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Ch. Lenormant : Du costume parisien, et de son avenir (1832)
LENORMANT, Charles (1802-1859) : Du costume parisien, et de son avenir (1832).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (06.II.2009)
Texte relu par : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : nc) de  Paris ou le livre des cent-et-un. Tome septième.- A Paris : Chez Ladvocat, libraire de S.A.R. le Duc d'Orléans, MDCCCXXXII.- 396 p. ; 22 cm. 
 
Du costume parisien, et de son avenir
par
Charles Lenormant

~ * ~

Je me suis souvent étonné que, dans le plan tout spécial du livre des Cent-et-un, personne n’ait encore abordé le sujet éminemment parisien de la Mode. Cette puissance, naguère encore absolue, aurait-elle succombé comme tant d’autres puissances, et ne resterait-il chez nous, à la mode, d’autre privilége que celui de donner son nom à un journal de l’ancien régime ? Oh ! alors, qui ne se garderait de remuer cette cendre refroidie ? qui ne renoncerait à la prétention d’auteur original devant la crainte de passer pour un plagiaire de Mercier ou de Sainte-Foix ? Il n’en est rien pourtant. La frivolité, compagne obligée de la mode, n’a pas abdiqué son rôle de souveraine : nous continuons d’être frivoles en révolutions, en discussions, en émeutes, comme en tout le reste : nous n’avons de plus qu’autrefois qu’un singulier avantage, celui de profaner un plus grand nombre d’idées sérieuses. Mais, quelle que soit la direction de notre esprit, le fond n’en change pas : le livre des Cent-et-un, qui peint sous des couleurs si diverses, et avec des contradictions si amusantes, nos passions, nos répugnances, toute notre vie actuelle, le livre des Cent-et-un est un monument précieux dans lequel la postérité (si postérité il y a) cherchera surtout quelles étaient, après la révolution de 1830, les modes de Paris, en politique, en croyances, comme on cherche ailleurs la façon des robes et des habits d’une époque.

Si donc on ne peut nier que nous ayons gardé nos habitudes de légèreté en matières sérieuses, on me pardonnera peut-être de traiter avec quelque sérieux un sujet sur lequel chacun ne pense guère plus loin que la pensée de son tailleur. C’est notre défaut à nous autres, qui avons prodigieusement doctrinalisé sous la restauration, qui avons tout prévu, tout calculé, tout systématisé dans nos écrits, sauf la nature humaine, et ses éternelles passions. Battus dans toutes les rencontres, chassés de poste en poste, par nos amis de la veille, par ceux même qui trouvaient hier notre prose plus lucide et nos principes de meilleur aloi, nous avons renoncé à la politique, aux arts, à la littérature même : qu’on nous laisse au moins, pour fiche de consolation, de parler en toute sûreté doctrine sur quelque sujet, sur la mode, par exemple.

Chose étrange, pourtant ! Grimod de la Reynière, et mon respectable parent, Brillat-Savarin, ont fondé les doctrines de la cuisine ! Il est de bon goût, dans le monde, de passer pour doctrinaire en gastronomie : on proclame et reproclame, malgré la proscription du mot, la doctrine de Ch. Fourier et celle de Saint-Simon ; et nous n’avons pas encore les doctrinaires de la toilette : rendons à la société le nouveau service de lui révéler une de ses forces : montrons-lui les richesses philosophiques qu’elle possède dans son sein, sans qu’elle s’en doute : et puis nous nous inscrirons d’office au nombre des bienfaiteurs de l’humanité.

Nous disions autrefois : la littérature est l’expression de la société ; mais l’axiome s’est bien usé depuis. Ce que je serais tenté de dire, pour renouveler la phrase, c’est que tout est l’expression de tout : cette formule a l’avantage d’être à-la-fois moins claire et plus vraie ; ce qui nous satisfait parfaitement, nous autres. Ainsi donc, le costume sera une de nos expressions, aussi bonne, aussi complète que tout autre. Mais la doctrine ne s’en tient pas là : elle prophétise la costume, aussi bien et mieux que le reste : pour cela, nous possédons une méthode à peu près infaillible : le lecteur me pardonnera, en faveur de l’importance de la découverte, les longueurs du prospectus.

Le siècle de Louis XIV, comme chacun sait, a renouvelé le costume en France ; pour ne parler maintenant que des hommes, ce qu’il y a au monde de plus moderne parmi les choses modernes, le vêtement le plus antipathique à la nature, à l’antiquité, à tous les siècles et à tous les lieux, hors le dix-septième siècle et la France, l’habit français est sorti tout brandi de cette époque ; et l’Europe, alors plus réellement soumise qu’il y a vingt ans, adopta tout aussitôt cette pompeuse extravagance : en 1670, l’habit français était d’un ton clair, et décoré d’une assez élégante broderie ; en 1710, ce n’était plus qu’un cilice de couleur sombre, et bordé d’une espèce de galon mortuaire. Nous avons, pour les femmes, l’équivalent de l’habit de Louis XIV, vieux, triste, et dévot : c’est le bonnet sec, empesé, pointu, le vrai bonnet de prude qui commence à l’avénement de madame de Maintenon : ce bonnet disparaît à la Régence ; la duchesse du Maine est la seule qui le garde : il fait bon effet aux visites de Saint-Cyr ; madame de Staël est probablement la première qui, à la cour de Sceaux, l’ait quitté.

Sous Louis XIV, il en est de même qu’en Turquie : il n’y a pas d’enfant, mais de petits hommes et de petites femmes : tandis que les filles étouffent et sèchent, comme des victimes de galère, sous les corps de fer et les carcans, nous voyons, sur une gravure du temps, M. le comte de Toulouse, à sept ans, avec habit, veste et culotte, la vaste perruque sur la tête, les souliers à boucles aux pieds, le chapeau sous le bras, regardant son majestueux père occupé à jouer au billard, c’est-à-dire à pousser du bout des doigts une houlette sur un tapis dont l’étendue n’est guère plus grande que celle d’un trou-madame, et au centre duquel s’élève un fer-à-cheval, gentillesse ingénieuse que nous avons oubliée avec tant d’autres : dans ce monument curieux, supplément nécessaire à madame de Sévigné, et à l’autre Saint-Simon, le petit garçon est exactement le diminutif de son père : c’est une contre-épreuve de la fable de la grenouille et du boeuf, si ce n’est que la grenouille est contente, et qu’elle s’est mis des cornes au lieu de s’enfler. Aussi le petit n’en meurt-il pas ; il est chevalier des Ordres, et grand-amiral de France.

Les diminutifs d’hommes continuent jusqu’à la fin du règne de Louis XV. Les révolutions progressives du costume s’opèrent uniformément sur tous les âges. D’abord, on conserve avec dégoût ce grand et triste habit du vieux roi ; puis, on commençe à en rogner les basques, à en arrondir les contours : les couleurs tendres reparaissent ; les fleurs de soie remplacent les broderies d’or et les galons. Je ne veux pas raconter après tant d’autres toute cette folie de l’époque sans nom ; toute cette végétation exubérante, qui chaque année, et principalement chez les femmes, croissait en volume et en bizarrerie : espèce de ramure qui, comme celle des cerfs, ne tombait que pour donner place à un bois enrichi d’une nouvelle branche, et, sous ce fantastique de la toilette, l’individu, sa chair, et ses os, s’amoindrissant de plus en plus, au point de ne plus paraître qu’une armature à ressorts qui plie sous le poids, et pense dessous, si elle peut.

C’est pourtant au milieu de cette inexplicable société que Jean-Jacques lançait ses théories sur l’allaitement et sur l’éducation première. L’effet de ces doctrines, quant à la question qui nous occupe, consista à faire reconnaître qu’il y avait quelque différence entre les enfants et les hommes, et que par conséquent le costume dont ceux-ci s’arrangeaient pouvait ne pas convenir aux autres. Ainsi Rousseau parlant en langage divin de nourrices et de maillots, ouvrit la première brèche dans les habitudes extérieures de l’époque ; et les enfants, habillés d’une manière plus conforme aux volontés de la nature, commencèrent cette réforme radicale, qui, des culottes et des paniers, devait aboutir à la carmagnole. Depuis cette révolution, d’abord si peu observée, comme il en arrive du principe de toutes les grandes révolutions, depuis l’introduction du fourreau des petites filles et du matelot des petits garçons, tous les changements du costume ont constamment commencé par les derniers venus : les enfants ont épargné la honte de l’essai aux adultes ; et c’est après que l’oeil s’est habitué par ces épreuves sans conséquence, qu’on a risqué les grandes métamorphoses. Notez ce point surtout ; car c’est la clef de ma voûte.

Mais cette influence que j’attribue à Rousseau, l’Angleterre ne peut-elle en réclamer la meilleure part ? ceci est d’autant plus probable, que la doctrine de Rousseau, si neuve en-deçà du détroit, n’était au-delà qu’une stricte imitation de celle de Locke. De même que Pope a chanté la forêt de Windsor, et Thompson les saisons, avant qu’on se doutât en France qu’il pût exister une poésie au-delà des bosquets de Versailles, de même les jeunes miss ont porté, bien avant les dames françaises, le chapeau de paille et les déshabillés. Le frac, cette transition bizarre, qui repousse l’habit français, et ne saurait encore lui substituer qu’une copie un peu altérée, le frac est aussi anglais de nom comme d’origine. Mais je n’en suis pas moins résolu à soutenir (et ma théorie en a besoin que si les enfants n’avaient pas, chez nous, essayé les modes anglaises, jamais, dans cet empire du respect humain, la glace n’aurait été rompue.

Ainsi donc, tant que notre état social ne sera pas redevenu stationnaire, les changements du costume continueront de s’opérer par une marche ascendante, qui commence aux petits enfants, et gagne peu à peu tous les âges, à l’exception d’une minorité protestante de la vieillesse. Il y a peu d’années, nous rencontrions encore, dans les rues du Marais, un vieillard poudré à blanc, revêtu d’un habit de velours vert, et portant sous le bras un large chapeau qui n’avait jamais reposé sur sa tête. C’était le type le plus parfait de la résistance en costume : et pourtant, ce brave homme, quand il était jeune, avait dû faire partie du mouvement. Car si son habit n’était pas d’origine anglaise, son chapeau rond, à large bord, avait paru pour la première fois aux courses importées de New-Market par le duc d’Orléans. Beaucoup d’autres qui avaient cédé pour l’habit, étaient demeurés fidèles au chapeau à trois cornes. Or, comme le chapeau représente plus nettement les opinions politiques que l’habit, je ne fus pas étonné d’apprendre que notre résistant avait montré, dans sa jeunesse, un amour très vif pour la liberté ; je reconnus le costume favori de Rabaut-Saint-Étienne ; et pour moi, le voltigeur de Louis XIV, comme on l’appelait dans le quartier, ne fut plus que le voltigeur de 1790.

Quoiqu’il en soit, les gens d’un âge mûr s’étaient assez bien tenus jusqu’en 1814. On comptait à cette époque une majorité notable au-dessus de cinquante ans en fait de poudre et de culottes. C’est encore à l’arrivée des Anglais qu’on doit la dernière défaite des modes de l’ancien régime, au moment où sa politique renaissait par miracle. Il faut en convenir, le costume civil de 1814 était un hideux et ridicule costume. Il semblait qu’alors l’uniforme militaire fût seul de mise, et que les hommes, condamnés par leur profession on leur timidité naturelle à vivre loin des camps, fussent comme ces maris des Amazones, auxquels on imposait le travail de la quenouille et les soins du ménage. Et puis, la nation entière était devenue semblable à l’aveugle qui, ne pouvant comparer ses mouvements avec ceux des autres hommes, perd bientôt toute harmonie et toute convenance dans les gestes et la démarche. Toute notre façon d’être, comme les produits de notre industrie, avaient subi l’influence du blocus continental. Le lendemain de la bataille de Montereau, après que Paris eut entendu distinctement le canon de la confédération européenne, le flâneur parisien ne s’en croyait pas moins encore, comme en 1812, une fraction du maître du monde, un arbitre, pour sa quote-part, du sort et du goût des peuples subjugués. Il ne se comparait à rien, s’attendant toujours à ce que tout se réglât sur lui. Son illusion n’était point détruite, le jour où l’autocrate lui tendait ironiquement la main dans ses rues capitulées. Aussi vous vous rappelez les rires et les huées qui accueillirent le premier débarquement des Anglais dans la capitale-modèle. Je conviens que les Anglais à leur tour, séquestrés du reste de l’Europe, avaient ressenti l’effet du solitary confinement, comme disent les criminalistes de la nouvelle école. Aussi les deux peuples auraient-il eu peine à se regarder réciproquement sans rire, si l’un eût eu la moindre envie de se contenir, et si l’autre n’eût imaginé d’avance des choses cent fois pires que ce qu’il voyait.

Les femmes comprirent les premières qu’il y avait plus à gagner qu’à rire à ce vice-versa d’ébahissement ; et à cet égard, le bon sens fut réciproque. Les dames anglaises ne furent pas long-temps à s’apercevoir que leurs cordonniers et leurs marchandes de modes indigènes étaient des barbares ; les dames françaises apprécièrent aussitôt la supériorité des produits anglais en matière de toilette, et combien le caprice de leur goût national convenait mieux à nos habitudes et à notre climat que l’antique à tout prix dont la révolution et l’école de David nous avaient gratifiés. Mais ce qui étonna le plus les vieillards, c’est que le frac si mesquin et si frivole que le siècle leur avait imposé, et qu’ils n’avaient admis qu’avec les restrictions infinies et un recours perpétuel aux formes de l’ancien habit, que le frac, dis-je, pût devenir pour l’âge avancé et sérieux un costume ample, commode, convenable, et qui tînt l’estomac chaud, comme le pourpoint proscrit par la jeunesse de Louis XIV. C’était certes une nouveauté précieuse pour les infirmités de la vieillesse, que de voir apparaître des gens qui se vêtissaient pour eux et non pour les autres ; c’est à ce bon sens du costume anglais que nous devons la disparition presque complète du reste des habitudes antérieures à 1789, et généralement le progrès que nous avons pu faire depuis dix-huit ans.

Quels que soient ces progrès sur lesquels je reviendrai bientôt, nous tendons aujourd’hui vers un excès opposé. Les vieillards en sont venus peu à peu à ressembler beaucoup trop aux jeunes gens. De même qu’en 1730, il n’y avait que de petits hommes, et point d’enfants, de même aujourd’hui il n’y a que de vieux jeunes gens, et point de vieillards. La nature qui trace une limite si profonde entre les deux derniers tiers de la vie, indique pourtant un changement positif à opérer dans le costume quand les traces de la jeunesse ont disparu. S’il ne s’agissait ici que des personnes qui gardent la prétention de paraître jeunes, notre morale n’aurait que faire ; mais les choses en viennent au point, qu’à moins de se singulariser, un vieillard ne peut guère opérer dans son costume les modifications que réclament ses habitudes et ses infirmités. C’est un reste du préjugé français qui commande encore à certaines personnes de s’habiller pour le plaisir des autres. Espérons que le bon sens, réfugié chez nous dans les habits, en aura bientôt fait justice.

Si je ne craignais d’aborder un sujet délicat, j’aurais des conseils plus graves à adresser à l’autre sexe sur l’oubli de l’âge dans le costume. Mais je répugne d’autant plus à parler, qu’ici nous vivons en pleine absurdité. Pourtant, me suis-je dit souvent, nos grand’mères étaient-elles moins coquettes, ou leur miroir plus véridique ? l’histoire ne le rapporte pas. Et néanmoins, quand une certaine heure avait sonné, les étoffes légères, les couleurs brillantes, les coiffures évaporées disparaissaient sans retour. Était-ce de la part de nos grand’mères une coquetterie mieux entendue de chercher à paraître jeunes sous un costume austère, que de s’exposer à ce qu’on comparât injurieusement la maturité de l’âge à la jeunesse du costume ? Ce sera une belle question à discuter pour la chambre haute, quand la constitution saint-simonienne sera promulguée.

Il ne faut pas une bien profonde réflexion pour s’apercevoir de la tendance démocratique de notre costume actuel. Ce mot de démocratie, je l’emploie dans toute l’étendue de ses acceptions, et comme l’équivalent de la proscription de toutes les espèces d’aristocratie. Maire-Antoinette, à Trianon, en robe blanche et en chapeau de paille, faisait de la démocratie sans s’en douter, la malheureuse reine. Le duc d’Orléans, en frac, en reading-cott, et en bottes à revers, faisait sciemment de la démocratie parlementaire ; et les enfants, avec leurs pantalons flottants, et leurs larges ceintures, préludaient à la carmagnole. La carmagnole fut une invention de terreur, une mesure violente, odieuse à ceux même qui la favorisaient, témoin Robespierre qui ne l’a jamais portée ; d’ailleurs elle était trop courte de moitié. Elle ne pouvait donc subsister longtemps par elle-même ; mais elle avait valeur de prophétie, ce dont nous commençons à nous apercevoir.

Je parlerais à peine de la concurrence que les élèves de David opposèrent à la carmagnole, du costume grec qu’ils traînaient dans la boue du quartier des Halles, si ce costume n’avait préludé aux merveilleuses folies de l’habillement des femmes sous le Directoire. La noblesse française abâtardie au physique, comme la plupart des noblesses du continent, avait imaginé les échafaudages de coiffure et d’habit du dix-huitième siècle, pour faire, en quelque sorte, oublier ce qui manquait en développement aux formes du corps. Sous le Directoire, on vit paraître une nouvelle espèce d’aristocratie, celle de la beauté. Celle-ci pesa sur le reste des femmes d’un poids bien autrement lourd que celui de l’aristocratie de rang. Ce qui restait de la société nivelée et proscrite proclama ses reines en se reformant, et ces reines, pour garder le trône, forcèrent les autres femmes à ne pas plus dissimuler qu’elles leurs avantages ou leurs défauts. C’était presque comme dans l’atelier de Zeuxis, si ce n’est qu’au lieu de rassembler les plus belles jeunes filles, on forçait toutes les femmes indistinctement de se montrer, j’allais dire sans voiles ; mais le lecteur mesurera la portée de l’hyperbole. Les beautés de cette époque, choisies comme des modèles par l’artiste le plus habile, ne se contentèrent pas de vaincre publiquement leurs rivales ; elles les tuèrent. La vie ne fut plus alors qu’une lutte perpétuelle contre le climat, dont les plus belles sortirent seules victorieuses, parce qu’elles étaient en même temps les plus fortes. Une aussi violente tyrannie ne pouvait long-temps subsister. L’Empire, en ramenant l’aristocratie de rang, détruisit l’aristocratie de beauté. La Restauration ne pouvait que continuer cette oeuvre hygiénique. Le premier châle long parut sous l’Empire : le retour des Bourbons fut signalé par celui des pelisses.

L’ancien régime, favorable en général aux imperfections des femmes, avait tenu les hommes dans une tutelle gênante : cette manifestation des avantages extérieurs que les femmes avaient été obligées de subir sous le Directoire, l’ancien régime l’imposait aux hommes ; l’épreuve de la jambe consommait, chaque année, un nombre effrayant de victimes, que souvent la figure ou le reste du corps auraient sauvées : c’était la conséquence de l’ancienne soumission du sexe le plus fort au plus faible. La révolution devait nous délivrer de cet appendice incommode de la féodalité ; la carmagnole put faire croire que le moment de l’émancipation des jambes était venu ; mais la réaction fut violente sous le Directoire, et les culottes de peau, plus meurtrières encore que la soie de l’ancien régime, firent une rigoureuse justice de toutes les formes malheureuses ou incomplètes : c’est que l’âge des héros homériques étant alors revenu, on dominait la société non-seulement par l’audace et la bravoure, mais par la vigueur du corps et l’allure des athlètes. C’était un monde où l’antique semblait avoir tout renouvelé, où les halles pouvaient bien aussi réclamer leur part d’influence. Ce genre de domination dura plus long-temps pour les hommes que pour les femmes. La guerre conserva leur prépondérance ; l’Empereur, en établissant une cour, prolongeait l’oppression des jambes vulgaires. Les bals, où l’étiquette n’était pas moins rigoureuse, contribuaient à rendre la position des mal jambés plus cruelle ; seulement, à mesure que la guerre moissonnait la plus belle partie de la jeunesse, ou la dispersait aux quatre coins de l’Europe, le nombre des opposants augmentait. Il devint formidable quand Paris, dépeuplé de militaires, rassembla dans ses salons une majorité immense de ce qu’on appelait alors si impoliment les pékins. Ce fut alors que se développa la conjuration des culottes noires, conjuration ourdie par les conscrits réfractaires en lunettes, par les clercs d’avoué et de notaire, par les employés des ministères, par toute cette population hybride qui tenait lieu alors aux femmes de Paris des véritables hommes, et dont le peu de mérite réel justifie jusqu’à un certain point l’accueil dont ces mêmes femmes gratifièrent, en 1814, les vainqueurs de leurs frères et de leurs maris. Quoi qu’il en soit, le prétexte était plausible : la grande partie des danseurs admis dans les bals appartenait aux professions civiles ; il était tout simple qu’on leur vît adopter le noir parlementaire. Les culottes noires, en démontrant aux femmes qu’on pouvait avoir beaucoup d’esprit, et même d’agrément extérieur, sans que le diamètre du mollet atteignît le degré classique de l’Antinoüs, rompirent le charme héréditaire des belles jambes, et les esprits pénétrants entrevirent la prochaine invasion du pantalon large dans les bals : il fallait la révolution de 1830, pour qu’ils pénétrassent même à la cour.

Je me suis laissé dire qu’aux Etats-Unis d’Amérique les maçons arrivent à leur travail en frac noir, et portant sous le bras un paquet très-propre, contenant ce que nos pères malhonnêtes auraient nommé une souquenille. Au pied de l’échelle, le maçon américain dépouille son habit, le ploie avec soin, et le reprend ensuite quand sa besogne journalière est terminée. Toute la nation, depuis le président du congrès jusqu’au manoeuvre, est vêtue identiquement de la même manière : les gentlemen se comptent par millions. On conviendra que c’est une bizarre espèce de démocratie que celle qui tend à se niveler en remontant par en-bas. Je doute qu’il en soit jamais de même en France, pays bien plus essentiellement démocratique que ne l’est et ne sera jamais l’Amérique. Chez nous, personne ne rougit de son habit ; l’ouvrier répugne à dépouiller les insignes de sa profession ; si, à de certains jours, il affecte le costume des classes supérieures, c’est à titre de jouissance, de fête, d’extraordinaire, mais nullement pour se faire croire autre qu’il n’est : ce genre de vanité, si commun hors de France, ne compte ici que dans les exceptions. Je sais que l’effet de la révolution a été d’en augmenter le nombre ; mais le peuple a plus gâté son langage que ses habits : la lecture des journaux a détruit toute l’originalité de sa vieille langue, sans lui faire abandonner, comme à l’Américain, la veste ronde et la casquette du compagnon. Les femmes se laissent plus volontiers aller à faire les comtesses ; mais est-ce leur faute si leur grâce naturelle facilite les métamorphoses ? Suivez, un jour de fête, une famille parisienne à la promenade ; s’il vous prend fantaisie de deviner à quelle classe et même à quelle profession elle appartient, laissez là les jeunes filles : on pourrait parier qu’elles mettront vos observations en défaut : il y a des jours où la grisette de la capitale est aussi bien chaussée et porte un aussi joli chapeau que la dame la plus élégante ; la mère vous servira mieux ; au bout d’un petit nombre d’années de mariage, elle a renoncé à toute espèce de prétention, et déjà les habitudes du corps peuvent vous montrer si elle sort d’un comptoir, ou si ses mains sont occupées d’un travail assidu et pénible. Mais le père, sa démarche, ses mains, le mouvement de sa tête et de ses bras, la forme de ses habits, tout vous criera ce qu’il est, ce qu’il fait, et presque où il demeure. A quoi cela tient-il ? A beaucoup de causes, mais surtout à ce que le frac ou la redingote ne sont pas les vêtements définitifs de la démocratie.

Ici, nous devons remonter plus haut, pour nous faire entendre, non jusqu’au déluge, mais au moins jusqu’au temps où nos pères gaulois peuplaient l’immensité des forêts dont leur sol était couvert. Le vêtement des Gaulois, depuis Vercingétorix jusqu’aux regrattiers d’Uxellodunum ou d’Aleria, consistait en un large pantalon (braccæ ou braies), en une tunique à manches, ce que nous appellerions aujourd’hui une blouse, serrée autour des reins au moyen d’une ceinture, et un sagum ou sayon, quelquefois une cape à coqueluchon (bardocucullus), qui protégeait le dos et la tête contre les intempéries de l’air. Dans les vêtements de cérémonie, un manteau à franges remplaçait le sagum, mais on le posait perpendiculairement sur les épaules comme ce dernier vêtement ou comme la limousine des rouliers qui le remplace. La chaussure consistait en bottines ou caliges, qui montaient à moitié de la jambe, et couvraient le bas du pantalon. La coiffure, dans les saisons où la cape devenait inutile, n’était autre chose qu’un bonnet probablement en feutre ou en étoffe foulée, et dont la forme s’est reproduite plus tard dans les mortiers des présidents au parlement. Que l’on compare maintenant à ce costume primitif et dicté par les lois de notre climat, le vêtement des Français au treizième siècle, c’est-à-dire au moment où le développement social était chez nous le plus dégagé d’influence étrangère : les chausses un peu plus serrées remplacent les braccæ gauloises ; la cotte ou pourpoint n’est qu’une tunique rarement boutonnée par devant ; la cape ou surcot rappelle d’une manière frappante le bardocuculle des Gaulois, si ce n’est que ce vêtement est aussi moins ample, caractère constant des costumes anciens. Il n’existe absolument aucune différence entre les bonnets et les bottines de la gaule et ceux du treizième siècle ; ce qu’on doit remarquer surtout, c’est qu’à cette époque le costume que nous venons de décrire était celui de la nation tout entière : les guerriers recouvraient de leur armure la cotte et les chausses ; les rois, les grands barons, les magistrats, allongeaient la tunique jusqu’aux pieds, mais le principe de l’habillement était le même ; la seule trace d’importation étrangère qu’on distingue provient de l’Orient. De légers turbans remplacent peu à peu les mortiers chez les jeunes élégants ou les personnes élevées en dignité. On donne aussi, d’après les modèles levantins, plus d’ampleur aux manches, plus de plis à la tunique ; on ouvre ce dernier vêtement ; on recherche les couleurs les plus vives, mais le naturel du costume ne disparaît qu’à l’invasion des chaussures polonaises, des souliers à la Poulaine, comme on les appelait. C’est alors qu’une ligne de démarcation sépare les grands et le peuple ; ceux-là enchérissant chaque jour sur le ridicule et la désharmonie de leur accoutrement ; ceux-ci conservant le costume pauvre, mais naturel et protecteur de la vieille Gaule. Tout cela continue ainsi jusqu’à l’apparition des modes italiennes et espagnoles, sous la domination desquelles le vêtement national disparaît complètement.

C’était aux provinces les plus éloignées seulement qu’il appartenait de conserver le dépôt des traditions naturelles du costume. Quels que fussent les progrès de l’habit français même dans les campagnes, on retrouvait pourtant au centre et à l’est de la France, la blaude ou blouse des anciens Gaulois. Il serait important de déterminer à quelle époque la blouse, confinée dans les bois de l’Auvergne, commença de nouveau à se répandre dans les autres parties du territoire ; mais rien ne m’empêche, je crois, de réunir le développement de ce fait à celui de la révolution française ; d’autant plus que la carmagnole n’était qu’une blouse mal taillée. Depuis cette époque, il ne s’est pas passé d’année que la blouse n’ait fait des progrès remarquables : elle est d’abord devenue le costume universel des conducteurs de charrois ; des routes elle a passé à l’agriculture ; des champs elle a fait invasion dans les villes, et déjà beaucoup de professions industrielles l’ont réadoptée sous nos yeux. Dans les provinces elle a conquis une partie notable des classes supérieures : c’est le vêtement obligé des chasseurs, dans tous les lieux où la chasse n’est pas, comme aux environs de la capitale, une niaise promenade. Les riches propriétaires la revêtent l’hiver à cheval ou en voiture, dans les mauvais chemins : vous voyez tout d’un coup une toilette fashionable sortir de dessous une blouse de roulier. Enfin la blouse est redevenue un vêtement militaire, et bien que ses progrès soient plus lents sous ce rapport, son invasion définitive n’en est pas moins certaine là comme dans le costume civil.

C’était pendant la mémorable campagne de 1814 : au moment où les blouses de nos paysans champenois inspiraient aux étrangers tout autant de terreur que la crinière des dragons, on présenta à l’Empereur un modèle d’uniforme pour les gardes nationales rurales, et la partie principale de cet uniforme était la blouse : « Ce vêtement me plaît, » dit Napoléon, « il est militaire, il aide le soldat à lutter contre la mauvaise saison : j’aimerais une armée revêtue de cet uniforme. » Napoléon a pronostiqué l’avenir de la blouse.

Maintenant retournons au frac, et étudions les modifications successives que ce vêtement a subies. Le principe de l’habit français consiste à diviser en deux parties l’ancien pourpoint boutonné : la veste continue de protéger la poitrine : l’habit superposé défend les bras et les épaules. Sous Louis XV, l’habit devient de jour en jour plus léger, la veste plus riche et plus découverte : à cette époque, une veste bien faite produisait l’effet d’une cotte ornée de lambrequins. Le frac a, au contraire, pour conséquence immédiate, de rendre la veste presque inutile : elle la réduit au rôle secondaire du gilet : le frac reproduit donc, quant à la partie supérieure, le pourpoint boutonné ; mais il est incomplet sur les hanches, et quelque ampleur qu’on donne aux basques, l’échancrure des côtés reste disgracieuse et incommode : c’est une concession à la prétendue élégance de l’habit français. On fut donc amené à introduire presque aussitôt, pour le matin, l’exercice du cheval, les heures sans cérémonies, un vêtement plus naturel et plus complet : ce fut le readingcott, dont nous avons fait la redingote. Qu’on se rende compte maintenant des progrès de la redingote depuis trente ans : la chose en est au point que le frac n’est plus qu’un habit de cérémonie ; et les élégants ont décidé qu’un homme était perdu s’il se montrait, avant cinq heures, en habit. Laissez les choses suivre leur cours naturel, et dans vingt ans on se présentera au bal en redingote. Le goût du débraillé s’affaiblit aussi progressivement. Nos pères, qui ne laissaient pas que de se montrer étranges en ce genre, conservaient quelque convenance au moyen des cols ; mais ce rhabillage bâtard doit un jour disparaître : nous voyons d’année en année le gilet remonter sur la poitrine, et peu s’en faut qu’il n’ait repris sa forme naturelle : les progrès dans ce genre ont surtout été sensibles depuis la révolution de juillet ; Ils nous frappent d’autant plus que les tentatives du ministère Polignac, ce ministère où l’on a rêvé les habits vert-pomme des fils de pairs, avaient remis quelque peu les débraillés à la mode.

Ainsi donc, tout concourt à rendre notre costume plus sérieux et plus naturel. Nos bottines sont presque les mêmes que les caliges gauloises : peu s’en faut qu’elles n’aient obtenu un droit complet de bourgeoisie dans les salons : nos pantalons, retenus par en-bas, s’unissent convenablement aux mouvements du corps : on les perfectionnera en adoptant des étoffes plus souples, et en permettant aux bottines d’en recouvrir l’extrémité inférieure : les Hongrois ont conservé cet usage auquel nous ne pouvons manquer de revenir. Enfin, le dernier progrès consistera à substituer la blouse à la redingote, laquelle aura remplacé définitivement le frac. En même temps, le feutre espagnol, si grotesquement travesti par l’industrie de nos chapeliers, disparaîtra de nos têtes qu’il protège si mal. L’usage des capuchons recouvrant les oreilles, et encadrant le visage pendant l’hiver, ne peut manquer de se remontrer chez nous : j’en ai la preuve dans l’emploi des larges cravates, dites confortables, importées depuis trois ans de l’Angleterre : j’ai même déjà vu, chez des bonnetiers, de véritables capuchons du treizième siècle, en étoffe tricotée, à l’usage des voyageurs : ce sont autant d’indices qui ne permettent pas à notre prophétie de s’égarer.

Mais la preuve la plus manifeste de ce que j’avance, celle qui me paraît absolument irréfragable, c’est le costume que portent actuellement les petits garçons. Ne sont-ce pas là, dites-moi, de bien plus sûrs précurseurs que les Saints-Simoniens ; et qu’est-ce que les redingotes sans col à ceinture de cuir des Pères de Ménilmontant, au prix de ces tuniques gauloises que réinventa l’école d’enseignement mutuel ? Remarquez le berceau du nouveau costume ! Voyez-le gagner bientôt les écoles rétrogrades des frères, et des enfants du peuple monter aux enfants des classes élevées : c’est par là que notre oeil s’habitue, que nos répugnances s’affaiblissent : aussi voyez quel est le sort du frac, auprès de cette marche constante et régulière ! Que de fluctuations, d’incertitudes, de folies ! Aujourd’hui, après nous être laissé faire si long-temps la loi par les tailleurs, qui improvisaient chaque année la forme diamétralement opposée à celle de l’année précédente, aujourd’hui nous avons introduit dans le costume un peu plus d’indépendance : les formes sont amples et commodes ; et la tyrannie de tel ou tel détail, aux dépens de toutes les différences de taille, de corpulence ou de tournure, a presque disparu : mais le résultat de tout cela, c’est que nos habits ressemblent de plus en plus aux redingotes, et celles-ci se rapprochent à mesure des blouses : dans cinquante ans ce dernier costume sera celui de toute la nation française : ceux d’entre nous que la nature aura gratifiés du triste privilége de prolonger l’existence au-delà des limites ordinaires, ceux-là seulement, indignés de l’indécence des modes nouvelles, persisteront à porter des fracs, des souliers et des chapeaux ronds, comme certains vieillards restent encore fidèles aux ailes de pigeon et à la poudre. Or, pour prédire cette révolution, je n’ai aucun besoin de recourir à des suppositions forcées dans les événements politiques, à retarder, ni à précipiter la marche de la société ; je laisse la monarchie vivre ou mourir, les Saints-Simoniens mêmes prospérer ou disparaître, les machines à vapeur couvrir le monde ou sauter : je soutiens seulement que, s’il existe alors une cour, ce sera une cour si débonnaire, que le premier président de la cour de cassation n’hésitera pas à se présenter devant le roi en blouse bleue de drap de vigogne, bottines hongroises, et large bonnet comme celui des Basques. Reste à savoir comment la reine sera parée : mais ici les lunettes de l’astrologue s’embrouillent, et la prédiction s’arrête en beau chemin : voici pourtant les probabilités, à défaut de la certitude.

Ce qui caractérise la toilette des femmes depuis deux siècles, c’est la dépréciation progressive des étoffes qu’elles emploient à cet usage : chez les hommes l’habit s’est montré tantôt riche, tantôt fort simple ; chez les femmes, au contraire, depuis l’habit de noces qui, sous Louis XIV, reparaissait à toutes les grandes occasions de la vie, et se transmettait de génération en génération, habit riche, épais, métallique, et plus solide que les plus fortes tentures de notre époque ; depuis cet habit, disons-nous, jusqu’à la légère cotonnade que ne dédaignent plus les femmes du rang le plus élevé, il s’est opéré dans l’industrie un genre de progrès fort singulier, et dont le résultat a été de réduire le prix des étoffes aux dépens de leur valeur intrinsèque et de leur durée. Si j’examinais cette question sous le rapport de l’art, je verrais probablement les choses sous un moins riant aspect. Mais à ne considérer que le bien-être des classes pauvres, on ne peut nier qu’actuellement les femmes ne puissent être mises avec élégance à bien meilleur marché qu’autrefois. Le besoin de renouveler souvent leur toilette est plus que compensé par le plaisir naturel qu’elles trouvent à changer ; et quelque fréquent que soit ce renouvellement, il existe une si énorme disproportion entre le prix des étoffes anciennes, et celui auquel on les donne aujourd’hui, qu’on ne peut refuser tout l’avantage au temps présent. Cette révolution, qui n’en est pas à son terme, en réduisant, pour ainsi dire, au même niveau les éléments de la toilette des femmes, a développé chez elles toutes les ressources de leur adresse et de leur goût, en sorte que le but de toute parure semble être maintenant de donner à l’échantillon d’une étoffe un avantage marqué sur les autres échantillons de la même pièce, par la manière dont il est disposé et porté. Je serais donc tenté de croire qu’à part certaines erreurs de goût qui sont radicales sous notre ciel, telles que la préférence pour les couleurs indécises, la prétention exagérée des tailles fines et serrées, etc., les femmes n’ont jamais été mises avec un art mieux entendu qu’elles ne le sont aujourd’hui. Il existe chez elles encore plus de liberté individuelle que chez les hommes ; et si quelque tyrannie se fait sentir du grand nombre envers le petit, ce sont seulement les femmes de la nature de celles qui régnaient il y a trente ans, qui souffrent de ce despotisme. Tout, au contraire, paraît disposé pour qu’une génération grêle, délicate, maladive, comme celle que nous ont léguée le Directoire et l’Empire, ne perde aucun des avantages qui peuvent compenser sa faiblesse. Enfin le costume actuel est non seulement calculé en faveur de la grande majorité des femmes, il semble encore avoir été dicté par la faculté de médecine elle-même. Si nos femmes ont peu gagné à cette soumission hippocratique, nos enfants en profiteront peut-être. Or, plus que jamais nous avons besoin de recourir à l’avenir pour nous consoler du présent.

Il résulte de tout ceci, que le costume à venir des femmes, dont je renonce à préciser la forme, se rapprochera de plus en plus, par la simplicité, de celui des hommes ; notre société ne sera point celle des Etats-Unis, où le maçon tâche de paraître aussi gentleman que le président du congrès ; chez nous, au contraire (et de cela nous voyons déjà une preuve remarquable), le chef de l’État prendra peu à peu le costume du peuple ; et comme aux deux époques que j’ai signalées plus haut, le peuple imposera son costume aux grands, à l’armée, à toutes les parties de la nation qui garderont des prétentions à la supériorité, soit de position, soit d’origine.

Or, ce costume est-il beau en lui-même ? a-t-il rien de desirable ? Oui, si vous considérez la triste nature où nous vivons, et la vie plus triste encore que nous serons de plus en plus forcés de mener. Quant à la beauté du costume, c’est-à-dire aux avantages qu’un homme peut tirer de sa figure, de sa taille, à l’effet qu’il peut produire sur les autres hommes, au moyen des artifices de la toilette ; tout cela depuis long-temps a disparu du dictionnaire de nos idées. Il y a là tout un ensemble d’intérêts et d’impressions qui tenait à la jeunesse du monde. Qui s’aviserait de compter la figure de M. de Villèle parmi les causes de sa chute, et si nous avions un Duguesclin à la tête de nos armées, qui s’inquiéterait de sa laideur ? Or, c’est là qu’est toute la question de la beauté chez les hommes.



CH. LENORMANT.

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