JUBINAL,
Achille
(1810-1875) : Un
nouvel épisode de l’affaire Libri ou Lettre à M.
le directeur du
journal l’Athenaeum.- Paris :
à la librairie
archéologique de Didron, rue
Hautefeuille, 13, 1851.- 8 p. ; 22 cm.
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (02.XI.2004) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : br norm 706). UN
NOUVEL ÉPISODE
DE L’AFFAIRE LIBRI ou LETTRE A M. LE DIRECTEUR DU JOURNAL L’ATHENAEUM (1). ~*~ MONSIEUR,
Voulez-vous permettre à un étranger qui se trouve momentanément en votre pays, de vous révéler, dans l’intérêt de la justice et de la vérité, un fait qui vient de se passer au British Museum, en présence de vingt témoins, et qui est relatif à la triste et misérable accusation dirigée en France, par ses ennemis politiques et scientifiques, contre un illustre savant ? La presse anglaise, dans son impartialité, a eu si souvent occasion d’enregistrer les nombreuses atteintes au droit et au bon sens qui ont accompagné l’instruction de cette affaire à propos de laquelle l’Europe savante a manifesté les sympathies les plus vives en faveur de M. Libri, que je me crois autorisé à faire appel à votre bienveillant concours pour signaler au public un incident nouveau et qui sera l’un des plus étonnants de ce déplorable procès. Voici, Monsieur, ce dont il s’agit : - Arrivé depuis quelques jours en Angleterre où m’ont appelé quelques travaux littéraires, et sachant, que le British Museum contenait un grand nombre de volumes qui sont sortis depuis longues années des bibliothèques publiques de France, j’ai demandé à l’honorable M. Panizzi, directeur du département des imprimés de cet établissement, la permission (bornant là pour le premier moment mes recherches) d’examiner dans la grande collection formée par le roi Georges III et donnée à la nation par Sa Majesté Georges IV, les exemplaires que possède le Museum de certains ouvrages qu’en France on a si légèrement accusé M. Libri d’avoir dérobés. Le résultat de mes recherches d’un jour a été celui-ci : - Tous les volumes que j’ai examinés jusqu’à présent dans cette grande collection et qui se trouvent sur la liste des livres qu’on reproche à M. Libri d’avoir enlevés à certaines bibliothèques de France, portent des traces si évidentes de raccommodages et de lavage (opérations parfaitement intelligentes, remarquez-le bien, et nécessaires à la conservation des volumes) ; ils sont en un mot dans un tel état matériel que, si on les avait saisis chez M. Libri, ils auraient amené de la part de ses ennemis les mêmes accusations qu’on a dirigées contre lui à propos de ceux qu’on détient encore. Pour ne citer qu’un très-petit nombre d’exemples, je dirai que le Ditta Mundi de Faccio degli Uberti ( Venetiis, 1501, in-4°), qui est au British Museum, a une portion notable du tire enlevée, ainsi que des grattages et lavages qui peuvent donner lieu à toutes les suppositions les plus malveillantes. Le Driadeo de Pulci (édition sans date, in-4°) porte en haut une ancienne numération qui prouve que ce volume a fait partie d’un recueil dont il a été distrait. Les experts français, en pareil cas, auraient formellement accusé M. Libri d’avoir dépecé le recueil pour en arracher cette pièce. L’Herbolato d’Arioste, appartenant à la même collection, porte une mention déjà ancienne indiquant que ce petit volume est sorti, non de la Bibliothèque Mazarine, mais de la Bibliothèque royale de Paris. Donc, si ces trois ouvrages, qui sont la propriété du Musée Britannique, avaient été possédés par M. Libri au lieu et place de ceux qui étaient chez lui, ou l’aurait accusé, comme pour ces derniers, et tout aussi injustement, de les avoir volés à la Bibliothèque royale et à la Bibliothèque Mazarine de Paris. Je dis injustement, Monsieur, et j’ai raison ; car vous savez qu’un de ces trois ouvrages, le Ditta Mundi, et un assez bon nombre d’autres dont, selon ses accusateurs, M. Libri aurait dépouillé la Bibliothèque Mazarine, viennent tout récemment, bien que le parquet croie les tenir depuis trois ans sous les scellés, d’être découverts, par le savant libraire M. Silvestre, sur les rayons de cette bibliothèque, à la place qu’ils occupent depuis longtemps et qu’ils n’ont jamais quittée. Mais cela regarde la France ; j’arrive au fait qui concerne l’Angleterre. Voici en quels termes l’acte d’accusation, dressé à Paris d’après des documents non vérifiés, reproche à l’honorable M. Libri d’avoir dérobé à la Bibliothèque Mazarine un volume rare, les Proverbes de Fabritii, volume qui a été saisi et mis comme les précédents sous les scellés où il est encore : « L’Origine degli volgari proverbi, d’Aloyse Cinthio, Venise, 1526, in-folio, avait également disparu de cette bibliothèque. Il figurait au catalogue de Libri, sous la date inexacte de 1527. L’exemplaire vendu par l’accusé conserve sur le titre la trace d’une grande estampille circulaire, et il est facile de voir, à la dernière page, un trou de même forme recouvert de papier. » (Moniteur officiel du 3 août 1850 ; colonne 2692). Or, Monsieur, il est à ma connaissance personnelle que M. Libri a fait savoir jadis aux magistrats français, en temps utile, le nom du libraire qui lui avait vendu l’exemplaire incriminé ; mais à cause des raccommodages dont il est parlé ci-dessus, les juges instructeurs se sont obstinés à soutenir (voyez le passage de l’acte d’accusation cité plus haut) que le volume en question était bien celui qu’avait perdu la Bibliothèque Mazarine. En conséquence, l’exemplaire de M. Libri a été saisi, et, comme je vous l’ai fait remarquer, il se trouve encore sous les scellés à Paris. Eh bien, Monsieur, en matière de livres, ou pour mieux dire, en toute matière, ce qui suit devrait faire trembler la justice humaine, lorsqu’elle est, malheureusement, prévenue, et qu’au lieu de preuves positives, elle se contente, pour accuser un citoyen quelconque, pour le tuer dans son honneur ou dans sa vie, d’apparences et de présomptions !... Je ne pose ici ni conjectures, ni raisonnements ; - j’énonce un fait, - un fait palpable, tangible, que tout citoyen anglais peut aller, quand il le voudra, vérifier de visu au British Museum ; et ce fait, le voici : Le prétendu volume de Fabritii, volé par M. Libri à la Bibliothèque Mazarine - (volume que la justice tient précieusement sous les scellés à Paris), -est à Londres, dans la Bibliothèque du roi Georges III, où le hasard, (je dirai mieux, - la Providence, - puisqu’il peut servir à la justification d’un homme innocent), vient de me le faire découvrir. Il y est coté 80.H.14 ; il est bien de l’édition de Venise, 1526 ; enfin, preuve évidente, claire, irrécusable, il porte à sa première comme à sa dernière page, l’estampille de la Bibliothèque Mazarine, aussi nette, aussi pure qu’elle a jamais pu l’être avant que ce précieux volume quittât la France. J’ajouterai, Monsieur, que cet exemplaire est décrit, à la page 7 du tome III (publié en 1827), de votre Catalogus Bibliothecae regiae, et qu’il est à la reliure du roi Georges III, avec ses armes sur les plats et la fameuse devise Honni soit qui mal y pense. - Enfin, Monsieur (circonstance qui complète son identité d’une manière irréfragable), ce livre porte en tête une note écrite il y a vingt-cinq ans par le révérend M. Glover, alors sous-bibliothécaire du roi Georges IV (actuellement bibliothécaire de Sa Majesté la reine Victoria à Windsor), et d’autres caractères tracés sur son premier feuillet de garde, qui font remonter son entrée dans la bibliothèque de Georges III à plus de cinquante ans !... Tels sont les faits, Monsieur, qui résultent de ma petite découverte. Ne devraient-ils point ouvrir les yeux aux personnes qui, sans vouloir rien examiner, ont accusé si légèrement, d’après des dénonciations anonymes, un des plus illustres savants et des plus zélés bibliophiles de ce temps-ci ?... J’ignore si, durant le court séjour que je vais faire à Londres, j’aurai le temps de continuer, dans les autres parties de la Bibliothèque du British Museum, les recherches que j’ai commencées dans la King’s Library ; mais, quoi qu’il arrive, j’ose espérer que mon exemple ne sera pas perdu, et que des travaux qui peuvent amener des résultats si curieux ne seront pas interrompus pour longtemps. Un dernier mot, Monsieur, qui sera le cri de ma conscience ; et je termine : - « Si j’avais eu le malheur d’être un des experts ou des magistrats qui ont accusé et condamné M. Libri sans l’entendre et sur des documents pareils à ceux qu’on a mis en oeuvre, je n’aurais pas un moment de repos que je n’eusse de nouveau, ne fût-ce que pour moi-même, instruit à fond cette déplorable affaire. J’aurais trop peur, sans cela, que le public me crût de la même opinion que la reine Christine qui s’écriait pour tout remords quand on lui reprochait le meurtre de Monaldeschi : - « Après tout, ce n’était qu’un Italien ! » Agréez, Monsieur, l’assurance de ma considération. ACHILLE
JUBINAL
Londres, le 3 juin 1851. (1) Cette lettre, adressée, au directeur de l’Athenaeum et traduite par lui en anglais, a paru dans ce recueil le 7 juin 1851. Nous avons cru devoir, pour l’édification de nos compatriotes, en publier le texte original. |