Dédiée à l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.
On (1) a beaucoup écrit en France, depuis quelques années, sur les
anciennes peintures à fresque tracées dans les cloîtres ou sur les
murailles des églises, et connues sous le nom de
danses des morts,
danses macabrées,
danses macabres.
Malheureusement, tout en dissertant beaucoup sur l'origine de ces
œuvres singulières, on a négligé de reproduire celles qui étaient
restées inédites. Nous ne venons pas, à notre tour, apporter une
opinion personnelle sur ce point encore obscur de notre archéologie
nationale, ni rechercher si la danse macabre était la même chose, comme
semble le dire Dom Carpentier dans son dictionnaire, que la
danse des Macchabées (
Maccabeorum chorea), ou si son nom vient de
Macabre, qui aurait été le
poëte ou le
peintre
de cette danse, etc. La question, dans son étal actuel, nous semble
infiniment trop compliquée pour que nos recherches pussent aboutir à
autre chose qu'à des conjectures ; nous nous bornerons donc à la
description du curieux monument que nous donnons pour la première fois
au public, en le faisant précéder seulement de quelques détails
généraux qui nous ont paru rigoureusement nécessaires.
Et
d'abord, les anciens ont-ils connu les danses des morts, telles du
moins que le moyen âge nous les a transmises ? On peut répondre que
non. Il y a bien, il est vrai, sur quelques monuments antiques, des
représentations de squelettes (2) ; mais l'idée qui préside à ces
œuvres du paganisme semble entièrement opposée à celle qui inspira les
danses des morts chez les chrétiens modernes. En effet, dans la société
païenne, toute composée de sensualisme et de licence, on se gardait
bien de représenter la mort comme quelque chose de hideux ; il ne
parait même point que le squelette ait été alors le symbole de
l'impitoyable divinité ; mais quand le christianisme eut conquis le
monde, quand une éternité malheureuse dut être la punition des fautes
commises ici-bas, la mort, qui avait semblé si indifférente aux
anciens, devint une chose dont les conséquences furent si terribles
pour le chrétien qu'il fallut les lui rappeler à chaque instant en
frappant ses yeux par des images funèbres.
Plus tard, au moyen âge, quand de grandes calamités publiques vinrent
fondre sur les nations, le sentiment de la mort s'exalta. On ne se
borna pas à représenter la terrible déesse seule et pour chacun : on la
peignit, on la sculpta pour tous et avec tout son cortège ;
c'est-à-dire qu'on la montra s'attaquant successivement au roi, au
pape, à l'empereur, emportant dans sa ronde fantastique aussi bien le
joyeux ménétrier que le moine saintement enfermé dans sa cellule. Telle
est du moins l'origine qu'on assigne généralement aux
danses des morts.
Toutefois, il y eut avant cette époque quelques compositions
littéraires qui purent diriger les esprits vers la réalisation
matérielle de la danse macabre. Ainsi, par exemple , il nous est
parvenu de Gautier de Mapes, trouvère du 12e siècle, une pièce de vers
latins qui ressemble assez aux légendes des danses des morts, et qui
est intitulée :
Lamentatio et deploratio pro morte et concilium de vivente Deo.
Dans cette pièce un grand nombre de personnages se plaignent
successivement d'être soumis à la mort et de ne pouvoir échapper à son
empire ; mais est-ce à dire pour cela, comme l'a écrit un auteur
anglais, M. Francis Douce, qu'il faille croire que
des peintures de la danse macabre étaient contemporaines de Gautier de Mapes ?
Je ne le pense pas, d'abord parce qu'il ne nous en est parvenu aucun
fragment, ensuite parce qu'il faut qu'une idée grandisse avant
d'arriver à son développement. Or, ici l'idée dont nous parlons venait
à peine de naître. Je dirai la même chose pour le fabliau des
trois morts et des trois vifs,
qui appartient au siècle suivant. En y voyant, si nous voulons, le
germe de la danse des morts, il faut bien convenir qu'il y a loin de là
encore à la sculpture et à la peinture, et que nulle part, dans les
monuments de cette époque, on ne rencontre , tracé par la main des
ymaigiers
en miniature, un de ces bals d'outre-tombe que le 15e siècle étala
fréquemment, avec tant de luxe et de grandeur, autour des cloîtres et
des églises (3).
Je n'appliquerai pas le même raisonnement à une pièce de vers qui se
trouve dans la collection des poètes espagnols antérieurs à l'année
1400, publiée par Sanchez. Cette pièce a en effet pour auteur un juif
qui vivait vers 1360, époque à laquelle il pouvait exister déjà des
danses des morts, aujourd'hui détruites, en France, en Allemagne, et
même en Espagne. Je dis même en Espagne, parce que, bien qu'on ne
rencontre aucun monument de ce genre dans la Péninsule, il est
difficile de croire que, dans un pays aussi sévèrement religieux, où la
peinture s'est toujours complue en des sujets terribles, il n'ait pas
existé de danses des morts. M. Douce dit d'ailleurs avoir connu une
personne qui avait retrouvé sur une muraille de la cathédrale de Burgos
quelques fragments de squelettes, malheureusement défigurés par une
couche de badigeon. Quoi qu'il en soit, la première grande peinture
publique qu'on connaisse de la
danse des morts
est celle de Minden en Westphalie. Elle date de 1383, et, soit qu'on la
fasse remonter au souvenir de la peste noire, qui, de 1346 à 1348 fit
périr, tant en Europe qu'en Asie, la cinquième partie de l'espèce
humaine (4), soit qu'on rapporte seulement son origine à l'épidémie de
1373, qui faisait en quelque sorte
danser les malades,
en leur donnant une grande agitation, toujours est-il que ce fut à
dater de cette époque qu'en Italie, en France, mais surtout en
Allemagne et en Suisse, on vit se dérouler autour des cimetières ces
bandes de cadavres osseux entraînant après eux l'humanité. Dans la
plupart de ces singuliers monuments la mort tient souvent en main un
violon, une flûte, un haut-bois, et elle appelle tous les vivans à son
bal avec un rire moqueur.
La plus ancienne danse des morts connue, après la fresque de Minden,
fut celle qui exista jadis au charnier des Innocents, à Paris, et qui
datait de 1424. Diverses opinions se sont produites à propos de cette
danse. Quelques écrivains ont pensé (MM. de Barante et Dulaure) qu'elle
avait pu être une représentation théâtrale en action, et non une
peinture ; M. de Villeneuve-Bargemont, dans son histoire de
René dAnjou, en a fait une procession ; M. Paul Lacroix, dans son curieux roman historique intitulé la
Danse macabre, l'a transformée en un lugubre spectacle exécuté à l'aide de quelques squelettes par un certain
Macabre,
etc ; mais ce sont là, à coup sûr, autant d'inexactitudes. La danse des
morts du charnier des Innocents était tout simplement, non pas une
sculpture, comme on l'a écrit encore, par erreur, mais bien une
peinture que l'on mit six mois à achever. On lit en effet, dans le
Journal de Paris, sous Cliarles VI et sous Charles VII : « L'an 1424, fut faite la danse
maratre
(5) aux Innocens, et fut commencée environ le moys d'aoust, et achevée
au karesme suivant. » Plus loin on lit également: « En l'an 1429, le
cordelier Richart, preschant aux Innocens, estoit monté sur un hault
eschaffault qui estoit près de toise et demie de hault, le dos tourné
vers les charniers encontre la charonnerie, à l'endroit de la danse
macabre. » Ces textes tranchent, selon nous, la question d'une manière
certaine. Une représentation scénique n'aurait pas duré six mois, et
une sculpture contenant autant de personnages qu'en offrait la danse
des Innocents aurait demandé beaucoup plus de temps pour être menée à
fin.
Selon M. Peignot, la troisième danse des morts serait celle qui fut
exécutée à Dijon, en 1436, sur les murs du cloître de la
Sainte-Chapelle, par un certain Masoncelle ; « mais, ajoute le savant
bibliographe, elle ne subsiste plus depuis très-longtemps, et le
souvenir en était entièrement effacé lorsque dernièrement un amateur de
recherches sur l'histoire, les mœurs et usages du moyen âge, M. Boudot,
a découvert ce renseignement dans les archives du département. (6) »
La quatrième danse des morts, et la plus célèbre de toutes parce qu'on
l'a, à tort, attribuée à Holbein, est celle qui fut peinte à Bâle, dans
le cimetière des Dominicains, « en mémoire perpétuelle de la mortalité
ou de la peste qui y régnoit en 1439, pendant le grand concile, et qui
emporta beaucoup de monde, entre lesquels il y avoit plusieurs
personnes de qualité, et même des cardinaux et des prélats- » (7)
Or cette danse des morts ne peut point être de Holbein, car elle fut
peinte en 1441, et Holbein ne naquit qu'en 1493 (8). On la fit
retoucher, en 1568, par un certain Hugues Klauber, qui se peignit
lui-même au haut avec sa femme et ses enfants. Elle fut détruite en
1805, en même temps que le cimetière des Dominicains, sur les murs
duquel elle existait ; seulement, différentes personnes en sauvèrent
des fragments dont quelques-uns sont aujourd'hui à la bibliothèque de
Bâle, où ils me furent montrés en 1837 par M. Gerlach, conservateur de
cet établissement, ainsi que deux poignards dont les fourreaux,
richement ciselés, représentent, l'un une danse des morts attribuée
(quant au dessin) à Holbein, l'autre un sujet plus joyeux.(9)
Ce qui a pu donner lieu à l'erreur si généralement répandue qu'Holbein
était l'auteur de la danse des morts de Bàle, c'est que ce célèbre
peintre a laissé en dessins de portefeuille, qui font aujourd'hui
partie du cabinet de l'empereur de Russie, une danse des morts, gravée
depuis, mais qu'il ne faut pas confondre, comme on le fait trop
souvent, avec celle du cimetière de Bâle, que publia Mérian (10).
Parmi les autres monuments de ce genre dont le souvenir est resté, il
faut ranger la danse des morts de Lubeck, exécutée, à ce qu'on croit,
en 1463, sous le porche de l'église Sainte-Marie (11)(
Voy. Fabricius, Ve vol. p. 2) ;
Celle du château de Dresde, exécutée en 1534 (12) ;
Celle d'Anneberg (haute-Saxe), peinte en 1525 (
Voy. Fabricius) ;
Celle de Leipsick ;
Celle de Berne, peinte par Nicolas Manuel vers 1515, dans le couvent des Dominicains, et dont il existe plusieurs éditions ;
Celle du couvent des Augustins d'Erfurt (13) ;
Celle du Pont-des-Moulins à Lucerne, peinte par Méglinger (il y en a plusieurs éditions) (14) ;
Celle qui se trouvait dans l'église des Jésuites de la même ville, et non dans le cimetière de l'église paroissiale (15) ;
Celle de la cathédrale d'Amiens (16) ;
Celle de St-Maclou de Rouen, qui était sculptée ; enfin celle du
Temple-Neuf, à Strasbourg , retrouvée en 1824 sous une couche de
badigeon, et dont les personnages sont de grandeur naturelle.
Telle est la nomenclature des danses des morts donnée par M. Peignot
dans ses recherches ; mais il en existe, et surtout il en a existé un
bien plus grand nombre, tant en France que dans les autres contrées
européennes. C'est ainsi, par exemple, qu'on pourrait citer pour
l'Angleterre celle qui, selon M. Francis Douce (17), exista jadis dans
la vieille église de Saint-Paul, autour d'une galerie, et qu'on
appelait indifféremment
danse de Machabray ou
danse deSaint-Paul (18). On commença à la détruire avec la galerie elle-même le 10 avril 1549.
On croit qu'il exista aussi une danse macabre dans la cathédrale de
Salisbury. « On vit du moins longtemps, dit M. Francis Douce, dans la
chapelle Hungerford de cette église, une figure (la seule qui restât)
qu'on appelait
la mort et le jeune homme.
En 1748 on publia un dessin de cette danse. La destruction de ce
monument est d'autant plus regrettable qu'il remontait à 1460, et que
les vêtements du temps y étaient fidèlement représentés.
« Dans la chapelle à Wortley-Hall, dans le comté de Glocester, il y avait, écrite et très-probablement peinte,
une danse des morts de tous états et conditions.
Les inscriptions étaient les mêmes que celles de Lydgate. (Voy. note 18
de la présente page.) D'après une note manuscrite de John Stowe dans sa
copie de l'itinéraire de Leland, il paraît qu'il y avait aussi une
danse des morts dans l'église de Stratford-sur-Avon.
« Dans la partie supérieure du parvis qui est à l'entrée du choeur de
l'église de Hexham, dans le Northumberland, il y a des restes peints
d'une danse des morts. Ils consistent dans les figures d'un pape, d'un
cardinal et d'un roi.
« Enfin, à Croydon, sur les murs de la grande salle du palais
archi-épiscopal, il existait, il n'y a pas encore très-longtemps, des
vestiges d'une danse macabre, mais presqu'entièrement effacés. Il n'y
eut pas jusqu'aux tapisseries qui ne reproduisissent ce lugubre
spectacle. La tour de Londres en contenait une de ce genre. »
L'Allemagne, outre les danses que nous avons déjà citées, en offre
encore un grand nombre. Ainsi, M. Douce croit qu'il y en avait une
jadis à Nuremberg, une autre à Berlin, une troisième à Vienne, dans le
monastère des Augustins. Un groupe de cette danse des morts, selon lui,
ou plutôt selon Bruckmann (
Epistolœ itinerariœ,
vol. V| épit. 32), représentait la mort entrant par une fenêtre avec
une échelle. Il parle également d'une autre chapelle du même monastère
où l'on voyait la mort emportant un écolier, Arlequin faisant des
grimaces à l'inévitable déesse, enfin celle-ci brisant toutes les
fioles d'un apothicaire, etc. Ici, du moins, l'intention comique était
évidente.
Nous avons parlé plus haut de l'Espagne, et nous avons dit qu'il n'y
existait aucune danse Macabre. Il en est de même pour l'Italie (19).
La Hollande n'offre qu'un seul exemple de danses des morts. Cette
peinture se trouve dans un château, appartenant au prince d'Orange,
près de la Hague. La mort y est représentée armée de flèches dont elle
perce l'humanité.
Mais la France eut encore plusieurs danses macabres autres que celles
que nous avons mentionnées. Ainsi l'église de Fécamp en offrait une
sculptée sur un pilier, et l'on croit que jadis il y en avait une aussi
au château de Blois. Depuis quelques années , si nous ne nous trompons,
on en a découvert une à Angers, sous une couche de badigeon. Nous ne
doutons pas qu'il en ait existé et qu'il en existe encore quelques
autres qu'on retrouvera plus tard. Ce sujet avait fini, en effet, par
être si populaire que les représentations en furent multipliées à
l'excès.
Quoiqu'il en soit, nous avons à parler ici exclusivement de la danse
qui se trouve dans l'église de la Chaise-Dieu, en Auvergne, et que
personne n'avait encore nommée. Nous nous trompons : il en existe une
mention antérieure à la nôtre dans le tome V de la magnifique
collection publiée par M. le baron Taylor et intitulée :
Voyages pittoresques dans l'ancienne France.
M. Taylor a même reproduit, dans une des planches de son livre,
quelques-uns des principaux personnages de cette danse, afin de donner
à ses lecteurs une idée du monument original. Voici les paroles dont il
a accompagné ce dessin: « Un objet non moins curieux et assez rare
maintenant, ce sont les peintures que renferme le chœur de l'église de
la Chaise-Dieu, et qui représentent la danse macabre. C'est la première
fois que nous avons trouvé à copier ce poème bizarre, qui était devenu,
du quatorzième au seizième siècle, une espèce de sujet de mode qui
jouit d'une grande célébrité dans le nord de l'Europe. On ignore
pourquoi cette danse s'appelle
Macabre. La pensée du premier qui traita ce sujet fut profonde ; celle du dernier fut peut-être une cruelle moquerie.
« On ne trouve plus ce sujet, en France, que dans les bibliothèques des
amateurs de vieux livres, où les caprices du sublime bouffon se
reproduisent dans une série innombrable de précieux bouquins, depuis
1495 jusqu'à 1790, en passant par Debry , Callot et Mérian, pour
arriverjusqu'à Hollar. Il a été détruit dans presque tous les
monuments. Les peintures de la Chaise-Dieu en offrent peut-être le
dernier exemple, et probablement il ne tardera pas à s'en effacer. La
moitié de la tâche est déjà remplie : à la droite extérieure du chœur,
une couche de badigeon a fait disparaître les costumes pittoresques du
quinzième siècle, et de ce curieux vestige des temps passés, comme de
beaucoup d'autres, il ne restera bientôt plus que nos faibles dessins.
»
M. le baron Taylor avait raison : encore quelques années, et cette
fresque fantastique, qui s'écaille chaque jour sous le doigt des
siècles, aura disparu. Nous pouvons donc nous féliciter à bon droit de
ce que des circonstances particulières nous ont permis d'en faire
exécuter un dessin complet ; car à présent la vieille peinture du
quinzième siècle, qui rappelait sans cesse aux moines de la Chaise-Dieu
qu'ils n'étaient que poussière et que cendre, ne périra pas : elle
revit toute entière dans notre gravure. (20)
Voici ce qui nous amena à la donner au public.
Ce fut en faisant dessiner pour notre grand ouvrage (
les Anciennes Tapisseries historiées)
(21) les magnifiques et belles tentures données à l'abbaye de la
Chaise-Dieu, en 1518, par Jacques deSainl-Nectaire ou Sennectère,
trente-sixième et dernier abbé régulier, que l'idée nous vint de faire
copier par notre habile collaborateur, M. de Planhol, afin de sauver de
la destruction un monument de plus, la danse des morts qui nous occupe.
La chose n'était pas facile : placée dans le bas côté nord de la
Basilique, sur le mur qui sert de clôture au chœur, c'est-à-dire dans
un endroit humide et obscur, cette peinture était à peine visible (22).
La plupart de ses contours semblaient effacés ; et, en voulant les
faire revivre pour un instant, on pouvait craindre de les voir
complètement disparaître. C'est ce qui obligea M. de Planhol à prendre,
en enlevant du mur la poussière qui le couvrait, des soins minutieux
qu'il serait inutile de décrire ici, mais grâce auxquels, au lieu d'une
vingtaine de personnages qu'on apercevait antérieurement, nous avons pu
en retrouver plus de soixante (23).
La danse des morts de la Chaise-Dieu est peinte, à sept pieds du sol,
sur une longueur totale de vingt-six mètres environ, y compris le
développement des piliers qui coupent par intervalle la surface plane
du mur sur lequel elle est tracée. Les personnages ont plus de trois
pieds de hauteur, et il n'y a de légendes au-dessous ni au-dessus
d'aucune figure.
Cette danse a été dessinée sur une couche de plâtre, à l'exception des
personnages qui se trouvent sur les piliers et qui y sont peints sur la
pierre brute ; ce sont les plus détériorés. Les figures sont ébauchées
au pinceau, à grands traits qui se croisent souvent avec hardiesse. Il
n'y a nulle part plus d'ombre qu'on n'en voit dans notre gravure. Quant
aux couleurs, elles sont très simples ; le fonds en est uni et d'un
rouge-jaune. Le personnage de la mort est partout d'un gris sale, ainsi
que les draperies qui le couvrent. Les figures disloquées et
incomplètes dans le dessin que nous donnons sont celles qui se trouvent
sur les piliers, et l'encadrement resté vide qu'on voit en un endroit
de la danse est occupé par l'escalier de la chaire. Il est probable que
cet escalier couvre encore son personnage; il n'y a pas plus de
quarante ans,du moins, qu'on l'y voyait, car la chaire n'était pas
alors construite.
La danse des morts de la Chaise-Dieu ne contenant aucune date et
n'offrant aucune inscription, nous sommes obligés, pour fixer l'époque
de sa confection, de nous en rapporter aux costumes. Or, dès le premier
coup d'œil jeté sur ce monument, il est facile de voir qu'il remonte
environ à la moitié ou tout au moins aux dernières années du XVe
siècle. En effet, le chevalier, qui a une épée à ses pieds, porte à la
fois le gorgerin et quelques pièces de fer plaquées aux genoux et aux
bras ; mais il n'a pas l'armure complète. Or ce vêtement est celui
qu'on rencontre immédiatement avant le XVIe siècle, époque durant
laquelle les perfectionnements ajoutés aux armes à feu forcèrent
promptement les gens de guerre à se couvrir de fer. Il est vrai qu'on
peut objecter que le personnage dont nous parlons est en habit de cour
plutôt que de combat, puisqu'il porte une toque garnie d'une aigrette
au lieu d'un heaume d'acier ; mais on devra remarquer qu'il est, ainsi
que tous les autres personnages, y compris la mort, chaussé de souliers
à la poulaine qu'on ne rencontre plus sous François Ier. Quelques
autres circonstances d'ailleurs viennent encore confirmer notre
hypothèse. Qu'on regarde, par exemple, le jeune homme plein d'élégance
qui tient des fleurs à la main, et dont le chapeau en est également
couronné. Ces longues manches qui tombent jusqu'à terre en formant des
plis gracieux n'ont jamais paru au XVIe siècle, tandis qu'on les trouve
fréquemment au XVe. La fresque de la Chaise-Dieu n'est donc pas, selon
nous, de la même époque que les tapisseries qui ornent le chœur de
cette église. Elle nous semble plus ancienne. Quant à l'abbé ou au
donateur laïque auquel on doit cette danse des morts, les chroniqueurs
locaux n'en parlent pas ; ils gardent aussi le silence sur le monument
lui-même ; de sorte que ce n'est que de nos jours, pour ainsi dire,
qu'il paraît avoir été aperçu. (24)
Nous n'entrerons pas dans plus de détails relativement à la danse des
morts de la Chaise-Dieu. La meilleure description de toutes en existe
dans notre dessin, qui a été rendu par la gravure sur pierre aussi
fidèlement qu'il reproduisait lui-même l'original. Nous dirons
seulement que cette danse, comme toutes les autres, représente
invariablement la mort conduisant par la main le pape coiffé de sa
triple couronne et tenant la clef de saint Pierre, l'empereur chargé du
globe impérial, le cardinal, le comte, le chevalier, le page, le
bourgeois, le musicien, etc. On remarquera les différentes et
bouffonnes postures de la mort. Il est vraiment difficile de concevoir
comment, avec un sujet toujours et aussi tristement le même (un
squelette), les Apelles inconnus du moyen âge ont pu retracer le rire,
l'étonnement, la moquerie, la colère, etc. C'est pourtant ce qui a eu
lieu dans leurs danses macabres, et spécialement dans la nôtre.
Le monument de la Chaise-Dieu n'est pas seulement une
danse des morts des hommes, comme on disait : c'est encore une
danse des morts des femmes.
On voit du moins, parmi les personnages qui le composent, la nonne et
la bourgeoise, tandis que dans quelques monuments, par exemple dans le
beau manuscrit de la Bibliothèque royale, n° 7310, les hommes sont
séparés des personnages de l'autre sexe.
Une particularité distingue encore notre danse : elle consiste dans les
personnages d'Adam et d'Ève placés en tête de la ronde, et entre
lesquels on aperçoit le serpent.
Nous avons déjà remarqué ailleurs, (
explication des tapisseries de la Chaise-Dieu)
que les artistes du moyen âge ont été fort ingénieux dans leur manière
de représenter le serpent. Ici, pour rappeler que c'est à lui que nos
premiers parents doivent d'avoir perdu l'éternité, ils lui ont donné
une tête de mort : dans les tapisseries de Jacques de Sennectère, pour
bien indiquer comment le serpent fit pécher Adam, ils l'ont
généreusement doté d'une tête de femme.
Le personnage du docteur qu'on voit gravement assis dans sa chaire
après Adam et Eve est le moraliste de la pièce. C'est lui qui est
chargé de faire en quelques mots l'oraison funèbre de chacun des
personnages de la danse qui semblent tous défiler devant lui. Les
moralités de la danse macabre étaient ordinairement en vers, et presque
toujours on les traçait au-dessous ou au-dessus des personnages. Elles
manquent, comme nous l'avons dit, dans notre monument. Mais pour en
donner un exemple, voici quelques passages du livre intitulé :
Le il faut mourir, et les excuses inutiles que l'on apporte à cette nécessité, le tout en vers burlesques,
par maître Jacques, chanoine créé de l'église métropolitaine d'Embrun.
C'est la mort qui remplit le rôle de docteur. Voici comment elle
s'exprime :
Que ces disputes sont frivoles
Qu'on agite dans les écoles,
Pour sçavoir quel est le plus fort,
Du vin, de l'amour ou la mort !
Je croy qu'il faut faire liltière
Du débat de cette matière ;
C'est un conte à dormir debout....
Je parcours toute la Syrie,
Je vay traverser l'Arabie,
Et là je frappe quand je veux
Ces nègres qu'on appelle heureux.
De là passant dedans la Perse,
D'un coup de javelot je perce
Ce grand saphi remply d'orgueil,
Et luy fait voir dans le cercueil
Que ma puissance est sans seconde.....
Je fais voir mes forces égales
Dans les Indes Orientalles ;
Je traite le roi de Pégu
Ne plus ne moins qu'un gueu tout nû....
Pour le grand duc de Moscovie,
Je le réduits au petit point,
Quand du moule de son pourpoint.
J'en fais un horrible squelette, etc.
Cette énumération dure encore longtemps. Enfin la mort s'adressant au pape, lui dit :
A vous, teste à triple couronne,
C'est à vous, dis-je, que j'ordonne
Que sans aucun retardement,
Vous vous rendiez présentement
Devant le Dieu qui seul dispose
Sans compagnon de toute chose.
Le pape répond. Puis la mort s'adresse à une demoiselle, à un forçat,
etc. Le tout est divisé en deux parties, et contient plusieurs mille
vers.
D'ordinaire, dans les danses macabres imprimées, soit françaises soit
allemandes, ces légendes sont, comme on le pense bien, infiniment plus
courtes. Elles consistent seulement pour chaque personnage en six ou
huit vers. Voici quelques-unes de celles du manuscrit du roi, n°7310,
anciennement au fonds Colbert sous le n° 1849. Cet admirable manuscrit
du XVe siècle, a appartenu à la famille de Rochefort Bruille. Il offre
autant de miniatures que de pages, et chaque page est encadrée avec un
goût exquis. Il contient la
danse des hommes en trente-quatre personnages, et la
danse des femmes
en quarante-deux. Les deux danses sont liées entre elles par le fabliau
des trois morts et des trois vifs, que retracent trois miniatures,
suivies d'une quatrième représentant la mort à cheval, portant une
bière sous son bras gauche, et faisant sortir de terre, pour les
envoyer au jugement dernier, le pape, l'empereur, le cardinal et un
autre personnage dont rien ne désigne la qualité.
En tête de la danse, nous voyons d'abord le docteur assis et ayant devant lui un pupitre chargé d'un livre. Il dit :
O créature raisonnable,
Qui désire vivre éternelle,
Tu as cy doctrine notable
Pour bien finer vie mortelle.
La dance Macabre s'appelle
Que chascun à dancer aprent.
A homme et femme est naturelle :
Mort n'espargne petit ni grant.
En ce miroer chascun peut lire,
Qui le convient ainsi dancer.
Saige est celluy oui bien s'y mire :
Le mort le vif fait avancer.
Tu vois les plus grans commancer,
Car il n'est nul que mort ne fière.
C'est piteuse chose y penser :
Tout est forgé d'une matière.
Vient ensuite la mort, portant une bière sur son épaule, et entraînant le pape par la main. Elle lui dit :
Vous qui vivez, certainement
Que qu'il tarde ainsi danserés ;
Mais quant, Dieu le scet seulement;
Avisés comme vous serés ;
Dam pape, vous commencerés ;
Comme le plus digne seigneur,
En ce point honnoré serés ;
Au grant maistre est déu l'honneur.
Le pape répond :
Me faut-il que la dance mené
Le premier qui suis Dieu en terre !
J'ay eu dignité souverainne
En l'église comme Saint-Pierre,
Et comme aultre mort me vient querre,
Encor poinct mourir ne cuidasse ;
Mais la mort à tous maine guerre :
Peu vault honneur qui si tôt passe.
Suivent l'empereur, tenant d'une main l'épée impériale et de l'autre le
globe, le cardinal en grand costume, le roi couronne en tête et sceptre
en main, le patriarche, etc. La mort conduit ces personnages ; elle
leur fait à chacun une moralité de huit vers, et chacun d'eux lui
répond de la même façon.
La danse des femmes commence par deux miniatures représentant, la
première, deux morts dont l'une joue de la flûte et l'autre du rebec;
la seconde, deux autres morts dont l'une joue de la vielle et l'autre
frappe du tambourin. Ces morts appellent à leur bal toute la gent
féminine. On voit ensuite l'acteur, puis la reine que la mort entraîne
par la main ; la duchesse qu'elle tire par le bas de sa robe; la
régente qu'elle conduit par le cordon de sa ceinture, etc. Le tout se
termine par ces paroles de l'acteur :
Vous seigneurs et vous aussi dames,
Qui contemplés ceste paincture,
Plaise vous prier pour les âmes
De ceulx qui sont en sépulture.
De mort n'eschappe créature :
Allez, venez, après mourrez.
Ceste vie qu'un bien peu ne dure ;
Faictes bien, vous le trouverez.
Jadis furent comme vous estes
Qui ainsi dancent en façon telle,
Allans, venans comme vous faictes ;
De gens mors il n'est plus nouvelle,
Ne il n'en chault d'une senelle
Aux hoirs ne amis des trépassés,
Mais qu'ilz ayent argent et vaisselle :
Ayez d'eulx pitié; c'est assez.
La Bibliothèque royale contient encore plusieurs autres manuscrits qui reproduisent des textes de
la danse des morts; mais aucun n'a de miniatures. Tel est le manuscrit coté
supplément 632 , et où le docteur est appelé
Machabre ; le manuscrit 543 du fonds Saint-Victor, où le docteur est nommé
un maistre qui est au bout de la dance ; enfin le manuscrit 7398, anciennement 394 du fonds de Bouhier, où l'on trouve à la fin un fragment intitulé :
Cy après s'ensuit la danse macabre aux hommes. Ce texte est le même que celui du manuscrit 7310.
Nous aurions beaucoup à dire maintenant, sous le rapport
bibliographique, relativement aux danses des morts imprimées ; mais ce
ne serait peut-être pas ici le lieu, notre intention ayant été
seulement, dans cette esquisse rapide, de faire connaître la fresque de
l'église de la Chaise-Dieu, d'indiquer les danses macabres existantes
ou qui ont existé jadis, enfin de résumer les principales opinions
énoncées jusqu'ici au sujet de l'origine de ces monumens, opinions dont
nous ne sommes pas satisfaits complètement, sans pouvoir toutefois les
remplacer par une nouvelle.
Nous terminerons en disant que les éditions imprimées de la danse
macabre plus anciennes que celles qui ont été faites de la danse de
Bâle et des dessins de Holbein, sont fort nombreuses. La première est
celle de 1485, si bien décrite par M. Champollion, et dont le format
est in-folio gothique ; la seconde celle de 1486 suivie du
fabliau des trois morts et des trois vifs,
in-folio gothique ; la troisième est la danse macabre des femmes,
également de 1486, in-folio gothique, Paris, chezGuyot Marchant, suivie
du
débat de l'âme et du corps ; la quatrième est celle qui est intitulée :
Chorea ab eximio Macabro versibus Alemanicis édita, et a Petro Desrey emendata,
Paris 1490, in-folio gothique, etc. On peut du reste consulter à ce
sujet pour plus de détails le livre de M. Peignot, l'ouvrage anglais de
M. Douce, et la Bibliographie de la France. Nous espérons surtout que
le travail encore inédit de feu Langlois, continué par le savant
bibliothécaire de la ville de Rouen, M. Potier, jettera d'importantes
lumières sur la question des danses des morts que nous n'avons fait
qu'effleurer.
NOTES :
(1) Cette lettre aux armes de la maison de Rosières ou Roger Beauffort
Canillac à laquelle appartenait Clément VI, qui fonda l'église
actuelle de la Chaise-Dieu, en 1343; — le portrait de cet illustre pape ;
— le dessin des trois personnages empruntés à la danse des morts de la
Chaise-Dieu, ainsi que la vue du portail de l'église placée à la fin
de notre texte, ont pour auteur M. Victor de Sansonetti, auquel nous
devons également les nombreuses illustrations qui ornent notre édition
de la
Galerie royale des armes anciennes de Madrid. (Paris, 2 vol.
in-fol, chez Challamel et Cie., éditeurs de la
France littéraire.)
(2) Voy. Millin (
Magasin encyclopédique de janvier 1813), analyse d'un
mémoire du chanoine André de Jorio sur l'explication des squelettes de
Cumes.
(3) C'est une histoire assez curieuse que celle des
Trois morts et des
trois vifs. Il y en a plusieurs leçons. Le manuscrit coté n° 2736,
fonds La Valliëre (bibliothèque Royale), en contient trois a lui seul.
Voici quelques vers de chacune d'elles. La première, qui n'a pas de nom
d'auteur, commence ainsi :
Diex por trois péceours retraire
Monstra un signe dont retraire
Vous voel le voir sans mesconter, etc.
La seconde, qui est intitulée :
chi commenche li iij mors et li iij vis
ke maistre Nicholes de Marginal fist, s'ouvre par ces vers :
Trois damoisel Turent jadis,
Mais qui partout querroit jà dis
M'en trouveroit à eux pareus, etc.
La troisième a pour titre :
Ce sont li iij mors et li iij vis ke Bauduins deCondé fist. Elle commence de cette façon :
Ensi corn li matère conte,
Il furent si com duc et conte
Troi noble homme de grant arroi, etc.
Le manuscrit 198 Notre-Dame (bib. Roy.} contient le dit des
trois mors et des trois vifs, plus un dit des
trois morte ; et des trois vives. Ces
diverses pièces furent fréquemment imprimées aux quinzième et seizième
siècles. On grava les
trois mors et les trois vifs sur les marges des
livres d'heures, imprimés et manuscrits. Mais ce qui a rendu surtout
cette moralité célèbre, c'est qu'elle fut peinte par Orgagna, dans le
Campo-santo de Pise. Elle le fut aussi sur le portail de l'églisedes
Innocents, à Paris, en 1408, par ordre du duc deBerry, et il en est
question dans toutes les éditions imprimées de la danse des morts.
(4) L'Italie surtout et les bords du Rhin furent cruellement décimés
par ce fléau. Strasbourg seul perdit 16.000 personnes ; et un témoin
oculaire, Boccace, a laissé de ses ravages à Florence une terrible
description. (Voy. le commencement du
Decameron.)
(5) On trouvera de curieuses recherches sur ce mot dans un travail
encore inédit, de M. Leber, sur les danses des morts. Ce savant
antiquaire m'a communiqué également un passage que je ne connaissais
pas de Noël du Fail (contes d'Eutrapel ), où cet écrivain parle de la
danse des morts du charnier des Innocents,
comme ayant été une
peinture ; mais une autre conjecture récente et ingénieuse, bien qu'elle
ne soit pas fondée, selon nous, est celle que M. Francis Douce a
énoncée dans son ouvrage sur la
danse macabre. Après avoir combattu
l'opinion qui fait du mot
macabre le nom d'un poëte français ou
allemand (il aurait dû ajouter aussi celui d'un peintre), l'érudit
anglais démontre fort bien la fausseté de quelques-unes des autres
étymologies d'où l'on fait venir celte expression. Parlant ensuite de la
peinture dans laquelle, au Carapo-Santo de Pise, Orgagna a représenté
les
trois morts et les trois vifs, il remarque que les trois vivants
arrivent, (voyez Vasari dans sa vie d'Orgagna, — Baldinucci dans son
examen sur Orgagna, — Morona, dans sa
Pise illustrée)
à la cellule de
saint Macarius, anachorète égyptien, qui leur donne, en leur .montrant
les trois morts, une leçon morale. Rapprochant ensuite cette
circonstance de ce que l'histoire des trois morts et des trois vifs
était rappelée dans la danse des morts des Innocents, à Paris ; de ce
qu'elle avait été peinte sur le portail de l'église du même nom, en
1408 ; de ce qu'enfin toutes les éditions imprimées de la danse macabre
contiennent cette légende, M. Douce s'exprime à peu près ainsi : «
D'après ce qui précède , il y a donc toute raison de croire que ce nom
de
Macabre si fréquemment et sans autorité appliqué à un poête allemand
inconnu, se rapporte en réalité au saint, et que son nom a subi une
faible et évidente altération. Le mot
Macabre est fondé seulement sur
des autorités françaises, et le nom du saint qui, dans l'orthographe
moderne de cette langue est
Macaire, aurait été, dans beaucoup d'anciens
manuscrils, écrit
Macabre au lieu de
Macaure, la lettre
b étant
substituée à la lettre
u par le caprice, l'ignorance ou l'inattention
des copistes, etc. »
Tout attrayante que soit cette supposition, nous
ne pouvons l'adopter. La vie de saint Macarius, hermite égyptien,
rapportée par les Bollandisies avec toutes les légendes qui y ont trait
, ne contient pas l'histoire des trois jeunes gens, et il est
vraisemblable que saint Macaire a été placé dans la peinture d'Orgagna
comme le fut plus tard le docteur ou coryphée dans nos premières pièces
de théâtre, et même dans la danse des morts de la Chaise-Dieu, pour
faire la leçon et tirer la moralité. S'il y eût été à titre d'origine,
nous le saurions. D'ailleurs dans aucune des représentations du fabliau
des
Trois morts (et elles sont nombreuses ), qui se trouvent sur les
livres d'heures, non plus que dans le texte d'aucun des manuscrits qui
rapportent ce fabliau, saint Macaire n'est nommé. C'est donc à tort, je
crois, que M. Douce a établi son rapprochement. J'aimerais autant
ajouter foi à l'origine que Chorier donne à nos danses, en disant, dans
ses recherches sur les antiquités de Vienne en Dauphiné (1659, p. 15),
qu'un bourgeois, appelé Marc Apvril, fit présent au chapitre de
Saint-Maurice d'une pièce de terre et des moulins dits de
Macabray, et
que de là est venu le nom de danse macabre, par corruption. Cette
étymologie ne serait pas plus singulière que l'autre.
(6) M. Peignot nous apprend aussi que dans l'église Notre-Dame de Dijon
il existait, avant la révolution, une danse des morts brodée et
découpée en blanc sur une pièce d'étoffe noire qui avait à peu près
deux pieds de haut sur une très grande longueur. Les personnages
avaient 18 à 20 pouces de hauteur. Elle a disparu avec le mobilier de
l'église.
(7) Préface de l'édit. de la
Danse des morts de Bâle gravée par Mérian,
Francfort, 1610, in-4°. Notre citation française est tirée de l'édit.
de Bâle, Im-Hoff, 1744, in-4°.
(8) Il y eut encore à Bâle, dans ce qu'on appelait le Petit Bâle, sur
le côté du Rhin opposé au Grand-Bâle, un couvent de religieuses appelé
Khingenthal, bâti vers la fin du XIIIe siècle. Dans une galerie qui en
dépendait on voyait les restes d'une danse des morts peinte sur les
murs, et qu'on dit avoir été exécutée avec beaucoup moins d'art que
celle du cimetière de Dominicains. On y lisait la date de 1312. En
1766, Emmanuel Buchel, boulanger de profession, mais admirateur
enthousiaste des beaux-arts, fit une copie à la détrempe de tout ce qui
restait de cette peinture; elle est encore conservée dans la
bibliothèque publique de Bàle.
(9) Voyez mon rapport au ministre de l'instruction publique sur les
bibliothèques suisses, Paris, 1838, in-8°. L'un de ces poignards, celui
qui représente la danse des morts, est gravé en tête de l'ouvrage de M.
Francis Douce.
(10) Les gravures de Mérian ont eu plusieurs éditions, et lui-même, après
avoir vendu, vers 1618 son premier travail, qui fut probablement publié
par les achetcurs (ce qui aurait produit l'édition de 1621 aujourd'hui
introuvable), racheta plus tard ces planches vers 1646 ou 47, les fit
réduire et graver de nouveau, et en publia en 1649, d'après ces
nouvelles gravures, une première édition à Francfort. Quant aux dessins
de Holbein, gravés par Jean Lutzelburger, ils furent publiés à Bâle en
1530 ; il y en eut plusieurs éditions successives. Ils furent également
gravés par Hollar, par Méchel, par les frères Meyer.
(11) Selon quelques écrivains, cette danse aurait été au contraire dans
la chapelle des orgues. I.e docteur Nugent en a donné une description
dans laquelle il dit que les figures de la danse avaient été retouchées
en 1588, en 1642 et en 1701. Les vers qui l'accompagnaient étaient en
bas allemand, mais à la dernière réparation on jugea convenable de les
remplacer par des vers allemands dûs à Nathaniel Schlot de Dantzick.
Cette danse est fort célèbre en Allemagne.
(12) Cette danse fut décrite par Paul Christian Hilscher dans un
ouvrage général publié sur ce sujet à Dresde, en 1703 (8 vol.), et
plus tard à Bautzen, en 1721 (8 vol.). Elle n'était pas peinte, mais
sculptée en pierre sur la façade du château du duc George. Elle
contenait 27 personnages. Elle est gravée dans la chronique de Dresde,
d'Anthony Wecker (Dresde 1680, in-fol.), et elle fut transportée, en
1721, au cimetière du vieux Dresde.
(13) Ceci est la version de M. Peignot qui dit que cette danse était
peinte sur les panneaux , entre les fenêtres de la cellule qu'habita
Luther ; mais M. Douce fait observer avec raison que Nicolaï Karamsin,
qui en a donné une description, la place sur l'aile latérale de la
maison des orphelins.
(14) Voici, à propos de la danse du Pont-des-Moulins, à Lucerne, un
rapprochement curieux fait par un de nos critiques les plus distingués,
M. Saint-Marc Girardin, dans le
Journal des Débats du 13 février 1835 :
« Jeconnais deux danses des morts, l'une à Dresde, dans le cimetière,
au-delà de l'Elbe, l'autre en Auvergne, dans l'admirable église de la
Chaise-Dieu. Celle dernière est une fresque que l'humidité ronge chaque
jour. Dans ces deux danses la mort est en tête d'un chœur d'hommes
d'âges et d'états divers. Il y a le roi, le mendiant, le vieillard et
le jeune homme ; la mort les entraîne tous après elle... La danse
d'Holbein n'est pas, comme celle de Dresde et de la Chaise-Dieu, une
chaîne continue de danseurs menés par la mort ; chaque danseur a sa mort
costumée d'une façon différente, selon l'état du mourant... Holbein
avait ajouté à l'idée populaire de la danse des morts. Le peintre
inconnu du pont de Lucerne a ajouté aussi à la danse d'Holbein. Ce ne
sont pas des peintures de prix que les peintures de Lucerne ; mais elles
ont un mérite d'invention fort remarquable. Le peintre a représenté
dans les triangles que forment les poutres qui soutiennent le toit du
pont, les scènes ordinaires de la vie, et comment la mort les interrompt
brusquement... Au pont de Lucerne, la mort rit avec nous. Faisons-nous
une partie de campagne ? elle s'habille en cocher, et fait claquer son
fouet. Les enfans rient et pétillent : la mère seule se plaint que la
voiture va trop vite. Que voulez-vous ? c'est la mort qui conduit : elle
a hâte d'arriver. Allez-vous au bal ? voici la mort qui entre en
coiffeur, le peigne à la main... Le pont de Lucerne nous montre la mort
à nos côtés et partout : à table, où elle a la serviette autour du cou,
le verre à la main et porte des santés... ; dans la boutique, où, en
garçon marchand, assise sur des ballots d'étoffe, elle a l'air
engageant et appelle les pratiques ; au barreau, où, vêtue en avocat,
elle prend des conclusions, « le seul avocat, dit la légende en mauvais
vers allemands placé au bas de chaque tableau, qui aille vite et qui
gagne toutes ses causes. »
« Avec ces peintures le moyen âge ridiculisait l'humanité tout
entière ; il raillait sa faiblesse, son insouciance, sa vanité.
Aujourd'hui nos caricatures frappent sur les individus au lieu de
frapper sur l'homme. Elles apprennent à l'un qu'il est trop maigre, à
celui-ci qu'il est trop gros, à l'autre qu'il est trop petit. Ce ne
sont guères là de grandes découvertes de satire ; mais, lieux communs
pour lieux communs, je ne sais si je ne préfère point ceux du moyen
âge : ils indiquent tout au moins une époque plus sérieuse et plus
grave, un génie qui voit de plus haut les choses et les hommes, et une
imagination qui garde un profond sentiment de peine dans ses gaîtés
mêmes et dans ses caprices. »
(15) Ce qui a donné lieu à cette erreur, c'est que dans ce cimetière il
y a le tombeau d'un chanoine. Au-dessus, ce vénérable personnage est
représenté dans son appartement, la tête appuyée sur une main que
soutient le coude et lisant. La mort entr'ouvre la porte ; elle tient un
violon à la main et prélude au fatal appel. Le chanoine étonné lève les
yeux, regarde la funèbre divinité, et, rassuré par sa conscience, il se
dispose tranquillement à suivre son guide fatal.
(16) Le cloître où elle se trouvait fut détruit en 1817. M. Maurice
Rivoire (description de la cathédrale d'Amiens) a cité quelques uns des
vers qui accompagnaient la peinture.
(17) Voy. son intéressant ouvrage intitulé :
The dance of Death, etc. London, William Pickering, 1833, in-8°.
(18) « Une semblable danse, dit M. Francis Douce, était peinte autour de
l'enceinte des SS. Innocents à Paris. Les vers qui l'accompagnaient
furent traduits du français en anglais par John Lydgate, moine de Bury
, sous le règne de Henri VI. Les vers de Lydgate furent d'abord imprimés
à la fin de l'édition de Toltell dans sa traduction de la mort des
princes de Boccace (1554, in-fol.), et ensuite dans l'histoire de la
cathédrale de Saint-Paul de sir Dugdale. »
(19) M. Douce nous apprend, d'après Blainville, que l'église de
Saint-Pierre le martyr, àNaples, contient une singulière représentation
de la mort, sculptée sur un marbre. La mort a deux couronnes sur la
tête et un faucon sur le poing. Elle parait prête à partir pour la
chasse. Sous ses pieds sont abattus un grand nombre de personnages des
deux sexes et de tout âge, auxquels elle adresse la parole. Vis-à-vis
la figure de la mort est celle d'un homme vêtu en artisan ou en
marchand, qui jette un sac de monnaie sur une table en disant :
Tutti ti volio dire
Se mi lasci scampare, etc.
(20) Il ne faut pas confondre cette gravure avec celle des trois
personnages qui sont en tête de la présente Explication. La première
forme un rouleau collé sur toile d'environ 10 pieds de longueur,
accompagné d'un
fac simile de la peinture originale. Les seconds ont
élé placés avant ce texte pour indiquer uniquement ce que c'est que
notre grande gravure.
(21) 2 vol. in-fol. avec texte illustré et 125 planches, à Paris, chez
Challamel et Cie, rue de l'ahbaye, n°4. Les tapisseries de la
Chaise-Dieu forment à elles seules 32 planches. On peut se les
procurer à part, ainsi que tous les autres monuments du livre.
(22) Pour bien faire comprendre la place qu'occupe cette danse des
morts, il faut dire que le chœur de l'église de la Chaise-Dieu, l'un des
plus vastes et des plus beaux de France, est entouré de stalles
admirables. Afin de les soutenir on a construit derrière elles, entre
les piliers, un mur qui s'élève à douze pieds environ du sol. C'est sur
ce mur, du côté opposé aux stalles et qui regarde par conséquent la nef
latérale, qu'est peinte notre danse macabre. Les piliers viennent la
couper, mais ne l'interrompent pas. Elle se déroule sur eux-mêmes.
(23) Voici sur l'abbaye de la Chaise-Dieu quelques détails qui ne sont
pas ici hors de propos, et qui peuvent intéresser nos lecteurs. Nous
les tirons de notre ouvrage sur les
anciennes tapisseries historiées.
L'abbaye de la Chaise-Dieu {
Casa Dei) fut fondée en 1046 par Robert,
qu'Alexandre II canonisa plus tard, en 1070, et elle finit par devenir
presque héréditaire dans la famille des Rohan. Ce fut entre ses
murailles que mourut le célèbre janséniste Soannen, qui s'appelait
lui-même le
prisonnier de Jésus-Christ,
et ce fut là aussi qu'après
l'affaire du collier de la reine, le prince de Rohan Guemenée fut exilé
de la cour. Jetée sur le penchant d'une montagne, l'église de la
Chaise-Dieu s'ouvre par deux superbes perrons ayant ensemble
trente-huit
marches, et dont l'effet est majestueux. (Voy. la gravure, à la fin de
notre texte). Une des tours de l'église, dont le rez-de-chaussée sert
de sacristie, et qui porte le nom de Clément VI, servit d'abri en 1581
aux moines et aux habitans contre la fureur de Blacon, lieutenant du
baron des Adrets, qui mit le couvent à feu et à sang. Les stalles du
chœur, au nombre de 72, sont magnifiques ; elles ont malheureusement
été
mutilées pendant la révolution, ainsi que les statues, les bas-reliefs,
le cloître et les flèches de l'église. Au milieu du chœur se trouve le
mausolée de Clément VI, en marbre noir; et au-dessus de la boiserie des
stalles on voit appendues douze des quatorze tapisseries que nous avons
reproduites. Ces belles tentures, composées de laine, de soie, de fils
d'or et d'argent, sont, à ce que nous croyons, sorties des fabriques de
Venise ou de Florence, et leur exécution est d'une très grande finesse.
Il est à regretter que, selon le vœu de M. Maurice de Bonald,
aujourd'hui archevêque de Lyon, et ancien évêque du Puy, l'église de la
Chaise-Dieu n'ait pas été déclarée monument national, et, à ce titre,
comprise dans les édifices à réparer et à entretenir.
(24) Une singularité de celte danse que m'a fait remarquer M. Charles
Magma, c'est que la mort s'y montre partout non pas à l'état de
squelette, comme dans les danses du moyen âge, mais revêtue de chair,
ainsi que dans les monuments de l'antiquité. Malgré celte anomalie, il
est impossible, en présence des costumes de la danse des morts de la
Chaise-Dieu, d'assigner à cette fresque une date plus reculée que celle
que nous lui avons attribuée.
PLANCHES :