette pour n’être pas vu. Quand je la relève, nouvelle poussée d’hilarité de la belle, lorsque ne sachant comment la tenter encore, je lui glisse éperdument : « Donnez-moi seulement votre adresse, mon ange blond. J’ai vingt-cinq louis à vous offrir pour que vous vous achetiez… » Je n’ai pas le temps d’énoncer une emplette. Sur le seuil d’un cabinet entr’ouvert, une voix d’homme du Sud roulant les r a retenti : - Rrrentrez dans le cabinet ou adieu pourr toujourrs ! Silencieuse, mon bel ange blond se coule, s’efface, la porte du cabinet se referme bruyamment… Mon cœur se brise. A l’aide de ma description de la belle blonde aussi et de l’homme du Sud, en rentrant dans le cabinet, les quatre invitées ont pu me nommer mon adorée. Elle s’appelait Zélie Herr. A huit jours de là, la tempête soulevée dans mon cœur autour du lavabo de la Maison d’Or ne s’était pas apaisée. J’avais toujours mes vingt-cinq louis, l’adresse de la belle et je me proposais un beau matin d’aller lui présenter dans l’après-midi mes hommages les plus empressés, lorsque mes yeux tombèrent sur ces quelques lignes imprimées dans un journal du boulevard : « Une jeune Parisienne très connue, Mlle Zélie…, a été hier victime de l’imprudence avec laquelle, au moment de se mettre au lit, elle approcha une bougie trop près de sa chemise de nuit. Enveloppée par la flamme avant qu’on ait pu lui porter secours, elle est morte dans d’atroces douleurs. » Vous admettrez que ce fait divers jette encore aujourd’hui une ombre sur le souvenir de mon premier souper.
PLACE DE LA ROQUETTE.
L’un de nous, vers sept du matin, au sortir d’un restaurant eut ce mot « Comment allons-nous finir notre soirée ? » de noctambule enragé. Ce jour-là la bande se coupa en deux moitiés s’orientant l’une vers la Vacherie du bois de Boulogne, où nous avalions du lait non baptisé, délicieusement crémeux, l’autre vers la place de la Roquette où il y avait une exécution. Je fus de cette moitié. S’il est vrai que mes amis et moi n’admettions pas, comme d’autres bandes, qu’on pût convier des femmes à voir couper des têtes, même des pires gredins, tout de même, pour ne provoquer que des émotions masculines, ce spectacle n’en restait guère plus édifiant. Notre « curiosité malsaine » comme on dit, avait le grand tort de mettre nos habits noirs et nos cravates blanches en contact avec le bourgeron des enfants du peuple, lesquels faisaient un crochet avant de gagner l’atelier pour voir, comme nous, décoller un Dumollard ou un Philippe, tous deux assassins de bonnes, et deux ou trois autres coquins dont j’ai oublié les noms glorieux. Henri Monnier, dans son récit pittoresque d’une exécution capitale, campe un affreux gamin sur une branche d’arbre, narguant le garde municipal qui s’évertue d’en bas à le déloger. Nous ne valions guère mieux que ce titi déjà antimilitariste qui vitupère les soldats chargés de maintenir l’ordre autour de l’échafaud. Comme le condamné nous jouait quelquefois le tour de se faire attendre, nous trompions notre impatience par un échange déplorable de facéties macabres dont on riait nerveusement. Par exemple, cette réclamation de l’affreux Jean Hiroux devant le seau où doit tomber sa tête. « On y a mis du son, c’est pas juste. J’ai droit à la sciure de bois. » Ou, dans une note un peu moins peuple, le « pas de chance » d’un comte de Richepin, qui n’ayant plus ni parents ni amis, exécuté pour un crime dont il n’est pas l’auteur, lègue sa fortune au bourreau, lequel, dans son attendrissement, s’y prend à trois fois pour couper la tête de son bienfaiteur. Un jour, nous avons lié conversation avec une femme à qui j’avais facilité le moyen de bien voir en lui cédant ma place. Cette personne d’un cinquantaine d’années, qui avait les restes d’une beauté sévère, pendant tout le spectacle ne bougea ni ne parla, ne perdit pas un détail. Comme elle s’en allait lentement, après m’avoir remercié, je m’enhardis à lui demander pourquoi elle s’était si vivement intéressée à cette représentation. Elle ne se choqua pas de ma question et, pour moi comme pour mes camarades groupés autour d’elle gravement, elle fit une courte déclaration biographique dont je me rappelle exactement les termes : « Je suis Hongroise, j’étais mariée depuis un an quand éclata chez nous, à Pesth, une insurrection contre l’Autriche. Mon mari, en faisait partie, il fut pris et fusillé. J’allais être mère : la secousse que j’éprouvai fut telle que l’enfant ne vint pas au monde. N’ayant pas eu le bonheur de mourir en même temps que lui et forcée de fuir mon pays, je vins me réfugier à Paris avec quelques-uns de mes compatriotes, mes parents, les comtes Bathyany et Szemeré. Ceux-ci espèrent que l’empereur Napoléon III fera pour la Hongrie ce qu’il a fait pour l’Italie. Moi, je n’espère rien. Je vis seule avec mes souvenirs, mais ils sont si cruels que souvent ma raison m’échappe et qu’une force, que je ne puis maîtriser, me fait rechercher tous les spectacles horribles… En vous quittant, je vais aller à la Morgue. Elle nous raconta ces choses dans un petit café qui venait de s’ouvrir et où elle accepta une tasse de café d’ailleurs épouvantable. Après quoi nous la déposâmes devant cette Morgue dont un pâle voyou a dit alors dans un dessin de Cham : « Elle était bien triste aujourd’hui. J’en sors, il n’y avait personne. »
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Monsieur et l’amant de cœur. MONSIEUR ET SA FONCTION. – DEUX TYPES D’AMANTS DE CŒUR. – L’ENGAGÉ AUX CHASS’D’AF. Le monsieur que je n’ai pas connu, c’était l’amant des femmes qu’Emile Augier, dans une de ses meilleures pièces, appelle les Lionnes pauvres. Pour parler plus crûment, les bourgeoises mariées qui se font entretenir. Le mari était quelquefois un brave homme. Celui de la pièce d’Augier, quand il apprend son déshonneur, en meurt de douleur et de honte. J’ai aussi ouï parler de deux autres qui firent regretter aux amants magnifiques de leurs femmes de ne s’être pas exclusivement consacrés aux cocottes. L’un de ces deux-là reçut une série de coups de pied dans les reins qui lui firent dégringoler vingt marches d’un escalier, l’autre une balle dans le ventre. Ces deux désagréments n’ont pas dégoûté des lionnes pauvres les imbéciles flattés, même s’ils ne le crient pas par-dessus les toits, d’être « distingués » par une femme mariée. D’astucieuses proxénètes ont exploité cette enfantine vanité. Une après-midi, dans une maison de rendez-vous où je flânais avec deux camarades, une petite brune, en nous voyant, retint un cri. Elle nous reconnaissait pour nous avoir vus dans je ne sais quel bastringue ou restaurant et, la tenancière sortie, nous demanda de ne pas la trahir : « Ici, nous confia-t-elle, je suis la femme d’un notaire de Pontoise. » Tout mari loyalement complaisant connaissait son devoir. La galerie pouvait le croire parti pour les antipodes sans esprit de retour, tant il prenait soin de s’effacer. En revanche, parfois, l’entreteneur tenait à ce qu’il s’exhibât à certaines occasions pour sauver les apparences, si la haute position, dans le monde ou dans les cours de l’Europe l’exigeait. Le Monsieur qu’un vilain terme d’argot désignait autrement en adjoignant l’épithète « sérieux » a mérité d’ordinaire cet adjectif, car dans la gestion des intérêts de la demoiselle il apportait non seulement de la ponctualité, mais de la délicatesse. Laissant les yeux de la déesse planer au-dessus des détails matériels de l’existence, il remettait, le premier du mois, une somme fixe comportant les affectations ordinaires d’un budget de jeune femme mariée : tant pour la toilette, tant pour les gages des gens, tant pour les menus plaisirs. Dans le courant du mois il grondait peut-être mais paternellement s’il était invité à faire une avance sur la deuxième quinzaine, et il était tout à fait heureux de dire : « A la bonne heure, tu deviens sage », quand la belle ne lui avait rien demandé le reste du mois, le déficit ayant été comblé par une amie momentanément riche ou par un quelconque coadjuteur. Monsieur, par ailleurs, jouissait pleinement du droit de se considérer chez lui chez elle. Il en avait la preuve tangible comme unique possesseur de la clef. Vous vous doutez que celle-ci a été quelquefois inopérante de par le jeu naturel de la concurrence entre deux ou plusieurs galants, quelques-uns dans le type de mon camarade de collège Bichet, un enfant de la Franche-Comté comme Pasteur, et sensiblement moins génial. Un jour où je le rencontrai, après notre sortie de collège, ce gros homme distingué comme un fort de la halle, et en plus doté par la nature d’un tic nerveux impressionnant, me pria de m’asseoir devant un café. Il tenait à me conter ce qui lui arrivait avec une forte blonde, sa bonne amie femme très à la mode, qui s’appelait Caroline Hassé. - J’ai sa clef depuis hier, me fit-il savoir avec un clignement d’œil malin accompagnant son tic. Seulement, elle ne va pas dans la serrure de la porte. Ça m’a empêché d’entrer et je n’ai pas voulu frapper pour ne pas faire du potin dans la maison. Je suis empoisonné. Il tire la clef de sa poche, souffle dedans, m’invite à faire de même, n’attend pas mon opinion, formule : - Ce n’est pas de la poussière qu’il y a dedans, ni des grains de tabac. Je n’y comprends rien ! Et il me quitta pour aller en face, chez un serrurier, d’où il revint m’apprendre que c’était la serrure qui avait tort. Jamais il n’incrimina à ce sujet sa chère Caroline qui, touchée de le voir se contenter de rares faveurs dans l’après-midi, mit tout un semestre à lui manger les quatre sous qu’il avait. Qu’il fût jeune, vieux ou simplement mûr, « Monsieur » ne riait que du bout des lèvres dans nos dîners ou nos soupers au restaurant ou chez « l’amie ». D’abord, chez celle-ci, il avait fort à faire, ne serait-ce qu’à constater si tout se passait comme il l’avait réglé, depuis le protocole des places à table jusqu’aux moindres détails du service, mais il n’allait pas jusqu’à orienter des conversations languissantes vers tel ou tel sujet plus intéressant, tant il était soucieux de paraître un simple invité. Un monsieur, qui fut un vrai type dans ce rôle délicat, s’appelait le comte Lavachoff, boyard, homme de bien et de sentiments élevés, qui s’était donné la tâche de réhabiliter Mathilde Lasseny, dont je reparlerai au chapitre opérette. Cet apostolat, inspiré en partie par la lecture des romans russes, lui coûtait plus que n’ont rapporté Résurrection et Crime et Châtiment à Tolstoï et à Dostoïevsky. Lasseny, gamine de Paris, amusante au possible, se laissait mener par lui sans trop d’humeur dans la voie du salut, quitte à blaguer son rédempteur, de préférence devant le monde. C’est ainsi qu’un jour, à dîner, chez elle, elle l’interpella : « Mon cher comte » et elle épela lettre par lettre C O M P T E. Le comte esquissa un sourire vague et mit son nez dans son assiette, mais ni cette facétie et d’autres du même tonneau ne le détournèrent de sa mission, que le jour où une pluie de papiers timbrés expédiés à Paris par des huissiers moscovites, le rappela à Saint-Pétersbourg. En principe, même refroidi sur les attraits de madame, même tenté d’apprécier de près ceux d’une remplaçante éventuelle, Monsieur prenait rarement l’initiative du lâchage. Question d’habitudes, de pantoufles à déplacer et aussi d’une bonté d’âme rarement récompensée. Le cœur de mon ami S. V… avait cessé de battre depuis longtemps pour A. M…, qu’il entretenait largement, quand survint le siège de Paris. S…, qui y restait comme mobile, envoya A. M…, à Nice s’installer confortablement avec sa respectable mère. Or un soir, après dîner, de bons camarades, dont moi, nous amusâmes à un petit jeu de société que le siège suggéra. Bloqués hermétiquement, ne recevant aucune nouvelle de la province, mais pouvant correspondre avec elle au moyen des pigeons voyageurs, nous imaginâmes de faire écrire à S… une lettre où il racontait à l’absente avoir su par des prisonniers allemands des détails précis sur sa fidélité, lui permettant de conclure : « Nous ne sommes plus ensemble ». Le siège fini, A. M… bondit par le premier train dans Paris, courut se jeter aux pieds de S… et reconnut humblement les coups de canif de la Côte d’Azur. S… la releva, lui pardonna à raison de sa sincérité, sécha les larmes avec quelques billets de mille et, le lendemain, se mit avec une femme honnête moins chère et guère plus infidèle qu’A. M… Au prix où se payait déjà une toilette et des diamants, le règne de « Monsieur » n’avait pas la durée de celui de Louis XIV, quelquefois donc il fallait passer la main. Généralement cette transmission des pouvoirs se faisait sans grande secousse, mais d’autres fois, quand « Monsieur » avait Madame « dans le sang », il consentait douloureusement à rétrograder, devenait alors amant en second, et c’est lui que la femme de chambre fourrait dans les placards, abris inconfortables réservés, d’ordinaire, à l’amant de cœur, personnage nettement distinct de Monsieur et de l’amant en second. L’amant de cœur était le favori (à moins qu’ils ne fussent plusieurs) préférés). Madame n’acceptait de l’amant de cœur que les « cadeaux, éventails, flacons, sachets » et, aux heures, de liberté, la balade, à savoir les dîners dans les restaurants où l’on se rend chacun de son côté et très tard pour n’être pas reconnu, et suivis de la baignoire du fond dans un petit théâtre. Ce n’était pas toujours une économie d’être amant de cœur aux yeux du moins d’Eugène Chavette le jour où il rima cette courte fable :
Un jeune homme fort opulent
Faisait la noce avec des dames Si bien qu’il devint indigent.
MORALITÉ
Ne donnez pas d’argent aux femmes ! Monsieur, amant en second, amant de cœur, j’ai connu une personnalité originale qui fut les trois : Xavier Feuillant, fils d’un riche bourgeois de Paris, qui, après avoir marié ses deux filles dans la meilleure noblesse, était mort trop tôt pour surveiller l’instruction et les premiers pas de son fils dans la vie. Ayant, sous le toit familial, de bonne heure lassé la patience de quatre ou cinq professeurs, fourré ensuite dans des pensions, où il apprit d’après ce qu’ont dit ses meilleurs camarades, tout juste à lire l’imprimé, Xavier, une fois jeté sur le boulevard, au bout d’un an de fête, dut s’engager aux chasseurs d’Afrique, où il atteignit aux galons de maréchal des logis, car il ne boudait pas devant un Arbi. Paris le retrouva débarrassé de l’uniforme. Il avait hérité et fut alors très chic, étonnant même de vieux « lions » et dandys par sa maîtrise à cheval au Bois ou dans un steeple et aussi par le choix de ses maîtresses. Je dis « choix » à dessein, car il était de ceux qui peuvent jeter le mouchoir où ils veulent, certain qu’il y aurait des crépages de chignons entre concurrentes pour le ramasser. Joli garçon, bien pris dans sa petite taille, il possédait en outre la faculté, précieuse avec des femmes oisives et sans cervelle, de s’occuper d’elles depuis le matin jusqu’à la nuit très prolongée. Il évitait de leur faire jamais la lecture, même dans l’imprimé, mais, toujours aux petits soins pour elles, il leur apportait le tabouret le mieux rembourré, leur entassait des coussins derrière le dos avec une importunité qui les flattait. Un soir (je saute quelques années) je venais de bâcler pour Hortense Schneider, au cours d’un souper d’amis avec elle chez Bignon, un quatrain où ma galanterie se gardait de la confondre avec sa camarade des Variétés Silly, sa bête noire. Feuillant se pâme de confiance sur ma poésie, fait venir le chasseur du restaurant et commande : - Allez m’acheter un mètre de satin blanc, tout ce qu’il y a de mieux. C’est pour écrire des vers dessus… Filez vite ! Et prenez la voiture de Mme Schneider. Retour du chasseur. Pour être plus sûr de réveiller un passementier il s’est adjoint ses collègues du Café Anglais et de la Maison d’Or. Tant pis pour ces messieurs et ces dames qui ont pu avoir besoin d’eux dans ces trois restaurants. Monsieur Feuillant avant tout ! Feuillant le couvre d’or. L’homme parti, il s’en va dans un coin déplier le satin blanc, l’étale, le lisse dévotement et au moment où il revient pour me tendre un porte-mine en or afin que j’écrive mes vers, la grande duchesse de Gérolstein attendrie a le temps de nous dire : « A-t-il des attentions, cet animal-là ! » Plus difficile à psychologuer, Edmond de Lagrené, fils du premier ambassadeur que la France ait envoyé en Chine. Intelligent et lettré, charmant de visage et de tournure, pour ces causes déjà il aurait pu faire un riche mariage, par surcroît, sa noblesse était de vieille date quoi qu’on puisse inférer de son prosaïque nom patronymique, de Torchon. Enfin il était de la Carrière, apport apprécié dans une corbeille. Eh bien, cet homme envié pendant plus de dix ans par tous ceux qu’attirait l’odor di femina a plus souffert par l’amour que le plus difforme et le plus idiot des déshérités de la vie. Pourquoi ? parce que n’étant pas assez riche pour être « Monsieur », il ne pouvait se résigner au rôle secondaire de l’amant à qui la soubrette dit : « J’assure à Monsieur que Madame n’est pas là », alors qu’il venait de voir une canne dans le porte-parapluie de l’antichambre. Lagrené pestait contre les bienséances qui lui interdisaient « d’accuser le coup », mais il en avait pour toute la journée à être insupportable. Quand « Monsieur » était malade ou en voyage, n’étant pas, lui, en état de faire assez bien les choses pour prendre l’intérim, il était jaloux de quiconque approchait la bien-aimée. Si elle était actrice, du directeur, du régisseur, des acteurs, des pompiers de service. Seul avec elle, implacable juge d’instruction, il la torturait de questions, la condamnait sans l’entendre. Elle se fâchait, le mettait à la porte, il rentrait par la fenêtre, demandait pardon et recommençait le lendemain à se mordre les poings, à pousser des hurlements, pendant que l’ « amie » se passait méthodiquement de la pommade raisin sur les lèvres. Il va de soi qu’ayant mangé son argent et ruiné son crédit, il lui fallut quitter Paris et son poste au Quai d’Orsay pour des résidences éloignées du papier timbré parisien. Il fut consul dans un poste de l’Amérique centrale, sur un haut plateau où manquait l’air respirable. Très vite il rentra à Paris, déjà mûr, mais encore miroir à cocottes. Distingué par la V…, hétaïre très en vue, il lui fit une scène dès le premier chapeau masculin trouvé dans l’antichambre. Une heure après, appelé dans un moment d’expansion Gustave au lieu d’Edmond, il cria, tempêta, fut mis à la porte et vint sangloter chez moi, longuement. Ce jour-là je tâchai de lui donner assez de courage pour ne plus mettre les pieds chez la « perfide » et chercher autre part une âme un peu plus digne d’être la sœur de la sienne. Il m’avoua franchement son éloignement invincible pour les femmes qui ne le faisaient pas souffrir. Et je dus renoncer au rôle généralement ingrat, quand on n’en profite pas, de consolateur. Pauvre Lagrené ! j’ai toujours eu pour lui, une grande pitié, surtout plus tard quand, ayant trouvé dans les romans russes des types d’hommes de son espèce, je me suis rappelé l’origine slave de sa mère. Que faisaient Monsieur, l’amant en second et l’amant de cœur une fois décavés jusqu’au dernier louis ? Le plus souvent, c’était chic de s’engager aux chasseurs d’Afrique et de se raconter pendant ou après à un camarade. Exemple cet échange d’épîtres :
TOTO A TUTUR
Au tripot, quand déjà l’aurore A travers les rideaux brillait, Quand j’eus dit – je me vois encore Avançant mon dernier billet – « J’en prends une », un sombre Bulgare Abattit neuf sur mon enjeu Puis il alluma son cigare Et partit sans m’offrir du feu… Maintenant je fais triste mine, Ami, sous ce ciel africain Qui fait éclore la vermine Et donne à manger au requin. Perdu dans ce pays sauvage Ou « Sacredié » se dit : « Allah », Le matin après le pansage, Il faut nettoyer la smalah. Esclave d’un mot et d’un signe Je rampe devant mon marchef. Et s’il me flanque à la consigne Je dois penser « Bono bésef ». Moi qui trouvais au temps prospère Le londrès bon pour les voyous, J’ai des attentions de père Pour ma pauvre pipe à deux sous… Je te griffonne, ami fidèle, Les sombres lignes que voici A la lueur d’une chandelle Du café le moins toc d’ici, Après avoir avec trois hommes, Etrangers à l’emploi du tub, Joué tristement nos consommes ; Voilà qui n’est pas Jockey-Club. C’est l’heure où brillent les croisées Du grand 6 de la Maison d’Or. Frère, au Bois, aux Champs-Elysées, Garde-t-on ma mémoire encor ? A-t-on parlé de ma détresse Aux tables du coin chez Bignon ? Réponds, Tutur, et ma maîtresse A-t-elle oublié mon prénom ? Je l’aimais bien, ma blonde infante. Et c’était mon orgueil, morbleu ! De la voir passer triomphante Autour du lac en landau bleu. Allons, fainéant, du courage. Souviens-toi de ce vieux Toto, Prends ta plume et vite à l’ouvrage ! Envoie un volume in-quarto Afin que lentement je hume, Quand ta lettre s’ent’ouvrira, Une âcre senteur de bitume, Un subtil parfum d’opéra. TUTUR A TOTO Vieux Toto, loin de nos orages Dans ton gourbi reste toujours Et laisse aller à leurs naufrages Tes amitiés et tes amours. Résigne-toi, songe à la gloire, Chasse la panthère à cheval ; Paris a lâché ta mémoire Avant la fin du Carnaval. On a vanté ta crânerie Les premiers temps. Ça va de soi. Pendant huit bons jours je parie Qu’on n’a pas fait de mots sur toi… Et puis l’on s’est raidi la fibre, Nous étions alors aux abois Il fallait songer, l’esprit libre, Aux billets de la fin du mois. Tel qui sur ta vaillante fuite S’était attendri s’égaya Et tel autre ayant pris ta suite Tous les deux on vous oublia. La bande voit des jours maussades. Nous ne sifflons plus les grands vins, Gontran est dans les ambassades. Jean dans les dragons, à Provins. Albert est maître d’équipage Chez le duc d’un nouveau duché, Pierre avait frisé l’affichage Mais sa vieille l’a décroché, Ton infante est toujours très blonde. Son landau va toujours au Bois. Dans les soupers lorsqu’elle est ronde Elle dit ton prénom des fois, Mais ce n’est rien qu’une marotte Dont elle rit quand ça lui prend. Et pourtant, dès qu’elle s’y frotte, Ce que je la rosse en rentrant !
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Les duels. MON PREMIER DUEL AVEC TOM POUCE. – APRÈS UNE RIXE AU HELDER. – A SPA ET LA PRISON DE VERVIERS. – UNE APRÈS-MIDI A COMPIÈGNE. Vers la fin du règne de Louis-Philippe, la Chambre des députés donna une matinée exclusivement consacrée aux représentants du pays et à leurs enfants, si petits qu’ils fussent. Une des attractions réservées à ces derniers était To meet to, comme disent les Anglais, c’est-à-dire de rencontrer un nain célèbre de l’autre côté du détroit, nommé Tom Pouce. Mon père, député d’Ille-et-Vilaine, m’amena à la présidence. Tom Pouce avait été hissé sur un billard, où je fus autorisé à le rejoindre. Le nain me toisa sans aménité. Tout le sang de ma cinquième année ne fit qu’un tour. Je me ruai sur lui dès que l’insolent eut dressé vers moi une manière d’aiguille à tricoter qui lui servait d’épée. Nous perdîmes tous deux l’équilibre au bord d’une des bandes du billard. L’épée se brisa dans la bagarre. Qui de nous deux eut le dessus ? L’aveugle tendresse maternelle m’entretint tout le jour de « ma victoire ». Dans mes souvenirs confus je me vois plutôt revenant avec une joue égratignée par l’aiguille à tricoter. Qui qu’il en soit, ma provocation furibonde fut jugée sévèrement par ceux des députés anglophiles présents dans la salle de billard qui, quelques années avant, avaient concédé déjà le vote humiliant de l’indemnité Pritchard à notre intermittente alliée.
A L’AGE D’HOMME.
On s’est battu beaucoup en duel sous le Second Empire, surtout à la fin. Les reprises des Trois Mousquetaires et de Vingt ans après mirent je ne sais combien de flamberges au vent. Le théâtre nous était un stimulant. Quand Mélingue accoté contre une muraille, faisant face à une meute d’assaillants avait rugi : « Dix manants contre un gentilhomme : c’est trop peu ! » les manants et les gentilshommes à la sortie sur le boulevard n’en auraient pas mené large, pour un regard croisant le nôtre de travers. Les duels au pistolet étaient assez rares : un en moyenne sur dix rencontres. J’aurai à y revenir bientôt. Très peu furent suivis de mort. L’innocuité de beaucoup inspira ce procès-verbal imaginaire d’avant combat : « Quatre balles seront échangées sans résultat. » Bien entendu, il y eut toujours un résultat dans les duels à l’épée, mais aucun n’a été mortel, sauf celui où le duc de Gramont-Caderousse tua le journaliste sportif Dillon. En tous cas pas un de ceux qui m’ont mené sur « le pré », comme combattant ou comme témoin, n’a coûté des lettres de faire-part à la famille. L’apostrophe ampoulée de J.-J. Rousseau : « Que veux-tu faire de ce sang, bête féroce, veux-tu le boire ? » eut rarement son application. Du reste, dix-neuf affaires sur vingt auxquelles j’ai été mêlé n’avaient pour origine que des vétilles. Si j’avais été alcoolique il y a beau temps que mes petits-neveux et mes petites-nièces parleraient de moi au prétérit. Ma chance a voulu que mon estomac eut de vertueuses révoltes automatiques. J’ai à peu près suivi le sage précepte de Salerne : Semel in mense ebriari, ne se griser qu’un jour par mois. Malheureusement, ce jour-là, j’avais le vin mauvais, et aussi le rhum et l’eau-de-vie et le kummel des restaurants de nuit. C’est ainsi que mon premier duel depuis Tom Pouce fut la suite d’une rixe nocturne dans l’escalier du Helder, à la suite d’un souper. Smith, mon adversaire, eut le choix des armes en vertu d’une décision prise par un arbitre que les quatre témoins désignèrent d’un commun accord, le marquis du Hallays-Coëtquen, père d’une des femmes les plus charmantes du second Empire, la baronne de Poilly. Le marquis fit comparaître les adversaires, chacun de leur côté, avec leurs témoins et nous imposa la tâche ardue, Smith ayant été éméché aussi bien cette nuit-là, de reconstituer les deux versions. Dans ma pensée, j’étais l’offensé, mon adversaire ayant le premier levé la canne sur moi, mais, comme il n’avait touché que le rebord de mon chapeau, tandis que j’avais riposté par un coup de poing dans les gencives, je perdis ma cause près du marquis. Deux balles furent échangées inutilement. Puis on se serra les mains. Finalement déjeuner avec les quatre témoins où l’on se grisa, cette fois sans résultat. A deux mois de là, dans le coupé de la diligence allant de Rennes à Dinard, alors un petit trou pas cher, j’avais à côté de moi un seul voyageur d’une soixantaine d’années, mais quel homme ! Du vif-argent coulé dans un petit corps. Après s’être colleté quelque peu avec le conducteur, il se tourne de mon côté et, sans préambule, me demande si je fais des armes. Sur ma réponse affirmative, il veut savoir le nom de mon maître. N’ayant pas pris une leçon d’escrime depuis le lycée Louis-le-Grand, je cite mon professeur d’alors, Lozès. - Une ganache, décide d’un ton sec le petit vieux. Du reste, ajoute-t-il, tous les maîtres d’armes d’aujourd’hui sont des mazettes. Pour ne pas fâcher ce friand de la lame, je me rabats sur le pistolet et je mentionne l’arbitrage du Hallays. A ce dernier nom, le petit vieux tortille sa moustache joyeusement : - Du Hallays, charmant garçon ! C’est mon cousin. Ce bon du Hallays ! Nous ne nous sommes jamais quittés dans notre temps de jeunesse, excepté quand nous étions chacun dans des garnisons au diable vauvert… Mais on se retrouvait aux jours de permissions. C’est au foyer de l’Opéra que je lui ai dit un soir : « - As-tu remarqué, Gaston, que nous ne nous sommes jamais battus ensemble ? » Il l’avait remarqué comme moi, ce brave du Hallays. Tout de suite il me proposa de nous trouver le lendemain avec deux témoins chacun à la Porte Maillot là il m’a flanqué une balle dans les reins ! J’en boite encore… Mais si vous croyez que je lui en veux ! Drôle de type ! A Hédé, à mi-route de Rennes à Saint-Malo, le conducteur qu’il avait secoué au départ ne l’ayant pas aidé à descendre, il lui dit vertement son fait, me serra la main, se nomma : « Marquis de l’Angle-Beaumanoir » et disparut clopin-clopant.
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* * Trois ou quatre ans après, devant la redoute de Spa, le soir des courses, après dîner, était-ce l’influence du champagne ou du kummel ? mais un monsieur à barbe longue, assis à la terrasse du café de l’hôtel d’Orange, échangea sans cause avec moi des propos violents. Le lendemain, rencontre au fleuret, car on n’avait pas trouvé d’épées à Spa… Singulier combat singulier ! J’ai couru, moins de danger, ce matin-là, qu’en passant dans une rue où un couvreur pourrait me tomber dessus du haut d’un toit. Léon de Dorlodot, mon adversaire, ne bougea pas d’une semelle. Avec un flegme remarquable il balança son fleuret de gauche à droite, sans s’arrêter au milieu qui était l’estomac et le ventre de votre serviteur. A aucun moment de ma vie je n’ai éprouvé plus pleinement le sentiment de la sécurité. Toutefois, étant loin de tirer comme Antonin de Ezpeleta et Féry d’Escland, nos « as » d’alors à Paris, me mis dix bonnes minutes à atteindre je ne sais quel métacarpe, ce qui fit tomber le fleuret des mains inexpertes qui le tenaient. Matinée assez agréable en somme, mais reste de journée moins folâtre. La loi belge, sévère pour le duel, coffrait, sans crier gare, les délinquants, s’ils ne pouvaient fournir une caution garantissant qu’ils se présenteront au tribunal le jour où leur affaire viendra. Notre caution était fixée à trois cents francs. Dorlodot paya la sienne et alla probablement reprendre le soir même son café à l’hôtel d’Orange, tandis que moi, complètement décavé la veille au trente et quarante, ne connaissant personne à Spa, sauf un Allemand, mon hôtelier, Müller, auquel je devais une semaine et qui avait déjà disposé de ma chambre, je fus happé par deux gendarmes, dès mon arrivée à l’hôtel, lesquels m’enjoignirent de les suivre à Verviers, la sous-préfecture de Spa, où je fus tout de suite écroué dans la prison. A première vue, ma cellule m’a rappelé les affreux arrêts de lycée pour son confort rudimentaire ; le directeur, homme pressé, ne s’attarda pas aux charmes de ma conversation et me laissa seul avec un porte-clef, un bon gros, qui me demanda à brûle-pourpoint : - Monsieur, au dîner, est-ce que tu mangeras l’ordinaire comme les autres ?... Il sera aussi assez bon pour toi l’ordinaire. Quoique excusable dans une bouche flamande, ce tutoiement m’agaçait. Je « vouvoie » pour rétablir les distances. - Avez-vous quelque chose de mieux que l’ordinaire, en y mettant le prix ? - En y mettant le prix, répète le geôlier ébahi, puis, avec une nuance de déférence : - Est-ce que tu voudrais manger à la pistole par hasard ! - Ce qui veut dire pour combien ? - Trente sous le repas. Je frémis : - Il n’y aurait pas une pistole à quarante sous ? Stupeur de mon gardien, à qui j’ai dû faire l’effet du roi Léopold venu incognito voir fonctionner la prison de Verviers. Un peu remis, il courut me chercher sa pistole à quarante sous tellement ignoble que je me couchai sans manger. Le lendemain, au cours de ma promenade dans les quelques mètres à ciel ouvert ayant nom préau, je fis la connaissance d’un lieutenant prussien, que le directeur de la prison m’identifia au préalable. Venu d’Aix-la-Chapelle, sa garnison, aux courses de Spa, ce guerrier, s’étant saoulé à fond au café de la Redoute avec du schiedam, avait fait scandale. Puis de nouveau dans les brindezingues après les courses de Spa, revenu au café il se colleta avec les garçons, sauta par la fenêtre, heureusement pour lui au rez-de-chaussée, et, poursuivi finit par se jeter dans un grand bassin. Cueilli au bord par deux gendarmes, il fait le bon apôtre, se donne pour repentant, flatte l’un et l’autre, en louant leur belle apparence, admire les sabres belges, s’en fait prêter un par le plus gobe-mouche des deux militaires, effraye l’un et l’autre par un menaçant moulinet et prend sa course comme si le diable l’emportait. Il fallut toute la maréchaussée de Spa pour mettre la main au collet de ce forcené au moment où il allait gagner Malmédy, village alors prussien, aujourd’hui, grâce à Dieu, belge. Au préau, le lieutenant von X… me dit avec bonhomie, dans un argot parisien correct : - Si nous nous cognons jamais avec vous, je regrette pour vous de vous dire que vous recevrez bientôt une pile (c’est qu’il disait vrai pour 70, le misérable) !... soignée. C’était dit en 1868. Et vous savez, aujourd’hui, je n’ai plus bu de schiedam. J’en ai voulu longtemps à cette brute d’avoir eu raison. Depuis Foch je lui pardonne.
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* * L’hiver suivant, algarade chez Laborde. Ce professeur de danse en ses salons de la rue de la Victoire enseignait dans la journée l’honnête polka, et, le dimanche soir, le tumultueux cancan des bals publics. On payait le prix élevé alors de dix francs par personne pour l’entrée de son « dancing ». C’est un dimanche, – est-ce sous l’influence de bourgogne ou du champagne ? – qu’une rixe à coups de poings avec Alfonso de Aldama décida un sergent de ville, mandé par Laborde, à me mettre la main au collet avant de me conduire sans égards au poste de la rue Drouot. (Et dire que j’ai écrit des articles – dont je ne me repens d’ailleurs pas – pour qu’on augmente la solde des « sergots » !) Quelle horreur, ce poste ! D’abord la salle d’entrée à peine éclairée, déjà puante, occupée par trois sergents de ville étendus sur un lit de camp et le brigadier assis à une table. Interrogatoire sommaire. On me fouille, on me prend mon argent, mes clefs, mon canif et l’on me pousse dans une salle encore plus noire que celle d’entrée. Avec les yeux de la foi, je finis par y découvrir trois ou quatre têtes de co-détenus que j’aimai encore mieux voir là cette nuit que le lendemain au coin d’un bois. Une seule binette rassurante, ronde, paterne, celle d’une sorte de Colline de la Vie de Bohême. Etait-ce un fumiste, un pochard, un convaincu, ce personnage bizarre qui, de temps en temps, se levait de notre banc, frappait à la lucarne et, quand un sergent de ville paraissait, articulait avec politesse. - Je voudrais avoir mon reçu. - De quoi ? - De mon argent qu’on m’a pris en entrant. - C’était un sou, son argent. Le lendemain, dans les bois de Saint-Cyr, j’eus bien la chance, ̶ quel raccroc ! de toucher au bras gauche Alfonso dix fois fort comme moi. Mais le droit lui restait, le bon, qui lui servit d’abord à me larder fortement la cuisse gauche, puis à me colloquer au biceps de quoi me faire tomber l’épée des mains et conséquemment arrêter net le combat. Une fois rhabillés, moi tant bien que mal, manifestions des effusions ordinaires chez les amateurs. Mon vainqueur me serra, sur le terrain, la main qui me restait libre. Et de ce jour-là a daté une amitié à la façon des Trois Mousquetaires et dont un des premiers témoignages, l’année suivante, fut d’avoir mon adversaire de Saint-Cyr pour témoin contre un grand diable du nom de Feuilherade long comme un jour sans pain, que mon épée n’a jamais pu joindre, tandis que la sienne me traversa un biceps de part en part. Mais j’ai hâte de terminer par la rencontre qui mit une fin à ma carrière combative. Par un beau soir d’été, je me trouvai devant Xavier Feuillant au bal des Canotiers de Bougival. Fatalement Feuillant devait se prendre de bec avec un autre petit coq aussi prompt que lui à se crêter. Mon ami Léon Chapron, dont je vous parlerai plus longuement, Chapron vient me relancer un jour, hors de lui. La veille, à la suite d’une querelle avec Feuillant, celui-ci très talon rouge avait répondu par la voix de ses témoins qu’on ne se battait pas en duel avec le fils d’un marchand de mouchoirs, même de la rue de la Paix. J’écumai autant que mon ami. De quel droit, simple bourgeois après tout, si chic qu’il pût être, Feuillant établissait-il aussi arrogamment une hiérarchie dans le Tiers État ? Je brûlais de venger Chapron. Toute ma bande m’approuva ; tant ceux qui avaient, comme un personnage de Charles de Bernard, six cents ans de roture privée, que les autres qui, pour employer l’expression, stupide, de feu le général André, portaient des noms à courant d’air. Or ce soir, à ce bal des Canotiers, (était-ce simplement la faute du Château-Chatou ?) d’une voix qui couvrait les crincrins de l’orchestre, debout dans un groupe, j’éreintai Feuillant copieusement. Je me retourne, il est devant moi. Très calme, il me jette : - Vous aurez de mes nouvelles, monsieur ! Le lendemain, dans une plaine que longe un coin de forêt de Compiègne, les témoins nous placent. Je relève le collet de la redingote classique et j’attends le pistolet qui va m’être mis dans la main. Maintenant veuillez me suivre avec quelque attention dans des détails techniques que je vous ai épargnés sur mes autres duels, et qui peuvent être médités, au cas, qui n’a malheureusement rien d’invraisemblable, où de nouvelles rencontres au pistolet braveraient les lois contre le duel en général. Nous sommes à la distance relativement bénigne de trente pas. Conformément à la formule du commandement : « Etes-vous prêts ? » le témoin qui dirigeait le combat, sur la réponse « Oui », prononce distinctement, mais assez vite, une, deux, trois. Passé trois, on n’avait plus le droit de faire usage de son arme. Ayant tiré tout de suite après un, j’avais le temps de voir que je n’avais pas touché, de ramener le pistolet à mon visage pour le protéger, si peu que ce fût, et aussi de me dire : - Je vais bien constater s’il est vrai comme on le dit couramment que, dans les grandes émotions, les minutes semblent des siècles. Or, c’est bien près de toute une minute que Feuillant m’ajusta. En tout cas il tira après trois, le coup qui me jeta sur le sol, les quatre fers en l’air. Au premier moment je crus à une traîtrise et refusai de prendre la main qui m’était tendue. Je protestai : « Vous avez tiré après le commandement ». Il fut confondu et ne nia point. La vérité, confirmée par ses témoins, est qu’il n’avait pas entendu le commandement, le bruit de la détonation produit par ma balle ayant couvert la voix du directeur du combat. Conclusion. Absurde déjà au visé, le duel au pistolet l’est dix fois plus au commandement. Par la suite, Feuillant ne me garda pas rancune de m’avoir à moitié tué en dehors des règles. Pendant les cinq mois que je fus cloué au lit, il envoya prendre de mes nouvelles tous les deux jours. Quand je pus me lever, il me fit parvenir l’adresse d’un fabricant de béquilles, hors ligne à l’entendre, et son attendrissement quand il parlait de moi finit par me gagner. Deux ans après, je lui servais de témoin, comme je vous le conterai tout à l’heure.
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Les Témoins. LES OCCASIONS OU JE ME SUIS FÉLICITÉ DE N’ÊTRE PAS TÉMOIN. – LE DUEL DANS LE PEUPLE. – FEUILLANT ET SON MEXICAIN. – LES MÉDECINS DE DUELS. Pour un jeune oisif agité et ami des palabres, le rôle de témoin offrait un emploi de temps apprécié. D’aucuns y ont apporté une rare conscience dans l’exercice d’un mandat souvent légèrement conféré. Tel Henri M…, au demeurant le plus pacifique des hommes pour son compte. Alexandre Dumas a dit : « Les affaires, c’est l’argent des autres ». C’est le sang des autres que pesait au compte-goutte Henri M… avec une régularité de comptable. Il prenait tellement son rôle au sérieux qu’à sa mort, due à un chaud et froid attrapé dans un duel où il assistait, par un temps pluvieux, un camarade, en trouva chez lui des cartes de visite portant « Henri M…, premier témoin ». Cette conscience s’expliquait par le labeur qu’exigeait la mission. Il fallait ramasser les consultations éparses formant ce qu’on appelle le code du duel dont tout le monde parlait et qui n’a jamais paru. A son défaut le devoir s’imposait de consulter les gens d’expérience. Et si vous croyez que les avis de ces oracles étaient comme on dit pertinents, et admissibles pour les profanes ! Telle école, par exemple, autorisait le repos à la demande de l’un des combattants. Telle autre proscrivait ces haltes, jugeant qu’elles faisaient la part trop belle aux asthmatiques et qu’après tout on se bat avec son souffle comme avec son épée. Ceux-ci permettaient l’interposition d’une canne dans les corps à corps ou en cas de faux pas. Ceux-là étaient, au contraire, partisans du laissez-faire, laissez-passer, fut-ce dans la direction d’une poitrine ou d’un abdomen. Les uns faisaient replacer à leur distance les combattants acculés à un mur. Les autres ne se reconnaissaient pas ce droit. Pour eux, l’acculé n’avait qu’à ne pas rompre. Bref, avec la somme d’efforts qu’il se donnait pour se débrouiller dans ces contradictions, plus d’un témoin aurait pu honorablement conquérir un diplôme de docteur en droit ou en médecine. Je ne regrette pas d’avoir accepté cet ennui pendant je ne sais combien de lustres, car j’ai arrangé dix fois plus d’affaires que je n’en ai mené sur le terrain. Un de mes trucs pour éviter une rencontre, et que je me permets de recommander encore aujourd’hui, consistait à substituer dans le procès verbal, les témoins aux adversaires par l’emploi de cette formule : « Les soussignés, après avoir pris connaissance du différend, etc., estiment qu’il n’y a pas lieu à réparation. » Les témoins devenaient ainsi en quelque sorte seuls responsables. Les adversaires ne pouvaient s’offusquer de cette rédaction sans les désavouer, ce qui ne se fait guère. Et c’était une économie de charpie pour tout le monde. Pour évincer Cadoudal j’ai employé la manière douce. Henri de Cadoudal, descendant du grand Chouan, était un type dans le genre de Choquard. Connaissez-vous l’histoire de Choquard ? Si vous dites oui, je vous la raconterai tout de même. Elle en vaut la peine. Choquard, garde au corps de Charles X, cassé aux gages en 1830, royaliste forcené, avise un jour chez Tortoni un bon gros bourgeois lisant le Constitutionnel, organe libéral. Le garde du corps fronce le sourcil, demande au garçon : - Donnez-moi le Constitutionnel. Le garçon répond que le journal est en mains, indique le gros monsieur à Choquard. D’où ce dialogue entre Choquart et le gros monsieur. CHOQUARD. – Passez-moi votre journal. LE GROS MONSIEUR. – Quand je l’aurai terminé, ce sera avec plaisir. CHOQUARD. – Tout de suite et que ça ne traîne pas ! LE GROS MONSIEUR. – Mille regrets, mais… Il n’achève pas. Choquard bondit sur lui et le gifle et le lendemain, reçoit un coup d’épée qui le cloue trois mois au lit. A peine guéri, il reparaît chez Tortoni, retrouve le gros monsieur et grommelle entre ses dents : « Il lit encore le Constitutionnel après la leçon que je lui ai donnée ! » Henri de Cadoudal et Choquard avaient plusieurs traits communs. Ils étaient royalistes, braves, mauvais coucheurs et mauvais tireurs à l’épée. Quand Cadoudal se querellait au café du Helder, incident au moins hebdomadaire, il relançait comme témoin tel ou tel de notre bande, et, attendu qu’il était toujours dans son tort, chacun s’ingéniait de son mieux pour lui filer entre les doigts. Le marquis de Rougé, éveillé une nuit en sursaut, va ouvrir. Cadoudal se dresse devant lui et, dès l’antichambre, lui crie. - Je me bats ce matin. Tu seras mon témoin ! Rougé, qu’on ne prenait pas sans vert, invoque une bronchite qui le cloue au lit et court se recoucher, Cadoudal le suit, insiste : - On vient d’insulter ton roi au Helder. Le roi était le comte de Chambord. Malheureusement pour Cadoudal, Rougé changeait d’opinion politique tous les mois. Il répondit avec autorité. - Qu’on ne me parle pas de roi pour l’instant. Depuis hier je suis socialiste collectiviste. Cadoudal poussa un cri d’horreur et prit la porte. Ce n’est pas la politique que Cadoudal invoqua pour m’attendrir ; il fit appel à mon impartialité. - Tu vas voir de quel côté sont les torts. Et il expose : - J’étais au Casino Cadet. Gustave Fould me bouscule ou c’est moi qui le bouscule, ça n’a pas d’importance. Je lui dis : « Vous pourriez bien faire attention ». Il me dit : « Qu’est-ce que vous… vous… vous… ». Je lui dis : « Accouchez, nom de Dieu ! » J’arrête : - Permets, mon vieux, Gustave Fould ne peut pas parler vite. Tu sais bien qu’il est bègue. Cadoudal éclate : - Quand on est bègue, on ne va pas au Casino Cadet ! - Possible. Mais tu m’excuseras de ne pas te servir de témoin. Je pars demain me battre à Mostaganem. Cet alibi me priva d’aller au Helder pendant quinze jours. Dans l’intervalle, Cadoudal avait trouvé deux témoins, peut-être dans les démolitions et portait le bras en écharpe. Gai comme pinson il me cria à travers sa table : « Cet ani… ani… ani…. mal de Foul… Fould m’a flan… flan…. qué un coup d’épée dans l’é… l’é…. l’épaule gauche. Une autre fois je passai comme témoin par de rudes transes. A la suite d’une querelle qu’il avait eue aux Variétés, Hœckeren, me déclara, en sortant de ce théâtre, qu’il allait se battre aux conditions fixées par les témoins de l’adversaire, quelque dures qu’elles pussent être. Ayant frappé, il doit subir ces conditions. Je serai un de ses témoins. Ceux du prince Dolgorouki seront chez Bignon à minuit. Mandat impératif. Très impressionné, ainsi que mon co-témoin, Alfonso, nous entrons dans le cabinet de chez Bignon, où nous rejoignent bientôt les deux seconds du prince russe, le colonel Joltukine et le comte Szelowoski… Avec sa voix chantante de Slave, Joltukine, après un profond salut, parle : - Acceptez-vous en principe, messieurs, au nom du baron de Kœckeren, le duel tel qu’il se pratique chez nous ? Réponse brève : - Oui. - Veuillez alors faire venir tout ce qu’il faut pour écrire. Cela fait, le colonel me dicte lentement : - La rencontre aura lieu au pistolet de tir. Les adversaires seront placés à quinze pas l’un de l’autre. Ils auront le droit de faire chacun cinq pas et de tirer jusqu’à ce que l’un d’eux soit par terre, ou tous les deux. Si l’un d’eux n’a pas déchargé son pistolet, il peut faire ses cinq pas en rampant. Quel serrement de cœur tout le temps que je tenais la plume ! Je ne me rappelle pas une occasion de ma vie où j’ai eu à me maîtriser autant. Comme je me reprochais d’avoir engagé ma parole d’honneur d’accepter ce duel sauvage ! D’autre part, j’enrageais intérieurement de lire dans les yeux des Russes l’espoir qu’Alfonso et moi nous déclinerions un mandat monstrueux, ce qui donnerait le beau rôle à leur client. - Parfait, nous dit Kœckeren quand nous lui eûmes remis le procès verbal revêtu des quatre signatures. Allons-y ! Il y alla. Mais sans moi. Je n’aurais jamais eu le courage de l’accompagner et me fis remplacer. Ai-je assez compté les minutes tout le temps qu’il fallut pour la rencontre qui eut lieu dans le Grand Duché de Luxembourg. Deux jours pour l’aller et le retour. Par quelles transes j’ai passé ! J’avais une peur bleue qu’ Kœckeren ne tirât en l’air, ce qui était sa mort certaine, puisque l’adversaire pouvait le canarder à volonté, et mon ami n’avait pas la poitrine étroite ! Laissé à lui-même il eut peut-être eu ce geste. Heureusement, après moi, Alfonso et Feuillant, mon remplaçant, le chapitrèrent. Or voici le procès verbal rigoureux de la rencontre. Dolgorouki fait ses cinq pas, tire et manque. Mon ami, dédaigne l’avance à laquelle il a droit, vise chevaleresquement l’épaule, cible moins dangereuse pour le visé que la poitrine ou le ventre, et plus facile à manquer. Dolgorouki atteint chancelle, tombe. Les conditions sont remplies. Il en fut quitte pour six mois de lit. Souvenir plus affligeant celui-ci : Mon ami Léon Chapron entre un après-midi chez moi, bouleversé. Il me crie haletant : - Tu sais que j’étais témoin de Z… Il est tué… Ne le plains pas, c’était un misérable. Affalé sur une chaise, il donne, d’une voix entrecoupée, des détails : - Z… portait une cuirasse, tu entends !... Elle lui protégeait le bas-ventre… A peu près sûr de pouvoir charger sans grand danger ! il a foncé sur son adversaire qui a tendu la broche. L’épée est entrée à un centimètre au-dessus du bas-ventre. Nous l’avons bien vu, témoins et médecins… Je n’ai pas eu le courage d’aider les autres à le rhabiller tant bien que mal pour le transporter chez lui… Je t’en prie, rends-moi un service. Une fois les adversaires en manches de chemise, on m’a proposé de les tâter de bas en haut, comme cela se fait quelquefois. J’ai décliné cette offre comme outrageante pour les combattants. Étant parti comme un fou, je n’ai pas eu le temps de demander pardon aux témoins… Je t’en supplie, va leur dire de ma part quelle honte j’éprouve de ne pas les avoir écoutés. Resté seul, avant de m’acquitter de cette mission, je me frappe le front en me rappelant qu’il y a un an ou deux j’avais servi de témoin à Z… dans un duel contre le marquis de Modène. Z… avait eu tous les torts, mais je n’avais pas cru pouvoir lui refuser mon assistance, car il avait été mon témoin dans mon duel avec Feuillant, il m’avait ramassé, porté à l’hôtel et soigné pendant quinze jours. Je devais bien à M. de Modène les plus sincères excuses et je lui écrivis. M. de Modène, qui avait été blessé dans ce duel, me remercia de ma démarche mais il ajouta plus tard verbalement. - J’ai maintenant la quasi certitude d’avoir porté à ce monsieur un coup qui a dû l’atteindre en pleine poitrine alors que j’ai pu croire à ce moment-là à l’explication connue que les côtes sont une cuirasse naturelle. Aujourd’hui, du reste, j’aime autant n’avoir pas été le justicier comme j’aurai pu l’être. En ce qui me touche je remerciai Dieu de m’avoir épargné l’odieux spectacle qui avait catastrophé Chapron. Tout le boulevard s’émut de cette incroyable tragédie. Mais le cas de Z… ne fut pas difficile à psychologuer. Une gloriole stupide avait été le mobile de sa traîtrise. Il était littéralement malheureux de ne pas arriver premier dans la nomenclature des combats singuliers mentionnés par les journaux depuis quelques années. Pour conquérir cette gloire presque à coup sûr, il a triché sur le terrain comme on triche sur le tapis vert. Dieu ait son âme ; mais personne sur le boulevard ou dans les salles d’armes n’a eu pitié de lui.
LE DUEL DANS LE PEUPLE.
Dans une salle commune de restaurant, Chapron s’étant disputé avec un quidam (je n’ai jamais su lequel des deux avait eu les premiers torts ?) ayant reçu de lui un fort coup de poing sur la figure, vint me demander le lendemain d’être son second. - J’ai eu un peu de peine à obtenir la carte du drôle, me dit-il une fois son grief exposé. Il ne s’y est décidé qu’après les murmures improbatifs répétés de la salle. Maintenant que c’est fait, j’espère qu’il va marcher rondement… Ce que je regrette pour toi et pour X…, ̶ X… était mon co-témoin, – c’est que le particulier m’a l’air de demeurer au bout du monde. En effet, la carte, au-dessous du nom de Louis Bernu, portait l’adresse de je ne sais plus quelle chaussée Clignancourt ou d’une quelconque barrière d’Italie. Arrivés – à bout d’haleine de cheval de fiacre – à l’endroit indiqué, le co-témoin et moi, nous nous trouvons devant une maison lépreuse et sans concierge. Nous gravissons à l’aventure un escalier noir, escarpé, visqueux. Sur un palier du second étage, un gamin nous croise… je demande. - Eh, mon petit, où demeure M. Bernu ? - Connais pas. - Qui est-ce qui peut nous renseigner ? - Allez voir ici. Ici c’était une porte que nous n’avions qu’à pousser. Dans une pièce où nous pénétrons, quatre ou cinq ouvriers, en manches de chemise, travaillant à la confection de chapeaux de tout genre, pour la journée, la soirée : claques, melons, etc. Nos hauts de forme à la main, avec la courtoisie professionnelle de parfaits témoins, je demande : - Monsieur Bernu, s’il vous plaît ? Notre entrée sur la pointe des pieds ayant passé inaperçue, c’est seulement au son de nos voix que les têtes, courbées sur le couvre-chef en préparation, se dressèrent. Et alors un sourire courut sur toutes les lèvres, les yeux de l’équipe entière se tournèrent vers un jeune homme effaré, insuffisamment dissimulé derrière le dos d’un camarade, lequel se déplaçait malicieusement exprès pour laisser l’atelier se payer une pinte de bon sang : - Eh ! Bernu, t’entends pas. Il y a ici deux messieurs pour toi ?... V’là c’ que c’est que de souper sur les grands boulevards !... Avance donc, Bernu… Va te faire saigner par le bourgeois, mon vieux Bernu ! Bernu se décide à donner signe de vie. Il relève un peu la tête, nous regarde, mon camarade et moi, d’un œil à la fois penaud et sournois, puis, brusquement, le chef tout à fait redressé, fait quelques pas vers nous comme un homme ayant pris une résolution, s’arrête, troublé de nouveau, et, tête basse, laisse tomber cette excuse après quoi nous n’avions qu’à gagner la porte. - J’étais poivrot. Au dernier les bons. A la même époque, Feuillant vint me trouver un matin, très ému, non pas d’avoir à se battre, mais à la pensée que je ne voudrais pas lui servir de témoin. Aussi, avant de me le demander, il exposa son affaire. A son idée, elle était bien simple. Ayant appris qu’un Mexicain avait jeté les yeux sur une femme à qui il voulait du bien, il lui avait crié la veille chez Bignon. « Vous êtes un misérable. » Et, comme il avait appris un peu de géographie le matin avant de faire cet éclat. « Vous prendrez, avait-il hurlé, le train du Havre ce soir pour la Vera-Cruz ! » C’était le bannissement. - Je vous en supplie, ajouta Feuillant avec des trémolos attendris dans la voix, soyez mon témoin ou je croirai que vous m’en voulez de Compiègne. » C’était la carte forcée. A six heures du matin, par un froid de canard, Alfonso, qui est venu me prendre dans un landau de louage, et moi déballons chez notre client, rue Royale. Nous montons les deux étages, sonnons, carillonnons. Personne ne vient ouvrir. Alfonso s’indigne, s’échauffe, défonce à moitié la porte à coups de pied, accompagnés de cris et de jurons à réveiller toute la rue Royale et le curé de la Madeleine… Enfin des pas d’homme sonnent dans l’appartement. La porte s’ouvre. Feuillant en chemise, après avoir passé ses deux mains sur ses yeux embroussaillés de sommeil, nous demande : - Qu’est-ce que vous f… là ? Alfonso ravale un juron espagnol, – et il y en a dans la langue du Cid – et me laisse parler. Je rappelle à Feuillant qu’il a un duel pour ce matin même et que ce n’est guère correct de faire droguer un Mexicain et ses amis. Feuillant reprend à moitié ses esprits, explique son retard : - C’est la faute à Edouard (Edouard, c’est son domestique, un nègre) qui devait me réveiller. Il est des pays chauds. Par ces temps de chien, comme il en fait depuis huit jours, je lui ai permis de prendre mon bois pour chauffer sa chambre du sixième… Il sera tombé dans le feu. Alfonso intervient péremptoire. - Attends un peu, je vais le secouer dans sa chambre, ton moricaud. - Ne monte pas le réveiller. Ça le froisserait et je tiens à le garder, je n’ai jamais eu un valet de chambre si dévoué et si respectueux. L’éloge d’Edouard se continue en litanies pendant que son maître s’habille. Tout en grognant, Alfonso aide celui-ci à mettre sa pelisse. Nous voici dans la rue devant le landau. Feuillant s’arrête brusquement après avoir dévisagé le cocher. - Qu’est-ce que tu as encore ? Bougonne Alfonso. Feuillant déclare : - Cet homme est mon ennemi. Je l’ai connu aux chasseurs d’Afrique. Nous nous sommes flanqué des coups. Je ne monte pas dans sa voiture. Alfonso rugit, saute sur les épées enroulées dans la capote du landau, les dégage de leur fourreau de serge verte, en saisit une, donne l’autre à Feuillant et crie : - En garde ! Cela se gâtait et j’en avais assez de mon rôle effacé ; je saute dans le landau, d’où je jette à l’ennemi de Feuillant mon adresse : 16, rue Moncey ! Les deux toqués prêts à ferrailler entendent, lèvent la tête, voient le fouet levé à ma demande, comprennent. Triple éclat de rire… Les épées remises dans le fourreau, en route pour La Celle-Saint-Cloud ! L’ancien camarade de notre ami aux Chass’ d’Af’ nous conduisit à destination sans incident, à part le léger accrochage d’une voiture de maraîchers au tournant de la place de l’Etoile, qui fit jeter à Feuillant un bref : « cette canaille l’a fait exprès », auquel le cocher se borna à opposer un dos dédaigneux. En route Alfonso, excellente épée, je crois vous l’avoir dit, fit à notre ami ses dernières recommandations : - Tu tires comme un pied. Si tu charges comme un fou, tu es sûr d’écoper. - Suis calme, répondit Feuillant en haussant les épaules. Je vous passe les phrases d’une rencontre qui procura à Alfonso, comme à moi, l’humiliation de passer pour des blagueurs, quand nous en fîmes le récit absolument sincère. Feuillant « écopa » successivement de sept coups d’épée dans la figure. Vous entendez : sept, deux sur les joues, un sur le menton, les quatre autres encadrant chacun des deux yeux. Comme le dernier ne permettait plus au blessé d’y voir clair, le combat cessa et notre procès verbal déclara les deux honneurs satisfaits. Deux petits souvenirs pour terminer. Premièrement, pendant que nous nous occupions à panser de notre mieux, après chaque passe, le visage de Feuillant, entaille par entaille, je relevais par moments la tête dans la direction de notre landau. Il ne m’échappa pas que notre cocher, debout sur son siège, suivait de l’œil avec intérêt les phases du combat désavantageux pour son ancien camarade, avec une jubilation où il y avait de l’extase. Deuxièmement le lendemain, Hœckeren étant allé prendre des nouvelles du duel, apprit par Edouard que « Monsieur » était chez son médecin et demanda au valet le résultat de la rencontre. Le nègre dévoué et respectueux, la figure épanouie d’aise, tapant chaque fois sur sa cuisse, renseigna : - Sept dans la gueule, monsieur le baron.
LE LANDAU DE DUEL. – LE MÉDECIN.
Le duel offrait l’inconvénient d’être un sport assez cher. Je ne cite que pour mémoire le déjeuner de la réconciliation, mais le landau de combat coûtait gros, on avait vite fait de vider les trois bourses d’or de cet imbécile de Rolla. Aux fins de mois surtout, l’idée de pratiquer de sages économies prévalut chez les plus prodigues. On inclinait ses choix vers les terrains plus à portée de nos bourses que même l’île de Croissy. Paris devint alors un champ clos, comme au temps du Pré-aux-clercs ; on économisa le landau de combat et on se battit à deux pas de chez soi. Aurélien Scholl prêtait régulièrement son jardin de la rue de Clichy. J’y ai assisté Alfonso de Aldama se battant contre Rembilenski, un Polonais très brave, qu’il blessa mais que Scholl amusa tellement par ses blagues pendant le pansement qu’une fois guéri, il voulut à toute force l’emmener pour toujours dans ses terres de Galicie. Autre dépense lourde, les honoraires du docteur. Un médecin célèbre ayant le droit de faire payer son expérience technique assez compliquée et l’autorité qu’il faut, en cas de blessure grave, pour délivrer un rassurant : « vous n’en avez pas pour plus de huit jours de lit », je me doute de ce qu’auraient demandé Velpeau ou Trousseau pour nous accompagner dans l’île de Croissy. De là des incidents comme celui-ci. Dans un duel où j’étais témoin, mon client reçoit une blessure. Le sang coulait, coulait. Le médecin, invisible. Je finis par le découvrir derrière un arbre, tremblant de tous ses membres. A ma vue, il s’évanouit et je dus lui donner mes soins, avec les quatre témoins. Nous nous rabattîmes quelquefois sur un docteur – l’était-il ? – qui passait ses nuits jusqu’à l’aube au tripot et dormait sur le canapé. On le réveillait, on le poussait tout somnolent encore dans le landau. Coût cinq louis, que le malheureux allait perdre le soir suivant au cercle, avant de regagner son canapé. Par bonheur, la crème des médecins se rencontra pour nous tirer d’ennui. Il s’appelait l’Etendart. C’était mon labadens de Louis-le-Grand. Ses trente mille livres de rentes lui permettaient d’attendre patiemment une clientèle payante. La nôtre le précipitait hors de son lit au moins une fois par semaine à des heures et par des temps impossibles. A peine si de sa bonne figure joufflue et souriante tombait de temps en temps un : « Vous ne serez donc jamais raisonnables ! » Bien entendu, l’Etendart ne vit jamais la couleur d’un honoraire. C’est tout juste si nous ne lui avons pas fait payer sa part du landau. Pourtant, ses bons offices lui rapportèrent l’avantage discutable d’être connu des journaux. Un code humoristique du duel, publié dans je ne sais quelle feuille, se terminait par cet avis diminuant le danger de la rencontre : « En cas de contestation, on pourra tirer sur le docteur l’Etendart ».
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Les écrivains que j’ai le plus connus. SCHOLL, ROI DU BOULEVARD. – ROQUEPLAN, AUBRYET. – LA PRESSE BOULEVARDIÈRE. – LE Figaro BI-HEBDOMADAIRE PUIS QUOTIDIEN. – LE Gaulois, LE Journal amusant, LE Charivari ET CHAM, LA Vie parisienne, LE Tintamarre. Aurélien Scholl, cet ultra-Parisien, était enfant de Bordeaux, où il fit ses premières armes d’écrivain et même de poète. (Sa Denise est une jolie plaquette.) Dès qu’ils ont de l’esprit et quelques mois de salle, les Bordelais ont été, après les Marseillais, les provinciaux qui ont le plus triomphalement conquis Paris. Scholl se logea à deux pas du boulevard, rue Taitbout, dans un agréable entresol où je vois encore en belle place un grand portrait au dessin représentant Eugénie Deche, la créatrice de la Dame aux Camélias, avec cette ligne de son rôle : « Alors je t’ai connu, jeune, ardent, aimé ». Bien courtes ses échappées hors de Paris, de préférence à Monaco, où il faisait d’amusants mots de la fin sur la roulette, la Méditerranée et les principales cocottes en résidence à la table de Jeu. Après quoi, brusque retour vers ses chers cafés parisiens. C’est à Tortoni, où il prenait d’ordinaire son apéritif, que Scholl eut comme voisin de table un doux vieillard à cheveux blancs, un de ces badernes précieux qui toujours ignoreront qu’on s’est payé leur tête et qu’avec le prix on fait des nouvelles à la main. Scholl amena peu à peu ce patriarche à émettre chaque jour une série de calinotades, qu’il servit aux lecteurs du Nain Jaune régulièrement, en les attribuant à un personnage imaginaire appelé par lui Guibollard. Et cela en toute sécurité, le bon vieux lui ayant confié que, pour obtenir des digestions paisibles il ne lisait jamais un journal… Guibollard, du reste, ne remplaçait pas les gazettes par les précis d’histoire de France. Xavier Aubryet, ardent réactionnaire, s’en rendit compte. Lui ayant entendu dire : « Je suis républicain », il fronça d’abord le sourcil, mais, voyant que le brave homme craignait d’avoir déplu par la confidence de sa foi politique, lui concéda poliment que tous les républicains ne sont pas « des Marat ». - Marat…, Marat… répéta Guibollard : « J’ai eu une cuisinière qui s’appelait comme ça. » Puis il se reprit et rectifia : « Maria. » Au sortir de Tortoni, à la suite d’un petit tour de boulevard retardé par les amis rencontrés à chaque tournant de rue, Scholl allait ordinairement dîner au café Riche, où il était plus chez lui qu’au café Anglais où le maître d’hôtel Ernest le gênait par sa tenue si comme il faut : « Je n’aime pas, disait-il, à me faire apporter des cure-dents par un sous-préfet. » (En ce temps-là les sous-préfets jouissaient d’un certain prestige au moins vestimentaire.) Du reste il aimait tellement ses aises qu’il évitait les dîners en ville, quoi qu’il ait dit d’eux un jour d’indulgence : « On y mange quelquefois très bien ; on fait du pied à la maître de la maison et l’on s’en va en emportant une dizaine de cigares ». Au Café Riche, Scholl se sentait pleinement en droit de secouer les garçons qui ne s’empressaient pas assez vite de satisfaire ses goûts et ses manies. La principale consistait, entre les plats, à attraper ses têtes de Turc, ordinaires, qui venaient dîner à côté de lui ou prendre le café, entre autres un homme énorme, pataud, faisant le commerce des peaux de bêtes féroces et, par surcroît, se donnant pour l’inventeur des balles explosives, qu’il disait avoir fait éclater dans le ventre de plusieurs lions de l’Atlas. La scie quotidienne de Scholl consistait à le traiter comme un « Tartarin » qui voulait s’en faire accroire. Pertuiset s’accommodait d’être blagué. C’était de la très bonne publicité qui lui servait chez les fourreurs pour le placement de peaux de lapin, à la suite de l’apprêt nécessaire pour donner le change à l’acheteur de peaux de lion. Scholl a ébloui le boulevard pendant vingt ans. Son Nain Jaune aura été un Ruggieri hebdomadaire, mais peu à peu ses fusées les plus étincelantes firent long feu. Il vécut alors presque solitaire jusqu’au jour où il tomba gravement malade. De quoi ? Les médecins et ses amis diagnostiquèrent ce qu’ils voulurent, excepté la vérité. Cet homme de tant d’esprit n’a pas eu celui de plier son estomac aux règles d’un régime alimentaire suivi. Il jouait imprudemment avec lui, avalant bocks sur bocks sans se griser et mangeant comme quatre. Il gagna le pari de refaire un dîner complet en le recommençant par la fine champagne, suivie du café, du dessert, en remontant jusqu’au potage et, je crois même, à l’apéritif. Je l’ai vu, je puis le dire, à l’agonie. Il voulut bien me recevoir, me serrer la main, me sourire et s’infliger, lui, le roi des causeurs, le supplice ordonné par le médecin de ne pas parler. En sortant de chez lui, très ému, dans un journal, où je parlai de ma visite, je tournai le dos à un rédacteur un peu trop « bien Parisien » qui me demandait si le moribond avait eu un « mot de la fin. » Je trouvais Nestor Roqueplan quand je voulais à Tortoni, presque tous les soirs, de minuit jusqu’à une heure du matin, arrivant du théâtre du Châtelet où il était directeur. Les garçons, pressés d’aller se coucher, débarrassaient les tables, trop vite à mon gré, car Roqueplan était aussi agréable conteur dans le tête-à-tête qu’assis à sa table d’amis à la Maison d’Or, dans la salle donnant sur le boulevard. Je puis dire que j’ai eu la primeur de son si curieux Parisine, rempli d’observations profondes, inattendues d’un esprit catalogué léger par le boulevard. Je l’entends encore pestant contre l’haussmanisation, coupable à ses yeux d’attirer vers les opulentes maisons neuves du Paris de l’ouest les grands industriels domiciliés jusque-là au Marais, au faubourg Saint-Antoine, à la portée de leurs ateliers et de leurs magasins, dans des maisons où les humbles logeaient sous le même toit qu’eux. - On se connaissait, me disait Roqueplan, du premier au sixième étage. Quand une femme d’artisan tombait malade, la dame du premier étage montait s’occuper d’elle. Le patron retrouvait cela un jour de révolution. Le mari de la femme soignée se portait garant du bourgeois devant le populo soulevé pour piller et malmener l’odieux « proprio ». Un autre jour, Roqueplan me donna son truc pour se dégager de tout importun qui pouvait l’aborder dans la rue : Avant qu’il ait soufflé mot, je lui dis : « Je vous quitte car j’aperçois un raseur qui vient à nous. » Et mon raseur me lâche content de m’avoir débarrassé d’un raseur. Il était de Marseille. Or, je n’exagère pas en disant que les si réjouissantes exagérations provençales amusaient fort en passant par sa bouche, les parisiens ; surtout quand ils les mettait sur le dos de ses aînés dans la littérature, Méry et Léon Gozlan, deux charmants outranciers de l’hyperbole. Méry avait fini par faire croire non seulement à autrui mais à lui-même, qu’il connaissait de visu toutes les Indes orientales décrites par lui avec une scrupuleuse vérité dans une série de livres à succès. Quant à Gozlan, qui n’avait pas mis davantage les pieds chez les noirs de l’Afrique centrale, il ne s’inquiétait pas pour si peu. Accusé dans une polémique de journal d’avoir tué traîtreusement une douzaine de moricauds, il compléta le récit par cette rectification péremptoire : - Et je les ai mangés ! Roqueplan était lui aussi le dernier homme à se laisser épater. Je sais gré à Mme Bourget-Pailleron d’avoir raconté dans ses Ecrivains du Second Empire, que Baudelaire lui ayant montré un livre relié, disait-il, en peau humaine, obtint cette réponse : - De la peau humaine cela vous étonne ? Mais, mon cher ami, on ne tanne plus que cela ! Et quand vous viendrez chez moi, je vous montrerai une culotte de cheval que je me suis fait tailler dans la peau de mon père. Je ne la mets que dans les grandes occasions. Il ne goûtait guère davantage en politique les fanatiques convaincus. « Je respecte, a-t-il dit à l’un d’eux qui l’agaçait, toutes les opinions, à condition qu’elles ne soient pas sincères. » A la brasserie Neeser, le soir, j’ai entendu, une fois seulement, et trop peu de minutes, Edmond About, cet autre artificier de la parole et de la plume. Il fut charmant, blagua avec beaucoup d’esprit ses amis politiques, d’être hommes de peu de parole. Vainqueurs, beaucoup grâce à lui, du 16 mai, qui, au jour de la répartition des faveurs lui donnèrent l’occasion de dire : « On m’avait tout promis. J’ai tout accepté. Je n’ai rien obtenu. » Xavier Aubryet, était un personnage à la figure tourmentée, à la voix caverneuse. Il était très amusant, le soir chez Bignon, avec ses boutades antidémocratiques. Il en voulait surtout à ces peuples soi-disant opprimés qui ont fait dire à Proudhon : « Après les persécuteurs, je ne sais rien de plus haïssable que les martyrs ». Il jetait ces derniers pêle-mêle avec leurs bourreaux dans les mêmes oubliettes. Surtout ne voulant plus les voir sur le boulevard, il rêvait d’envoyer les Juifs en Judée, les nègres en Nigritie. Il ajoutait en passant les démocrates « en démocratie ». Ses vœux ne s’étant pas réalisés, il parla d’écrire, modifiant le titre d’une œuvre de Guizot, des Mémoires pour nuire à l’histoire de mon temps. Une affreuse maladie ne lui en laissa pas le loisir. Le malheureux passa par les pires tortures physiques et si longtemps que ses amis se lassèrent de monter ses étages. Dans un article, La Maladie de Paris, il a prévu le délaissement dont il fut injustement la victime. Ce chef-d’œuvre doit se retrouver dans la collection du Figaro, espérons-le. Il mérite une place dans le supplément.
LA PRESSE BOULEVARDIÈRE.
Plus libre dans les entournures que l’autre, la petite presse menait grand tapage, et ce n’était pas un mince agrément pour ceux que Veuillot baptisait déjà du nom de « boulevardiers » de se ruer tous les samedis sur les petits journaux non politiques, le Figaro ou le Tintamarre, le Nain Jaune ou le Diogène. Ce qui nous attirait surtout, c’étaient les personnalités à demi transparentes qu’on avait plaisir à nommer ensuite tout bas ou même tout haut. D’autre part un entrefilet virulent, un mot de la fin agressif nous faisait courir tout de suite à la signature, et si l’article occasionnait à quelques jours de là quelque beau duel, le lendemain le bras en écharpe de l’écrivain était bien porté devant Tortoni ou le café de Madrid. Le talent pouvait venir ensuite. Le directeur du Figaro, alors hebdomadaire, déjà achalandé, Villemessant, aurait-il pu frayer avec les gens du monde, son nom étant précédé d’une particule ? Je n’en sais rien, ayant ignoré ses origines de famille. Du reste, il ne se donnait pas les gants de frayer avec un la Trémoille ou un d’Uzès. Pas plus qu’il ne se faisait la réclame de festoyer dans les restaurants chers. Il déjeunait modestement chez Noël, alors Peters, dans le passage des Princes, alors Mirès, où j’allais quelquefois. C’était un gros homme sur la ventripotence de qui ballotait une grosse chaîne de montre avec laquelle il jouait machinalement, pendant que sa voix enrouée distribuait des mots drôles à droite et à gauche de la table qu’il présidait, entouré de ses collaborateurs de second plan, car les deux écrivains les plus en vue du journal, Aurélien Scholl et Albert Wolff, n’avaient pas à faire leur cour au patron qui avait encore plus besoin de leurs plumes qu’eux de sa caisse. J’ai assez parlé d’Aurélien School pour m’en tenir ici à dire deux mots d’Albert Wolff, qui était sa vivante antithèse. Autant Scholl plaisait dès l’abord par son extérieur et l’élégante correction de sa tenue, autant avec son dos voûté, son menton glabre, ses lèvres en rebord de cuvette, Wolff réalisait l’être ambigu dont le poète des Emaux et Camées a dit, après une visite au musée du Louvre :
Est-ce un jeune homme, est-ce
une femme ?
Est-ce une déesse, est-ce un dieu ? L’amour ayant peur d’être infâme Hésite et suspend son aveu. Tous deux avaient beaucoup d’esprit, mais la disgrâce physique de Wolff fut, bien entendu, exploitée par ceux dont ses causticités de plume très aiguës piquaient au vif l’épiderme. Un petit journal imagina de lui faire faire une conférence fantaisiste qui débuta à l’aimable farceur par : « Messieurs, Mesdames et Albert Wolff… » Elle se termina par un coup d’épée qu’infligea l’offensé. La fortune rapide du Figaro hebdomadaire décida sa transformation en quotidien. En un tournemain, Villemessant trouva ou forma une équipe excellente de reportage métier, qui venait de surgir. Il dénicha des interviewers très avisés comme Adrien Marx, d’autres plutôt impulsifs comme ce Gaston de C…, jeune décavé de ma connaissance, ignorant comme une carpe. A peine embauché, Villemessant l’envoie prendre des nouvelles de Rossini très malade. Il court chez le grand maestro et, le soir, sur le boulevard, me raconte triomphant : « On faisait des histoires pour me laisser entrer. Mais j’ai forcé la porte, bousculé les larbins et recueilli le dernier soupir de Rossini… Je viens de l’apporter au journal. Le plus agréable des figaristes que j’ai connus a été Philippe Gille, bon écrivain de théâtre, causeur plein de saillies. Jeune, déjà chauve, se blaguant de l’être, il nous narra un soir : - La bonne de mon petit René est une brave fille mais que j’ai dû gronder parce que le gosse n’est pas assez caressant pour moi. Aussi, hier, rentrant chez moi je l’ai surprise mettant la main de l’enfant sur la pomme de l’escalier en lui disant : Caresse papa. » Les échos de théâtre étaient confiés à Jules Prével pour qui la rubrique Courrier de théâtre était un sacerdoce. La mise en ordre, le classement des notes reçues des diverses scènes absorbaient cet homme consciencieux. Il avait rêvé, paraît-il, les lauriers de l’auteur dramatique. Mais il ne donna pas de pendant au Mari qui pleure, petit acte reçu grâce à l’influence du Figaro et joué quelquefois, pendant les canicules, à la Comédie-Française. Cette bonne rosse de Victor Koning, son ami le plus sûr, appelait couramment devant tous les rédacteurs présents, Prével compris, le Théâtre Français : la maison de Prével. Mais le grand boute-en-train du Figaro, c’était le patron. Villemessant, le plus gai de ses rédacteurs, se plaisait à faire des niches qui amusaient fort ceux qui n’en étaient pas l’objet. Ainsi un soir où passaient sous ses yeux les épreuves d’un article de son gendre Jouvin, critique théâtral, il intercala dans les épreuves au beau milieu d’une phrase le mot qui n’a pas été dit à Waterloo, puis annonça autour de lui : - Vous verrez que, demain, personne ne se plaindra. En effet le lendemain seul, dans tout Paris, Jouvin s’était lu, y compris l’ajouté. Il bondit chez son beau-père et protesta en vain. L’expérience avait été concluante. Villemessant jugeant que tous les gendres sont bons, hors le gendre ennuyeux, cassa le sien aux gages. Mais, chez lui, l’esprit de famille ayant prévalu il lui donna une compensation nécessaire très sortable. Jouvin, ému, écrivit une lettre débordant de gratitude à son beau-père qui, cette fois encore, a dû être seul à lire Jouvin. Bon mari, Villemessant faisait à sa femme des plaisanteries qui animaient son foyer et qu’il aimait à raconter le lendemain à la rédaction. Le thème ordinaire roulait sur l’importance conquise par le Figaro dans tous les mondes et à laquelle l’excellente créature ne demandait qu’à ajouter foi. Un jour, par exemple, ayant entendu son mari donner à haute voix du « Sire » et de la « Majesté » à un personnage qu’il reconduisait, elle lui demanda à son retour : - Qui est ce monsieur ? - Qui veux-tu que ce soit ? c’est l’empereur. C’était Godillot, le grand industriel, ressemblant comme deux gouttes d’eau à Napoléon III. Nous étions peut-être de grands enfants de prendre plaisir à ces babioles, mais que voulez-vous ? La Bourgogne était heureuse, le reste de la France aussi, y compris le Figaro, qui jubilait quand il trouvait des scies quotidiennes et cocasses pour ses souffre-douleurs ordinaires. Un de ceux-ci, qui avait nom Léon Lespés, sous le pseudonyme de : Timothée Trimm, opérait chaque jour au Petit Journal de fondation récente, dont l’initiative heureuse était de ne coûter qu’un sou. Timothée avait pris assez vite le tour qui sait complaire au populaire. Et comme son patron, Moïse Millaud, homme pratique, appréciait l’influence de son chroniqueur sur le tirage du journal, il supportait avec la magnanimité du silence les échos daubant, avec preuves à l’appui, son ignorance sans frontières. Un jour pourtant, piqué au vif, il tint à répondre indirectement aux brocards visant la pénurie de son bagage classique et commença un article par : « Hier encore je relisais mon vieil Homère ». L’imprudent ! Le vieil Homère de Timothée Trimm fit la joie du Figaro et, par ricochet, la nôtre pendant un bon laps. Le Gaulois date seulement de le fin de l’Empire. A son apparition, ce fut un journal mixte. En même temps que les échos d’Arthur Meyer à ses débuts sur les élégances parisiennes, Tarbé, son propriétaire et directeur, publia de très beaux articles demandés aux meilleurs écrivains politiques. C’était aussi une maison de bonne compagnie et qui restera toujours telle, au milieu du pammuflisme triomphant. La place donnée à la politique transforma certaines heures le Figaro, et plus tard le Gaulois, ou journaux presque aussi graves que le Journal des Débats, le Temps, l’Univers et le Siècle, mais ce fut une raison de plus pour la presse gaie de faire tinter très fort la concurrence de ses grelots. C’est accidentellement, que à la Vie parisienne, Taine, sous le pseudonyme de Thomas Graindorge, livra ses observations austères sur la société contemporaine. Tout le reste du journal était réjouissant, à commencer par le Monsieur, Madame et Bébé de Droz et les histoires croustillantes de Richard O’Monroy. Le Journal amusant justifia déjà son titre. Mais j’avoue mon faible d’alors pour le Tintamarre, si bouffon sans une trivialité, loyalement épanouie et dont j’ai retenu les conseils « pour se tenir dans le monde », entre autres celui d’essuyer toute la sauce de son assiette avec une miche de pain qu’on place ensuite dans le verre de sa voisine ; ensuite a simple fait divers : « Un accident qui aurait pu avoir de fâcheuses conséquences a ému hier la rue Richelieu. Un couvreur est tombé d’un toit sur deux vieilles dames qui passaient. Par un hasard providentiel, le brave ouvrier ne s’est fait aucun mal et il est allé seulement pour la forme à l’hôpital. Les deux vieilles dames sont mortes sur le coup. » D’ailleurs il convient de ne pas oublier que le principal rédacteur Bienvenu est le mémorable auteur d’une histoire de France, moins documentée peut-être, moins équitable dans ses jugements que celle de M. Jacques Bainville, mais qui n’a pas volé son épithète complémentaire de Tintamarresque. Si elle vous tombe jamais sous la main, je vous recommande la folie de Charles VI dans sa forêt. Enfin, badin à son heure, le Tintamarre, trouva un jour ce début assez pimpant de chronique galante :
J’aime à voir sur les quais
Malaquais, Saint-Michel et du Louvre, Ce qu’un vent, Soulevant Les cotillons, découvre. Puis-je enfin oublier les journaux dont la prose s’agrémentait de dessins, les uns assez bien venus pour se passer de légendes comme les Daumier et les Grévin, les autres où le dessin était l’accessoire et la légende le principal. Exemple : Ce Cham, (on aurait pu le ranger parmi les gens du monde amusants car on savait qu’il s’appelait en réalité le comte de Noé) qui sans se brouiller avec sa famille s’était fait une vie à part plutôt exempte de pose. Il donnait des soirées où venait qui voulait, sans même avoir pris la peine de le connaître même de vue. Un de ces intrus qui se trouvait près de lui un soir lui ayant dit : « On s’embête ici, je m’en vais. J’irai vous rejoindre lui dit Cham, mais donnez-moi une demi-heure. Je suis le maître de la maison.
Les romanciers que j’ai connus.
BARBEY D’AUREVILLY. Celui-là, je l’ai connu non dans un café, où sa superbe eût été mal à l’aise, mais au Courrier du Dimanche, journal hebdomadaire, où j’allais flâner quelquefois. Cette feuille d’opposition éclectique était commanditée par trois orléanistes militants (dans la mesure où ces deux termes s’accordent) : Lambert-Sainte-Croix, Firino, Feuilhade-Chauvin. Le directeur, Ganesco, s’affirmait républicain, quitte, lorsque son journal risquait d’être poursuivi pour des articles factieux, à s’expliquer devant les ministres : « Si je suis républicain, c’est pour mon pays, la Valachie. » Barbey d’Aurévilly, plutôt bonapartiste, mais d’extrême droite et très catholique, s’entendait au Courrier du Dimanche avec Ranc, radical d’extrême-gauche, d’autant plus facilement qu’ils n’étaient pas engagés pour écrire sur la politique. Le premier jugeait les livres, le second les pièces, sans du reste se trouver davantage d’accord sur le terrain purement littéraire. Barbey, fougueux, romantique, prenait figure de révolutionnaire, en littérature, en face de Ranc, classique intransigeant, donc conservateur. A part cela, dans les causettes de la salle de rédaction, c’étaient les meilleurs camarades du monde. Je sortais souvent du Courrier du Dimanche avec Barbey d’Aurevilly pour jouir de lui quelques instants de plus, mais de préférence c’était à la tombée de la nuit. Car en plein jour, il était bien voyant et je devais prendre ma part des oh ! oh ! des ah ! ah ! par quoi les passants s’ébahissaient de sa façon de s’habiller qui fit connaître son nom par ses contemporains beaucoup plus que la Vieille Maîtresse et les Diaboliques. Cela s’explique. Allez voir par curiosité la tenue de ville qu’il a choisie pour le portrait de lui qui est au Luxembourg : la redingote strictement serrée à la taille et surmontée d’un col rabattu d’où s’échappent les flots d’une cravate large et molle. La toilette du soir était encore plus étudiée et compliquée. Un soir qu’il me fit le plaisir et l’honneur de s’asseoir à ma table, il avait l’habit à la française, avec des brandebourgs, rappelant celui du « major Édouard » dans l’opérette La Vie Parisienne : gilet de moire bleu de ciel, assez décolleté pour montrer mieux qu’un aperçu de chemisette en batiste, avec jabot de dentelle, la cravate également en dentelle retenue par une étoile en argent. Pantalon de casimir blanc avec large galon d’or sur le côté. Souliers « ornés » de boucles en simili. « Avec tout cela, il a du cachet », dirent unanimement les convives des deux sexes, quand, après avoir baisé la main des dames, il se redressa de toute sa fière cambrure de sexagénaire, qui ne s’avoua jamais bourreau honoraire des cœurs féminins. J’allais oublier le travail qu’il opérait sur sa figure. Au dîner dont je parle, une dame ayant inconsidérément parlé de « teinture » et jeté par là un certain froid, Barbey n’accusant pas le coup prononça simplement : - Madame, je ne me teins pas, je me peins. Ce soir-là, il avait dû se croire Rembrandt. Il eut des illusions moins enfantines et surtout de nobles croyances. Il eut foi dans la bonté de Dieu, dans l’avenir de la France, dans le vrai, le beau, le bien. On a pu le blaguer, non le plaindre. … C’est beaucoup de temps après le second Empire que j’ai vu de près le mobilier dont parle Anatole France. Barbey demeurait dans une très petite rue, dont peu de cochers ont su le nom, Rousselet. J’étais avec Paul Bourget, qu’il aimait fort et qui le lui rendait bien, dans la pièce principale de l’appartement formant salon et cabinet de travail à la fois. Le long des murailles, à peine recrépies, s’accrochaient des flacons d’encres de couleurs variées retenus par des ficelles tombant du plafond. Il ne me semble pas avoir aperçu de rideaux aux fenêtres. En somme, j’ai pu me croire plutôt dans une cellule de moine moyenâgeux ou dans une salle d’arrêt de collège. Barbey transfigurait ce taudis pour lui-même et, par contagion pour d’autres. Il se croyait sincèrement propriétaire, ou à tout le moins locataire, du palais d’Aladin.
HENRY MURGER.
J’ai dîné avec Henri Murger chez Dinochau, marchand de vin, et restaurateur des lettres, qui faisait le coin de la rue des Martyrs et de la rue de Navarin. J’étais invité par un oncle à moi, paysagiste, ainsi que quelques artistes, dont deux noms me restent dans la mémoire : Bida et Harpignies, qui furent mes deux voisins de table. Mais je n’avais d’yeux et d’oreilles que pour Murger, placé juste en face de moi. Ce que je fus bon public pour les blagues dont il émailla le dîner ! Ont-elles vieilli ? Possible, mais qu’il était donc drôle, ce forcené citadin, asticotant sur la belle nature Harpignies, qui, en sa qualité de paysagiste, était assez excusable d’en dire du bien ! Feignant de l’approuver, Murger prenait un air rêveur et, comme en se parlant à lui-même, lâcha, en bon pince-sans-rire, cette fumisterie inattendue : - Cela doit être, en effet, reposant pour l’esprit et le corps, quand on a travaillé toute la journée dans un champ de blé, de revenir le soir, chez soi, avec sa charrue sur l’épaule. Je savais déjà combien c’était méritoire à Murger de faire rire des convives, comme aussi des lecteurs. Il avait le droit de broyer du noir, ayant eu la vie très dure. Fils d’un concierge, qui faisait des réparations – que l’Allemagne d’aujourd’hui ne l’imite-t-elle pas ! – féru de l’idée d’avoir sa plume pour gagne-pain, il trima longtemps avant de toucher soixante-quinze francs par mois comme rédacteur du Journal de la Chapellerie. Il s’estima encore heureux de gagner à peu près aussi peu comme secrétaire d’un comte Tolstoï. Ajouterai-je qu’il n’avait pas le travail facile, car c’était un consciencieux, et son fameux mot : « Il y a des années où l’on n’est pas en train », ne fut pas seulement une boutade. Du reste, il ne plaisanta pas la bohème quand, sorti d’elle trop tard, il en dépeignit les misères dans la préface d’une des éditions du livre qui le fit célèbre. Il y montre à travers les âges nombre de jeunes écrivains et d’artistes, cherchant, suivant l’expression de Balzac, « la pâtée et le nicher » et les trouvant si peu ! Villon écrit ses ballades « au coin de la borne et sous la gouttière », et
La faim mit au tombeau Malfilâtre ignoré.
Sous le règne de Louis-Philippe, qui finit avec les vingt-six ans de Murger, la pâtée et le nicher ne sont guère mieux assurés. « Deux gouffres s’offrent à la bohème, la misère et le doute. » Plus d’un en meurt d’épuisement ou, comme le poète Escousse, allume un réchaud. Murger alluma sa pipe et s’accommoda de la bohème. Parfois même, il lui trouve du charme. Il fut un optimiste. Sa pauvreté n’a jamais haï personne, pas même le « proprio ». Pas davantage il n’aura montré le poing aux puissants de la politique. Savait-il d’ailleurs leurs noms ? N’avait-il pas son concierge pour lui dire quotidiennement, le matin, le temps qu’il fait dans la rue et si Louis-Philippe est toujours roi des Français ? De là son acceptation sans-contrôle des « trois balançoires », comme parla un magistrat selon le cœur de Combes, famille, religion, propriété. Il a été le résigné souriant, même à l’impécuniosité d’abord. La banque émet de nouveaux billets : « On dit qu’ils sont bleus », écrit-il à un journal. Jamais il ne souffrit du péché d’envie. Au succès de ses confrères ensuite. Au dîner dont je fus, les artistes lancèrent, entre la poire et le fromage, quelques brocards, d’ailleurs légers, à l’adresse de leurs concurrents au Salon. Murger ne souffla pas mot sur les grimauds de lettres qui dénigraient sottement, dans leurs petites feuilles, ses vers comme sa prose. Enfin c’était le philosophe qui, après Molière, souffre tant des belles. Il ne garda pas rancune à Musette qui « l’aima quand elle eut le temps ». C’est son cœur qui ira lui ouvrir à l’infidèle quand elle viendra frapper à sa porte, et si l’absence a tué chez tous deux l’amour, « il n’est pas mort, le souvenir ». Certes le Dieu auquel il croit rappelle moins celui de Bossuet, et même de Fénelon, que celui des « bonnes gens » de Béranger. C’est un Dieu, qui ne refuse pas la lune aux baisers sous les bosquets ». Qu’importe cela, c’est de la littérature. Murger mourut chrétiennement.
CHAVETTE.
Eugène Chavette casait péniblement ses cent kilos dans la chaise la plus résistante dehors, du moins pendant la belle saison sur la terrasse chez Brébant, avant de les mobiliser dans la salle du restaurant à l’heure du dîner. Son apéritif était le bock. Il lampait trois verres coup sur coup, quitte à se reposer un peu avant de siffler le quatrième. A ses amis qui voulaient l’arrêter au cinquième, il objectait : « Vous me faites suer », prenant le mot dans son sens concret seulement, car il avait, par ailleurs, de bonnes façons. Jamais un de mes contemporains ne transpira aussi copieusement que l’auteur des Petites comédies du vice. Si la sueur est toxique, à ce que disent les savants, Chavette aurait pu empoisonner Paris avec tout ce qu’il épongeait sur lui avec son mouchoir, même en deçà et au delà de la canicule. Entre deux abondantes suées sur la terrasse ou dans l’intérieur du restaurant, cet homme adipeux faisait la joie des voisins, des jeunes, parfois des passants, en contant des histoires personnelles, où il s’attribuait un rôle ridicule et qu’il débitait sans rire lui-même une seconde. Il avait même, avant de commencer ses récits, une façon d’assujettir un pince-nez qui lui conférait la sérieuse attitude d’un professeur. Tel il m’apparut le jour où il me parla de la seconde république de 1848. Je l’entends encore : – Fichtre temps ! La frousse partout. Et quelle dèche ! Ce fut le diable pour moi de m’aboucher avec un camarade qui connaissait Dieu et diable ; il s’appelait Antoine et qui me procura un emploi du temps rémunérateur. Il s’agissait de faire les discours d’un député royaliste à l’Assemblée Constituante qui les débiterait à la tribune, après les avoir appris par cœur. Ce travail me donna du mal, car je n’étais pas royaliste, mais il plut au destinataire et Amanda, ma bonne amie, put se payer chez le pâtissier des plâtrées de gâteaux. Enhardi par ce premier succès, Antoine m’obtint un second discours. Cette fois, le député était orléaniste. Ce travail me donna du mal, car je n’étais pas orléaniste, mais il réussit au point que, huit jours après sa livraison, mon camarade me demandait un troisième discours, cette fois, pour un député républicain. Ce travail me donna du mal, car je n’étais pas républicain, mais, cette fois, mon succès fut tel qu’Antoine accourut, quinze jours après, me commander, du coup, trois nouvelles harangues pour chacun de mes trois clients, désireux tous trois de parler sur un sujet à l’ordre du jour intéressant leurs circonscriptions respectives. Pour comble, de chance, je serais payé le jour même de la livraison. Donc vite au travail ! Après être allés au théâtre, nous revenons à minuit, ma compagne et moi, dire plus de deux mots à un énorme pâté de veau et jambon. Ensuite Amanda se couche. Je m’assieds tranquillement à notre unique table pour écrire mes discours que j’ai déjà dans la tête. Tout va bien, mais c’est ici que la guigne commence… Je m’aperçois que je n’ai pas de papier à copie ou autant dire rien. Il est minuit. Tous les papetiers sont fermés, une angoisse, mais courte, car mes yeux sont tombés sur un jeu de trente-deux cartes avec lequel Amanda vient de faire, comme tous les soirs avant de se coucher, une patience, et une idée m’est venue. Il y a sur le dos de chaque carte assez de place pour pas mal de lignes de mon écriture qui est menue. Si j’essayais d’écrire dessus mes trois discours que j’ai bien dans la tête ? Je prends la plume. Ça va. Je couche sur les cartes mon éloquence avec soin, puis je range discours par discours, sans bien entendu, les confondre. Cela me prend toute la nuit, mais je suis content : c’est de la besogne bien faite. J’escalade Amanda qui ronfle dur et je pionce mes huit heures. Au réveil, je cherche des yeux Amanda. Elle n’est plus dans le lit. Je la recherche des yeux et la découvre assise à la table. Elle a empoigné d’un coup mes trois discours que j’avais si bien rangés, à part les uns des autres, mêle les cartes et les bat, et les rebat impitoyablement… Je saute à bas du lit, je la prends par le bras, je croise les deux miens. - Tu as fait un beau travail ! Elle ne s’épate pas, se fâche : « J’ai raté ma réussite. C’est toi qui me porte la guigne. » Et elle va s’habiller dans le cabinet de toilette. Antoine m’a trouvé sur le bord du lit, prostré. Quand je lui balbutie ce qui s’est passé, il a une révolte : « Quelle tête vont me faire mes trois députés en me voyant arriver chez eux les mains vides ! Tant pis pour toi, mais si tu crois qu’ils vont casquer ! » Et il me tourne le dos. Cinq minutes après, Amanda me quittait aussi, emportant ses frusques, une partie des miennes et mes jeux de cartes pour finir sa patience. Dieu sait où ! Le récit terminé, je demande à Chavette : - Puisque vous n’étiez alors ni royaliste, ni orléaniste, ni républicain, qu’est-ce que vous étiez ? - Rien, répondit-il avec dignité, et mes convictions n’ont pas changé. Comme romancier, il avait le truc pour donner la chair de poule à son public. Une vieille dame chez qui je villégiaturais, et qui lisais tous les jours un feuilleton de Chavette dans le Gaulois, me dit en confidence : - Si vous connaissez l’auteur, voulez-vous le prier en grâce de ne pas faire commettre à un de ses personnages, une marquise, un double crime qu’il laisse prévoir, l’assassinat de ses deux frères. De retour à Paris, dès les premiers mots de ma requête, Chavette, fronçant le sourcil, me déclara en pesant ses mots : - S’il s’était agi d’une comtesse, je vous aurais donné satisfaction, mais quand je mets une marquise dans un de mes romans, c’est plus fort que moi, il faut que ce soit la dernière des fripouilles. Cependant, comme je lui fis entrevoir que ma vieille amie pourrait se désabonner du Gaulois, il réfléchit, s’épongea et finit par me promettre que sa marquise ne tuerait qu’un frère sur deux… Et il ne tint pas parole.
PONSON DU TERRAIL.
Scholl m’a fait trouver avec Ponson du Terrail. Il m’a paru que cet écrivain gentilhomme n’avait pas dû hanter particulièrement son monde en vue de s’initier à ses us et coutumes, car je n’ai pas oublié cette indication fournie par lui sur l’emploi de la matinée d’un élégant : « Le baron avait attelé à son cabriolet le cheval qui avait gagné le Derby, l’année précédente. » Mais il racheta cette infériorité mondaine par une qualité précieuse, l’ordre. Chaque fois que de nouvelles figures de personnages apparaissaient dans ses feuilletons, il sut, grâce à un classement rigoureux de ses papiers, éviter des gaffes d’autant plus regrettables qu’il écrivait plusieurs romans à la fois. Il eut l’idée de concrétiser ses personnages sous la forme de petites effigies en métal rappelant les soldats de plomb des enfants. Il les avait devant lui pour les fourrer ensuite dans un tiroir, au fur et à mesure qu’il faisait passer son héros ou son héroïne de vie à trépas. Malheureusement, un jour, s’étant trompé de tiroir, il tua ainsi Rocambole, un bandit de son invention qui commettait une scélératesse par feuilleton. Tollé général des lecteurs, menaces sérieuses pour le journal d’être forcé d’ouvrir le guichet des désabonnements si le sympathique brigand continuait à dormir du sommeil de la tombe. Flatté à la fois et préoccupé par cette énergique pression, Ponson, en tête d’une Résurrection de Rocambole, décidée de concert avec le directeur de la feuille en cause, publia : « Comme la perspicacité de nos lecteurs et lectrices l’avait deviné, Rocambole vivait toujours. » Et le roman repartit pour six bons mois grâce à cette mort à retardement. Entre temps, Ponson aborda le roman historique. Il campa l’arme au poing des guerriers disant d’eux-mêmes : « Nous autres, chevaliers du moyen âge » et aussi il ouvrit : « une rue Laffitte, arpentée de long en large par le cardinal de Richelieu. » Sa mort bénéficia d’une presse sans malices. A peine si j’ai noté cette indication biographique donnée dans le Gaulois après la nomenclature de sept ou huit romans du défunt, œuvres de début : « Plus tard l’orthographe l’attira. »
XAVIER DE MONTÉPIN.
Il avait commencé dans la presse par des articles de mode qu’il signait d’un nom de femme, patricien, bien entendu. Les descriptions de toilettes ne rendant que peu en ce temps-là comme publicité, Montépin connut des heures dures, d’autant plus pénibles qu’il était né vorace. Villemessant l’aida d’un billet de cent francs et s’en souvint un jour où son débiteur, le raccrochant sur le boulevard, lui proposa un roman feuilleton. La réponse fut : « J’aimerais mieux les cent francs que vous me devez. » Un embarras de voitures coupa court à l’entretien. Mais, dès le lendemain, Villemessant recevait le manuscrit, son fournisseur ordinaire lui ayant manqué de parole, le lut hâtivement, le trouva stupide et, pour la raison spécieuse que tous ses lecteurs ne seraient pas de son avis, l’envoya à l’imprimerie. Succès prodigieux. Du Montépin et encore du Montépin fut demandé à tous les rez-de-chaussée de journaux payant cher cette sorte de prose. Et Montépin put mourir tué par la pâtisserie.
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Le Jeu. LE JEU AU RESTAURANT FOYOT. – UNE TRICHERIE HONNÊTE. – DANS UN CABINET DE LA MAISON D’OR. – LES PARTIES DES GRANDS CERCLES. – LES TRIPOTS, LES CASINOS. – UN CLAQUE-DENT. – LA ROULETTE ET LE TRENTE ET QUARANTE HORS DE FRANCE. – LES JOUEURS DE BACCARA AUX NOMS DE CIGARES. – TYPES DE PRODIGUES ET D’EMPRUNTEURS. Sans remonter jusqu’aux années si révolues pour moi où, entre deux parties de toupie, le mauvais joueur que j’étais courait, gémissant, se fourrer sous la table quand il avait perdu deux sous à la bataille, je me rappelle avoir débuté comme joueur, mon Dieu, que c’est donc loin ! par la bouillotte et le lansquenet. La bouillotte c’est à peu près le poker en plus amusant parce que moins compliqué. Le lansquenet, lui, était purement inepte, ne serait-ce que parce qu’il conférait un avantage scandaleux au banquier. Aussi le baccara a été pour lui, ou plutôt contre lui, ce que fut le chemin de fer en face de la diligence, la lampe à gaz dressée devant le quinquet. En moins d’un an il avait accaparé tous les tapis verts des cercles et des tripots, toutes les tables des restaurants et des cafés avec cette seule restriction qu’il ne devait pas y avoir de pièces de monnaie visibles sur la table car la police de Piétri ou de Boittelle ne badinait pas. Mais qu’arriva-t-il ? Cette obligation força dangereusement les enjeux. On joue plus cher quand le gagnant reçoit en paiement des bons revêtus de signatures, et plus cher encore si c’est simplement sur parole. De là des « culottes » disproportionnées aux ressources, et pesant quelquefois, dans l’armée notamment, sur toute la vie du perdant. Cette vérité m’apparut lumineuse au restaurant Foyot, où nous étions quelques-uns attablés à l’heure où Colmet-d’Aage et Vautrin et d’autre part Trousseau et Velpeau, dans leurs chaires respectives, enseignaient les uns le droit et les autres la médecine. Tout de suite le baccara, surtout tournant, confisqua nos après-midi. Nous disposions d’une petite pièce bien à nous, fermée par un paravent, ce qui nous permettait, grâce aussi à l’indulgence du patron et aux pourboires donnés aux garçons, de jouer « éclairé », sinon des billets de banque, au moins des pièces d’argent et même des louis. Or, un jour, les gagnants venaient de faire charlemagne et, la partie étant finie nous allions nous séparer. Seul Gabriel Labordère, auditeur à la Cour des Comptes, resté encore assis, le nez fixé sur les cartes du baccara délaissé, fut interpellé : - Qu’est-ce que tu fais là, espèce d’idiot ? lui crie Félix de G…, notre benjamin, candidat à cette même Cour des Comptes et qui se préparait à l’examen des finances de l’État par de fortes brèches aux siennes. Labordère ne lui répond pas et continue ensuite à manœuvrer ses cartes. A ce moment, un garçon vient réclamer à Félix de G… qui va s’en aller cinquante centimes pour un cahier de papier à cigarettes. - Je te joue tes dix sous, dit Labordère à G… en s’arrêtant de remuer le carton. - Ça va. - Coupe. G… perd les dix sous, joue les vingt, perd encore et de quitte ou double en quitte ou double, une passe prodigieuse de quinze coups (Labordère tenant toujours) porte le dernier enjeu à trois mille francs. Une jolie culotte pour un mineur. La galerie, dont j’étais, regarde avec une crainte compatissante G… retirer son chapeau, s’asseoir…. Un silence, puis Labordère : - Fais-tu les trois mille ? Nous sommes émus. On se rapproche pour voir, entendre…. G…, avec un tremblement dans la voix, faiblement articuler : « Je les fais ». Silence. Nos cœurs battent très fort. Labordère tranquille propose : - Qu’est-ce que tu dirais si je levais la banque ? Nous entendons à peine soupirer cette réponse : - C’est ton droit. Alors Labordère dressé debout éclate : - Tu ne vois donc pas que je te vole depuis un quart d’heure, avec les cartes que je venais de préparer. Un faiseur de tours m’a appris le truc hier. J’étrenne avec toi, imbécile. Et montant ce qui restait de cartes inutilisées : - Il y a encore là quatre coups de bons pour moi. Si tu veux continuer, calcule avant ce que tu me devrais, bougre d’âne ! G… lui sauta au cou, en sanglotant. Il ne joua plus sur parole. Seulement, ayant hérité à sa majorité, il entra dans des cercles où les crédits sont très élevés et, la déveine aidant, il est mort, encore jeune, aux trois quarts ruiné. Labordère aussi, son sauveur ; même un peu plus vite. J’ai joué aussi de temps en temps la nuit dans un cabinet de la Maison d’Or. Les patrons, bons princes, fermaient les yeux, étant, paraît-il, joueurs eux-mêmes, ce qui crée l’union sacrée de la solidarité. Ceux d’entre nous qui n’étaient d’aucun cercle encore, moi tout le premier, s’arrêtaient de jouer un moment quand entraient les camarades venant pour se refaire, si possible, à notre modeste partie, des abattages de neuf et de huit rue Royale, au Sporting, aux Mirlitons. En tête Raymond de Borrelli entre deux permissions de son régiment. Borrelli avait pour le triple prestige de sa brillante conduite dans la campagne d’Italie, d’un talent de poète de guerre et d’amour déjà connu des délicats, et de supporter héroïquement sa guigne phénoménale au jeu. Ceux d’entre nous, à la Maison d’Or, qui ne pouvaient se résigner à aller se coucher en perte ou en gain, n’avaient qu’à monter un étage pour tailler ou ponter dans ce que l’on appelle, par euphémisme, un cercle ouvert, oh combien ! dont les salons étaient pleins toute la nuit. Les décavés de longue date, à peu près sans domicile, ronflaient sur les canapés. De l’aveu même des perdants on y faisait assez peu de poussette, la surveillance étant, par crainte de la justice, organisée avec des précautions d’ailleurs intermittentes. Tant à ce tripot au-dessus de la Maison d’Or, qu’au d’Aguesseau ou chez Bigi, suffisait parfois un simulacre de présentation. Un soir, chez Bigi, deux jeunes gens du meilleur monde, légèrement pris de boisson, correctement mis, se dirigent tout de go vers le salon. Un gérant les arrête. - Que désirent ces messieurs ? Réponse brève : - Jouer. Petit silence, suivi de la question : - Ces messieurs veulent-ils au moins donner leurs noms ? - Jamais de la vie ! - Allons, entrez, mauvaises têtes. Un mot des cercles chics au point de vue jeu. Rien à dire de l’Union et de l’Agricole, voués presque exclusivement au whist à quatre. Le Jockey pratiquait rarement le baccara, un peu plus le quinze et généralement le whist à quatre, volontiers à un louis le point. Mais quand le vicomte Daru, le baron de Val de Guimont, habiles joueurs, gagnaient la forte somme au whist, c’était souvent pour aller la perdre au baccara de la rue Royale. Là, c’était la partie folle. Les gains et les pertes, à ce que me rappelle un survivant, de 500 000 francs dans une nuit n’étaient pas rares. Le baron de Plancy, aussi hardi qu’heureux, gagna, une nuit, 980 000 francs et déclara qu’il s’arrêterait au million. Il perdit dans la même nuit 500 000 francs, en tenant la banque. Il ne joua plus. L’octogénaire comte Delamarre était d’un dixième dans cette banque. Quand le lendemain il vint à la caisse et demanda ce qu’il avait fait : « Vous perdez cinquante mille francs », lui dit-on. « Hein ? » répondit-il, et ce fut tout. Les parties les plus célèbres de l’époque furent des duels au piquet entre Plancy et Khalil Bey. Plancy jouait cent francs le point et Khalil Bey acceptait tous les paris. Un soir où il joua deux cent cinquante francs le point il en perdit deux mille, soit cinq cent mille francs. Une jolie culotte pour un « jeu de commerce ! » Narichkine avait la spécialité de « la faire » à l’indifférence. Une nuit, allongé sur un canapé il entend prononcer : « Banque ouverte ! » lance de sa place : « Banco ! », prie quelqu’un de voir le coup pour lui et se rendort, ou fait semblant. A l’Union artistique, alors rue de Choiseul, Daniel Wilson, le plus gros joueur, était un homme fastueux. Le futur gendre de Grévy donnait de temps en temps chez Voisin des dîners où chaque femme trouvait sous sa serviette un billet de cinq cents francs, destinés au lansquenet ou au baccara de l’après-dessert. Quelques-unes, les fourmis, prétextant une subite indisposition ou une visite à leur pauvre mère, filaient avant l’arrivée des jeux de cartes. Les cigales, une fois leur vingt-cinq louis raflés, « tapaient » Wilson qui se laissait taper. Elles faisaient ainsi la bonne partie, et il y avait de la joie pour tout le monde. Mon ami Georges M… aura corsé peut-être le tribut que les cocottes prélevaient sur Wilson. Il eut ce dernier pour parrain aux Mirlitons. Le soir de la réception, la présentation du nouvel élu aux membres une fois terminée, aucun valet de pied n’ayant encore annoncé dans les salons le traditionnel : « Il y a cinquante, cent, deux cents louis, et cætera en banque », Wilson proposa à mon ami un écarté, lui gagna son crédit de cinq mille francs, plus trente mille francs sur parole qu’il lui réclama dans les trois jours. La famille de M… paya, à la condition que le fils prodigue donnât sa démission du cercle. Georges M…, qui avait de l’esprit, dans le mot où il s’acquittait de sa dette, donna à Wilson du : « Mon cher parrain » et ne le revit plus… J’ai eu vent comme tout le monde d’incorrections, hélas inévitables, mais on citait rarement des noms. Le plus souvent c’étaient des histoires de poussette. Tel banquier en déveine depuis quelques semaines, las de payer des mises glissées après coup, faisait au commissaire des jeux des confidences confirmées par la galerie, à la suite de quoi le pousseur se laissait pousser vers la porte. Avant tout pas de scandale, même si, ce qui était plus grave, il s’agissait d’une portée introduite dans un dizain par un joueur alléguant qu’il avait eu une distraction. Le comité demandait avec beaucoup de détours la démission, si bien que le congédié payait quelquefois d’audace devant des camarades rencontrés dans la rue. Il donnait à son départ du cercle un motif plausible. Dans le doute, on ne le coupait pas. J’ai connu deux de ces « exécutés » qui ayant été insuffisamment dénoncés comme indésirables ont, à six mois de distance, épousé chacun une Américaine multimillionnaire. Les victimes elles-mêmes n’étaient pas féroces : - J’aime mieux jouer, disait le vieux comte Delamarre avec un filou qu’avec un veinard. Au moins le premier me laisse gagner quelquefois. Georges de la B… était de cette école indulgente. Ce n’est pas lui-même, c’est une galerie indignée qui, le voyant volé par trop ouvertement dans un casino de ville d’eaux, alla chercher la police. Le brouhaha produit par l’événement fit qu’on eut la négligence d’enfermer à clef dans la salle de jeu ensemble le volé et le voleur. Au bout de quelque temps, Georges de la B… se tourne vers ce dernier, prend un jeu de piquet, le bat et lui dit : - Ce n’est pas tout ça. Vous me devez ma revanche… A qui la donne ? Quand le commissaire mit la main au collet du drôle, celui-ci allait emporter vingt louis qu’il avait gagnés peut-être honnêtement à son volé. Quiconque a peu ou prou remué des cartes de baccara reconnaît que les réflexions émises au cours de la partie sont d’une banalité plutôt monotone : « J’en prends une… En carte… Nous ne sommes pas payés à gauche, etc »… Au moins de mon temps, dans les haltes et repos, surtout la nuit, il y avait de la détente autour des petites tables où l’on avalait un morceau de jambon. A ce moment précis, les jeunes joueurs aimaient à faire causer cet octogénaire agréable, le comte Delamarre. Une nuit où il s’était laissé aller à des souvenirs de la campagne de Russie, quelqu’un lui demanda s’il avait jamais parlé à Napoléon. Sur sa réponse affirmative, les curieux se pressèrent autour de lui et il raconta : - On était devant la Bérésina. Le maréchal Oudinot, dont j’étais l’officier d’ordonnance, me fit venir de grand matin et vivement : - Allez dire à Sa Majesté que les ponts sont coupés. Ni une ni deux, je cours à la tente de l’Empereur. On m’annonce. L’Empereur se lève à moitié sur son lit de camp. Je vois encore son serre-tête. - Qu’est-ce que vous me voulez, lieutenant ? - Sire, je viens de la part du maréchal annoncer à votre Majesté que les ponts sont coupés. - Qu’est-ce qu’a dit l’Empereur ? s’écria d’une seule voix le petit groupe du cercle attendant la parole sublime, géniale, définitive. Le vieux comte ne fait pas languir son monde. - Il a dit : « Eh bien comment allons-nous faire pour passer ? Où ai-je joué en dehors de Foyot et de la Maison d’Or ? Rarement dans les salons bourgeois où je fuyais l’inoffensif misti (lisez Trente et un). Plus souvent chez un camarade ayant une maison montée, l’heureux mortel ! J’ai appris chez F… la marche du whist de Metz, le successeur et remplaçant du whist à quatre. Il me souvient que la séance dura de minuit à deux heures de l’après-midi le lendemain, sans arrêt, sauf le temps de souper, de prendre son chocolat le matin et, avant de nous séparer, de déjeuner. D’autres amis m’initièrent chez eux aux jeux, de hasard mais plus dangereux que le whist, plus simples, par là plus à la portée, à l’intelligence des petites dames invitées. La soirée se muait alors en aimable petite fête suivie de promesse de se revoir chez telle ou telle. Par malheur, ces jeunes personnes recevaient professionnellement parfois de louches aventuriers de tous les pays. C’est ainsi que, chez la célèbre Julia Barucci, deux Espagnols, G… et C…, furent expédiés hors du salon par Caderousse, qui les avait pris en flagrant délit de tricherie. Un des joueurs les plus volés ce soir-là, Angel de Miranda, Espagnol également, devenu plus tard journaliste au Gaulois, parlait de cette aventure avec une amertume compréhensible. A quelque temps de là je me trouvais, je ne sais plus à quelle occasion, chez une jolie brune, dont je n’ai jamais su le nom, avec deux camarades Emile D… et Chapron. On ne perdit pas le temps en vains propos. Tout de suite le baccara. Vague présentation faite par la dame de trois hommes bronzés dont j’ai retenu les noms mieux que celui de la dame. Ils s’appelaient : Bacquero, Gomez et Pla. A peine étais-je assis à côté de la belle enfant que mon genou sentit la pression du sien. En même temps que, chaque fois que, les cartes venant à moi, elle se penchait amicalement coude contre coude pour voir mon point. J’étais flatté et il me fallut un certain sang-froid pour ne pas refuser des cartes à tort et à travers au banquier qui m’interrogeait. A six heures du matin, on se sépara. Dehors sur le trottoir, notre trio échangea le : « Qu’est-ce que tu as fait ? » traditionnel. Le bilan de Chapron était insignifiant. Moi, j’avais bien décaissé vingt-cinq louis tant à Pla qu’à Gomez mais Bacquero, d’autre part, m’en devant autant sur parole et m’ayant même signé un papier, je conclus : « Affaire blanche. » Chapron cligna un œil sceptique : « Je ne vois pas d’ici les vingt-cinq louis de Bacquero dans ta poche. Ces gens à noms de cigares ne me disent rien. » D… jusque-là silencieux éclata : « Tous trois des filous, ces rastaquouères. Je m’en rends compte maintenant que je réfléchis. Tout le temps que ta voisine était vautrée sur ton jeu, elle faisait des signes à Gomez. Aussi celui-là, je ne lui paierai les quinze louis que je lui dois, sur parole bien entendu, que quand j’aurai causé avec le juge d’instruction. » Et il fit comme il avait dit. Deux jours après la visite au Palais on avait fait filer de Paris nos gens à noms de cigares, signalés par la police comme grecs internationaux. La jeune femme avait été relâchée, faute de preuves suffisantes. N’ayant pas été appelé comme témoin, j’ai évité l’humiliation d’avouer devant le juge le trouble que peut exercer la pression d’un genou sur les tirages d’un joueur au baccara. Soyons équitable. Cette fois-là aussi, je n’eus pas en somme à me plaindre de ma soirée. Rentré chez moi, j’ai été réveillé par les vingt-cinq louis de Bacquero. Certes, en me payant, cet homme du Sud espérait bien se rattraper, et au delà, une autre nuit sur moi. Mais, en fait c’est lui qui a été volé.
ROULETTE ET TRENTE ET QUARANTE.
Au printemps de 1866 un vieux monsieur, d’ailleurs respectable, tint devant moi ce langage : - On peut toujours être mis dedans au baccara. Un ponte, ou simplement un gaillard sans préjugé, debout derrière les pontes, ayant vu leur jeu, est à même de faire des signes convenus, ne serait-ce qu’en se grattant le bout du nez, désigner leur point à un banquier également sans préjugés, qui en profitera pour tirer ou ne pas tirer. Très ingénieux également ce télégraphe entre complices à l’écarté, au poker et cætera. Bref les seuls jeux où l’on ait une sécurité complète, c’est la roulette et le trente et quarante. Quelle sottise d’avoir fermé le 113 du Palais-Royal sous Louis-Philippe ! Le banquier de la roulette ou du Trente et Quarante ne peut pas matériellement tricher, parce qu’en réalité il ne joue pas. Il est simplement un intermédiaire qui prélève une commission légitime sur les enjeux des joueurs. » Le lendemain du jour où j’entendis cette profonde parole j’étais à Spa. Dès le soir de mon arrivée je courus à la salle de jeu et j’en revins rincé comme un verre de bière. Je reçus assez tôt de l’argent de Paris pour régler mon compte partout où j’avais, suivant les rites habituels du pays, trouvé du crédit, y compris l’hôtel d’Orange, et regagnai avec empressement Paris ou Bougival, mon ordinaire villégiature d’été, en me jurant de ne plus remettre les pieds à Spa. L’année d’après j’y retournai. Au bout d’une heure de roulette il me restait tout juste une pièce de deux sous en nickel dans ma poche. Or je n’ai jamais été si riche. D’avoir payé mes dettes l’année précédente inspirait une telle confiance aux fournisseurs du pays qu’on m’aurait peut-être laissé emporter la roulette dans mes bagages. Pour en finir avec casinos et kursaals, l’hiver suivant, à Monte-Carlo, j’ai eu la chance de rencontrer, à l’hôtel de Paris, un camarade qui était venu demander au climat de la Côte d’Azur la guérison d’une pneumonie mal soignée. Garanti du jeu pour lui-même il tempéra mes velléitées d’emballement en se faisant bénévolement mon caissier. Je lui avais remis mon argent de jeu. Il ne me lâchait que cinq louis par jour pour le tapis vert ; quand je gagnais je lui apportais fidèlement mon gain, mais, quand je perdais, j’avais beau supplier, crier, injurier, il tint bon jusqu’au jour du départ où, comptes faits, il me resta cinq cents francs net, mes frais d’hôtel payés. Je quittai donc Monte-Carlo sans l’avoir maudit. D’autres faisaient pis que maudire. J’entends encore sur la terrasse au café, pas loin de moi, entre deux gorgées de cocktails, sous un ciel étincelant d’étoiles, un homme du Midi, vociférant de noirs projets de vengeance contre la banque. Par une nuit, celle-là sans lune, des gens guidés par lui et armés jusqu’aux dents sauteraient d’une goélette, escaladeraient la colline, envahiraient le casino, se précipiteraient, terribles, sur les gardes de nuit, enlèveraient la caisse et refileraient mystérieusement dans la goélette, en se dérobant aux remerciements du caissier. Une autre histoire moins mélo tout de même à noter, comme signe de l’influence que peut exercer la guigne au jeu sur une imagination déjà portée vers le roman feuilleton, a été racontée, le lendemain soir, avec autorité. Le fermier des jeux, apprenant le matin qu’on avait trouvé un inconnu pendu dans le jardin, serait venu subrepticement jusqu’à l’arbre signalé éparpiller quelques pièces d’or dans la poche du gilet du mort pour faire croire à un suicide par amour. L’auditoire de mauvais joueurs savourait ses racontars dénués de vraisemblance. Moi également, je l’avoue, quoique gagnant, ce qui n’était pas bien. Aussi ai-je peut-être mérité que le portefeuille contenant mes cinq cents francs de bénéfice m’ait été pris au débarcadère de la gare de Lyon, à mon retour, par un voyageur qui me serra de près dans sa hâte de me dépasser. L’été d’après, je « faisais » entre deux trains Hambourg, Wiesbaden, Mannheim, enfin Bade. Là, un soir, dans le café du Kursaal, un croupier de la maison nommé Martin raconta, d’après les souvenirs de son père, croupier au fameux 113 du Palais Royal, la fermeture sensationnelle de ce tripot, au lendemain de la promulgation de la loi qui supprimait les jeux publics. Martin fils nous parla de l’émotion douloureuse avec laquelle l’auteur de ses jours, la main droite sur les cartes, l’autre prête à en détacher une, prononça : - Messieurs, cette taille est la dernière. Ce fut dit dans un ton si impressionnant qu’ensuite un mauvais plaisant fut hué pour avoir demandé que les rateaux fussent entourés d’un crêpe noir. Dans tous ces casinos, kursaals, redoutes, mais surtout pendant mes deux mois de Monte-Carlo, j’étais arrivé dans ma chambre le soir, avec deux ou trois jeux de whist à tailler aussi vite qu’un croupier, une banque de trente et quarante. Initié ainsi à la technique du jeu, j’ai confirmé ma conviction qu’il était impossible à la ferme des jeux de tricher. Elle n’aurait aucun intérêt à donner à des croupiers le mandat d’introduire une portée ou d’annoncer un point faux. Un tonnerre de protestations aurait vite fait de provoquer la fermeture, au moins momentanée, des salons de jeu. Prière de ne pas croire à une autre histoire de brigands dont on a parlé à Wiesbaden, la complicité d’un gardien nocturne de la salle de jeu avec des cambrioleurs, munis d’instruments de précision pour augmenter l’espace séparant les numéros les uns des autres et faciliter ainsi l’entrée de la bille. Bien entendu les voleurs plaçaient leurs mises en conséquence. Il aurait fallu pour exécuter ce travail cyclopéen, plus de temps qu’il n’en faut pour mener les exécutants chez le commissaire de police. En revanche quelques casinos de bains de mer – j’entends dire qu’aujourd’hui la police veille mieux au grain, – ont mérité plus que Monte-Carlo et Bade le surnom de Péloponèse donné plus tard sur le boulevard à un cercle trop peu fermé. Lors d’une saison où je me trouvais à X… des gens du meilleur monde, dans leur rage de se refaire d’une culotte aux courses, ne craignaient pas de descendre dans un sous-sol mal éclairé – comme par hasard – où se jouait l’écarté. Je les suivis un soir et demandai à être inscrit comme c’était l’usage. Quand vint mon tour, je m’assis et, comme c’est aussi l’usage, je me penchai un peu sur la table pour identifier billets et pièces d’or placés de mon côté. En relevant la tête, je reconnus Georges B… qui me reconnut aussi et, sans hésiter, reprit les cinq louis mis de mon côté et s’en alla. Ce geste m’étonna d’abord mais au fond me flatta. Dans un endroit pareil, mon adversaire pouvant être suspecté d’avoir plus de chance que moi, Georges B… a été encore très gentil de ne pas ponter pour lui.
CE QUE DEVIENNENT LES DÉCAVÉS.
Malheureusement quelques-uns, qui ont joué honnêtement et perdu, ont demandé à la tricherie une revanche. Ils trouvaient encore dans cet immense Paris des angles obscurs de cabarets borgnes pour détrousser un petit débitant du quartier ou, ce qui est plus grave, un garçon de caisse, quitte à s’en aller perdre cet argent volé dans des endroits où ils ne pouvaient pas voler. Tout tricheur est un ancien joueur. Les deux escrocs de chez la Barucci ont été nettoyés, après des chances diverses, à Hombourg et à Monte-Carlo. D’autres décavés, honnêtes ceux-là, ont lutté énergiquement pour ne pas avoir à échouer à la porte d’un dépôt de mendicité. A la suite d’une dernière culotte péniblement réglée, le comte de X…, un élégant du Jockey, disparut. Revenu au bout de dix ans, il a été reçu amicalement par des camarades, tant il raconta avec bonne grâce son curriculum vitæ, ayant abouti à un poste de sous-chef de gare d’une station de village castillan. Il ne se plaignait de rien, pas même de la cuisine espagnole. Autre cas. A l’Exposition de 1900 dans une section, une sorte de garçon de salle avec une casquette sur la tête portant : « Interprète » promenait des étrangers. Il fut reconnu de moi au geste gauche qu’il fit pour n’être pas reconnu. C’était un vieux camarade que je tutoyais, disparu depuis au moins vingt ans. Comme je me souvenais qu’il avait quitté un cercle fermé après avoir payé rubis sur l’ongle tout ce qu’il devait, j’allai à lui quand je le vis libéré des étrangers qu’il pilotait et je le mis en confiance. Il me parla sans amertume, tout de même avec un sourire un peu forcé, de la vache enragée à laquelle il avait été condamné tout le temps qu’il mit à apprendre les quelques mots d’anglais lui permettant de servir de truchement à des Britanniques ou à des Yankees : « Ça va à peu près, ajouta-t-il assez bas pour n’être pas entendu, avec ceux qui savent le français. » D’une façon générale, le plus grand nombre des décavés s’étant avérés incapables du moindre effort, des parents, d’anciens amis ont dû les aider à achever de mourir dans les tripots, dans les cafés où on les tolérait. Derrière les joueurs, à distance respectueuse, ils suivaient la partie, murmurant de temps en temps : « Moi, je m’y serais tenu » ou « moi, j’aurais demandé une carte ». Ceux-là ne furent point hantés par l’idée du suicide. La vue d’un tirage à cinq réussi les rattachait à l’existence.
LES PRÊTEURS
Quand, après une série de guigne, la peur d’être affiché au cercle venait, après qu’on avait tapé sans succès la famille et les camarades, on courait chez French, Pierre le Bombé et deux ou trois autres intermédiaires qui faisaient fructifier leur argent et, le plus souvent, celui des concierges, de valets de chambre, de cuisinières des quartiers, attirés par l’appât des gros intérêts. Je n’ai eu affaire qu’à un plus modeste prêteur, nommé Ahrenfeld, qui se disait ancien gendarme afin de donner le trac aux emprunteurs tentés de le mettre dedans. Ahrenfeld m’a aligné mille francs à cent pour cent et à trois mois, contre un billet endossé par une excellente signature. Ce n’était pas donné. J’omets de maudire sa mémoire. Son métier, comme a dit Murger de la littérature, ne nourrissait pas son « homme ». Le prodigue ne se sentait pas disqualifié d’être affiché sur les murs. On avait roulé un usurier, grande liesse ! Au surplus, les tribunaux n’étaient pas tendres pour ceux qui prêtaient aux pourvus d’un conseil judiciaire. Avec l’argent de l’usurier qui avait perdu son procès, une bande de jeunes s’est payé des dîners et soupers fastueux et périodiques, si bien qu’un vieux notaire, ami des calembours, a pu dire en ce temps à un père de famille que j’ai connu : « Si vous voulez un conseil judicieux, ne donnez pas à votre fils un conseil judiciaire. » J’ajoute que Clichy, la prison pour dettes, ne constituait pas davantage une garantie certaine pour le prêteur. Cette mesure de rigueur moyenâgeuse révoltait même les prodigues solvables, sûrs d’y échapper, qui, par solidarité, s’accordaient entre eux pour ne pas rester les clients d’un usurier acharné sur un malheureux « dans la purée ». Quel a été le plus joueur de tous les joueurs dont j’ai ouï parler ? Je crois bien que c’était le comte Jaracewski. Un jour, avec un de ses compatriotes à sa hauteur comme fidèle de la dame de pique, il s’ennuyait dans un bateau qui faisait les bords du Rhin et où tous jeux de cartes ou de dés étaient sévèrement proscrits à bord. Les deux amis placèrent chacun devant soi à égale distance un morceau de sucre, puis interrogèrent l’horizon, après avoir convenu entre eux que, par chaque mouche qui se poserait sur son morceau de sucre, on gagnerait cinq louis. Les mouches s’obstinèrent à voler loin d’Jaracewski lequel mauvais joueur, après avoir payé, jeta tout son sucre déveinard dans le fleuve que chante Boileau. Combien à ma connaissance, pendant les dernières années du second Empire, de gros joueurs des cercles fermés se sont retirés à temps, après un intéressant charlemagne ? Tout juste un ! Le baron de X…, arrivé un moment à 900 000 francs de bénéfice et résolu à parfaire le million, perdit en une quinzaine 490 000 francs à son cercle. Il lui en restait donc 500 000 qu’il garda. Mais je dois dire que ce joueur, gaillard extraordinairement pratique, discutait sagement le prix de la course avec le cocher qu’il prenait le matin à la sortie du cercle. Pour me résumer, je n’ai jamais connu de joueurs repentants. Neuf sur dix étaient de l’école de cet étrillé qui se psychologuait ainsi lui-même. « Ce que j’aime le mieux au jeu c’est gagner, ensuite c’est perdre. » Ou de ce fanatique obsédé par sa passion auquel un camarade rencontré ayant dit : « Depuis que je vous ai vu, j’ai perdu mon père, ma mère et mes quatre enfants », les bras levés au ciel, s’exclama : - Pauvre ami, quelle culotte !
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Le Théâtre. MON ÉTAT D’ESPRIT AU THÉATRE EN GÉNÉRAL. –L’OPÉRA. LE THÉATRE FRANÇAIS. SCÈNES DE GENRE. LES PETITS THÉATRES. L’OPÉRETTE. LES REVUES DE FIN D’ANNÉE. LES CAFÉS CONCERTS. ̶ THÉRÉSA. Avant de passer une brève revue des théâtres je vous dois une confession. Mon sens critique appliqué au jugement d’une pièce a été infirmé par une cause qui devrait être secondaire. Toute œuvre perdait à mes yeux les trois quarts de son mérite quand les interprètes femmes pouvaient, au point de vue esthétique, se classer dans la peu enviable catégorie de ces jeunes filles que les notaires caractérisent couramment devant un candidat au mariage de l’euphémisme : « Elle est agréable ». Cet état – mettons d’âme – datait chez moi du temps où, élève de seconde à Louis-le-Grand, je fus mené aux Français, par le père d’un de mes camarades de collège. Mazères était un homme d’une cinquantaine d’années, très vert, qui paraissait un vieillard à mes seize ans. Il avait ses grandes et petits entrées dans la maison de Molière pour y avoir été joué pendant les cinquante représentations consécutives qu’obtint son Jeune Mari, dont j’ai retenu ce court dialogue : - Que je regrette mon premier mari ! s’exclamait la veuve au cours d’une discussion de ménage. Et le successeur répondait, les bras levés au ciel. - Pas tant que moi ! Mazères m’emmena voir les Doigts de fée de Scribe. Au second acte, le rideau baissé, amoureux fou de Madeleine Brohan, je me ruai dans un café, j’y bâclai quatre vers délirants de passion, les remis sous enveloppe, avec cent sous, à une ouvreuse et j’attendis. (J’avais donné ma carte sur laquelle était mon adresse et qu’aucune réponse n’honora.) J’avais fini de regretter mes cent sous deux ans plus tard, quand je fis la connaissance de mon idole. Elle avait eu le temps de se marier et de se séparer de corps et de biens avec Mario Uchard, l’auteur de la Fiammina. Elle était toujours belle. Au Jardin d’Acclimatation, je lui fus présenté par son voisin de banc, qui s’appelait Paul Déroulède, et je me retirai vite pour ne pas interrompre un entretien ayant peut-être, cet après-midi-là, un autre objet que l’Alsace-Lorraine. Ma « feminite » aiguë m’éloigna de la salle du grand Opéra. J’avais plutôt alors un penchant pour les beautés diaphanes. Or il paraît que la pratique ininterrompue du chant développe singulièrement les pectoraux et, par sympathie, leurs annexes. Je ne fus donc pas un assidu dans le théâtre où Marie Sasse, et peut-être aussi la Krauss et Mme Gueymard Lauters, passèrent pour avoir fait faire leur portrait « grosseur naturelle ». Au Théâtre Français je n’ai guère eu davantage de « vague à l’âme », du moins le jour de tragédie. Rachel venait de mourir. Sarah Bernhardt n’était même pas encore au Conservatoire. Leurs intermédiaires, Dieu me garde de dire des noms ! n’ont pas entraîné mon cœur dans le sillage de leur peplum. Notez qu’on n’avait pas encore les jours d’abonnement pour se consoler par l’inspection de jolies femmes dans la salle. On s’ennuyait ferme seul avec Melpomène. C’était le temps où l’on a conté qu’un beau soir Alexandre Dumas père, voisin de fauteuil d’orchestre d’Alexandre Soumet, dont on jouait une tragédie très noble et très dure à avaler, lui signala quelqu’un non loin de lui qui dormait. Soumet ne dit rien, mais le lendemain, avisant lui aussi un spectateur assoupi, il le désigna du coin de l’œil à Dumas, dont cette fois se jouait une pièce. Nul n’eut le dernier mot avec l’auteur des Trois Mousquetaires : - C’est celui d’hier, affirma-t-il tranquillement, il ne se sera pas réveillé… J’aurais pu être un de ces deux-là, surtout après avoir entendu le franc-comtois Maubant déclamer dans Zaïre.
Mon Dieu, j’ai combattu soixante ans pour ta glouère.
J’ai vu tomber son temple et périr ta mémouère. Si j’ai fui avec autant de persévérance la tragédie c’est aussi parce que presque toutes les actrices, qui ont fait un médiocre intérim entre Rachel disparue et Sarah Bernhardt encore au Conservatoire, étaient agréables dans le sens donné par les notaires des prodigues. En revanche, dans la maison de Molière, j’ai été amoureux des jeunes premières, des grandes coquettes, des ingénues, les unes après les autres et toutes ensemble. Je me faisais un petit roman pour moi tout seul depuis le lever jusqu’au baisser du rideau. Sans rien dire à personne, je m’incarnais dans les personnages des jeunes privilégiés qui en font voir de jaunes aux pauvres époux sacrifiés, le lamentable Coupeau des Lionnes Pauvres, le grotesque maître André du Chandelier. Avouerai-je que de ma place, aux premiers rangs des fauteuils d’orchestre, ma candeur s’illusionnait au point d’appliquer à ma personne le mot tombé de toutes les lèvres des comédiennes dans l’après-midi : « Ce soir, je jouerai pour vous… ou pour toi ». C’est ainsi que j’ai été tour à tour, à la Comédie-Française, le héros du Roman d’un jeune homme pauvre, le Duc Job, le Bernard Staempli de Mlle de la Seiglière. J’avais le cœur serré si je m’apercevais que la jeune première jouait simplement pour le public, amant collectif et impersonnel. Est-ce une excuse de n’avoir pas été le seul à subir une telle influence et que certain soir au Vaudeville se soient jetés des bancs d’ouvreuses à la tête entre belligérants ; dans un camp, une cinquantaine de membres des grands cercles et, dans l’autre, une poignée de sergents de ville et d’employés de théâtre. La cause de la bagarre ? Le mécontentement de la délicieuse Blanche Pierson, toute jeune encore, mais ayant déjà donné comme actrice des promesses qu’elle devait largement tenir, en tout cas très autorisée à ne pas vouloir d’un rôle stupide dans une pièce médiocre, Le Cotillon. Caderousse et autres élégants de tous les âges ne regrettèrent pas d’avoir payé d’une nuit de violon le plaisir de s’être faits les champions d’une juste cause qui d’ailleurs, à titre d’exception, triompha. Le Cotillon dura l’espace d’une soirée tumultueuse, mais « bien parisienne ». Jamais on ne vit autant d’habits noirs menés au poste. Comme un sergent de ville mettait la main au collet du jeune comte de Saint-S… qui hurlait comme un beau diable, celui-ci se rebiffa : - Empoignez donc plutôt ce gros-là, dit-il à l’agent. Il crie plus fort que moi. Ce gros-là, c’était son père… Pendant longtemps, le théâtre du Palais-Royal ne connut pas d’aussi galantes levées de boucliers, pour la raison péremptoire qu’il excluait systématiquement de son répertoire les rôles de femmes, sauf ceux de duègnes comiques. Entre autres la vieille et adipeuse Thierret. Plus tard seulement, Choler et Plunkett, les directeurs, engagèrent de jolies frimousses à qui ils donnaient quatre bredouilles à dire et autant de toilettes à exhiber. Et le guichet de location fut pris d’assaut par des jeunes gens impétueux et, en particulier, ceux qu’on appelait, du nom d’une institution célèbre, les élèves de la pension Massin, des élèves qui, sauf votre respect, n’avaient pas beaucoup de retenue. Pierson, Massin, je les retrouve au Gymnase, le pudique Gymnase, dans les Grandes Demoiselles. Et, à côté d’elles, ces deux merveilles de beauté, Angelo et Montaland. A laquelle des quatre un nouveau berger Pâris eût-il donné la pomme ? Je n’en puis rien dire, mais combien d’entre nous ont rêvé tout au moins de distribuer des accessits rien qu’au laissées pour compte de la distribution ! Il va de soi que l’opérette, même dans les cocasseries d’Hervé, n’oublia pas l’attraction de la note émoustilleuse. Les demoiselles, qui n’avaient que quatre phrases à dire et chacune deux jambes à montrer dans l’Œil crevé et le Petit Faust, se sont acquittées de leur rôle avec une conscience qui leur valait d’être à peu près autant de fois invitées à souper que la grande accapareuse du succès aux Folies-Dramatiques, Blanche d’Antigny, et que plus tard Deveria, une sultane dans les Turcs bien souhaitable pour un sérail où l’on n’aurait pas l’emploi de gardien. Mais place, et vite, à Hortense Schneider. Hortense Schneider ! C’était le chic même. Il y eut de plus jolies actrices. Il n’y en a pas eu, à ma connaissance, de plus ensorceleuses. S’il a été peut-être excessif de l’intituler « Passage des Princes » c’était une fête pour les simples bourgeoises de tous les âges d’aller la voir pour ses cent sous, et de la revoir le lendemain et le surlendemain, et bien au delà de la centième. C’est vingt, trente fois que j’ai entendu la Belle Hélène, reine de Sparte, scander délicatement, comme il sied à une souveraine :
Oui, c’est un rêve,
Oui, c’est un rêve, Oui, c’est un doux rêve d’amour… puis, le poing sur la hanche villageoise, dans le décor de Barbe-Bleue, jeter le joyeux défi :
N’y en a pas un’ pour égaler,
La p’tit’ Boulotte, Quand il s’agit d’batifoler… Enfin dans sa Cour de Grande Duchesse de Gerolstein quelle fête quand son regard aguichant, allant de droite à gauche des fauteuils et des loges, chacun en prenait pour son grade de cette déclaration voilée.
Dites-lui qu’on l’a remarquée
distinguée Dites-lui qu’on la trouve aimable. Plus encore que l’opérette les revues de fin d’année eurent le vif souci d’éveiller ce que Barbey d’Aurevilly qualifie « l’affreux cochon que chacun porte en soi ». Si les Variétés ont délaissé la revue pour l’opérette, c’est après avoir distribué de jolis dividendes à leurs actionnaires à la suite, par exemple, de cet Ohé ! les petits oiseaux ! où triompha Skiwaneck, une seconde Déjazet. La revue retrouva bien vite un public empressé aux Délassements-Comiques. Deux monosyllabes, Blum et Flan, ne manquaient pas d’esprit surtout quand le directeur Sari suggérait aux répétitions des « béquets grivois », métamorphosant le texte largement. Au petit Lazary les auteurs aimaient à initier leur public à certaines manifestations de la vie élégante, celle-ci entre autres fortement documentée : « La marquise avait sa loge à l’année à l’Ambigu ». J’ai retenu de toutes ces revues un seul couplet, belle réclame pour les marchands de parapluies de l’époque et qui reste trop souvent actuelle sous notre ciel aux hivers moroses :
Il a tant plu
Qu’on ne sait plus Quel est le jour qu’il a l’plus plu Je puis vous dire au surplus Qu’il m’eût plus plu Qu’il eût moins plu.
THÉATRE DES JEUNES ARTISTES RUE DE LA TOUR D’AUVERGNE
L’étroitesse de la scène nous permettait de nous apostropher d’une avant-scène à l’autre sans nous préoccuper de la pièce ou de la salle. D’autre part, le public connaissant par le menu les « artistes » intermittentes, et les sachant au courant des dessous, se plaisait à deviner pour le compte de quelles cabales inavouées tels gamins interrompaient la représentation par des interpellations familières adressées à la comédienne en scène, et dont « Tais ta gueule ! » était la plus sonore. Quand l’interpellée se refusait à cette suggestion, la cabale ne se gênait pas pour lui souffler des répliques qui auraient fait rougir tous les corps de garde de l’armée française. Ensuite, dans la rue, devant la sortie des artistes, les gens d’humeur batailleuse s’offrirent de belles soirées de pugilat et de coups de canne. On se cognait entre champions de l’artiste et ses adversaires, et aussi avec les malandrins du quartier. A la suite d’une longue rixe à coups d’oranges, les ouvreuses ramassèrent sur la chaussée et plongèrent dans leurs cabas tout un dessert pour leurs mioches. C’est une échappée des Jeunes artistes, prétentieuse et plutôt faible d’esprit, qui, à force d’instances, obtint de William Busnach, dans un couplet pour une de ses revues, juste un vers à dire : « J’osai les arrêter. » A la répétition, la jeune personne articule nettement : - Josué les arrêta. - Pardon, mon enfant, observe Busnach, bon garçon mais qui tenait à son texte, si j’ai écrit : « J’osai les arrêter » c’est avec une intention. Votre Josué arrive comme des cheveux sur votre soupe ! Soyez gentille, lâchez Josué comme si vous aviez été avec lui. - Jamais de la vie, répliqua la jeune interprète avec aigreur. Je le sens comme ça. Busnach se crête : - Et moi, je sens que vous aurez une tape avec Josué. Je maintiens mon : « J’osai les arrêter ». - Et moi, mon « Josué les arrêta ». Busnach, bon Juif, ne tenait sans doute pas à faire attraper un héros de l’histoire, ô Israël, par son public ordinaire car il retira promptement le rôle à son interprète, qui s’en alla, les dents serrées, en faisant claquer la porte.
LES CAFÉS CONCERTS
Si vous croyez que l’obsession féminine me lâchait devant l’Alcazar et l’Eldorado ! En ce temps-là, ma bande avait toutes les nuits un cabinet à la Maison d’Or. Dans le jour, il fallait recruter des soupeuses sensationnelles, ce qui n’allait pas tout seul, si bien qu’à la suite d’une demi-douzaine de rabats défectueux, il fut convenu que, désormais, celui d’entre nous qui amènerait une convive vraiment digne de la bande n’aurait pas à payer son souper cette nuit-là. C’était sa petite commission. Personnellement je tenais à faire la pige à notre Crésus, le Mexicain d’Alvimar, qui nous gâtait le métier en offrant des ponts d’or à la première figurante venue pourvu qu’elle eût, comme on disait alors « du cheveu, de l’œil et de la dent ». Le lendemain de cette décision, comme j’errais tout seul dans le couloir des premières loges de l’Ambigu, deux femmes déambulèrent devant moi, l’une mince comme un hareng saur, l’autre considérablement étoffée par la nature. Elles parlaient assez haut. La voix de la maigre me frappa. Où l’avais-je donc entendue et plus sonore ? Et, parbleu ! hier à l’Alcazar. Alcazar… mais alors ! c’est Thérésa ! Mon sang ne fait qu’un tour. Si je l’emmenais à la Maison d’Or. Je presse le pas, je dépasse les deux femmes, me retourne, et, chapeau abattu plus bas que le genou, la bouche en cœur, j’articule ! - Mademoiselle Thérésa, voudriez-vous me faire l’honneur de venir souper ce soir à la Maison d’Or après la pièce, avec quelques amis, vos admirateurs enthousiastes. – Et, désignant du regard l’étoffée – Avec madame, bien entendu. Sur quoi, j’eus, à l’appui de ma demande, un geste qui fit tomber mon chapeau et rire Thérésa, ainsi que sa compagne connue, je l’ai su depuis, sous le sobriquet de Pertenchien. La diva de l’Alcazar, s’arrêtant ensuite de rire, consulta vaguement du regard avant de décider : - Ça nous va. D’autant plus que nous avons lâché notre dîner après le potage pour ne pas rater l’entrée de Marie Laurent au deuxième acte… Vous nous retrouverez à la sortie. L’entr’acte fini, je regagne ma place, d’où je n’écoute pas un traître mot du dernier acte. Dès le baisser du rideau, je dégringole l’escalier et je cherche des yeux mes invitées. Douleur ! Elles ne sont pas au bas… Mais au moment où je me demande si l’on ne m’a pas fait une blague, j’aperçois, à la sortie, Thérésa souriante m’attendant avec son amie. Tout va bien. J’engouffre mes deux femmes dans un fiacre. - Cocher, à la Maison d’Or ! Entrée triomphale dans le cabinet. C’est à qui me félicitera, débarrassera Thérésa de son manteau, la calera dans un grand fauteuil. Les camarades n’ayant encore rien pris, je commande ce qu’il y a de plus cher pour un souper dont je n’aurai pas à payer ma part. Ce qu’elles ont mangé nos deux invitées ! C’est au dessert, seulement, que, n’en pouvant plus, Thérésa délaça son corsage : - J’étouffe, annonça-t-elle avec bonhomie. Alors, à son aise, sur ma discrète invitation, elle nous raconte sa soirée de la veille aux Tuileries, dont parlaient tous les journaux du matin. - Epatant, déclara-t-elle, avec de belles vibrations d’enthousiasme. Ça dépasse tout ce que m’en avait dit ma cousine, une Valadon, comme moi, qui a été dans le temps employée au Palais, à la lingerie. Surtout le grand salon illuminé avec toutes ses bougies. C’est ça qui dégotte l’Alcazar et ses becs de gaz ! Et tout ce beau monde !... Pas poseuse, l’impératrice. C’est elle la première qui m’a fait des compliments sur mon chant ! Et l’Empereur, sur mes mains ! « Quand on a des mains comme les vôtres, m’a dit Sa Majesté, on les montre ! » Aussi, je ne porte plus de gants. Voyez… Et elle leva en l’air ses dix doigts uniquement vêtus de bagues superbes et qu’elle laissa baiser l’un après l’autre par d’Alvimar, très excité. Il ne s’en tint pas là, l’animal. Au moment du départ, il offrit son coupé à ces dames pour les reconduire chacune chez elle, descendit les mettre en voiture, eut au retour un petit air réservé, qui me gâta pour une bonne moitié les joies de mon rabat à l’Ambigu. La belle jambe d’avoir soupé à l’œil si ma noble invitée garde toute sa gratitude à ce rasta ! Je revis Thérésa plus tard, aux Variétés, où elle jouait la Boulangère a des écus. Electrisé par l’enthousiasme de la salle, battant des mains tout le temps qu’elle jetait, du creux de son magnifique contralto, son défi révolutionnaire aux patrons exploiteurs du « pauvre peuple » :
Nous sommes ici trois cents
femelles
Et la danse (bis) va commencer… je passai, à l’entr’acte, dans la loge pour la féliciter. Elle voulut bien me reconnaître et se souvenir de la nuit à la Maison d’Or. Elle me plut aussi par la façon dont elle me parla de d’Alvimar. Le Mexicain était venu la voir, le lendemain de la reconduite dans son coupé, puis le surlendemain, et lui proposa de se mettre avec elle, à la seule condition qu’elle se retirerait de toutes les scènes et ne chanterait plus jamais. - L’imbécile ! conclut-elle avec le même gros rire que lui avait causé la chute de mon chapeau. Du reste, c’est le théâtre qui se retira d’elle et pour cette cause dont j’ai parlé à propos des chanteuses en général. L’obésité fit assez vite une baleine du hareng que j’avais pêché dans les couloirs de l’Ambigu.
LES FOLIES-BERGÈRE
Des folies qui furent dans les mains directoriales de Sari la raison même. Ne serait-ce que pour cette conception géniale, le promenoir. Sari, en avait déjà eu l’idée déjà avec les Délassements-Comiques, où le spectateur avait la faculté d’échapper à la pièce et d’activer la digestion de ses dîners en déambulant, pendant la représentation, le long des loges, quitte à s’accouder sur leur rebord quand il était fatigué. Mais aux Folies-Bergère, cette commodité était envisagée encore plus en grand. Nous pouvions faire le tour de la salle en causant entre nous, sans être gênés par ce qui se disait ou chantait sur la scène. Il va de soi qu’autour d’Aurélien Scholl se formait un cercle de mondains, d’artistes, de gens de lettres. Un soir le comte de X…, homme opulent, plein de rondeur et dont la conversation s’émaillait de jurons, se prit d’amitié subite pour le peintre Manet, l’auteur du Bon Bock, qui se trouvait avec nous. Tout en lui tapant sur l’épaule il lui dit : - Vous m’allez, vous, nom de D… Venez chez moi demain, nom d’un chien ! vous ferez le portrait de la comtesse. Manet le voyant s’éloigner, se tourna vers Scholl et moi, et, comme c’était un homme correct et doux, observa : - Les hommes du monde, il n’y a encore que ça. En dehors des pièces à femmes, mon fond de batailleur me fit souvent faire queue devant un théâtre où je savais qu’il devait y avoir un « chahut ». De toutes ces soirées auxquelles j’ai assisté la plus originale fut la troisième et dernière de Gaetana. Pour cause la politique. Le quartier latin ne pardonnait pas à Edmond About d’avoir fréquenté avec moins d’assiduité ses cafés et ses caboulots que le salon de la princesse Mathilde, cousine de l’empereur ! Je n’ai pas, bien que placé au premier rang des fauteuils d’orchestre, entendu un mot, voire une syllabe de Gaetana, même au début, lorsque les acteurs s’enrouaient héroïquement pour couvrir la tempête des sifflets et des huées. Après, la pièce se mua en pantomime. Les interprètes ouvraient bien la bouche, mais j’ai appris depuis que c’était pour se dire entre eux : « Ils ne finiront pas de gueuler, ces animaux-là ! » Toujours comme friand de la lame j’ai chéri les drames historiques où l’on ferrailla impitoyablement ! Ce Mélingue ! Je l’entends encore, l’épée brandie hors du fourreau, tête haute, l’œil sur un estafier qui a tiré aussi sa rapière, crier aux badauds qui passent : « Voulez-vous voir un scorpion cloué contre un mur ? » Et que dites vous de cette gasconnade jetée à toute une bande d’agresseurs : « Dix manants contre un gentilhomme, c’est trop peu ! » - Mélingue tire comme un pied, ronchonnaient les maîtres d’armes jaloux de lui à leurs élèves. Peut-être, mais qu’importait ce détail au public ? Et à la direction donc ! Les dix manants roulaient dans la poussière tous les soirs et les francs qui valaient chacun vingt sous alors tombaient dans la caisse des drames historiques ! Ah ! les belles soirées. Sans compter que la beauté d’Adèle Page contribuait largement à la réalisation de recettes magnifiques. Comédienne médiocre, donc épisodique, rien qu’à la voir paraître toute la salle frémissait. Adèle Page ! Encore une que j’ai bien aimée. Mais comme l’héroïne du sonnet d’Arvers, elle n’en a jamais rien su. Elle avait tant d’autres hommages à décourager. A-t-elle lu seulement jusqu’au bout ce billet ingénu et qu’elle montra un jour à un souper « Madame Je vous adore ! Si vous voulez voir comme je suis fait, regardez ce soir en haut, à la cinquième galerie. Mes jambes pendront. » GASTON JOLLIVET.
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