LE BON,
Gustave
(1841-1931)
: L'Élite et la foule
(1910). Saisie du texte : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (25.X.2006) Relecture : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Texte établi sur un exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx : n.c.) de l'Opinion, journal de la semaine du samedi 26 février 1910. L'ÉLITE ET
LA FOULE
par Gustave Le Bon
~~~~Le monde moderne se trouve en présence d'un problème, lentement grandi à travers les siècles et qu'il faudra résoudre sous peine de voir certains peuples sombrer dans la barbarie. Une des caractéristiques les plus certaines, quoique fort méconnue de la civilisation moderne, est la différenciation progressive des intelligences et par conséquent des situations sociales. Malgré toutes les théories égalitaires et les vaines tentatives des codes, cette différenciation intellectuelle ne fait que s'accentuer, parce qu'elle résulte de nécessités naturelles que les lois ne sauraient changer. Les progrès de la technique sont devenus les vrais moteurs des civilisations actuelles. En se compliquant chaque jour, cette technique a fini par exiger des connaissances théoriques et pratiques si vastes, des initiatives si hardies et un jugement si sûr, que, seuls, des esprits supérieurement doués peuvent se hausser à un pareil niveau. Or, en même temps que la capacité des dirigeants s'est accrue, celle des simples exécutants s'est trouvée réduite. La division du travail, le progrès des machines, ont rendu le rôle du travailleur à ce point facile que l'apprentissage est presque inutile aujourd'hui. Ainsi, se sont formées des classes distinctes, séparées par un fossé chaque jour plus large. L'éducation permet bien rarement de le franchir, parce qu'elle ne dote que d'une partie des qualités nécessaires pour réussir maintenant. Il est évidemment très irritant pour les esprits dominés par la passion égalitaire, de voir le rôle des élites grandir au point qu'on ne saurait se passer d'elles, mais ce phénomène était inévitable. Examinez séparément tous les éléments d'une civilisation et vous saisirez vite l'importance du rôle des élites. C'est à elles seules que sont dus les progrès scientifiques, artistiques, industriels qui font la force d'un pays et la prospérité de milliers de travailleurs. Si l'ouvrier gagne trois fois plus aujourd'hui qu'il y a un siècle et jouit de commodités que ne possédait pas un grand seigneur du temps de Louis XIV, il le doit uniquement à des élites travaillant pour lui, beaucoup plus qu'il ne travaille pour elles. Par cela même, en effet, que le rôle des élites grandissait sans cesse, leur labeur s'accroissait aussi. La journée de huit heures n'est pas faite pour elles. C'est seulement par d'écrasants efforts que les élites modernes, celles de l'industrie surtout, réalisent découvertes et progrès. Elles atteignent souvent l'opulence et c'est justement cette opulence qui chagrine tant les esprits égalitaires, mais, en réalité, les élites industrielles oscillent toujours entre la richesse et la ruine, sans pouvoir espérer un état intermédiaire. La richesse, si tout est bien prévu, combiné et dirigé. La faillite et la ruine, si la plus légère erreur est commise. Le grand industriel n'a plus le droit de se tromper. Sous des dehors parfois fastueux se cachent souvent de sombres soucis. Vient-il d'édifier une usine munie des meilleures machines, brusquement une découverte nouvelle, une concurrence imprévue, l'oblige à tout recommencer. La concurrence est devenue si âpre, les découvertes des laboratoires si soudaines, l'instabilité si générale que la quiétude d'esprit est interdite à l'homme qui dirige quelque chose. * * * Donc, les civilisations du type moderne sont créées par des élites et ne peuvent vivre et évoluer que par elles. Il fallait d'abord mettre ce point en évidence pour comprendre le problème auquel j'ai fait allusion en commençant. Ce problème, le voici : Alors que les progrès scientifiques ont amené les élites de mentalité supérieure à diriger le mécanisme de la vie moderne, les progrès des idées politiques ont donné à des foules de mentalité inférieure le droit de gouverner et de se livrer par l'intermédiaire de leurs représentants aux plus dangereuses fantaisies. Sans doute, si la foule choisissait pour la conduire les élites qui mènent la civilisation, le problème actuel n'existerait pas, mais ce choix n'est qu'exceptionnel, parce qu'un antagonisme de plus en plus marqué sépare la foule des élites. Jamais les élites ne furent plus nécessaires qu'aujourd'hui ; jamais cependant elles ne furent aussi difficilement supportées. L'élite intellectuelle pauvre est à peu près tolérée parce qu'on ne la connaît guère. L'élite industrielle opulente n'est plus acceptée et les lois dites sociales, édictées par les représentants des multitudes, n'ont d'autre but que de la dépouiller de ses richesses. Et c'est ainsi que les sociétés actuelles ont fini par se diviser en classes distinctes dont les luttes vont remplir l'avenir. Comment concilier de telles oppositions ? Comment faire vivre ensemble une élite, sans laquelle un pays n'est rien et une masse immense de travailleurs, aspirant à écraser cette élite avec autant de fureur que les Barbares en mirent jadis à saccager Rome ? Le problème est difficile mais non insoluble. L'histoire nous montre que les foules, très conservatrices, malgré leurs instincts révolutionnaires apparents, ont toujours rétabli ce qu'elles avaient détruit. Il est donc certain que le plus destructeur des triomphes populaires ne modifierait pas longtemps l'évolution d'un pays. Malheureusement, les ruines accumulées en un jour demandent parfois des siècles pour être réparées. Mieux vaut donc tâcher de les éviter. Un remède d'aspect très simple serait de restreindre le gouvernement populaire. Par sa simplicité même cette idée séduit beaucoup d'esprits. Elle est cependant chimérique. L'évolution démocratique des gouvernements dans tous les pays montre qu'elle correspond à certaines nécessités mentales contre lesquelles les récriminations seraient vaines. Une très élémentaire sagesse enseigne qu'il faut s'adapter à ce qu'on ne peut empêcher. C'est donc aux élites à s'adapter au gouvernement populaire et à endiguer et canaliser les fantaisies du nombre, comme l'ingénieur endigue et canalise la force d'un torrent. Constatons, d'ailleurs, et ceci forme déjà une utile consolation, que le dogme de la souveraineté populaire n'est pas plus absurde que les dogmes religieux dont les hommes du passé ont vécu et dont beaucoup d'hommes du présent continuent à vivre. Il semblerait même, à en juger par les enseignements de l'histoire, que l'esprit humain s'adapte beaucoup plus facilement à l'absurde qu'au rationnel. Disons simplement qu'il finit par s'adapter à tout. En réalité, cette adaptation de l'élite au gouvernement des multitudes ne serait pas trop difficile si les politiciens, semeurs d'illusions, n'avaient fait germer dans l'âme des masses ouvrières des erreurs et des haines, seuls soutiens de l'antagonisme dont j'ai parlé. L'antagonisme s'évanouira le jour où les foules, conscientes de leurs vrais intérêts, découvriront que la disparition ou l'affaiblissement des élites créerait vite pour elles la pauvreté d'abord et la ruine ensuite. Leur démontrer cette vérité, élémentaire pourtant, sera évidemment malaisé. L'atelier sans maître, rêvé par les syndicalistes, ou l'atelier dirigé par des délégués de l'Etat collectiviste était possible il y a un siècle, c'est-à-dire à l'époque où la technique restait très primitive. Ces formes d'organisation sont impossibles aujourd'hui. Etrangers malheureusement à toutes les réalités, vivant dans la sphère des illusions pures, les socialistes avancés ne cessent de propager des utopies dont la réalisation amènerait la ruine rapide des âmes simples qui les écoutent. Les chimères incrustées dans les cervelles populaires sont nettement marquées par le conseil suivant d'un délégué de la classe ouvrière, présenté et approuvé au congrès socialiste de février 1910 : « Il n'y a qu'un moyen de vous affranchir, c'est de substituer aux propriétés capitalistes, la propriété collectiviste qui, gérée par vous et pour vous, fera de vous tous, serfs modernes du salariat des producteurs associés et libres. » L'usine gérée par des ouvriers serait le navire privé de son capitaine et conduit par les matelots. Elle ne durerait que quelques jours. Administrée par un délégué de l'Etat collectiviste, elle se maintiendrait un peu plus longtemps, parce que ce délégué se garderait d'y rien changer, mais au lieu de progresser, elle diminuerait bientôt d'importance et les salaires également. Ce ne sont pas assurément des fonctionnaires n'ayant aucun intérêt à une amélioration quelconque qui prendraient l'initiative de s'exposer aux risques de ruine supportés par les grandes entreprises modernes qui veulent prospérer. Ne nous excusons pas de défendre d'aussi banales évidences, puisqu'il y a encore des millions d'hommes qui ne les comprennent pas. Elles commencent cependant à se répandre dans divers pays, l'Angleterre et la Belgique surtout. C'est pourquoi le socialisme n'y a pas revêtu les formes aiguës constatées chez les peuples latins où il a vite dégénéré en une guerre de classes. L'incompréhension totale de certains principes élémentaires, met en évidence la nécessité d'une éducation nouvelle de la démocratie. Elle lui ferait saisir les relations pouvant exister entre ces trois éléments de l'activité moderne : l'intelligence, le capital et le travail. * * * En attendant que soit entreprise cette éducation, non ébauchée encore, et qu'on ne doit certes pas espérer de notre Université, il faut vivre avec les foules et pour cela apprendre à les connaître. Remarquons tout d'abord que gouvernement populaire ne signifie nullement gouvernement par le peuple mais bien par ses meneurs. Ce ne sont pas les multitudes qui font l'opinion. Elles la subissent, puis, hypnotisées, l'imposent ensuite avec violence. Tel est le mécanisme de ce qu'on nomme un mouvement d'opinion. Jamais, en effet, ou presque jamais, les foules ne déterminent de tels mouvements. Elles leur impriment une force irrésistible mais ne les créent pas. Lors de l'exécution de Ferrer, personnage dont le peuple parisien n'avait jamais entendu parler, quelques meneurs conduisirent 50.000 hommes attaquer l'ambassade d'Espagne. Exaspérée par leurs discours sans d'ailleurs comprendre pourquoi, car de l'événement initial elle ne savait à peu près rien, la foule se livra à toutes les violences y compris le pillage et quelques assassinats. Un peu effrayés, les meneurs ordonnèrent pour le lendemain une manifestation pacifique. Et la même foule, si violente la veille, se montra d'une sagesse exemplaire. Les philosophes qui virent défiler ces milliers d'inconscients pantins, ignorants des fils qui les faisaient mouvoir, durent songer à ce passage de Rousseau : « Je ris des peuples avilis qui se laissent ameuter par des ligueurs, osent parler de liberté sans même en avoir l'idée, et le coeur plein de tous les vices des esclaves s'imaginent que pour être libres il suffit d'être des mutins. » Si le célèbre écrivain, un des pères du dogme de la souveraineté populaire, avait eu des notions plus nettes sur la psychologie des foules, il aurait compris que ces foules ne diffèrent guère et se laissent toujours conduire par les mêmes mobiles. Leur docilité est extrême quand on sait les guider. L'art de les manier est assez connu des grands meneurs d'aujourd'hui. C'est donc seulement en apparence, je le répète, que gouvernent les multitudes. Les gouvernements actuels ne sont pas des gouvernements vraiment populaires, mais des gouvernements recevant les impulsions d'une oligarchie de meneurs. Puisque ces derniers créent l'opinion, il importe de savoir comment ils la font naître. L'utilité de la psychologie des foules apparaît maintenant évidente. C'est donc avec beaucoup de raison que Paul Adam, qui, dans son bel ouvrage Le Trust, a si bien étudié les conflits sociaux, affirme que : « Dans une démocratie, la science des foules doit être le principal souci des influents. » Cette nécessité m'avait frappé, il y a une quinzaine d'années, et c'est pourquoi j'écrivis la Psychologie des foules, sujet très inexploré alors, mais qui fut l'objet de nombreuses recherches depuis cette époque. Je n'ai pas l'intention de redire ici les caractères des foules et me propose seulement de marquer quelques-uns des plus importants, manifestés nettement au cours d'événements récents. Il ne sera pas inutile d'observer auparavant que si la psychologie des foules commence à être assez connue, puisque les règles que j'ai posées jadis sont journellement utilisées par des officiers de l'armée et enseignées couramment à l'École de Guerre, ces connaissances ne sont pas arrivées encore jusqu'à nos hommes politiques. Ils ne cessent, en effet, de vanter la sagesse, le jugement et le bon sens des foules, qualités dont elles furent dépourvues toujours. Les foules manifestent parfois de l'héroïsme, un dévouement aveugle à certaines causes, mais du jugement jamais et toute l'histoire est là pour le dire. Quand elles en ont montré c'est qu'on en eut pour elles. Nos législateurs ne se forment évidemment qu'une idée très inexacte de la mentalité populaire. Ils croient par exemple que la reconnaissance est une vertu collective et accumulent des lois inutiles ou dangereuses destinées seulement à plaire à la multitude. Ne soupçonnant guère l'intense mépris des foules pour la faiblesse ils n'arrivent pas à concevoir qu'en cédant de plus en plus à des menaces ils perdent graduellement leur prestige. Les concessions fixent seulement dans l'âme des meneurs, cette notion que menacer avec violence suffit pour tout obtenir. Le lendemain même de la loi qui accordait aux employés de chemins de fer des retraites égales à celles des officiers et de beaucoup de magistrats, ces employés voyant ce qu'on obtenait en menaçant se réunirent pour exiger des salaires qui réduiront à presque rien la valeur des actions des compagnies. Ne doutez pas qu'ils les obtiennent. * * * Je ne rappellerai pas ici que l'âme collective diffère tout à fait de l'âme individuelle. Modes de penser, mobiles d'actions, intérêts même, tout les sépare. Nous ne retiendrons de leur caractère que l'incapacité totale à raisonner ou à se laisser influencer par un raisonnement, le simplisme, l'émotivité et la crédulité. Les idées ne leur sont guère accessibles que traduites en formules brèves et évocatrices d'images. Le capital, c'est un bourgeois paresseux, ventru, nourri de la sueur du peuple. L'État, c'est le gendarme et la troupe. Le cléricalisme, c'est le gouvernement des curés. Le socialisme, c'est un gouvernement qui fera rendre gorge aux bourgeois et permettra à l'ouvrier de boire et manger sans rien faire. Les politiciens ont fort bien senti d'instinct l'impuissance des foules à se représenter plusieurs idées à la fois et l'utilité des formules violentes et brèves. C'est pourquoi, au moment des élections, ils tâchent d'en trouver, pouvant servir, comme on dit, de tremplin électoral : le milliard des congrégations, le péril clérical, l'impôt sur le revenu, etc., ont servi tour à tour. Les Anglais, d'ailleurs, sont passés maîtres dans cette condensation. Leurs dernières élections montrèrent la puissance des formules simples et affirmatives. Ils ont surtout compris l'importance de l'image. L'Angleterre fut, à un certain moment, couverte d'affiches illustrées, dépourvues de ces filandreuses explications dont abusent les candidats latins. Toute la théorie du parti unioniste était synthétisée dans quelques formules : taxation des marchandises étrangères, accroissement de la puissance navale anglaise ; ou celle-ci : voter pour les radicaux, c'est voter contre la puissance navale de l'Angleterre. Assertion terrible dans un pays où le dernier des manoeuvres considère comme un dogme religieux intangible la nécessité de la supériorité navale de la Grande-Bretagne. Des images rendaient ces formules encore plus frappantes. Une des plus impressionnantes et qui, certainement, détermina bien des votes, fut une grande affiche divisée en deux parties : A gauche, au-dessous de cette simple date 1900, un immense cuirassé totalisant la flotte anglaise ; à côté, un tout petit bateau représentant la flotte allemande. A droite de l'affiche, sous cette indication 1910, les rapports sont inversés, le petit bateau allemand est devenu un grand cuirassé au moins aussi important que le géant anglais. Le péril de l'Angleterre apparaissait ainsi évident. Inutile d'ajouter que personne ne songeait à vérifier la valeur statistique de l'affiche. C'eût été du raisonnement, de l'esprit critique, choses dont les foules furent toujours incapables. Toutes ces manoeuvres reposaient sur une connaissance parfaite de l'âme populaire, de son émotivité, de sa crédulité et de l'action de la répétition sur elle. Si les résultats souhaités n'ont pas été toujours obtenus, puisque le parlement anglais est divisé maintenant en deux partis à peu près égaux, c'est que les adversaires employant les mêmes armes, leurs effets se contrebalançaient. L'électeur indécis se laissait alors influencer par les groupes auxquels il appartenait. C'est grâce à leur sensibilité qu'on émeut si facilement les foules, et à cause de leur mobilité qu'on les retourne si aisément. Le héros qu'elles portent avec enthousiasme au Capitole, sera précipité avec le même enthousiasme du haut de la roche Tarpéienne. La veille de sa chute, Robespierre était dieu de la plèbe parisienne. Le lendemain, elle hurlait des invectives et délirait de joie derrière la charrette qui emportait vers la guillotine le dieu tombé. Ne pouvant compter sur le raisonnement des foules, puisqu'elles n'en possèdent pas, le meneur essaie seulement d'agir sur leur sensibilité. L'adversaire en faisant naturellement autant, le succès appartiendra à celui qui criera le plus fort et sera le plus violent. Cette nécessité de la violence est telle, que l'on a vu dans les dernières élections des ministres anglais, hommes réputés habituellement pour leur correction, vociférer des invectives dans leurs discours populaires avec le style des clubs jacobins au moment de la Révolution. Dans un discours public, M. Lloyd George, ministre des Finances, a déclaré que la Chambre des Lords « était une réunion de misérables lâches, de tristes pleutres, n'ayant pas assez de coeur pour faire le bien et pas assez de courage pour faire le mal ». Des injures du même ordre étaient répétées chaque jour par les divers ministres dans leur circonscription. Une des dernières caractéristiques de la mentalité populaire, que je mentionnerai ici, est leur extrême crédulité. Cette crédulité n'a pas plus de limites que celle de l'enfant. Pour les enfants et les foules, rien n'est impossible. Si les foules demandent la lune, il faut la leur promettre. On ne citerait guère d'exemple, d'ailleurs, qu'un politicien ait reculé devant de telles promesses ! Répandez dans une élection les plus invraisemblables calomnies sur votre adversaire, vous serez cru toujours. Evitez cependant de l'accuser de crimes trop sombres, vous le rendriez sympathique. Les foules ont toujours manifesté, en effet, une admiration respectueuse pour les grands criminels. La crédulité est illimitée dans les foules, mais ce n'est pas un sentiment qui leur soit exclusif. La crédulité et non le scepticisme est notre état normal. Nous possédons tous une petite dose d'esprit critique pour les choses de notre métier, mais en dehors de cet horizon circonscrit nous n'en manifestons généralement que d'assez faibles traces. Ne croyez pas beaucoup au scepticisme des sceptiques. Ils n'ont fait le plus souvent que changer l'objet de leur crédulité. Les paradis socialistes ont remplacé ceux des légendes. Les dieux morts ont généralement pour successeurs des tables tournantes, des somnambules et des fétiches. Ne nous plaignons pas cependant de l'universelle crédulité qui nous baigne. Peu de facteurs des civilisations furent aussi énergiques. Grâce à elle, de grandes religions consolatrices ont surgi du néant et de puissants empires ont été fondés. C'est la crédulité bienfaisante qui rend la foi possible et conserve les traditions, soutien de la grandeur d'un pays. Foi dans la patrie, foi dans un idéal, foi dans l'avenir, tous ces pivots de notre activité mentale ont la crédulité pour gardien. Les peuples qui perdent toute foi perdent avec leur âme les raisons d'agir. L'avenir n'est plus à eux, les liens sociaux sont détruits. Ils déclinent chaque jour et rejoignent bientôt dans l'oubli les races dont un scepticisme destructeur a marqué la fin. GUSTAVE LE
BON. |