HISTOIRE DE POVERO.
Sous quelle forme nouvelle animer ce que vous allez lire ? On a tout
fait. Le nouveau n’est autre chose que du vieux remis à neuf ; et quand
je demande à mes souvenirs ou à mes rêves ce qui a été ou ce qui
arrivera, l’avenir ne me semble devoir être qu’une reproduction du
passé. L’humanité tourne dans le même cercle, c’est une ronde qui
frappe toujours le même sol, sous le même rhythme, sous la même cadence.
Que ce soit poëme, roman, histoire, conte, nouvelle ; antique, moyen
âge ou moderne ; didactique, épique, dramatique, ou philosophique !
hélas ! c’est une oeuvre de l’esprit humain ; et, à ce titre, quelle
pensée peut avoir la prétention de se classer dans un genre, encore
moins dans une espèce ; de s’affubler d’un costume spécial, de prendre
le masque d’Aristophane, le cothurne de Sénèque, le manteau de Racine,
la marotte de Désaugiers, le poignard du drame moderne ; et tout ceci,
d’une manière exclusive, en s’imposant l’esclavage d’une règle ou d’un
principe philosophique ou littéraire ? Enfin, quelle est la pensée qui
puisse avoir la prétention d’être la conséquence d’un système ? Je ne
crois pas que notre siècle s’asservisse à cette unité, à cette
monotonie, à cette méthode.
Quant à moi, si jamais j’étais appelé à devenir le chef d’une école, le
prophète d’une doctrine, je prendrais pour âme de mes théories, pour
principe fondamental,
le
Caprice : si toutefois on peut appeler
principe ce qui est
l’absence de tout dogme. Caprice ! à ce mot
viennent aboutir tous les systèmes, toutes les abstractions de notre
pauvre siècle. Caprice ! c’est le dieu de nos inspirations, le mobile
de nos jouissances. Caprice ! c’est une philosophie tout entière, dont
la partie sérieuse pourrait se formuler par le mot
ÉCLECTISME,
et dont
la partie bouffonne, qui en forme à peu près les trois quarts, devrait
se traduire par le mot
VIVRE.
C’est donc à un caprice philosophique que vous devrez mon chapitre :
cette phrase ne manque pas d’immodestie ; mais si je me la permets,
c’est qu’en vous racontant, je vous impose pour condition de vous
ranger, à l’instant même, sous ma bannière ; et je veux que le prétexte
d’une vapeur, d’une fantaisie, que sais-je ! un rien, une mouche qui
vole, vous fasse aussitôt jeter sur votre causeuse ce chapitre que le
caprice vous aura fait prendre et commencer.
Je pourrais, comme dit Byron, appeler à mon aide tous les plus beaux
noms de l’histoire, pour en décorer mon héros. Aimez-vous César,
Achille, Alexandre, Annibal, Frédéric, Cromwel, Napoléon ? Je
préférerais chercher dans les Klowns anglais quelque grotesque
assemblage de lettres et de syllabes qui composeraient ce qu’on appelle
un nom : pauvre et passagère combinaison d’alphabet, jetée à un homme
par le flux et le reflux du calendrier. Je serais heureux que mon héros
ne se nommât pas. Mais on l’oublierait trop vite, et tous les héros
sont pleins d’amour-propre. Il se nommera donc
Povero.
Povero est un nom timide ; mon héros ne craignit jamais rien : Povero
est un nom de détresse ; mon Povero devint millionnaire. Le nom de
Povero inspire tant de pitié, qu’une âme compatissante ferait des
sacrifices pour l’égayer ; or, vous verrez la mort de Povero ; vous
verrez si Povero était triste, lui qui égaya jusqu’à sa mort.
Lisez Gilblas, Faublas, Lovelace. Tous ces messieurs ont une naissance
à domicile. Ils ont des parents qui partagent tous les priviléges des
droits civils ; ils ont des généalogies plus ou moins ambitieuses. Ils
sont
nés.
Mon Povero fut trouvé au coin d’une borne. Pour lit, il avait une botte
de paille ; pour vêtement, celui de la nature ; pour signe distinctif,
de quoi faire enrager le mystérieux Lawater
des correspondances
;
pour sourire d’enfant, une grosse larme ruisselant sur une joue pâle et
maladive ; et pour regard, des yeux éteints. Un homme du peuple,
arrivant de la campagne, le ramassa, et sur sa charrette de légumes, le
jeta dans le pall-mall des choux, des laitues et des asperges. Une
grosse paysanne le prit ; elle devint sa nourrice, puis sa mère
d’adoption.
Povero prit des yeux, des années ; Povero eut une jolie figure, un
gracieux sourire, le regard d’une belle âme. Ramassé dans la campagne
par un de ces philanthropes qui font des entreprises d’hommes, comme
d’autres hommes font des entreprises de philanthropie, Povero fut mis
au collége. Là il formula, comme tant d’autres, cette existence de grec
et de latin, qui ne m’a jamais paru qu’un changement de jaquette en
habit droit de lycéen, route que tous les enfants battent par
tradition, pour devenir des hommes. Cette observation que je fais,
Povero que j’ai beaucoup connu avant sa mort, l’avait faite
profondément. Lui, le boute-en-train classique, il regardait la série
des études avec un orgueil de romantisme qui lui en faisait mépriser la
monotonie. Il lui fallait de la poésie à la Byron ou à la Walter Scott
; et, si le hasard l’avait jeté, lui lycéen, sur la montagne
Sainte-Geneviève, il rêvait les excursions du petit George sur le
cheval à longs crins ; les disputes des universités d’Écosse ; il
jetait sur l’humanité ce regard dédaigneux du poète, qui voit les
hommes comme une tourbe fangeuse au physique, et au moral comme un
cliquetis d’intérêts, plus étroits, plus absurdes, plus stupides les
uns que les autres. Il prenait les productions du génie humain, comme
le sultan cherche au sérail la houri de son caprice du soir. Car Povero
avait déifié le caprice.
Ne croyez pas cependant que Povero voulût fournir une de ces existences
béotiennes qui n’a ni but, ni pensée, ni philosophie. Cet homme,
artiste dans le fond de l’âme, voulait retirer au balancier des années,
des mois, des semaines et des jours toute cette uniformité dont bien
des hommes se contentent, tourmentés qu’ils sont, à chaque heure,
qu’une migraine ne vienne agiter cette digestion de minutes qu’ils
appellent la vie. Povero, homme du dix-neuvième siècle, avait dans
l’esprit des inspirations du moyen âge. Vous allez croire que ce jeune
romantique prenait au treizième siècle sa figure hâve et pâle, ses yeux
creux et sa barbe de bouc. Vous allez prêter à sa bouche la grimace de
quelque
djinn
; à son organe, la cadence et le timbre d’une cloche de
hameau le jour des funérailles ; à son éloquence, le vocabulaire
admiratif des héros à cuissards et brassards, les
par la mort-Dieu !
par Notre-Dame ! par saint Nicolas, saint Eustache, saint
Thomas ! par
tous les saints et saintes du paradis ! Erreur que tout cela.
Povero s’habillait de noir,
était blanc de linge et sous le
linge, comme l’amant de la Duthé ; Povero jurait
le moins
possible. Cependant, il tenait au moyen âge par un point. Il avait une
devise ; sa devise était toute simple :
AMOUR ET TRAVAIL.
La vie lui
paraissait devoir tout entière se résumer en ces deux mots.
Il voulut donc partager son existence entre ces deux
occupations,
aimer et travailler. Mais pour lui, ces deux mots avaient un sens réel,
que l’acception mondaine ne leur donne pas. Le charlatanisme de
travail, le charlatanisme d’amour, étaient pour lui choses monstrueuses
; tant son âme était candide et naïve.
Le travail, ce n’était pas cet amas de sciences formulées, de phrases
rebattues, de contes refaits, que Povero aurait pu reconnaître dans une
foule de livres modernes, si Povero se fût donné la tâche de lire ces
livres modernes. Le travail, ce n’était pas ce glacis de doctrines
rhabillées à neuf, répandues sur quelques séries d’idées que la
complaisance pour soi-même, si naturelle aux philosophes, décore du nom
de système. Le travail, ce n’était pas pour lui ces connaissances
d’emprunt qui ressemblent à la poésie des bouts rimés : mais, pour
Povero, le travail, c’était cette application studieuse aux choses
utiles, cette analyse de détails qui dissèque le passé, pour le faire
servir de leçon à l’avenir, sans interprétation pédantesque. Le
travail, c’était la poésie de l’âme, cet abandon de la pensée aux
choses grandes et nobles, qui peut ressembler à de l’ivresse, mais qui
vous fait croire au bonheur ; qui peut donner à cet excès de confiance
le caractère de l’illusion, mais qui, du moins, n’est pas terni par
cette couleur d’égoïsme qui calcule sur tout, et rend tout personnel,
jusque dans l’amour.
Voilà donc Povero lancé dans cette foule qu’on appelle le monde, et qui
n’a rien de commun avec la nature. Le voilà donc, implorant de
ce
pasticcio
social quelque sentiment vrai, quelque réponse naïve et
franche à ses boutades de franchise et de naïveté, qui faisaient dire
de lui :
Povero
! que tu es jeune ! S’il voyait une femme belle de
corps, son âme se figurait que l’âme de cette femme était belle ; s’il
rencontrait, par hasard, les regards d’une jeune épouse de vingt ans,
qui jette çà et là ses regards, et laisse au hasard le soin de les
faire tomber sur un homme ou sur une toilette, Povero y croyait voir le
reflet d’une âme,
le
miroir d’une pensée ; et ce brave jeune homme
donnait à ses illusions une tournure physique si aimable, que
l’attention de cette femme, si légère qu’elle fût, soit vanité, soit
fascination, se suspendait un instant sur cet homme empressé… Povero ne
se sentait pas d’aise ; ses yeux brillaient d’espoir ; et tout cela
aboutissait à une invitation de valse ou de galop, à une conversation
de formules. Le mot le plus tendre qui pût sortir de la bouche d’une de
ces femmes du monde fut adressé à un ami intime de Povero : « Ce jeune
homme a-t-il de la fortune ? - Non, madame. » Et depuis ce temps,
Povero ne reçut de cette femme du monde qu’un accueil sec et froid, qui
semblait lui dire : « Sois riche, et je t’aimerai ; ma vanité a besoin
des dehors de la fortune, pour que je puisse me résoudre à
faire un
amant. Mais il faut que mon amant puisse, à Longchamp, me servir
d’écuyer cavalcadour ; il faut qu’il croise ma calèche avec son tilbury
: que veux-tu que je fasse d’un amant que je pourrais éclabousser de ma
voiture ? » Povero n’avait pas le sou : cette femme du monde lui tourna
le dos.
Autre type :
Povero rêvait dans l’amour quelque chose d’idéal et d’abstrait, qui
élève deux âmes au-dessus de ce remue-ménage terrestre qui donne aux
sentiments toute la poésie d’un inventaire et tout le génie d’un compte
d’intendant… C’était peu de chose pour lui que la vie, pour être
sacrifiée à un seul mot prononcé par une femme, à voix basse, sans
témoin, sa main dans la main de son amant, ses lèvres imprimés sur les
siennes, oubliant tout, tout au monde, pour n’avoir qu’une pensée au
bout de laquelle se trouve un abîme, si Dieu le veut, mais dont une âme
n’est pas soucieuse, parce que la mort n’est pas pour un tel bonheur
une solde assez chère. Or Povero adressa ses illusions d’amour à une
femme qui fut d’abord son écho, et qui, une fois sa maîtresse, ne lui
dit plus un mot d’amour. Ces idéales abstractions tombaient et se
matérialisaient devant le désir d’une loge aux Bouffes, d’une course au
bois, d’un bal déguisé, d’une partie
aux Loges : Povero
n’était plus
un amant, c’était un bras ; et comme, par malheur, le patrimoine de
Povero était une abstraction ainsi que son idéalisme amoureux, la
passion de Povero devint la passion d’un fashionable millionnaire ; ce
dont il fut enchanté, je vous jure.
Dans ce désert moral, où reposer son âme ? Vous dirai-je que Povero
trouva, lui quatrième, l’amour d’une femme sensible, nerveuse, si
constante, que son premier amant datait à peine d’une année, et que
Povero s’en lassa parce que cette femme n’avait qu’une tête et un corps
?
Vous dirai-je que ce qu’il aima le plus, il ne pouvait l’avouer, parce
que le monde pouvait connaître ce
secret de coulisses
; et que
pourtant, cette franchise d’amour qui rompt en visière avec les
préjugés du monde, cette indépendance d’affection qui se forme presqu’à
vue d’oeil, lui semblait préférable à ces petites passions de salons ou
de boudoirs, faites exprès pour les petits commérages de ces dames ?
Oh ! que souvent Povero voulut se briser la tête, fatigué de ne
rencontrer dans ce monde que fausseté, petitesse, préjugés et calculs ;
lui dont l’âme libre et fière ne voyait que franchise et grandeur. Bien
des fois il avait songé à toutes les contractions musculaires d’une
cervelle que brise une balle de pistolet ; et si cette mort n’eût été
trop vulgaire, il aurait envoyé son âme dans l’autre monde, où toutes
les âmes sont au même niveau ; où l’or est vraiment une chimère ; où
Povero n’eût pas été humilié près d’un fat, lui passionné, sans argent,
sans éclat, sans magnificence, pour des femmes qui ne peuvent parler
amour que sur une causeuse de soie, dans un boudoir parfumé de musc et
d’ambre, le corps enveloppé d’un peignoir de Cachemire.
Il avait toujours devant les yeux sa position d’homme sans fortune,
obligé de se composer un maintien d’aisance, dont les dehors lui
étaient devenus si nécessaires pour qu’il pût conserver ses hautes
relations sociales ; il fallait faire le beau, se targuer d’une
richesse imaginaire, en faire accroire aux autres, pour s’étourdir sur
sa médiocrité ; et, le tout, pour ne pas briser de frêles liens qui le
retenaient à un monde faux et méprisable : c’était pour lui une
nécessité de mentir, plutôt que de renoncer à qui lui faisait pitié ;
c’était pour Povero une nécessité d’être lâche, plutôt que de renoncer
à une lâcheté.
Ainsi, cet homme honorable, cet homme dont l’âme s’élevait au-dessus
des âmes vulgaires, avait aussi ses petitesses ; et Povero était plus
coupable que les autres, car, ses blessures morales, il les touchait du
doigt ; personne plus que lui ne se connaissait, et cependant, personne
plus que lui ne tenait à ses chimères.
Ce qui faisait le malheur de Povero, c’était de ne pouvoir se montrer
au monde riche qui le recevait, sans cette arrière-pensée : Je suis
pauvre. C’était de ne pouvoir s’écrier devant cette foule de femmes
inutiles, dont l’occupation sérieuse est une dentelle ou une robe de
bal : « Me voici, mes dames, vous m’aimerez maintenant ; car, vous le
voyez, mon groom est là, brillant de livrée ; mon cheval anglais est à
vos ordres ; vous pouvez maintenant vous déshonorer à votre
aise ; quand vous passerez avec moi dans les Champs-Élysées, quand vous
entrerez dans une loge à l’Opéra, soyez joyeuses ! tout le monde se
tournera de votre côté ; tout le monde vous montrera du doigt, en
ajoutant : C’est la maîtresse de Povero ! de Povero, le millionnaire !
Quelle gloire ! »
A ce prix seul, ces femmes se seraient données à Povero : ainsi ce
monde le voulait ; ainsi cette société pudibonde donnait au
déshonneur un autre
nom, si le déshonneur devenait la parure d’un
homme titré ; si le déshonneur se couvrait de diamants ; enfin si le
déshonneur était payé en rentes sur l’état.
N’allez pas croire cependant que Povero s’arrêtât long-temps à ces
regrets : son âme était faible, mais elle n’était pas corrompue ; elle
pouvait succomber, mais elle ne pouvait se flétrir.
Un beau jour Povero, se voyant abandonné de tous, allait en finir avec
cette série de nuits et de jours, qui n’est pour tous qu’une voie plus
ou moins longue pour arriver au tombeau ; machinalement, il comptait
sur ses doigts toutes les ressources qui sont affectées à l’homme qui
veut se tuer. Le coup de couteau ne lui souriait guère, et le souvenir
de Caton, avec son déchirement d’entrailles, était trop classique pour
lui. Néron, le type de poésie impériale, mettait à la disposition de
Povero toutes les productions de son génie assassin, et ce n’était pas
une mort sans charme, à ses yeux, que cet abandon de la vie qui peut se
calculer par des gouttes de sang, dans une baignoire ; et il y a tout
lieu de penser que Povero se fût coupé les veines, s’il se fût alors
trouvé aux bains Chinois ou aux bains Vigier. Mais ce qu’il aurait
préféré à toutes ces morts banales, que viennent augmenter
l’empoisonnement avec ses coliques, l’asphyxie avec son mal de coeur,
la chute du cinquième étage avec sa dislocation et ses foulures, la
mort du noyé avec sa boisson intempérée du liquide le plus insipide et
le plus fade ; ce qui aurait rendu la joie à Povero, c’eût été le
bûcher de Sardanapale, cet étouffement d’hommes et de femmes qui
confond toutes les cendres et toutes les âmes dans le même mépris de
l’humanité, ce dédain raisonné et sublime du plaisir devant le stupide
pouvoir qui le remplace ; Povero se serait joint volontiers à ces morts
poétiques qui fuyaient, en s’épurant, le contact du sabre brutal de
Béleses, comme des roses s’effeuillent et tombent mourantes sur leur
tige, à l’approche d’un souffle empoisonné.
Pendant que Povero roulait dans sa tête toutes ces pensées de mort, il
fut abordé par un homme : il leva les yeux, c’était son ami, son seul
ami, son ami intime. Vous parlerai-je de cet homme qui coûta tant de
larmes à Povero ? Beau de corps, grand comme l’Apollon antique, Charles
avait une de ces figures nobles et fières qui préviennent l’injure en
imprimant l’estime. Ses yeux, pleins d’une énergique expression,
avaient ce regard qu’on aime à regarder, parce qu’on s’y enivre
d’honneur, et qu’on y voit briller cette pureté qui console et donne
l’espoir. Avait-il donc sur ses traits cette grosse gaîté, cette image
prosaïque d’un bonheur d’embonpoint, résultat d’une nourriture
succulente, félicité parfaite dont le maître-d’hôtel est en grande
partie le mobile, et dont une cave crée toutes les inspirations ? Oh !
non, n’allez pas le croire, vous lui feriez injure ; vous feriez injure
à cette noble mélancolie qui jetait sur le front de Charles un reflet
de douceur semblable aux beaux nuages blancs qui contrastent
quelquefois, et sans l’altérer, avec le beau ciel bleu de l’Italie.
Vous qui l’avez connu, ce noble jeune homme, pleurez ; car maintenant,
il n’est plus ; pleurez, si vous avez des larmes pour une tête
honorable qui tombe ; pleurez, si vous avez au coeur le souvenir d’un
être chéri que Dieu vous aurait enlevé.
Povero ne lui cachait pas ses larmes ; car Charles connaissait aussi la
tristesse : Povero ne craignait pas de lui montrer sa misère ; car ce
noble jeune homme, riche et d’une noble famille, savait élever jusqu’à
lui ceux qui ne partageaient pas avec lui ces priviléges de richesse et
de naissance. « Tu souffres, mon ami, lui dit-il, tu souffres !... Je
le sais depuis long-temps : il faut que je te guérisse. Dans trois
jours je fais un voyage ; je vais visiter l’Italie. Je connais ton âme
d’artiste ; j’aurai besoin d’épancher dans ton coeur toutes les
impressions que la terre classique va faire naître dans le mien.
Rends-moi donc le service de partir avec moi. Dans trois jours nous
partirons ensemble. » Le troisième jour, ils s’éloignaient de notre
capitale et de son stérile bruissement.
Connaissez-vous le bonheur de se voir avec un ami, un ami qui comprenne
; un être dont l’âme soit accessible à de grandes pensées ; et, auprès
de lui, d’analyser la tourbe des hommes : tous deux, s’élançant par la
pensée au milieu de la société moderne, l’analysant, la faisant passer
à l’alambic pour voir quel monstre sortira de cette chimie morale ;
sans les heurter du coude, voir les hommes à distance ; sans être
assourdi par leurs belles paroles, les prendre à part, les entendre
sans qu’ils se composent un langage ; en un mot, voir leur âme à nu ?
C’est alors qu’on peut apprécier le bonheur de sentir un coeur battre
avec le sin ; c’est alors qu’on rend à l’amitié tout le culte que
mérite cette divine abstraction. Or, si vous aviez connu Charles, vous
auriez béni le sort de Povero ; car il n’était pas, je vous jure, d’âme
plus noble, plus consolante du chaos social dont les ténèbres nous
environnent ; et il suffisait à Povero, pour croire à un bonheur
possible, de se dire : J’ai trouvé l’ami que j’avais rêvé.
Les voilà donc tous deux sous le beau ciel d’Italie. Vous allez sans
doute m’arrêter : la pauvre terre classique vous fatigue, tant on l’a
remuée, tant on la remue devant vous ! c’est un sol qui devient cendre,
tant les colons de la littérature la tournent, la retournent et la
labourent. Aussi me hâterai-je de vous renvoyer non pas aux livres qui
nous décrivent l’Italie, mais à l’Italie elle-même. C’est, selon moi,
comme un grand artiste : on ne peut s’en donner une idée, qu’en le
voyant. Personne ne pourra deviner Talma ; personne, Makready ;
personne, Kean… Quelque libre que soit l’imagination, on ne peut
figurer le Moïse de Michel-Ange, ou son Jugement dernier, ou la Cène de
Paul Véronèse. Tout cela a besoin d’être touché ou d‘être vu.
L’Italie, c’est la profaner que d’en parler, que de la décrire. Je ne
le permettrais qu’aux peintres ; et encore, s’ils avaient tous la
palette chaude de Robert, ou le coup d’oeil étendu, immense de Gudin.
Je connais par le monde un jeune littérateur qui vous parlera de
l’Italie ; et vous pourrez l’entendre, lui, parce que vous y trouverez
des moeurs et non de la phrase descriptive.
Je ne rebadigeonnerai donc pas ce vieux monument, gratté et recrépi
tant de fois. Vous suivrez Charles et Povero dans leur respect
contemplatif des campagnes de la Lombardie et du beau ciel de Venise et
de Rome, explorant en admirateurs cette terre, à qui seule il pouvait
être permis de faire naître Michel-Ange et Raphaël pour continuer
Jésus-Christ.
Mais si je ne vous parle pas de cette belle nature, il me suffira d’un
mot, pour vous traduire l’impression qu’éprouvaient nos deux voyageurs,
en la parcourant en tous sens.
Voir Naples et mourir,
dit le proverbe
; voir l’Italie, et sentir que si la mort vous saisissait, elle ne vous
arracherait à la vie que pour vous faire passer d’un bonheur à un
autre. C’est une terre riche en souvenirs et féconde en illusions ;
c’est un livre savant du passé, qui n’est du présent qu’une histoire
triste, flétrie, vivante image de la rapidité avec laquelle tout tombe
et nous échappe ; les ruines qui vous entourent dans la ville Sainte,
dans la ville Belle, ou dans la ville Riche, réunissent devant vous
tout ce que la religion, le pouvoir et la liberté ont enfanté de plus
grand, de plus large, de plus heureux, pour jeter à nos âmes la leçon
de cette mort universelle, qui envahit tout, la brutale !
Or ce voyage presque achevé entre les illusions et les jouissances,
devait finir par le malheur.
Sans doute vous qui avez le privilége d’avoir parcouru l’Italie, vous
avez traversé cette belle nature, belle dans ses charmes comme dans ses
horreurs, qui sépare Pise de Gênes. Nos deux voyageurs étaient parvenus
à cette immense vallée de Borghetto, et s’étaient arrêtés au village de
ce nom. Pauvre village ! population de crétins, monceau de pierres
noirâtres élevées sans but, et formant des maisons qu’on prendrait pour
des tombeaux ; au milieu de ces demeures où se remuent des hommes de
quatre pieds, contrefaits, grimaçant au lieu de sourire, ayant cet oeil
fauve de l’imbécile, qui ravale notre nature, on entend de temps à
autre une cloche d’église, dont le timbre est encore dans mon oreille,
et qui, soit qu’elle sonne un baptême, une naissance, un mariage, une
fête de Madone ou celle de Pâques, semble toujours sonner un
enterrement. Voilà le village de Borghetto.
C’est là que nos deux voyageurs s’arrêtèrent.
Si vous croyez aux pressentiments, à cette révélation du hasard, vous
ne serez pas surpris que Povero sentît un froid mortel glacer tous ses
membres, à l’aspect de cette nature sauvage ; et que la tristesse qui
l’entourait ne fût pour lui comme un présage de mort. Le premier
personnage qui se présenta devant lui, fut un homme en qui la nature
semblait avoir réuni tous les caprices de l’ignoble et de l’horrible.
Pas un cheveu : une tête monstrueuse de grosseur ; pour tout oeil, un
trou qui semblait sortir d’un nez épaté et double comme celui d’un
dogue ; l’autre oeil, crevé et pleureur ; une espèce d’entonnoir sans
dents, toujours ouvert, qu’il osait appeler sa bouche, l’usurpateur !
menton plat et fendu ; un goître énorme au cou ; et quelle taille ! Pas
de bosse ; mais sur deux pieds énormes et plats un corps débile, maigre
comme une planche ; deux fuseaux de jambes ; le tout pouvant s’élever à
un mètre de hauteur, le tout couvert de boutons et de pustules, le tout
enveloppé de quelques morceaux de drap déchiré, usé ou râpé ; à sa
figure, l’expression d’une brute, et dans cet oeil fauve, le feu d’une
rage concentrée.
« Voulez-vous voir le pic ? » dit un assemblage de sons rauques et
rudes comme la langue d’un fiévreux ; « je suis le
cicerone de
Borghetto : venez, je vous montrerai la mer, la pleine mer, au sommet
du pic. »
Et soit fascination, soit terreur, soit caprice, voici Charles et
Povero, suivant machinalement cette architecture fantasque, ayant comme
eux la forme et le langage d’homme. Tous les trois, ils gravissaient le
pic, sans dire un mot. Les deux amis étaient absorbés dans les
réflexions que faisait naître en eux ce corps maigre et chétif, les
précédant sur la montagne, et de temps à autre se retournant pour leur
lancer un éclat de rire qui les faisait trembler.
Le voyage fut long et pénible : ils étaient d’abord au niveau de la
mer, il fallait s’élever presque au niveau du ciel, et jamais, dans
leurs excursions curieuses, ils ne s’étaient abandonnés à plus
d’épanchement ; non de cet épanchement de langage dont les lèvres
souvent menteuses sont les seules interprètes, mais de cet épanchement
de l’âme qui se livre à l’expression d’un geste, d’un regard, et qui
n’a besoin que d’un mot pour résumer toutes ses pensées.
Or, il y avait quelque chose de triste dans cet abandon : le chemin se
resserrait ; la terre peu solide, fangeuse, s’éboulait sous leurs pieds
; les torrents se ruaient devant eux ; les arbres brisés étaient autant
de ponts qu’il fallait traverser au-dessus de ces abîmes dont l’oeil ne
peut découvrir le fond. La nature devenait terrible, comme on la
connaît en Italie, offrant de la mort une image aussi redoutable
qu’elle nous offre de la vie une enivrante image ; elle avait alors
pris cet aspect de terreur entraînante qui saisit l’âme, l’enlève
au-dessus de la crainte, et la fait jouir du danger avec autant
d’ardeur qu’elle jouit du plaisir…. Une branche brisée, une pierre
heurtée aurait suffi pour enrichir l’abîme d’une victime de plus ; il
aurait mieux valu reculer, redescendre, abandonner ce spectacle hideux
d’une nature furieuse ; mais si vous avez voyagé, si vous avez cherché
un beau site, un de ces points de vue qui vous mettent en extase, vous
connaissez l’entraînement irrésistible de cette curiosité qui prend la
force d’une passion, et ne connaît pas de fatigue, pas de danger.
Cet homme brute qui précédait nos deux amis s’arrête tout-à-coup :
lui-même, pour qui la vie devait être si peu de chose, refusait
d’avancer : « - Les neiges nous font du tort, dit-il ; je ne sache pas
de chat ou d’homme capable de poser le pied sur ce bout de sapin que
l’avalanche a rendu brillant comme un lustre, sans rouler dans l’abîme
; et je donnerais bien ma fortune à celui qui tenterait ce passage.
« - Ta fortune, vieux fou ! dit Povero ; à moins que tu ne me donnes ta
figure hideuse et ta culotte trouée ; je fais peu de cas de ta fortune.
« - Je suis pourtant millionnaire ! dit le nain de Borghetto, et si
vous voulez arracher à mes ennemis le pauvre paria, car c’est ainsi
qu’ils m’appellent, je vous ferai voir quelque cachette où, si vous
aimez l’or, vous pourrez vous en laver les mains. Mais traversez ce
pont, car le trésor est au-delà. »
- Qu’à cela ne tienne », dit Charles ; et, le malheureux jeune homme,
donnant la main à Povero, lui promettant une fortune, en une seconde,
quitte son ami, pose le pied sur la solive… la solive tremble ; le pied
glisse, et après quelques minutes, après quelques cris dont l’éclat
diminuait progressivement, Povero, la bouche béante, le corps tendu
au-dessus de l’abîme, entendit un bruit sourd, qui, s’élevant par degré
de ce gouffre, et ayant frappé les parois de la montagne avec fracas,
fut suivi d’un silence de mort, qui ne peut être rompu que par des cris
de désespoir.
Tuer ce monstre était un crime inutile ; et il y eut assez d’étonnement
dans la douleur de Povero pour que le nain n’eût pas à craindre un
assassinat. Des sanglots, des cris, du sang aux ongles ; des jours, des
nuits de silence à la même place ; une atonie, réveillée de temps en
temps par des secousses nerveuses ; un signe de la main à tout ce qui
fait du bruit, pour se taire, à tout ce qui remue, pour ne pas bouger ;
des larmes quand on est assez heureux pour pouvoir pleurer ; des
invocations à la mort qui ne vous répond qu’en doublant votre force ;
de ces mots : « Oh ! mon Dieu !... mais !... c’est impossible ! »
entrecoupés, ou sortant de la poitrine, en la brisant ; puis une prière
à Dieu, à Dieu dont la pensée, absente pendant la vie d’un athée, se
présente toujours à lui avec la mort : tout cela, c’est ce qu’on
éprouve quand on perd un ami, un être que l’on aime ; tout cela, c’est
ce qu’éprouva Povero, jusqu’à ce que l’épuisement de sa douleur s’étant
répandu sur ses membres, il eût pu goûter quelque repos.
A son réveil, Povero se trouva sous une tente creusée dans le roc,
ayant pour point de vue la Méditerranée, le beau ciel d’Italie, la
vallée de Raspallo, et, dans le lointain, les navires du Levant qui
croisaient avec ceux de Marseille. Près de Povero se trouvait
agenouillé le misérable paria de Borghetto, la tête accroupie dans ses
mains, et volant à Quasimodo l’expression de son regard auprès de la
pauvre Esmeralda. Près de ce monstre étaient amoncelés des sacs d’or,
de l’argent répandu sur le sol ; enfin, auprès de cette créature en
haillons, qu’on aurait prise pour le type de la détresse et de la
misère, tous les mobiles de richesse et de magnificence. La nature aime
les contrastes ; le bruit des torrents auprès du silence d’un lac ; les
montagnes du Jura, et aux pieds des sapins, le canton de Genève et le
lac Léman ; cet homme hideux et pauvre, et près de lui, de l’or, ce
métal qui lui donnerait les moyens de s’entourer de luxe et de passer
pour beau, lui, horrible, atroce de laideur, à faire fuir, à faire
avorter.
« Cela vous appartient, jeune homme, dit à Povero la voix de ce hideux
millionnaire. Cela vous appartient, si vous voulez m’emmener avec vous.
Moi aussi j’ai mes chagrins ; moi aussi j’ai fait des rêves de bonheur
; quand je compare ma nature à la vôtre, je ne conçois guère qu’on me
donne le titre d’homme : mais si ma mère a reculé d’horreur devant
l’avorton qui sortait de ses entrailles, si sa mort a signalé ma
naissance, est-ce ma faute à moi ? Était-ce une raison pour que l’on
vînt m’enterrer vif dans ce cloaque de Borghetto ? Être le plus laid de
tous les crétins qui m’entourent ; être par eux repoussé du pied, si je
parle ; n’avoir pour tout asile que cette pauvre demeure que je dispute
aux oiseaux de proie, quel supplice ! Quel supplice, jeune homme,
quand, en secret, dans ce corps difforme, on sent s’élancer des désirs
qu’on ne peut satisfaire ! J’ai de l’or ! et je sais qu’avec de l’or on
peut tout avoir. Je n’ose me montrer. Oh ! par pitié ! cachez-moi dans
votre voiture, emportez avec vous ma richesse et ma pauvre carcasse.
Vous dépenserez ma richesse ; quant à moi, je ne vous demande qu’une
cachette auprès de vous, où vous pourrez me venir consulter quand vous
serez chagrin. Vous viendrez me conter vos jouissances, quand vous en
éprouverez : je serai là, toujours là, à vos ordres ; aussi prompt à
essuyer vos larmes qu’à bondir de joie au récit de vos plaisirs ; trop
heureux de ne pas me voir rebuté par des êtres qui sont eux-mêmes les
rebuts de la nature. »
Ce langage, cet or étalé devant les yeux de Povero, évoquèrent
tout-à-coup à son souvenir le monde et ses chimères ; son pauvre ami
venait de mourir : son pauvre ami était le seul bien qui le retînt à la
vie. Avec ce monstre, à l’aide de sa fortune, Povero pouvait rentrer
dans le monde par une porte brillante qui fait ouvrir toutes les autres
: lui aussi, il pourra toucher du doigt toutes les plaies du corps
social ; voir toutes ses petitesses s’incliner fièrement devant le
millionnaire à la mode ; car désormais il sera à la mode, puisqu’il
sera millionnaire. Tant que la vie nouvelle qu’il mènera sera son
caprice, il ne la brisera pas ; il s’en amusera : vivre, c’est observer
; ses observations n’étaient que superficielles ; elles deviendront
sérieuses et profondes, à l’aide d’un hôtel, d’un cuisinier, d’une
écurie de chevaux anglais, de ses valets de chambre et de ses grooms.
Rien ne pourra lui échapper, maintenant que tout va venir à sa
rencontre.
Des chevaux de poste remplissent assez promptement les distances : en
quelques jours Povero et son homme de contrebande entraient à Paris ;
Povero adossé fièrement aux coussins de son brithky, et le monstre de
Borghetto étendu à ses pieds. En quelques jours, Povero avait acheté un
hôtel et des esclaves : car, dans notre pays de liberté, on peut se
procurer des esclaves moyennant quelques louis par an ; esclaves avec
toutes les illusions d’hommes libres ; esclaves depuis le premier
jusqu’au dernier échelon : vous servant à votre guise, à vos caprices ;
prenant vos idées, vos paroles, vos mouvements, comme des perroquets et
des singes ; insolents avec les autres, tremblants comme chiens devant
vous.
Et ne croyez pas que je vienne ici frapper de mépris la domesticité :
les
laquais
et les
domestiques
forment deux classes bien distinctes
: le besoin des laquais est le servage ; le laquais est un maître tombé
ou un maître qui tombera. Le domestique peut devenir un ami ; le
laquais ne peut être qu’un esclave : Povero ne prit que des laquais.
Ayez un hôtel, des chevaux, des gens ; et cela depuis la révolution de
juillet tout comme avant 89, et demain, si vous voulez, avec un
orchestre, des bougies, des glaces et un souper, demain vous
recevrez
tout
Paris : non pas les savants, les poètes, les
bonnes familles
de la capitale ; non pas surtout les artistes, nobles enfants de
nature, faisant de leur indépendance la chose la plus chère au monde ;
l’entourant de leur respect, de leur amour ; ne pouvant vivre sans
elle, et, du haut de cette liberté, regardant
tout Paris avec ce
dédain raisonné que ne peuvent inspirer que des caricatures ; mais la
haute société, les beaux fils et les dandys de la capitale : soyez
riche, et vous serez assez heureux pour réunir tout cela autour de vous.
Povero donna donc des bals, tout cela vint à ses bals. Povero eut un
train de millionnaire ; les escrocs de société affluèrent dans ses
salons. Il eut une loge à l’Opéra qu’il fit arranger à l’italienne ; sa
bouillote et ses petits soupers derrière le rideau de soie verte, aux
sons de l’orchestre, trouvèrent leurs parasites et leurs faiseurs
de
coupe.
Il eut une calèche à quatre chevaux aux ordres des plus jolies
femmes de Paris : Povero eut bientôt une maîtresse, puis une seconde,
puis une troisième : on s’arrachait le beau millionnaire.
Mais le pauvre diable ! ce qu’il gagnait en réputation, en gloriole, en
amour-propre, en mode, il le devait aux ridicules dont il s’était
couvert, vêtement indispensable pour plaire dans le siècle où nous
sommes. S’habillait-il, il imposait à son corps le despotisme d’un
corset qui prêtât à ses formes masculine l’apparence d’une taille de
femme. Parlait-il, il donnait à son organe un timbre glapissant et
traînard, dont la mélodie n’eût pas été complète sans un sifflement
édenté, qui pouvait faire croire qu’il appelait ses chiens, en parlant
à des hommes.
Son esprit vif, entraînant, poétique, était remplacé par une lourdeur
d’imagination, une apathie de pensée qui assassinait en lui toute
réflexion et toute mémoire. C’était un amour de riens qui excluait chez
lui cet amour du beau dont il était avide. La science n’était plus
entourée de cette poussière, dont le fumet classique enivrait jadis les
pores ouverts de sa curieuse cervelle : la science était pour lui
résumée dans de tout petits livres maroquinés et dorés, abrégés de
morale, abrégés d’histoires, abrégés de sciences et d’arts ; en un mot,
Povero était devenu
BÉOTIEN. N’allez pas
croire cependant que ce fût
volontiers et de son plein gré que Povero se frottait ainsi de
ridicules. Non ; mais il endossait le seul habit à la grande mode, et
son but était de passer pour l’homme à la mode. Son amour-propre était
flatté de voir attelés à son char de fortune ces jeunes gens de rien,
sans le sou, qui doivent leur existence à Boivin le gantier, à Blain le
tailleur, au café de Paris, à Tortoni, au marchand de cigares du
passage de l’Opéra, et jusqu’aux figurantes capricieuses qui se
délassent de l’amour payé d’un entreteneur dans les bras de ces fats si
brillants au-dehors, si ternes au-dedans. Ses rêves d’amour étaient
réalisés dans la possession d’une de ces femmes qui ont une belle tête,
sans idée ; un corps noble et majestueux enveloppé de chair humaine,
sans âme.
Ou plutôt, son oeil observateur avait creusé dans tous les replis de la
société fashionable, et il n’avait trouvé qu’égoïsme et mensonge. Ce
plaisir d’étourdissement, cet éclat passager, cet enivrement de
frivolités, telle était la vie que Povero menait, au milieu d’une cohue
d’amis et de maîtresses. On l’avait méprisé quand il était sans fortune
; il était le dieu du jour depuis qu’il s’était annoncé millionnaire.
Aussi le mépris était devenu son arme favorite : il était gonflé de
dédain pour les autres, et cependant, il fallait vivre au milieu d’eux.
Mais cette existence fut une fièvre ; tant que son pouls fut agité, il
crut à sa force morale : sa fièvre se calma ; et ce fut pour lui le
calme de la mort. Le dégoût de cette vie artificielle s’empara de lui.
Il avait aimé une femme ; cette femme l’avait trompé.
Il avait trouvé un ami… ; cet ami était mort.
Pauvre, il avait souffert toutes les humiliations dont on entoure la
pauvreté.
Riche, il se trouvait au milieu d’un torrent de ridicules, de
mensonges, de vices.
Il fallait donc en finir, mais il fallait donner au monde une leçon.
Il fallait mourir, mais il fallait que sa mort servît à quelque chose ;
pour les autres, comme exemple ; pour lui, comme vengeance.
Un soir donc, au sortir de l’Opéra, il ramena dans son hôtel tous
ses
amis,
toutes ses
maîtresses.
Ce devait être un joyeux souper que celui qui se préparait.
Des guirlandes de fleurs comme pour un bal ; un orchestre ; tous les
préparatifs d’une brillante orgie ; une table chargée de ces mets
somptueux qui ont une odeur de richesse qui enivre ; toutes les
séductions prodiguées aux convives, comme si Povero avait eu besoin de
séduire pour avoir.
Toute cette bande d’amis et de maîtresses prit place ; et bientôt ce
fut un cliquetis de paroles joyeuses, un choc de verres, une série de
pensées tour à tour gaies, brutales, fines, délicates, bruyantes,
turbulentes, sublimes, sublimes comme le génie de l’ivresse ;
s’échappant de la cervelle, comme le bouchon des flacons de champagne ;
oublieuses de tout, absolues, exclusives dans leur abandon ; au point
que Povero allait revenir sur lui-même, se consultait, écoutait ses
convives, ardent à découvrir dans leurs paroles quelque mot à double
entente, quelque arrière-pensée d’égoïsme ; invoquant la mort, et au
milieu de cette vie bruyante, armant son pistolet caché sur sa poitrine.
« Au diable les peines, s’écriaient-ils de toutes parts. Vive Povero !
Vive le Don Juan moderne ! »
Et Povero jouissait de se voir enfin le point de mire de leur gaîté ;
car alors il y retrouvait du calcul ; car alors, dans le sourire de ces
femmes, il reconnaissait l’expression de cette cupidité qui ne lui
apportait une pensée d’amour qu’entourée de blasphème, de profanation.
Il fallait bien mourir, car toutes ses illusions étaient passées ; et
sa rage contre l’humanité augmentait encore quand il sentait les
étreintes d’une main rude et calleuse qui, posée sur ses genoux, sous
la table, pressait de temps en temps la sienne.
C’était le nain de Borghetto, plus beau dans son corps hideux et sous
son âme franchement laide, que toute cette société se ruant devant
Povero, et se débattant avec la chimère. C’était le nain de Borghetto,
le paria de l’humanité, joyeux d’avoir fait avec ses sacs d’or un
misanthrope ; attendant sa proie avec volupté, le méchant nain !
heureux maintenant d’avoir rendu un être plus malheureux que lui !
« Allons, dit Povero, en se levant de table, il me prend fantaisie de
savoir si vraiment vous m’aimez.
- Tu blasphèmes, s’écriaient les amis du millionnaire.
- Demandez-nous la vie, lui répondaient en choeur toutes ses maîtresses.
- Non, non, reprit Povero, je ne vous demande pas la vie, et je ne
blasphème pas ; car un mourant n’a que faire de l’existence des autres,
et un mourant ne blasphème jamais.
- Un mourant ! s’écria toute la bande, en jetant les yeux sur les
guirlandes de fleurs de la salle, un mourant plein de santé et de joie
! Par Dieu ! vive la mort, si les habitants d’en-haut ou d’en-bas te
ressemblent !
- Eh bien, dit Povero, si j’allais mourir, me promettez-vous d’accepter
mon testament, avec toute ma fortune et toutes ses charges !
- Rien de plus facile, s’écriait la bande joyeuse ; mais tu as si
mauvaise grâce à nous parler de mort, que nous ne t’écouterons plus si
tu n’avales ce flacon de champagne.
- A votre santé ! reprit Povero.
- A ta mort ! reprirent en riant tous ces hommes et toutes ces femmes.
- Rappelez-vous donc, leur dit le moribond, rappelez-vous que les
paroles d’un homme, au lit de mort, sont sacrées : vos promesses le
seront aussi….
« Je vous laisse donc un million de rente : il y a de quoi vous réunir
pour vivre ensemble de cette vie joyeuse que vous aimez. Mais il manque
ici un homme qui me remplace. Or j’ai, de par le monde, un mien parent
que j’aime, bien qu’il soit hideux à faire peur, et méchant à tout
détruire. C’est le génie de la laideur et de la ruine. L’associer à
vous serait une anomalie étrange ! mais cet être en souffrance, je
l’aime. Cet homme malheureux, je veux faire son bonheur : c’est mon
caprice. En voulez-vous ? Les millions que je possède paieront vos
dettes. Ma fortune est à vous : je vous la lègue à ce prix.
- Est-il bien laid ? dirent les femmes.
- Horrible, répondit Povero.
- Mais tu ne mourras pas : c’est de l’ivresse, c’est de la folie.
- C’est une orgie, crièrent les hommes.
- Si je meurs ? dit Povero.
- Les paroles d’un mourant sont sacrées, reprit la foule.
- Eh bien que l’on écrive. Vous vous engagez à l’entourer de tous vos
soins…. au prix de ma fortune…. Vous, femmes, à l’avoir près de vous
dans les promenades publiques, aux loges des théâtres, à l’aimer
peut-être…. au prix de ma fortune…. Vous avez tous signé… ! Vos noms
sont tous inscrits au bas du testament, n’est-ce pas ?....
- Oui ! tous…. Mais que veut dire cette farce ?
- Cela veut dire qu’il y a entre vous et moi un suicide et votre honte.
Allons, mes légataires universels, bondissez de joie…. Vous êtes riches
! Place ! place aux millionnaires ! Soyez heureux, car vous aurez
bientôt auprès de vous le seul être qui vous convienne. Laideur
physique, laideur morale, reconnaissez-vous dans le nain de Borghetto. »
Le silence d’atonie qui suivit les paroles de Povero fut tout-à-coup
interrompu par un rire infernal, sortant de dessous la table.
Povero tomba mort : car le pistolet caché sous sa poitrine partit ; et
à la place du beau millionnaire, s’assit, en éclatant de rire,
l’ignoble nain de Borghetto, tenant à sa main le testament fatal,
capable de couvrir de ridicule les amis et les maîtresses de Povero.
C’était une folie que cette mort, n’est-ce pas, mon lecteur ? Eh bien,
je ne la trouve pas plus folle que celle des enfants de Brutus, que le
suicide de Caton, que la mort de Socrate, ou celle de Sardanapale.
Toutes ces morts avaient leur principe : la liberté républicaine, la
philosophie de Dieu et de l’âme, et la volupté.
Ce suicide capricieux de Povero eut pour principe le dégoût calculé de
la société fashionable. Povero était une pensée au milieu de corps, un
sentiment dans la matière. Peut-être ce misanthrope mondain voyait-il
les ridicules avec des verres grossissants. Peut-être eût-il
donné le nom de crime à une de ces profanations de laissez-aller, qui
n’est que de l’indifférence, pour les choses nobles, sans blasphème.
Mais que voulez-vous ! Povero était un original. Son excès de sagesse
est sans doute un signe de folie. Mais vous lui pardonnerez cette
exaspération dédaigneuse, en faveur du mal qu’il ressentait ; car, du
moins, vous croirez à ses souffrances.
Je ne vous dirai pas ce qu’est devenue cette association de l’horrible
à ce qui porte l’apparence du beau : le nain de Borghetto et la société
moderne se donnant la main, et s’affichant ensemble : c’est une de ces
pensées dont le sens peut n’échapper à personne, mais dont Povero avait
certainement le secret.
Toujours est-il que Povero s’est tué, le pauvre misanthrope ; que vous
trouverez dans le monde une foule de nains-idoles, entourés de culte,
moyennant quittance ; qu’il y a du bon dans la société moderne ; mais
qu’il s’y trouve aussi des êtres inutiles ou cupides, qu’on doit
montrer du doigt à ceux qui pensent que la vie, accordée aux hommes
pour jouir de l’amour et s’élever par le travail, ne nous est pas
donnée exclusivement pour prostituer l’honneur, voler au jeu, fumer des
cigares, faire des dettes, trouver des dupes, et s’afficher fripons.
Voilà ce que pensait Povero.