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J. Lavallée : Le Braconnier (1841)
LAVALLÉE, Joseph (1801-1878) : Le Braconnier (1841).

Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (01.II.2014)
Relecture : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros] obogros@lintercom.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : 4866 ) du tome 6 des Francais peints par eux-mêmes : encyclopédie morale du XIXe siècle publiée par L. Curmer  de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 
 
Le Braconnier
par
Joseph Lavallée

~ * ~

… C’est un sournois,
C’est bien le plus rusé matois.
 ̶  Fanfare du Renard.  ̶


EN France, le gibier est devenu tellement rare, qu’il ne saurait offrir une subsistance assurée même à l’homme le plus adroit. Si cependant un individu entreprend de vivre uniquement du produit de sa chasse, s’il ne veut pas avoir recours à une autre industrie, il sera dans l’alternative, ou de mourir de faim, ou d’employer des moyens qui répugnent à un chasseur honnête. Il ira dévaster des terres sur lesquelles il n’a aucun droit. Lorsque, par des soins assidus et chèrement payés, on sera parvenu à peupler une propriété d’animaux sauvages, il dérobera le fruit de tant de peines et de dépenses. Le braconnier, c’est l’homme qui a l’habitude de chasser sans permission sur le terrain d’autrui, pour tirer un profit de son gibier. Qu’on n’aille donc pas, comme le font tant de personnes, flétrir du nom de braconnier le chasseur qui, entraîné par sa passion, se laisse une fois par hasard emporter hors de ses limites. Dans sa conduite rien de bas, rien de cupide ; il cède à l’attrait du plaisir. Son action est, si vous le voulez, une atteinte à la propriété ; c’est un délit, mais un délit bien léger : il agit sans réflexion, presque sans volonté. Il n’en est pas de même du braconnier : il médite ses ruses ; il spécule. Il faut que sa poudre, son plomb et son temps soient utilement employés ; c’est un lucre qu’il cherche, et non pas un plaisir ; c’est un gain qu’il demande, et non pas un délassement ; ce n’est pas une faute isolée qu’il commet, c’est une série de fautes. Le braconnage n’est pas un délit de chasse, c’est l’habitude de ce délit. Il y a, entre le chasseur fautif et le braconnier, la même différence qu’entre celui qui cherche dans les chances du jeu un amusement, des émotions, et celui qui biseaute les cartes, ou qui pipe les dés. L’un est le joueur, l’autre l’escroc. Cependant il est des gens qui se passionnent pour ce pauvre braconnier. Ils s’indignent de ce que la loi ne lui laisse pas exercer avec plus de liberté encore sa pénible industrie. Il est si pétri de ruses, si rempli d’adresse ; ses tours sont si gais et si amusants. Mais les tours de nos modernes Cartouches ne sont pas moins gais : prétend-on, parce qu’ils sont spirituels, qu’il faut cesser de les trouver coupables ? Peut-être nos philanthropes à la mode soutiendront-ils cette opinion, eux qui, dans un homme poursuivi par la loi, ne voient qu’un opprimé, qu’une victime ; qui s’occupent exclusivement d’améliorer le sort des condamnés, qui conservent pour les repris de justice toutes leurs sympathies ; mais qui sont sans pitié pour un honnête ouvrier mourant sur son établi de misère et de fatigue. Aujourd’hui, en ce genre, tout est possible. Lacenaire qui, joignant l’exécution à la maxime, assassinait en même temps qu’il rédigeait en chansons les préceptes du crime ; Lacenaire a rencontré d’enthousiastes admirateurs. Le braconnier peut bien trouver des apologistes ; je tâcherai pour mon compte d’être seulement son historien.

Fils de quelque bûcheron, de quelque ouvrier du village, le braconnier a, dès ses plus jeunes années, donné des preuves de sa vocation. Il était le plus paresseux, mais aussi le plus patient et le plus rusé des enfants de son âge. Adroit et robuste, il bravait la fatigue, mais il abhorrait le travail. Il ne voulait rien apprendre de ce qui est nécessaire à l’homme laborieux ; mais son regard perçant savait déjà découvrir un nid si élevé que fût l’arbre sur lequel il était construit, si épais que fût le feuillage dont il était abrité. Il était le fléau des couvées nouvelles ; nul n’égalait son adresse à découvrir la retraite de la perdrix, à lui dérober ses œufs. Bientôt, non content d’avoir su prendre la nichée, il voulut attraper la mère. L’usage des gluaux et du lacet lui devint familier. La neige avait-elle blanchi la terre, il balayait une place, la couvrait de paille, y répandait quelques graines pour attirer les oiseaux. Au-dessus il suspendait une planche mobile ; puis, à l’aide d’un cordon, il la faisait tomber sur les passereaux qui s’abattaient pour dévorer son amorce. Si une battue avait lieu dans le pays, toujours il trouvait le moyen d’être employé au nombre des traqueurs : il était toujours le premier à s’offrir pour porter le carnier d’un chasseur. Son instinct, et aussi son expérience, lui avait appris les endroits giboyeux. Il connaissait les bons passages, et déjà expert dans l’art de tendre les collets, il faisait furtivement au gibier une guerre perfide. Il était le cauchemar du garde champêtre, l’effroi du messier. Sans cesse errant dans les champs, dans les bois, dans les vignes, il faisait main basse sur tout ce qu’il trouvait à sa convenance ; ici, ce sont des fruits qu’il dérobe pour apaiser sa faim ou sa soif ; là, un bâton pour accommoder un traquenard ; là, une perche pour tendre ses filets. Il a toujours quelque nouveau dégât à commettre.

Mais déjà il n’est plus un enfant, et cependant il ne sait rien d’utile, car il n’a rien voulu apprendre ; il n’a pas de profession qui puisse le faire vivre. Peut-être l’état militaire conviendra-t-il à ses goûts aventureux ? Nulle affection ne l’attache au pays : il s’engage ou il se vend. Au régiment il est la providence de la chambrée ; on le trouve toujours le plus hardi maraudeur de son escouade. Il utilise ses anciens talents, et l’existence oisive du soldat lui laisse amplement la possibilité de l’exercer. Malheur au propriétaire dont la terre sera voisine d’un camp ou d’un nombreuse garnison ! il verra s’abattre sur son bien ces braconniers qui se cachent dans les rangs de l’armée. Il aura beau épiner ses champs ; il aura beau payer des gardes intelligents, actifs, intrépides, les perdreaux, espoir de son carnier, périront tous d’une mort ignominieuse, par les lacets ou sous le drap mortuaire. Il y a trois ans, un camp était établi sur la lisière de la forêt de Compiègne, et les gardes n’estimaient pas à moins de dix mille les collets tendus chaque jour jusque dans les tirés. Encore la dévastation ne s’arrêtait-elle pas là. Les soldats, ne pouvant avoir de furets pour forcer les lapins à sortir de leurs retraites, enfumaient les terriers au risque d’incendier la forêt.

Et quel grand mal, répètent quelques personnes, y a-t-il à ce qu’un pauvre soldat, dont l’ordinaire est si maigre, aille sur les terres d’une personne riche tuer un lièvre ou bien un couple de faisans ? Ceux qui font ce raisonnement ne s’aperçoivent pas qu’il peut s’appliquer au voleur tout aussi bien qu’au braconnier. Quel grand mal, peut-on leur répondre, y aurait-il, quand ce pauvre soldat, dont le prêt s’élève à 35 centimes par jour, ou bien quand cet infortuné qui expire de misère et de faim irait prendre 10 francs dans votre bourse, à vous qui jouissez de 1500 pistoles de revenu ? Le vol n’est un délit que parce que les institutions humaines ont établi la distinction du tien et du mien. Dans l’état  de nature, lorsque tout reste en commun, dans une république où tout appartient également à tous, à Sparte, par exemple, le vol n’est plus une faute ; il n’est même plus possible. Mais, lorsque la loi a consacré la division des biens, celui qui porte atteinte à la propriété ne saurait tirer une excuse de son état de détresse. Il en est de même pour le braconnage. Dans les pays où on n’a pas réglé le droit de chasse, chacun peut en user ou en abuser, sans mériter le moindre reproche ; ainsi, en Espagne, avant Philippe II, aucune loi n’existait sur cette matière, et on ne connaissait point de braconniers. Aujourd’hui même, la langue espagnole manque d’un mot qui rende cette idée et, pour l’exprimer, elle est obligée de recourir à une périphrase.

Dans beaucoup de parties de l’Italie, la chasse est longtemps restée libre, aussi la langue italienne n’est-elle pas à cet égard plus riche que l’espagnole. Cependant, en Lombardie, il existait des peines très-sévères contre les braconniers. On les condamnait à faire partie des chiourmes, et cela avait donné lieu à un dicton milanais, que le capitaine Vita Bonfadini rapporte dans son traité della Caccia dell’ arcobuggio (1) : les faisans ont la queue assez longue pour cacher une rame de galère.

Chez nous, la loi a fait du droit de chasse une dépendance de la propriété territoriale. Le braconnage n’est donc pas une simple infraction aux règlements de police, c’est une véritable atteinte à la propriété. Mais qu’importe la loi au braconnier ! il est dans son caractère de mépriser toute espèce de règle ; aussi fait-il ordinairement un soldat indiscipliné. Cependant, lorsqu’il peut s’habituer à l’obéissance, comme il est adroit, hardi, infatigable, il devient un bon militaire ; quelquefois les épaulettes d’officier finissent par le récompenser de cette conversion, qui, au reste, n’est jamais complète. Sans doute, dans sa position nouvelle, il ne spécule plus sur le prix de sa chasse, mais il reste braconnier amateur : c’est une variété du genre.

Le métier de bandolero est presque une profession estimée en Espagne. Le brigand en Sicile, en Calabre, n’est pas considéré par tout le monde comme un être infâme et comme le rebut de la société : l’exaltation méridionale, qui poétise tout, en a presque fait un héros. De nobles damoiselles se sont éprises d’une passion romanesque pour quelque chef de brigands. Des seigneurs ont cherché des émotions dans la vie aventureuse  de ces détrousseurs de grand chemin : c’étaient des voleurs par goût et par vocation. Pourquoi ne voudrait-on pas qu’il y eût des braconniers par plaisir et par délassement ? Il est d’ailleurs si agréable de se dire : les lois sont bonnes pour le vulgaire, mais moi, je suis au-dessus des autres. C’est ce sentiment qui, joint au goût de la chasse, domine chez le braconnier amateur. Il tire vanité de ses méfaits, s’efforce souvent de se faire passer pour plus coupable qu’il ne l’est en réalité, et tâche de le devenir davantage pour le plaisir de le répéter.

J’ai vu des officiers se faire suivre en chasse par un cavalier qui leur tenait un cheval tout prêt pour fuir en cas de besoin. Un garde, un gendarme venait-il à paraître, notre officier montait en selle, piquait des deux, et allait recommencer dans un autre canton. Le braconnier de cette catégorie est querelleur et mauvaise tête. Si, moins bien monté que vous, il s’est laissé rejoindre à la course ; s’il a été surpris par votre garde, il trouve extraordinaire qu’on ose verbaliser contre un homme comme lui. C’est, dit-il, une insulte dont il vous demande raison, et vous devez vous trouver fort heureux s’il consent à vous laisser le choix des armes. Votre intention est-elle de le poursuivre devant les tribunaux ? il est justiciable des conseils de guerre, qui n’admettent pas l’intervention des parties civiles ; vous courez donc grand risque de perdre votre temps et vos peines. Préférez-vous porter votre plainte devant les chefs du corps auquel il appartient ? il est très-bien avec eux ; il approvisionne de gibier la table du colonel. Lorsque le major veut aller à la chasse, l’officier braconnier l’accompagne, et tue les lièvres que celui-ci rapporte.

Parmi l’espèce de braconniers qui se réfugient derrière une juridiction exceptionnelle, il faut classer le sous-préfet et même le simple maire, qui, certains à peu près de l’impunité, puisqu’on ne peut les poursuivre sans l’autorisation du conseil d’état, chassent toujours avant l’ouverture, et prélèvent ainsi la dîme sur le gibier de leurs administrés. Dans bien des endroits, j’y joindrais le procureur du roi, son substitut, le juge d’instruction, voire parfois le tribunal entier.

Les braconniers amateurs ne sont pas si dangereux que les autres. Néanmoins leur voisinage est encore très-désagréable : on doit s’en débarrasser à tout prix. C’était au moins l’avis d’un grand chasseur, du prince de Condé.

Un habitant de Senlis avait inutilement réclamé pour son fils une place de percepteur. Il avait imploré la protection du prince de Condé, mais celui-ci avait refusé d’appuyer la demande ; il avait même, dit-on, ajouté que jamais il n’userait de son crédit en faveur de gens qui pensaient mal et qui, dans les élections, intriguaient pour le candidat libéral. Le refus était péremptoire. Il fallait s’y soumettre ou se venger, si cela était possible : c’est à ce dernier parti qu’on s’arrêta. La famille s’assembla, et on décida d’un avis unanime que, faute de mieux, on s’en prendrait au gibier de Chantilly du mauvais vouloir que le prince avait témoigné. Le jeune solliciteur fut chargé d’exécuter la sentence. Tous ses parents lui donnèrent des permissions bien en règle de chasser sur leurs propriétés à tir, à courre, aux filets et de toutes les manières possibles. Le voilà donc installé nuit et jour à l’affût sur les confins du domaine princier. Aussitôt qu’une pièce avait franchi la limite, le plomb partait, et la pièce était morte. Il en sortait beaucoup, mais il en rentrait fort peu. Aujourd’hui c’était un faisan qui succombait, le lendemain un chevreuil, un autre jour un marcassin ; enfin, tous les jours quelque chose. Les gardes étaient dans une colère, dans un désespoir d’autant plus violent que le chasseur, loin de dissimuler le nombre de ses victimes, se plaisait à l’exagérer. Chaque jour de nouveaux rapports arrivaient au prince. « Comment, Connétable, disait-il à son garde favori, on ne trouvera pas moyen de me débarrasser de cette lèpre ?

- Hélas ! reprit le garde, il reste toujours sur son terrain, on ne peut pas le prendre. Enfin, hier, il a descendu trois comètes à ma barbe.

- Comment dis-tu ? des comètes ?

- Oui, monseigneur, des comètes. » Les braconniers ont un langage particulier. Ils appellent les coqs faisans des comètes, parce qu’ils ont de longues queues.

Le lendemain, on devait courre le cerf. Un des veneurs arrive à l’assemblée avec l’œil morne et le visage décomposé ; puis, quand son tour fut venu de faire son rapport, il s’exprima de cette manière : « Ce matin je mets devant le long de la plaine ; mon limier se rabat. Il faisait beau le voir. J’examine la voie : c’était un cerf dix cors. Tout d’abord je reconnais que nous allions de hautes erres, et que le cerf était sorti par là pour aller au Gagnage. Comme il me paraissait bon à détourner, je fais ma brisée basse, je raye la voie, et, pour reconnaître en quel endroit il a fait sa nuit, je déploie le trait, et je pousse en plaine ; mais nous n’avions pas fait deux cents pas, que nous trouvons une mare de sang. La noble bête a été assassinée à l’affût par un braconnier ; elle est tombée sans entendre les clatissements de la meute, sans que le bruit de la trompe ait honoré sa défaite ; elle est morte sans hallali. Ah ! monseigneur, cela crie vengeance !

- Oui, je verrai le roi… aujourd’hui, tout de suite : il est chasseur, il me comprendra. – Le prince monte aussitôt en voiture, et arrive aux Tuileries.

« Qu’avez-vous, mon cousin ? dit Charles X en le voyant apparaître avec la figure toute bouleversée.

- Ah ! sire, cela crie vengeance. Il faut une loi, des ordonnances, un coup d’état.

- Des lois contre la presse, n’est-il pas vrai ? Contre les journalistes ? ils ne respectent rien.

- Non ! non ! sire. Un coup d’état contre les braconniers.

- Est-ce qu’ils ont dévasté Compiègne, Versailles, Vincennes, Saint-Germain, ou Fontainebleau ?

- Hélas ! non : c’est à Chantilly qu’ils en veulent » Et il raconta la cause de son désespoir.

« Ah ! dit le roi, vous m’avez fait une peur… Mais cela est grave, cela regarde le ministre de la justice. » Vingt minutes plus tard, le garde des sceaux, mandé par le roi, entrait aux Tuileries. Après avoir bien écouté les faits, il déclara que le chasseur était dans son droit.

« Mais songez donc, reprenait Charles X, que c’était un dix cors. – Oui, ajoutait le prince, le pied large, les pinces arrondies et fermées, les côtés et les éponges usés, la sole pleine : c’était un grand vieux cerf.

- Le chasseur était sur son terrain, ajoutait le chef de la magistrature.

- Au moins ne pourrais-je, pour l’avenir, en débarrasser Chantilly ?

- S’il était fonctionnaire public, on lui accorderait son changement de résidence.

- Quel trait de lumière ! s’écria le prince de Condé. Il a demandé une perception : qu’on la lui accorde bien loin, dans les Hautes-Pyrénées : il ira chasser l’isard. Qu’il parte bien vite ; qu’on ne lui donne pas de congé. » Le ministre des finances fut à son tour appelé au château. Une ordonnance fut signée d’urgence, à l’instant même. « Mon Dieu ! répétait le duc de Bourbon pendant que l’ordonnance était rédigée, pourvu qu’il n’aille pas refuser : je serais obligé de demander une recette particulière. » Mais il n’eut pas cet embarras, et le chasseur accepta.

Maintenant revenons au braconnier de profession, à celui qui vit du prix de son gibier. Après avoir fait son temps de service, il retourne au village. Il entre chez un maître comme ouvrier. Il veut devenir laborieux ; il a d’excellentes intentions, mais le naturel l’emporte. Comment résister à l’envie d’aller le soir poser des collets, ou attendre un lièvre à l’affut. Puis, quand on a veillé toute la nuit, on a le lendemain peu de force pour travailler ; aussi est-il le plus mou et le dernier à l’ouvrage. Il veut apaiser cette altération que produit le manque de sommeil ; il court au cabaret : il s’enivre, s’habitue à l’ivrognerie, et devient bientôt le plus mauvais des serviteurs. On le congédie. Il entre chez un nouveau maître ; les mêmes défauts font qu’on le renvoie encore.

Si cependant le braconnier n’est pas tout à fait corrompu, il est possible qu’il revienne à bien. Le braconnier amateur ne respecte pas la propriété, parce que lui-même ne possède pas. Mais que le Ciel lui envoie quelque beau domaine, et vous le verrez trouvant très-sages les lois qui la protégent, en réclamer l’application avec autant de rigueur et d’acharnement qu’un poltron en met à déclamer contre le duel. Le braconnier de profession ne peut guère espérer que le sort le rende propriétaire : mais si quelque emploi venait le soustraire au besoin ; s’il pouvait se figurer qu’il a une terre ; si vous le faisiez garde, vous verriez chez lui, comme chez le braconnier amateur, s’opérer une transformation complète. Il deviendra l’ennemi le plus implacable de ses anciens compagnons de méfaits, et se fera tuer, s’il le faut, pour conserver le gibier de son maître. C’est ainsi que la justice trouve souvent parmi les repris de justice ses agents les plus adroits et les plus dévoués. Mais pour que le braconnier devienne un bon garde, il faut qu’il ne soit pas entièrement perverti ; que l’ivrognerie, que le vol ne soient pas encore chez lui des habitudes invétérées ; qu’il reste enfin dans son cœur quelque germe de bien. Autrement il profite de sa nouvelle position pour exercer avec impunité sa coupable industrie. Il transige avec ceux qui dévastent la propriété confiée à sa garde ; il est pour son maître un fléau cent fois plus désastreux que lorsqu’il n’était que braconnier. Il y a donc une nuance très-difficile, mais très-nécessaire à saisir, car elle est du bien au mal.

En général, le braconnier ne sait pas ou ne veut pas travailler. Si par hasard ses parents lui ont laissé quelque petite pièce de terre, et qu’il ne l’ait pas vendue, elle est facile à reconnaître : il n’en est pas dans le canton qui soit plus mal cultivée.

Il est assez bon diable dans ses relations ordinaires. Cependant on l’aime peu ; on le craint comme un homme violent, adroit et dangereux. Une seule personne lui témoigne de l’intérêt : c’est l’aubergiste qui lui sert de receleur et lui achète à bas prix son gibier.

Le braconnier pur sang est presque toujours célibataire. Quand on passe tant de nuits à la belle étoile, on est exposé à trop d’accidents pour prendre femme. Sa mise est celle de tous les paysans peu riches : c’est une blouse bleue. Au reste, il ne porte jamais de carnier ; c’est tout au plus s’il se permet quelquefois une panetière ou une besace. La nécessité d’inventer sans cesse des ruses nouvelles pour prendre le gibier ou pour déjouer les poursuites des gardes a exercé son esprit. Sa parole est gaie ; il a toujours quelque tour à raconter ; et si vous contemplez sa figure, vous y trouverez le caractère de la finesse. Sa tournure est leste et dégagée ; elle a quelque chose de martial ; ses mains sont presque toujours mutilées : il est trop pauvre pour acheter une arme bonne et solide. D’ailleurs, si la sienne était belle, il l’aurait bientôt mise hors de service ; en effet, dans sa fuite, il est souvent obligé de la cacher, et de l’abandonner pendant des jours entiers à l’humidité, dans un tronc d’arbre, dans un buisson, dans un terrier, sous une javelle. Il n’a donc qu’un fusil perdu de rouille, qui, un peu plus tôt, un peu plus tard, finit par éclater et par lui enlever quelques doigts. Ce sont, dit-il, les accidents du métier ; et cela ne le corrige pas. J’en connais un qui avait eu quatre doigts fracassés et le pouce à moitié emporté : son fusil lui avait crevé entre les mains. Il se procura une autre arme ; elle éclata encore, et la culasse lui entra dans les os du crâne. Pour l’extraire, ce qui était une opération très-difficile, on fut obligé d’apporter le blessé de huit lieues à Paris, à l’hospice de la Charité. Au bout de quarante-quatre jours, le convalescent voulut retourner chez lui, malgré la volonté des médecins : ils pensaient que des soins lui étaient encore nécessaires. « N’êtes-vous pas bien ici ? lui disaient-ils. – Si, vraiment, répondait celui-ci ; mais que voulez-vous ? nous comptons à peine deux mois d’aujourd’hui à la fin d’août, et je n’ai pas trop de temps pour me procurer un fusil avant l’ouverture de la chasse. »

Le braconnier vit au jour le jour ; aussi détruit-il impitoyablement tout ce qu’il rencontre. Il ne sait pas ce que c’est que de conserver pour l’avenir : il tuera, s’il la trouve, une couveuse sur son nid. Il ne tire que de près, à coup sûr, presque toujours au posé. Il attend le gibier à l’affût ; il l’assomme sur place : un chien lui servirait donc à peu de chose. D’ailleurs il est misérable, et ce serait un compagnon à nourrir : Si cependant il en a un, c’est un animal dont il est impossible de définir l’espèce. Il n’est ni braque, ni épagneul, ni barbet, ni griffon, ni basset, ni mâtin, ni dogue, ni caniche ; c’est un mélange de tout cela. Il est petit, maigre et chétif ; de couleur sombre, pour que son pelage éclatant ne décèle pas la présence de son maître. Il sert, suivant l’occasion, de chien d’arrêt et de chien courant.

C’est dans les pays où le gibier abonde, auprès des chasses royales, que se trouve aussi le plus grand nombre de braconniers ; et dans cette classe, comme dans toutes, il y a des individus qui surpassent l’intelligence ordinaire ; ils deviennent ce qu’on appellerait dans toute autre condition des hommes distingués. Il n’est sorte de ruses qu’ils n’inventent pour échapper aux gardes.

Le chevreuil n’a pas de queue ; mais l’endroit où chez les autres animaux cet appendice est placé se trouve chez lui d’un blanc éclatant. Un braconnier utilisa pendant quelque temps cette circonstance. Aussitôt qu’il se voyait de nuit traqué par les gardes, il s’attachait un bonnet de coton blanc là où les chevreuils n’ont pas de queue. Il s’était accoutumé à courir très-vite à quatre pattes. De cette manière, il passait à quelques pas des gardes qui, dans l’ombre, n’apercevant que cette partie blanche, le prenaient pour un brocard, et s’abstenaient de le suivre.

Un des plus adroits dont la forêt de Compiègne ait conservé le souvenir est un nommé Philippe Devaux. Il habitait, en 1828, le village d’Armaincourt, qui n’est séparé de la forêt de Compiègne que par la rivière d’Oise. Comme les hommes supérieurs, il avait toutes les qualités des gens de sa profession, sans en avoir tous les défauts. Il était vigneron de son état, mais il s’occupait beaucoup moins des quelques perches de vignes qu’il avait reçues de ses parents que des faisans de la forêt. Un accident qui lui avait fait perdre le pouce de la main gauche lui avait valu le sobriquet de Sans-Pouce. C’était sous ce nom de guerre qu’il était surtout connu. Dans les premiers temps de sa vie aventureuse, lorsqu’il n’était pas encore signalé comme un braconnier de profession, Sans-Pouce portait sous sa blouse un petit fusil brisé, une lanterne et un briquet phosphorique. Il se rendait dans la partie de la forêt qui borde la grande route de Paris, où se trouvait un des tirés les plus giboyeux. Lorsqu’il avait découvert un faisan branché, et qu’il s’était assuré, par un quart d’heure de guet, que personne ne se trouvait dans les environs, il tirait, et son fusil était si légèrement chargé, qu’on l’entendait à peine à un quart de lieue ; mais, comme il visait toujours très-près, le faisan tombait. Il était aussitôt ramassé, mis dans une besace de toile et déposé avec le fusil au pied d’un arbre. Alors Sans-Pouce, se mettant sur la grande route, allumait sa lanterne, puis marchait en se parlant à lui-même, comme font les gens peu rassurés. Si une patrouille arrivait, attirée par l’explosion de son arme, en voyant venir du côté où le coup était parti un homme portant lanterne allumée, parlant tout haut et suivant bien exactement le milieu du pavé, elle ne pouvait soupçonner qu’il fût le braconnier, elle s’adressait à lui pour obtenir des renseignements. Sans-Pouce ne manquait pas de répondre qu’il avait vu ceux qui avaient tiré le coup s’enfuir dans une direction opposée à celle qu’il suivait. Les gardes se mettaient aussitôt à courir pour rejoindre les coupables. Au bout de quelques minutes, Sans-Pouce ramassait son sac et son fusil, et, tournant le dos à la patrouille, allait faire une seconde victime ; mais il en tuait rarement plus de deux, et c’est cette modération qui rendait si difficile de le surprendre en flagrant délit. Cependant la chance des armes est journalière. Un matin, en suivant les traces qu’il avait laissées sur la gelée blanche, on arriva près d’une épaisse touffe de houx ; on reconnut que les feuilles mortes qui couvraient le sol avaient été remuées pour cacher un objet glissé sous le buisson. Le premier examen fit apercevoir la crosse d’un fusil. Trois gardes se blottirent aussitôt dans les houx. Ils y restaient immobiles malgré la rigueur du froid, et on ne les relevait qu’après une faction de douze heures. Enfin, la troisième nuit, lorsqu’on veillait déjà depuis quarante heures, Sans-Pouce arriva pour prendre son arme. A peine s’était-il agenouillé afin de la tirer du buisson, que les trois gardes lui tombèrent sur le corps avant qu’il pût songer à fuir.

Une autre fois Sans-Pouce fut pris avec deux auxiliaires qu’il s’était adjoints, parce que, croyant avoir écarté les gardes, il voulait faire une rafle complète. Chacun des acteurs de ce délit fut condamné par le tribunal à 100 francs d’amende, à 100 francs de dommages-intérêts, aux frais et à la confiscation des armes. Aussi Sans-Pouce, au sortir de l’audience, répétait à qui voulait l’entendre que cette affaire lui coûtait au moins quatre-vingts comètes. C’était sa monnaie courante.

Rien n’est perfide pour un braconnier comme les traces qu’il laisse sur le terrain. Les gardes accoutumés à juger un animal par son pied, dépistent aussi un braconnier sur l’empreinte de sa semelle : c’est ainsi que la première fois Sans-Pouce avait été découvert. Un de ses confrères, un des plus adroits qui aient dévasté la forêt de Rambouillet, avait imaginé un moyen pour se soustraire à ce danger. Il s’était fabriqué une paire de patins montés chacun sur un pied de biche. C’est perché sur ces espèces d’échasses qu’il parcourait les endroits les plus giboyeux, et les gardes qui ne revoyaient à terre que d’une vieille bréhaigne, ne se doutaient pas qu’un braconnier avait passé par là. Il parvint ainsi longtemps à les mettre en défaut ; mais en faisant chez lui une visite domiciliaire pour retrouver du bois qui avait été dérobé, des forestiers découvrirent par hasard sa chaussure, et la ruse une fois éventée lui devint inutile ; car, au lieu de s’arrêter à la forme de l’empreinte, on ne consulta plus que les allures, c’est-à-dire la manière dont les traces sont disposées entre elles, et il serait sinon impossible, au moins fort difficile, à un bipède de régler sa marche de manière à contrefaire le plus gros animal à quatre pieds.

Quelquefois le même individu osait chasser en plein jour, et presque sous les yeux des gardes. Des placards de tabac, une couche de crasse cachaient sa barbe à peine apparente, des raies légères simulaient des rides ; enfin, il se grimait si bien, il choisissait son costume avec tant d’art, qu’il était impossible de ne pas le prendre pour une vieille mendiante. Il semblait ne s’occuper qu’à ramasser du bois mort ; mais sous son jupon il portait un petit fusil brisé. Malheur au gibier qu’il rencontrait ; puis, quand une pièce était abattue, quand un garde accourait attiré par le bruit, celui-ci ne rencontrait au coin d’un carrefour qu’une vieille femme chargée d’un fagot de broussailles, ou de vieille bruyère. « Faites la charité à la pauvre Gertrude ! » disait-elle d’un ton pleurant ; et souvent le garde, doublement pris pour dupe, partageait avec elle les provisions contenues dans son carnier, ou bien il donnait quelques pièces de monnaie à celui qui venait de dérober son gibier.

Les ruses des braconniers sont nombreuses ; mais quand l’année est mauvaise, que le gibier est rare, et que le braconnier ne trouve plus dans son adresse que des ressources insuffisantes ; quand la misère arrive trop âpre et trop cuisante, alors, peu accoutumé à respecter la propriété d’autrui, il court sans scrupule dans les bois voler du plant ; il le vend à bas prix, puis, quand vous l’avez payé, il va la nuit l’arracher dans votre plantation, pour le vendre à un autre. Il est voleur… cela est dans son essence. « Comment as-tu fait, disait-on à l’un d’eux, pour manquer ce lapin qui te passait à balle, toi qui tues toujours ? – Oh ! j’en sais bien la cause ; mon  fusil était chargé avec de la poudre qu’on m’a donnée. – Est-ce qu’elle n’était pas bonne ? – Je ne dis pas cela, mais je n’y étais pas accoutumé. Je ne brûle ordinairement que la poudre que je vole. »

Il ne respecte pas le bien d’autrui, et tout ce qu’il a rapporté de sa vie de soldat, c’est l’habitude de se servir des armes, l’audace nécessaire pour ne pas craindre un combat corps à corps. Malheur à celui qui le rencontre dans ses courses nocturnes :

Le braconnier tire sur l’homme
Comme il tire sur un perdreau (2).

Le général Lejeune, si connu par ses beaux tableaux de batailles, voulant un soir aller attendre des bécasses à la croule, rencontre au détour d’une route un homme armé ; il lui crie : « Qui vive ? » Le braconnier ne répond pas, mais il se retourne et fait feu sur le général, qu’il blesse grièvement.

Quand la vente ne va pas, et que le braconnier a faim,  que Dieu vous préserve de vous trouver au coin d’un bois face à face avec lui ; car qui sait ce qui arriverait. Il a commencé par le maraudage, il peut finir par l’assassinat.


JOSEPH LAVALLÉE.


NOTES :
(1) Milan, 1468.
(2) Delegorgni Cordier, le Portrait du braconnier.


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