LICHTENBERGER, André (1870-1940)
: Le Naufrage de “la Méduse”
(1931).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (06.IV.2017) Texte relu par : A. Guézou. Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque-lisieux@agglo-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@agglo-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : 6671-120) du numéro 120 (juin 1931) de la Revue littéraire mensuelle Les Œuvres libres publiée par Arthème Fayard à Paris . Le Naufrage de “la Méduse” Variété inédite PAR ANDRÉ LICHTENBERGER ~ * ~ S’il est une catastrophe demeurée fameuse dans nos annales maritimes, c’est bien le naufrage de la frégate La Méduse, chargée de ramener au Sénégal, que par les traités de 1815 l’Angleterre nous restituait, les éléments administratifs et militaires ayant à en effectuer la réoccupation. Le 2 juillet 1816, la frégate mal dirigée s’échoua sur le banc d’Arguin, sinistre inoubliable par ses suites, et notamment par les scènes d’horreur qui se déroulèrent sur le fameux radeau, parmi les infortunés dont le pinceau de Géricault a immortalisé les souffrances. Il faut ajouter que des circonstances politiques valurent à la catastrophe une publicité supplémentaire. Le commandant Duroy de Chaumareyx, dont l’impéritie semble en avoir été la cause, était un ancien émigré. Toute la presse de gauche partit en guerre contre les responsabilités du gouvernement. Le procès du commandant devant le conseil de guerre porta au summum les passions. L’article du Larousse ressemble à un réquisitoire. Le succès fait en 1818 au récit d’A. Corréard et Henri Savigny : Naufrage de la frégate La Méduse, est dû aussi bien à ces particularités qu’à l’intérêt tragique de leur relation. Les éditions se succédèrent, et, depuis, de nombreux articles et plusieurs ouvrages ont repris le récit de l’événement. Il trouvera sans doute sa présentation définitive dans le travail approfondi que publiera prochainement M. André Reussner, professeur à l’école Navale. C’est à l’obligeance et à l’érudition de M. A. Reussner, à celle aussi de MM. J. Lemoine, bibliothécaire au ministère de la Guerre, G. Lacour-Gayet, membre de l’Institut, J. Tramond, chef de bureau au ministère de la Marine, qui guidèrent les étapes successives de mes recherches, que je dois d’avoir pu établir l’exacte valeur de la relation inédite ici publiée. Sur la suggestion de M. Lucien Descaves, feu mon éminent ami Ernest Vaughan, le collaborateur bien connu de Zola, de Rochefort, de Clemenceau et de Gustave Hervé, l’admirable directeur des Quinze-Vingts, dont la bienfaisance est aussi inoubliable que le charme et l’érudition, a légué au Musée social une masse assez considérable de correspondances et de manuscrits divers. Collectionneur infatigable, il avait exprimé le désir qu’en fût fait le triage, ce qui pouvait avoir un intérêt d’ordre général devant être conservé dans les archives de cet établissement. Au cours de ce dépouillement, Mlle M. Lemarié, la dévouée secrétaire de sa bibliothèque, signala au conservateur M. Martin Saint-Léon et au directeur un cahier manuscrit d’une trentaine de pages. Il suffisait d’un bref coup d’œil pour se rendre compte qu’il s’agissait, sous la forme d’une lettre adressée à la sœur du rédacteur, d’une relation du naufrage de la Méduse, signée par un certain C. M. Brédif. Ayant pris connaissance de ce document visant des faits dont la plupart étaient présents à ma mémoire, j’eus pour première impression qu’il avait déjà dû être publié. Contrairement à ce jugement hâtif, grâce aux concours énumérés plus haut, j’ai pu arriver à établir de façon non douteuse les conclusions suivantes. Parmi les passagers de la Méduse figurait un ingénieur de la marine nommé C. M. Brédif, âgé d’une trentaine d’années, et dont c’était le premier voyage. Depuis son départ de France jusqu’au terme des événements tragiques qu’il eut à traverser, il rédigea quotidiennement son journal. Corréard et Savigny le connurent et en publièrent des fragments ; en 1907 parut à la Revue de Paris le texte complet, précédé d’une notice, contenant d’ailleurs de nombreuses inexactitudes. L’ingénieur Brédif ne fut pas des passagers du radeau. Embarqué sur la chaloupe du bord qui atteignit assez rapidement la côte du Sénégal, c’est à l’exode des malheureux qui y débarquèrent, à la description de leurs souffrances, qu’est consacrée la plupart des tableaux qu’il a tracés. Homme consciencieux, d’un jugement modéré, sa déposition, strictement contemporaine des événements, constitue un document d’une valeur exceptionnelle. Or, à la date du 16 juillet, on y lit les deux lignes suivantes : « Je vais commencer une lettre pour ma chère Arétée ; j’écris à elle, mais c’est comme si j’écrivais à tous mes frères et parents. » Une attentive comparaison entre le « journal » et le document provenant de la succession d’Ernest Vaughan permet de vérifier que ce dernier est précisément le texte et même, probablement, l’original de cette lettre jusqu’ici inconnue. On se rend compte que la plupart des faits qu’elle vise ne sont pas entièrement nouveaux. Mais la présentation qui en est donnée est toute différente. Il s’agit non plus de notes éparses, mais d’une relation rédigée immédiatement après les événements, avec le plus grand soin et pour être lue à loisir, par le témoin de scènes émouvantes et atroces qui sont encore exactement présentes à sa mémoire. Historiquement peut-être moins importante que le journal, la lettre est à mon jugement d’une facture plus littéraire, plus dramatique et plus pittoresque. Du reste, le public en jugera. ANDRÉ LICHTENBERGER.
Sénégal, Ile Saint-Louis, 16 juillet 1816. Ma chère et bonne amie, Avant de recevoir la lettre que je commence, tu auras sans doute reçu celle que je t’ai écrite de Sainte-Croix, petite ville de l’île de Ténérif, une des Canaries. Nous ne nous y sommes pas arrêtés. On y a envoyé seulement une petite embarcation dans le désir de se procurer des rafraîchissements pour les dames. Un vaisseau qui partait pour Cadix s’est chargé de nos lettres. Elles ont été affranchies jusqu’aux frontières de France. Je te parlais de l’heureuse navigation que nous avions faite. Les vents, le temps, tout nous avait été favorable. Une aimable gaieté régnait à bord. Tout le monde se réjouissait d’une aussi belle traversée ; trois jours après, quel changement ! Avant de continuer, ma bonne Arétée, je te recommande de te reposer fermement sur cette douce pensée, qui est conforme à la vérité, que je me porte très bien, que plus j’ai souffert de fatigues et de maux, plus ma santé a semblé devenir excellente, que j’ai toujours du courage et que je suis certain de résister à tout. Je l’avais bien dit, je ne suis pas robuste, mais mon tempérament se pliera à toutes les circonstances. C’est le 2 juillet qu’ont commencé tous nos malheurs. Depuis plusieurs jours, nous étions sur des bas-fonds, nous n’avions que vingt à trente brasses. La prudence indiquait de porter à l’ouest, parce qu’il était à craindre que nous ne passions trop près du banc d’Arguin au-dessous du cap Blanc. Des officiers manifestèrent leurs appréhensions. Le commandant se laissa rassurer par un nommé Richefort, qui se disait ancien enseigne de vaisseau et connaissant très bien les parages où nous nous trouvions. Les officiers voulaient retourner, l’eau manquant à chaque instant. Mais Richefort déclarant qu’il n’y avait nul sujet d’alarme, le commandant ordonna d’augmenter les voiles. Bientôt, nous n’eûmes que quinze brasses, ensuite neuf, puis six. Avec la promptitude, on pouvait encore éviter le péril. On hésita. Deux minutes après, une secousse nous avertit que nous avions touché. Les officiers, d’abord étonnés, ne donnent leurs ordres que d’une voix émue. Le commandant ne retrouve plus la sienne. L’effroi est sur toutes les figures des personnes qui savent apprécier le danger. Je le crus imminent et je m’attendais à voir la frégate s’ouvrir. J’avoue que je ne fus pas content de moi dans ce premier moment. Je ne pus me défendre de trembler, rien ne m’avait préparé. Je repris cependant tout mon sang-froid. Je crois n’en avoir pas manqué dans la suite de ce malheureux événement, et même avoir montré tout le courage possible. On baissa toutes les voiles. Le vaisseau cesse de labourer le fond de sable. Souvent élevé par la lame, il retombait sur ce fond avec des secousses qui auraient causé promptement sa perte s’il n’avait pas été si bien construit. Au lieu de prendre de suite un parti quelconque dans ces circonstances critiques, on hésite toujours. Pour surcroît de maux, l’obéissance n’était plus la même par le défaut de confiance dans le chef, et l’ensemble manquait. On usa beaucoup de temps, on mit enfin les embarcations à la mer, pour tâcher de porter une ancre en arrière de la frégate. On voudrait la mouiller à une certaine distance et, au moyen de forts câbles, s’efforcer de reculer. Mais les courants ne permirent de se servir que d’une ancre qui n’était pas assez forte. Les embarcations étaient trop faibles et l’équipage d’ailleurs trop mauvais pour employer une des plus grosses ancres. On perdit ainsi toute la journée du 2 sans rien faire. Le 3, on s’occupa des préparatifs pour quitter la frégate. Comme les embarcations ne suffisaient pas pour près de quatre cents hommes que nous étions à bord, on commença un radeau. En même temps, on renouvela les efforts de la veille, on parvint à mouiller une plus grosse ancre, mais sans un résultat plus satisfaisant. La frégate éprouva toujours de fortes secousses, et c’était un miracle qu’il ne se fût encore déclaré aucune voie d’eau. On jeta quelques barils de poudre et quelques-uns de farine à la mer. La cale fut vidée de l’eau qu’elle pouvait contenir. On défonça même une partie des barils d’eau douce pour la pomper. Mais tous ces moyens n’étaient pas suffisants. La frégate, déchargée de tout ce poids et des bois qu’on avait jetés à la mer pour construire le radeau, tirait près d’un pied moins d’eau. Mais il fallait pour la délivrer la soulager de 4 à 5 pieds, et pour cela jeter tout à la mer, même les malles des passagers. Pendant qu’on n’employait que des demi-moyens, on ne travaillait que faiblement aux préparatifs nécessaires pour abandonner la frégate quand elle ne serait plus tenable. Tout allait de travers. On fait la liste des hommes et on les distribue sur des embarcations et le radeau pour qu’ils se tiennent prêts à s’embarquer quand il en sera temps. Je suis désigné pour la chaloupe. Pendant toute cette durée, notre existence était des plus singulière. Nous travaillons tous soit aux pompes, soit au cabestan pour approcher le vaisseau de ses ancres. Il n’y avait plus de repas réglés, on mangeait ce qu’on pouvait attraper. Le plus grand désordre existait, les matelots cherchaient à piller les malles. La nuit du 3 au 4 fut assez mauvaise, la mer était forte, la frégate est horriblement secouée. Elle résiste cependant ; il ne se déclare aucune voie d’eau. Le lendemain, 4 juillet, le temps est beau, la brise est favorable au mouvement que l’on cherchait à donner au vaisseau. On y réussit, le plus grand espoir se répand dans le bâtiment. On soupe très gaiement. On se flatte de se tirer d’affaire le lendemain et d’appareiller. Une superbe soirée soutient nos espérances ; nous nous couchons sur le pont au clair de lune. Mais, à minuit, le ciel s’obscurcit, la brise s’élève, la mer grossit, la frégate commence à être secouée. Les secousses sont bien plus dangereuses parce que le bâtiment, dérangé de la fouille qu’il avait faite dans le sable, reçoit des mouvements de vibration comme un gros serpent qui remue. A 3 heures du matin, le maître calfat vient dire au commandant qu’une voie d’eau s’est ouverte et que le bâtiment va s’emplir. On se jette aux pompes, mais inutilement, la carcasse était fendue. On abandonne tout moyen de sauver la frégate pour ne plus songer qu’au salut des hommes. Vers les 7 heures du matin du 5, on fait d’abord embarquer tous les soldats sur le radeau, qui n’était pas entièrement achevé. Ces malheureux entassés sur les morceaux de bois ont de l’eau jusqu’à la ceinture. Les dames Schmatz s’embarquent sur leur canot, M. Schmatz (c’est le gouverneur), malgré les instances de tout le monde ne veut pas encore sortir du vaisseau. Le désordre se met dans l’embarquement, tout le monde se précipite. Je recommande de ne point se hâter et d’attendre patiemment son tour. J’en donne l’exemple et j’en suis presque la victime. Toutes les embarcations emportées par le courant s’éloignent en entraînant le radeau à la remorque. Nous restons encore une soixantaine d’hommes à bord. Quelques matelots, croyant qu’on les abandonne, chargent des fusils, veulent tirer sur les embarcations, et principalement sur le canot du commandant qui s’était déjà embarqué. J’eus toutes les peines du monde à les en empêcher. Il fallut tout mon raisonnement et toutes mes forces. Je parvins à me saisir de quelques fusils chargés et à les jeter à l’eau. Tu comprends bien, ma bonne amie, qu’il ne fut pas possible d’emporter ses effets. Je m’étais contenté d’un petit paquet de ce qui m’était le plus indispensable. Tout le reste était déjà pillé. Il me restait 800 francs en or. Je les partageai avec un de mes camarades qui était déjà embarqué. Tu verras plus loin combien j’ai eu bonne idée de les partager. Je commençais à croire que nous étions abandonnés et que les embarcations trop pleines ne pouvaient plus prendre personne. La frégate était tout à fait remplie d’eau, elle était presque couchée, mais elle ne pouvait couler puisqu’elle touchait au fond. Elle pouvait même rester dans cette position un temps plus ou moins long. Nous ne perdîmes pas la présence d’esprit. Sans craindre la mort, il fallait faire tout ce que nous pouvions pour nous conserver. Nous nous réunîmes tous, officiers, matelots, soldats. Nous nommâmes pour chef un chef timonier. Nous jurâmes sur l’honneur de nous sauver tous ou de périr tous. Un officier et moi, nous promîmes de rester des derniers. On pensa à faire un autre radeau. On fit les dispositions nécessaires pour couper un des mâts, afin de soulager la frégate, mais comme nous étions épuisés de fatigue, il fallut songer à prendre de la nourriture. La cuisine n’était pas noyée ; on allume du feu ; déjà la marmite bouillait, lorsque nous crûmes voir, et la chose était réelle, que la chaloupe revenait près de nous. Elle était remorquée par deux autres embarcations plus légères. Nous renouvelâmes le serment de nous y embarquer tous ou de rester tous, prévoyant qu’un si grand nombre d’hommes devait les faire couler à fond. Pendant qu’elle arrivait, je fais emplir des bidons d’eau. Je fais apporter un grand nombre de bouteilles de vin prêtes à être embarquées. Car nous pouvions être en mer plusieurs jours, il fallait vivre. Croirais-tu que pendant que je me donnais du mal pour tous, les matelots burent les bouteilles de vin ? Ils cachèrent, quand nous fûmes dans la chaloupe, ce qui devait être pour tout le monde. Ils burent tout dans la première nuit et furent cause que nous manquâmes de mourir de soif. Mais je reprends la suite de mon récit. M. Espiaux qui commandait la chaloupe monte à bord de la frégate, dit qu’il fera embarquer tout le monde. On commence par faire descendre deux femmes et un enfant. Les plus peureux se pressent ensuite. Je m’embarquai immédiatement avant M. Espiaux. Cinq ou six hommes préférèrent rester à bord du bâtiment échoué, plutôt, disaient-ils, que de couler à fond avec la chaloupe. Effectivement, nous y étions entassés au nombre de quatre-vingt-dix hommes, aussi fûmes-nous obligés de jeter à la mer nos petits paquets, seules choses qui nous restassent. Nous n’osions nous donner aucun mouvement de crainte de faire chavirer notre frêle embarcation. Nous mettons à la voile et nous ne tardons plus à joindre le radeau traîné par les autres embarcations. Nous demandons à celles-ci que l’on nous prenne au moins une vingtaine d’hommes, que sans cela nous allions couler bas. Elles s’y refusent toutes, sous prétexte qu’elles sont trop chargées. Notre position était affreuse. Les canots crurent que, dans un mouvement que nous fîmes sur eux, notre désespoir nous avait suggéré l’intention de les couler à fond et de nous couler avec eux. Quelles idées n’inspire pas le danger puisque les officiers ont pu supposer un tel dessein à notre lieutenant, M. Espiaux, lui qui nous avait tous retirés de la frégate, lui qui en vrai héros s’était sacrifié pour notre salut ! Les canots, pour nous éviter, coupent les cordes qui les attachent ensemble et à pleines voilés s’éloignent de nous. Au milieu de ce trouble, la corde qui attachait le radeau se rompt aussi, et cent cinquante hommes sont abandonnés au milieu des eaux sans espoir de secours. Ce moment fut horrible, M. Espiaux pense engager ses camarades à faire un dernier effort, vire de bord et fait un mouvement pour rejoindre le radeau. Les matelots veulent s’y opposer et disent que les hommes du radeau en se précipitant sur nous nous perdront tous. « Je le sais, mes amis, mais je ne veux en approcher qu’autant qu’il n’y aura pas de danger. Si les autres bateaux ne me suivent pas, je ne songerai plus qu’à votre conservation. Je ne puis l’impossible. » Effectivement, voyant qu’on n’imitait pas son mouvement, il reprend sa route, les autres bateaux étaient déjà loin. « Nous coulerons, s’écrie M. Espiaux, montrons du courage jusqu’à la fin, faisons ce que nous pourrons, vive le roi ! » Et ce cri mille fois répété s’élève du sein des eaux qui devaient être notre tombeau. Les canots le répètent ainsi que notre malheureux radeau. Nous étions encore assez près pour entendre ce cri de : vive le roi. Croiras-tu, ma chère Arétée, que quelques personnes ont trouvé que cet enthousiasme était insensé ? Je ne sais, mais moi j’ai trouvé le moment superbe ; ce cri était un cri de ralliement, un cri d’encouragement et de résignation. Me voilà donc, ma bonne Arétée, entassé avec quatre-vingt-dix hommes dans une chaloupe faite au plus pour vingt. La mer est à deux doigts du bord. Le flot entre dedans. De plus, elle faisait eau. Il fallait continuellement la vider. Les matelots et les soldats qui sont avec moi se refusent au service. Je me mis à tirer de l’eau. J’avais fait le sacrifice de ma vie. Je voyais la mort sans effroi, je croyais indigne d’un homme de s’abandonner comme une brute au danger sans faire ce qu’il est possible de faire. Heureusement que la mer était assez tranquille, la brise assez fraîche. Nous faisions assez de chemin. Vers le soir même, nous vîmes terre et le cri de : Terre, terre ! fut répété par tout le monde. Nous faisions voile rapidement vers les côtes d’Afrique, quand une secousse de notre chaloupe nous avertit que nous avions touché. Nouvelle détresse ; il est vrai que nous n’avions que trois pieds d’eau ; qu’en nous jetant à la mer, nous pouvions remettre la chaloupe à flot et la pousser au large. Mais nous pouvions avoir beaucoup de chemin à faire comme cela, et il valait autant couler à fond. D’ailleurs l’espoir de pouvoir gagner terre était enlevé. Cet espoir pour moi était nul, car je connaissais tous les dangers qui nous attendaient sur les côtes d’Afrique, et j’aimais autant me noyer que d’être fait esclave et être conduit à Maroc ou à Alger. Les côtes que nous avions en vue étaient celles du cap de Mérie ; heureusement que la chaloupe ne toucha qu’une fois. Nous revînmes sur notre chemin et, à force de sondages et de talonnements, nous parvînmes au large vers la nuit. Nous avons su que les autres canots, au lieu de faire comme nous, mouillèrent sur les bas-fonds et attendirent le jour. La providence avait décidé que nous devions passer par toutes les angoisses, mais que nous ne devions pas périr. La mer pendant la nuit fut très grosse. Notre chaloupe ballottée par les flots montait et descendait sur les lames, c’était le talent de notre timonier qui faisait jouer admirablement le gouvernail. Quand il voyait une forte lame ou en d’autres termes une montagne d’eau s’approcher, il la recevait en long, pour nous faire remonter dessus, ou la faisait filer à côté de nous. Nous embarquâmes une partie de deux ou trois lames, une seule nous donna plus de trente seaux d’eau, une seconde nous aurait coulés. Non, certainement, nous n’eussions pas revu le jour. Toute chaloupe dans la même circonstance devait périr. je fus trempé la nuit entière, surtout parce que j’étais à vider l’eau. Cette nuit si longue et si affreuse fit enfin place au jour. M. Espiaux avait si bien manœuvré qu’après avoir pris le large pendant l’obscurité, nous nous trouvâmes au point du jour en vue de la terre. La mer se calma un peu. L’espoir revint dans l’âme de nos matelots abattus. Presque tout le monde demande à aller à terre. L’officier malgré lui cède à leurs vœux. Nous approchons des côtes et nous jetons une petite ancre afin de ne pas échouer. On file la corde et nous sommes assez heureux pour arriver près de la côte à deux lieues seulement. Aussitôt soixante-trois hommes se jettent dans l’eau et gagnent le rivage qui n’est qu’un sable aride et brûlant. Ce devait être quelques lieues au-dessus de Portendic (regarde la carte), c’est-à-dire à plus de quatre-vingts lieues du Sénégal. Je me gardai bien d’imiter ces soixante-trois hommes. Je restai, moi vingt-septième, dans la chaloupe et nous continuâmes notre route, bien décidés à gagner le Sénégal avec notre embarcation, ce qui devenait bien plus facile, elle était allégée de plus des deux tiers de son poids. C’est le 6 juillet que nous débarquâmes tout ce monde, c’est aujourd’hui le 17 et nous n’avons pas encore de leurs nouvelles. Mourir de faim ou de soif ou être faits esclaves, voilà le sort qui les attend. Il y avait une heure que nous avions débarqué ces soixante-trois hommes quand nous aperçûmes derrière nous quatre embarcations. M. Espiaux, malgré les cris de son équipage qui s’y opposait, baisse les voiles et met en travers pour les attendre. « Ils nous ont refusé de prendre du monde, faisons mieux ; maintenant que nous sommes allégés, offrons-leur d’en prendre. » Il leur fit cette offre lorsqu’elles furent à portée de voix. Mais au lieu d’approcher franchement elles se tiennent à distance. La plus légère des embarcations, appelée yole, va de l’une de l’autre pour les consulter. Cette défiance venait, comme nous l’avons su depuis, de ce qu’ils pensaient que, par ruse de guerre, nous avions caché tout notre monde sur les bancs pour nous élancer ensuite sur eux quand ils seraient assez près. Cette défiance fut telle qu’après s’être bien consultés, ils prirent le parti de nous fuir comme des ennemis et de s’éloigner. Nous ne pûmes nous empêcher de rire d’une telle conduite et d’une telle peur. Ils s’éloignaient à force de rames et de voiles. Ils craignaient que notre équipage révolté tirât sur eux. Nos intentions ne pouvaient cependant être plus belles, nous ne mettions d’autres conditions en prenant du monde que de prendre de l’eau, car la soif commençait à se faire sentir. Quant à la faim, nous avions suffisamment du biscuit, mais il est impossible de manger quand on est trop altéré. La comédie que je viens de décrire, si l’on peut se servir de ce mot dans des circonstances aussi graves, venait d’avoir lieu depuis plus d’une heure quand il s’éleva un grain, la mer devint très grosse, la yole ne put tenir. Obligée de demander des secours, elle arriva vers nous. Mon camarade de Chatelus était des quinze hommes qu’elle renfermait, nous songeons d’abord à son salut. Il s’élance sur notre chaloupe, je le retiens par le bras et l’empêche de retomber à la mer. Nous nous serrâmes la main : quel langage !... Les autres hommes s’embarquent aussi sans accident. On retire un baril d’eau et les avirons qui étaient dans la yole, puis on abandonne cette barque à la merci des flots. Voici, ma bonne sœur, quelle est la suite des événements ; si les soixante-trois hommes n’avaient pas absolument voulu débarquer, nous ne pouvions sauver les quinze hommes de la yole. Il fallait les voir périr devant nous sans pouvoir les secourir. Quelques instants avant de prendre les hommes de la yole, je me déshabillai pour faire sécher mes habits mouillés depuis quarante-huit heures. Avant d’ôter mon pantalon, je touchai ma bourse qui contenait quatre cent francs ; un instant après, je ne l’avais plus. Toutes les perquisitions furent inutiles. C’était le complément de toutes mes pertes. Quelle heureuse idée d’avoir partagé mes huit cents francs ! C’était M. de Chatelus qui avait les quatre cents autres. La chaleur fut très forte. L’eau manquait. Nous étions réduits à une ration d’un demi-verre d’eau sale ou puante, heureux si nous en avions eu en abondance. Pour tromper notre soif, nous mettons un morceau de plomb dans la bouche. Triste expédient. La nuit vint encore. Elle fut la plus terrible de toutes. Le clair de la lune nous permettait de voir combien la mer était grosse. Des lames longues et creuses menaçaient vingt fois de nous faire disparaître. Le timonier ne pouvait croire que nous puissions échapper à toutes celles qui arrivaient. Si nous en avions embarqué une seule, notre fin était venue, car le timonier mettait le gouvernail en travers, la chaloupe faisait capot, et c’était fini de nous. Il aurait eu raison, il valait cent fois mieux disparaître d’un seul coup que de mourir lentement. Vers le matin, la lune était couchée. J’étais excédé de besoin, de fatigue et de sommeil. Malgré les vagues qui devaient nous engloutir d’un moment à l’autre, je cède à mon accablement, ma tête se penche au-dessus de la mer. Le bruit des flots qui se brisent contre notre frêle barque produit sur mes sens l’effet d’un torrent qui se précipite des Alpes. Je crois m’y plonger tout entier. Cette douce illusion ne fut pas complète. Je me réveillai aussitôt, quel réveil, grand Dieu ! ma tête se relève douloureusement, je décolle mes lèvres ulcérées, et ma langue desséchée n’y trouve qu’une croûte amère de sel au lieu d’un peu de cette eau que j’avais vue dans mon rêve. Le moment fut affreux, le désespoir fut extrême et je pensai à me jeter à la mer et à terminer en un instant mes souffrances. Mais ce désespoir fut court, il y avait plus de courage à souffrir jusqu’au bout. L’inquiétude de toute la nuit fut encore augmentée par un bruit sourd qu’on entendait au loin. On craignait que ce ne fût le bruit que produit la barre du Sénégal. Cela fut cause qu’on ne fit pas tout le chemin qu’on aurait pu faire. Telle était notre situation que nous n’avions pas le moyen de savoir où nous étions. L’erreur était grande, car nous apprîmes dans la suite que nous étions encore à plus de 60 lieues du Sénégal. Le bruit que nous entendions n’était que celui des brisants qui se trouvent sur toutes les côtes d’Afrique. Telle fut notre position jusqu’au 8 juillet. La soif nous tourmentait de plus en plus. L’officier me pria de faire la liste et d’appeler le personnel pour la ration d’eau. Tout le monde venait la recevoir et buvait. Je tenais mon registre au-dessous du gobelet de fer-blanc pour recevoir les gouttes qui tombaient et en humecter mes lèvres. Quelques hommes essayèrent de boire de l’eau de mer. Je pense qu’ils ne faisaient que hâter par là le moment de leur destruction. Vers le milieu de la journée du 8 juillet, un de nos canots fit route avec notre chaloupe. Il souffrait de la soif plus que nous. Il résolut de faire de l’eau à terre si cela était possible. Les marins révoltés exigèrent qu’on y débarquât tout à fait. Il y avait deux jours qu’ils n’avaient bu ! L’officier voulait s’y opposer, mais les matelots avaient le sabre à la main. Une boucherie épouvantable fut sur le point d’avoir lieu à bord de ce malheureux canot. On se décida à lever les deux voiles pour aller échouer promptement à la côte. C’était le moyen de passer les brisants avec moins de danger. Tout le monde arriva à terre, le bateau s’emplit d’eau et fut abandonné. Cet exemple funeste pour nous donna envie à nos matelots d’en faire autant. M. Espiaux consentit à les mettre à terre. Le peu d’eau qui restait aurait pu nous mener au Sénégal. Nous aurions manœuvré nous-mêmes, tel était le projet de notre officier. Nous entourons le peu d’eau qui nous restait et nous nous armons d’épées pour la défendre. On arrive près des brisants, on jette l’ancre et l’officier donne l’ordre de filer la corde doucement. Les marins cachèrent au contraire la corde ou la coupèrent. Notre chaloupe n’étant plus arrêtée fut entraînée dans un premier brisant ; l’eau passe par-dessus nos têtes et emplit la chaloupe aux trois quarts. Heureusement qu’elle ne coula pas, nous étions perdus. Sur-le-champ, on déploie une voile qui nous emporte vite à travers les autres brisants. L’eau remplit la chaloupe tout à fait. Nous coulons, mais il n’y avait plus que quatre pieds d’eau. Tout le monde se jette à la mer et personne ne périt. Un moment auparavant, je m’étais déshabillé pour me sécher. J’aurais pu me rhabiller, mais je crus que, sans vêtement, je serais plus en état de nager au cas qu’il en fût besoin, chose d’autant plus importante que M. de Chatelus ne sachant pas nager s’était attaché à une corde dont j’avais le bout. J’aurais bien vite atteint la terre et l’aurais attiré à moi. Quand le bateau coula, j’abandonnai tous mes habits et m’élançai à la mer. Je ne fus pas peu satisfait de toucher le fond, car j’étais inquiet de mon camarade. Je retourne à la chaloupe, je cherche mes habits et mon épée. Une partie m’était déjà volée. Je ne retrouvai que mon habit et un des deux pantalons que j’avais mis sur moi. Heureusement qu’un nègre qui était avec nous voulut bien me vendre une vieille paire de souliers pour sept francs, car il m’en fallait une pour marcher. Me voilà donc, moi quarante-troisième, sur la côte d’Afrique, un peu au-dessous de Portendic, comme nous l’avons su depuis, presque nu, trempé jusqu’aux os, et n’ayant dans mes poches que quelques galettes de biscuit trempées d’eau salée pour la nourriture de plusieurs jours, sans eau, au milieu d’un désert de sable brûlant où errent des hommes louches. C’était quitter un danger pour un autre plus grand. Les matelots avaient sauvé le baril d’eau ; aussitôt que nous fûmes à terre, ils se battaient entre eux pour boire. Je me précipitai au milieu de la mêlée. J’arrive à coups de pied et de poings à celui qui tenait le baril au-dessus de sa bouche. Je lui arrache et trouve le temps d’appliquer ma bouche contre la bonde et d’en avaler deux ou trois gorgées ; il me fut ensuite arraché. Heureusement que ces deux gorgées valaient bien deux bouteilles, sans cela je ne pouvais plus vivre que quelques heures. Nous résolûmes de suivre toujours le bord de la mer, la brise nous rafraîchissant un peu. Le sable mouillé était plus dur que le sable fin et mouvant de l’intérieur. Avant de commencer notre route, nous attendîmes l’équipage du canot qui avait fait côte avant nous. Nous marchions depuis une demi-heure lorsque nous vîmes un autre canot qui s’avançait à pleines voiles. Il vint échouer. Il renfermait la famille Picard composée de monsieur, de madame, de trois grandes demoiselles et de quatre petits enfants en bas âge, dont un à la mamelle. Je me déshabille et me jette à la mer pour aider cette malheureuse famille. Je contribue à mettre Mme Picard à terre, et tout le monde fut conservé. Je reviens chercher mes habits que je ne retrouve plus. J’entre dans une colère violente et témoigne en mots énergiques l’indignité de voler en de pareilles circonstances. J’étais réduit à ma chemise et à mon caleçon. je ne sais si mes cris donnèrent des remords au voleur, je retrouvai mon habit et mon pantalon étendus un peu plus loin sur le sable. Nous continuâmes notre route ; mais déjà la soif pressait plusieurs personnes. Quelques-unes, les yeux hagards et désespérés, n’attendaient plus que la mort. On creuse dans le sable ; mais on n’en tire qu’une eau plus salée que celle de la mer. Un homme boit de son urine. On se décide enfin à passer les dunes de sable qui bordent la mer. On rencontre ensuite une plaine de sable presque aussi basse que l’Océan. Le sable présentait un peu d’herbes sèches et dures. Il s’en dégageait une odeur affreuse. On creuse un premier trou ; à trois ou quatre pieds, on rencontre une eau blanche et d’une mauvaise odeur. Je la goûte, elle était douce. Je m’écrie : Nous sommes sauvés ; et ce mot est répété par toute la caravane qui se réunit autour de cette eau que tout le monde avalait des yeux. Cinq ou six autres trous sont bientôt faits, et chacun se gonfle de ce liquide bourbeux. On reste là deux heures et on tâche de manger un peu de biscuit pour conserver quelques forces. Vers la nuit, on reprend le bord de la mer pour faire route. La fraîcheur de la nuit permettait de marcher. Mais la famille Picard ne pouvait nous suivre. On porte les enfants ; pour engager les matelots à les porter tour à tour, nous donnons l’exemple. J’en porte un pendant une demi-heure. Cet effort de la part d’un homme déjà épuisé m’achève. Je n’en pouvais plus. M. Picard parut ne me savoir aucun gré. Sa position était cruelle, mais je le trouvais trop exigeant. Il semblait que de droit notre vie lui appartenait. Ses demoiselles et sa femme montrent un grand courage ; elles se mettent en hommes. Après une heure de marche, M. Picard demande, en homme qui ne veut pas être refusé, qu’on s’arrête. On y consent, quoique le moindre retard puisse compromettre la sûreté de tous. Nous nous étendons sur le sable, nous dormons jusqu’à 3 heures du matin. J’interromps ma narration, ma chère amie, pour te dire qu’il arrive à l’instant des nouvelles de ceux de nos hommes qui ont débarqué au-dessus de Portendic. Les malheureux ont été dépouillés par les Maures et réduits à la dernière extrémité. Ils ont enfin gagné la partie du désert où sont des Maures en relation avec le Sénégal et qui ont des récompenses à chaque blanc qu’ils sauvent. C’est un de ces Maures qui a été expédié par eux. Ils sont réduits à cinquante hommes et avaient encore dix jours de marche. Je crains bien que la moitié de ces cinquante hommes ne reste encore en route. Je continue. Le 9 juillet, nous nous remîmes en route à 3 heures du matin, nous suivons toujours le bord de la mer, le sable mouillé nous permet de mieux marcher ; on se repose toutes les demi-heures à cause des dames. Sur les 8 heures du matin, nous entrons un peu dans les terres pour reconnaître quelques Maures qui s’étaient montrés. Nous rencontrons deux ou trois misérables tentes où étaient quelques Mauresses presque toutes nues. Elles étaient aussi affreuses et aussi sèches que les sables qu’elles habitent. Elles vinrent à notre secours. Elles nous offrirent de l’eau, du lait de chèvre et du mil, leur seule nourriture. Ne va pas croire que ce fut pour le plaisir d’obliger. Ces êtres rapaces voulaient que nous leur donnassions tout ce que nous avions sur nous. Les marins chargés de nos dépouilles étaient plus heureux ; un mouchoir leur valait un verre d’eau ou de lait, ou une poignée de mil. Ils avaient plus d’argent que nous et donnaient des pièces de 5 ou 10 francs de choses pour lesquelles nous offrions vingt sous. Ces Maures, au reste, ne connaissaient pas la valeur de l’argent et donnaient plus à celui qui leur donnait deux ou trois petites pièces de dix sous qu’à celui qui leur offrait un écu de six livres. Malheureusement, nous n’avions pas de monnaie, et je bus plus d’un verre de lait au prix de six francs chaque verre. Nous achetâmes au prix de l’or deux chevreaux qu’on fit bouillir, tour à tour, dans une petite marmite de fonte que possédaient les Mauresses. Nous retirâmes les morceaux à moitié cuits pour les dévorer, comme de véritables sauvages. Il ne s’agissait plus de pain ni de fourchettes. Les matelots, ces hommes détestables pour qui nous avions acheté les chevreaux, laissent à peine la part de leurs officiers, pillent ce qu’ils peuvent et se plaignent encore d’en avoir trop peu. Je leur disais que si j’avais été leur officier en telle et telle circonstance, j’aurais passé mon épée au travers du corps de plus d’un ou je me serais fait tuer. Je ne pouvais m’empêcher de les traiter comme ils le méritaient, aussi m’en voulaient-ils, et ils me menacèrent plus d’une fois. A 4 heures du soir, après avoir passé la plus grande chaleur du jour sous les tentes dégoûtantes des Mauresses, étendus à côté d’elles, nous entendons les cris : aux armes, aux armes. Je n’en avais point. Je m’armai d’un gros couteau qui me restait et qui valait bien mon épée. Nous avançons vers des Maures et des nègres qui avaient déjà désarmé plusieurs des nôtres qu’ils avaient trouvés se reposant sur le bord de la mer. On était sur le point de s’égorger lorsque nous comprîmes que ces hommes venaient à notre secours. Leur intention était de s’offrir pour nous conduire au Sénégal. Quelques âmes craintives ne le voulaient pas. Pour moi, ainsi que les plus raisonnables, je pensai qu’il fallait entièrement se confier à ces hommes qui se présentaient en petit nombre et se confiaient eux-mêmes à nous, tandis qu’il leur était si facile de venir en assez grand nombre pour nous accabler. On le fit et on s’en trouva bien. Ces hommes, qui étaient en relation avec le gouverneur anglais, savaient bien qu’ils seraient récompensés. S’ils avaient été plus près du Maroc, et s’ils eussent été en relation avec ce pays, il n’y a pas de doute qu’ils nous eussent fait traverser le désert. C’est alors qu’il aurait mieux valu mourir les armes à la main. Nous partons avec nos Maures. C’étaient des gens très bien taillés et superbes dans leur genre. Un nègre, leur esclave, était un des plus beaux hommes que j’aie vus. Son corps d’un beau noir était couvert d’un bel habit bleu dont on lui avait fait cadeau. Ce costume lui allait à merveille. Sa démarche était fière et son œil inspirait la confiance. La défiance de quelques-uns qui avaient leurs armes nues et la crainte marquée sur le visage d’un certain nombre le faisaient rire. Il se mettait au milieu d’eux et, plaçant la pointe de leurs armes sur son estomac, il ouvrait les bras pour leur faire entendre qu’il n’avait pas peur et qu’ils ne devaient pas non plus le craindre. Après quelque temps de marche, la nuit étant venue, nos Maures nous conduisent un peu dans les terres derrières les dunes où étaient quelques tentes habitées par un assez grand nombre de Maures. Beaucoup de gens de notre caravane s’écrient qu’on les conduit à la mort, que nos guides nous trahissent, mais nous ne les écoutons pas, persuadés que de toute manière nous sommes perdus s’ils veulent notre perte et que la confiance est le seul moyen de salut. La peur fait que tout le monde nous suit. Nous trouvons dans le camp de l’eau, du lait de chameau et du poisson sec ou plutôt pourri, tout cela au prix de l’or. Mais nous étions encore trop heureux de le trouver. J’achète pour dix francs un de ces poissons qui puait horriblement. Je l’enveloppe du seul mouchoir qui me restait pour l’emporter avec moi, nous n’étions pas sûrs de trouver toujours si bonne auberge sur la route. Nous nous couchâmes dans notre lit accoutumé, c’est-à-dire sur le sable. On se reposa jusqu’à minuit. On prit quelques ânes pour la famille Picard et pour quelques hommes que la fatigue avait mis hors d’état d’aller plus loin. J’ai remarqué que les hommes les plus épuisés de lassitude étaient précisément ceux qui paraissaient les plus robustes. A leur figure et à leur force apparente, on les aurait crus infatigables. Mais la force morale manquait. Celle-là seule soutient. Pour moi, je fus étonné de supporter aussi bien tant de fatigues et de privations. Je souffrais, mais je souffrais courageusement. Mon estomac, à ma grande satisfaction, ne souffrait pas du tout. J’ai tout supporté de la même manière jusqu’à la fin. Le sommeil seul, mais le plus accablant de tous les sommeils, pensa causer ma perte. C’était entre deux et trois heures du matin qu’il me prenait. Je dormais en marchant ; aussitôt qu’on criait halte, je me laissais tomber sur le sable ; et je me trouvais incontinent dans la plus profonde léthargie. Rien ne m’était plus pénible que d’entendre au bout d’un quart d’heure : debout, en route. Je fus une fois tellement accablé que je n’entendis rien. Je restai étendu par terre, pendant que toute la caravane passait à mes pieds. Elle était déjà très loin quand un traînard m’aperçut heureusement, me poussa et me réveilla enfin. Sans lui j’étais perdu. Mon sommeil aurait sans doute duré plusieurs heures. En me réveillant seul au milieu d’un désert, ou le désespoir aurait terminé mes souffrances, ou j’aurais été fait esclave par les Maures, ce que je n’aurais pu supporter. Pour éviter ce malheur, je priai un de mes amis de veiller sur moi et de se charger de me tirer du sommeil à chaque station ; ce qu’il fit. Le 10 juillet, vers les 6 heures du matin, nous marchions sur le bord de la mer, quand nos conducteurs nous prévinrent d’être sur nos gardes et de prendre nos armes. Je saisis mon couteau, on rallie tout le monde, car le pays était habité par des Maures pauvres et pillards, qui, bien qu’en petit nombre, ne manqueraient pas d’attaquer les traînards. La précaution était bonne. Quelques Maures se présentent sur les dunes. Leur nombre augmenta, finit par dépasser le nôtre. Nous songeâmes à leur en imposer ; nous nous mîmes en rang sur une ligne avec les sabres et les épées en l’air. Ceux qui n’avaient point d’armes agitaient les fourreaux pour faire croire que nous étions tous armés de fusils. Ils n’approchaient pas. Il fallait pourtant en finir. Nos conducteurs vont au-devant à moitié chemin, ils laissent un seul et se retirent ; les Maures en font autant de leur côté : les deux parlementaires se parlent quelques temps, puis retournent chacun à leur troupe. L’explication fut satisfaisante, et bientôt les Maures viennent nous trouver sans la moindre défiance. Leurs femmes nous apportent du lait qu’elles nous vendent à un prix plus qu’excessif ; leur rapacité est étonnante ; ils demandent jusqu’à partager le lait qu’ils nous ont vendu si cher. Pendant que tout ceci se passait, une chose bien plus intéressante pour nous ne nous avait pas échappé. Nous avions aperçu une voile qui cinglait vers nous. Nous fîmes toutes sortes de signaux pour être vus et nous eûmes le plaisir d’être assurés qu’on nous répondait. En peu de temps, nous connûmes le brick l’Argus, un des bâtiments de notre division, qui venait à notre secours. Il approche des côtes aussi près qu’il lui est possible. Il baisse les voiles et met une embarcation à la mer. Elle vient des brisants, un de nos Maures se jette à la nage et va à l’embarcation porter au commandant un billet qui peignait notre détresse. Il arrive et le canot retourne avec le Maure à bord pour porter notre billet. Une demi-heure après, le canot revient chargé d’un gros baril et deux petits. Il s’avance jusqu’à l’endroit où le Maure l’avait trouvé. Ce dernier se remet à la nage et apporte la réponse. On nous annonce qu’on va mettre à la mer un tonneau de biscuit et de fromage, et deux autres contenant du vin et de l’eau-de-vie. Une autre nouvelle nous comble de joie ; les deux embarcations qui ne s’étaient point échouées comme nous à la côte étaient, parvenues heureusement, après le temps le plus orageux, au Sénégal. Sans perdre de temps, M. le gouverneur avait expédié l’Argus pour secourir les naufragés et aller à Portendic à la recherche des premiers débarqués. De là le vaisseau devait croiser pour tâcher d’avoir des nouvelles du radeau, enfin il devait retrouver la Méduse pour sauver les hommes qui y étaient restés et tout ce qu’on pourrait de l’armement de la frégate. Tous les efforts devaient être tentés pour retirer 90.000 francs en argent placés à fond de cale. Cet argent était celui de la Colonie. De plus, on avait envoyé par terre des chameaux chargés de vivres que nous devions rencontrer sur notre route. Les Maures étaient prévenus de nous respecter et de nous porter secours. Toutes ces bonnes nouvelles nous rendirent à la vie et nous donnèrent un nouveau courage. J’appris que M. Schmatz, sa femme et sa demoiselle étaient sains et saufs et en sûreté avec plus de plaisir que je n’aurais appris que mes propres dangers étaient finis. Il est difficile, ma bonne Arétée, de voir des dames plus respectables et plus aimables. Si nos malheurs nous ont arraché quelques larmes, c’est lorsque je les ai vues s’exposer à la fureur des flots avec autant de calme et de courage. J’aurais regretté de mourir sans apprendre qu’elles étaient sauvées. Les trois barils qu’on nous avait promis ayant été abandonnés à la mer, nous les suivîmes des yeux. Nous craignions d’abord que les courants, au lieu de les amener à la côte, ne les emportassent au large. Nous fûmes cependant rassurés et nous les vîmes s’approcher de nous, à n’en pas douter. Nos nègres et nos Maures les vont chercher à la nage et les poussent sur le rivage, où ils arrivent enfin. Le gros baril fut bientôt défoncé et le biscuit et le fromage distribués. Nous ne voulûmes pas défoncer ceux de vin et d’eau-de-vie, nous appréhendions qu’à une telle vue les Maures ne pussent contenir leur rapacité et qu’ils ne se précipitassent dessus. Nous marchâmes et, une demi-lieue plus loin, sur le bord de la mer, nous fîmes un repas des dieux. Nos forces ainsi réparées, nous continuâmes notre route avec plus d’ardeur. Vers la fin du jour, le pays change un peu d’espèce. Les dunes de sable s’abaissent. On aperçoit dans le lointain une surface d’eau qui nous comble de joie. C’est sans doute le Sénégal, qui fait en cet endroit un coude pour couler parallèlement à la mer. De ce coude s’échappe le petit ruisseau appelé le Marigot des Maringouins. Nous quittons le bord de la mer pour passer ce ruisseau un peu plus haut. Nous arrivons dans un endroit où il se trouvait un peu de verdure et de l’eau. On résolut d’y rester jusqu’à minuit. A peine y étions-nous installés que nous voyons venir à nous un Anglais et trois ou quatre Marabous, prêtres de ce pays, avec deux chameaux. Ils sont envoyés par le gouverneur anglais du Sénégal pour chercher les naufragés et leur apporter des secours. On fait partir aussitôt un chameau chargé de vivres. Ceux qui le conduisent iront, s’il le faut, jusqu’à Portendic réclamer nos compagnons d’infortune ou au moins en apprendre des nouvelles. L’envoyé anglais a de l’argent pour nous acheter des vivres sur la route. Il nous annonce encore trois jours de marche jusqu’au Sénégal. Nous pensions en être plus près. Cette grande distance effraye les plus fatigués. Nous dormons tous réunis sur le sable. On ne laisse personne s’éloigner du peloton, crainte des lions qui, dit-on, existent dans cet endroit. Cette crainte ne me tourmente guère et ne m’empêche pas de dormir assez bien. Le lendemain 11 juillet, nous continuâmes notre route depuis une heure du matin jusqu’à sept. Nous arrivâmes dans un endroit où l’envoyé anglais comptait trouver un bœuf ; par un malentendu, il n’y en avait point. Il fallut se serrer le ventre ; heureusement que nous eûmes un peu d’eau. La chaleur était insupportable, déjà le soleil était brûlant. On fit halte sur le sable blanc des dunes, parce que la station y est beaucoup plus saine que sur le sable mouillé de la mer. Mais ce sable était chaud à brûler les mains. Vers midi, le soleil, d’aplomb sur nos têtes, nous torréfiait. Je ne pus trouver de remède qu’au moyen d’une plante rampante qui pousse çà et là sur ce sable mouvant. D’anciennes tiges me servent de montants et par-dessus j’établis mon habit et des feuilles. Je mets ainsi ma tête à l’ombre. Le reste du corps était cuit. Encore le vent renversa-t-il vingt fois mon léger édifice. Pendant que nous souffrions ainsi de la chaleur, l’Anglais sur son chameau était allé à la recherche d’un autre bœuf. Il ne revint que sur les quatre ou cinq heures. Il nous annonça que nous le trouverions à quelques heures de chemin. Effectivement, après une marche des plus pénibles et à la nuit, nous trouvâmes un bœuf petit mais assez gras. On cherche dans l’intérieur des terres un endroit où l’on disait qu’il y avait une fontaine, on ne trouve enfin qu’un trou que les Maures avaient abandonné depuis quelques heures. C’est là que nous nous établissons. Une douzaine de feux sont allumés autour de nous. Un nègre tord le cou au bœuf, comme nous l’aurions fait à un poulet. En cinq minutes, il est écorché et partagé en portions que nous fîmes griller à la pointe des épées ou des sabres. Chacun dévore son morceau. Après le souper, tout le monde s’étend à terre et cherche le sommeil. Pour moi, il me fut impossible de le trouver. Le bruit importun des moustiques et leurs cruelles piqûres s’y opposèrent, malgré l’extrême besoin que j’en avais. Le 12 juillet à, 3 heures du matin, nous reprîmes notre route ; j’étais fort mal disposé, et pour m’achever on marchait sur le sable mouvant de la pointe de Barbarie. Rien n’est plus fatigant. Tout le monde se récria bientôt sur le chemin qu’on nous faisait prendre. Nos guides maures nous assuraient qu’il était plus court de deux lieues. Nous préférâmes retourner sur le rivage et marcher sur le sable que l’eau de la mer rendait ferme. Ce dernier effort fut presque au-dessus de mes forces, je succombais ; et sans un de mes camarades, j’aurais préféré rester sur le sable. On voulait absolument gagner le point où le fleuve vient rencontrer les dunes de sable. Là, des embarcations qui remontaient le fleuve devaient venir nous prendre et nous conduire à Saint-Louis. Près d’arriver à cet endroit, nous franchissons les dunes et nous voyons enfin à nos pieds ce fleuve tant désiré. Pour comble de bonheur, la saison était celle où l’eau du Sénégal est douce. Nous nous désaltérâmes à souhait. On s’arrête enfin ; il n’était que 8 heures du matin. Nous n’eûmes d’autre abri pendant toute la journée que quelques arbres qui me sont inconnus portant un triple feuillage. Il est vrai que je me mis souvent dans le fleuve, mais sans oser aller au large ; les caïmans, gros animaux amphibies qui s’y trouvent, nous empêchaient de nous éloigner du bord. Vers les deux heures arrive une petite embarcation. Le maître demande M. Picard. Il était envoyé par un des anciens amis de ce dernier (M. Picard avait habité autrefois le Sénégal). Il lui apporte des vivres avec des habits pour sa famille. Il nous annonce à tous, de la part du gouverneur anglais, deux autres embarcations chargées de vivres. Je ne puis, en attendant qu’elles arrivent, rester auprès de la famille Picard. Je ne sais quel mouvement se passait dans moi-même en voyant couper ce beau pain blanc et couler ce vin qui m’auraient fait tant de plaisir. A 4 heures, nous pûmes jouir tous du bonheur de manger du pain et du bon biscuit et de boire du bon vin de Madère. On nous le prodigua même avec peu de prudence, et quelques têtes ne purent y tenir. Tous nos matelots étaient ivres, et nous aussi, nous étions tous gais, comme on dit, aussi nous jasâmes comme des pies en descendant le fleuve dans nos barques. Après une courte navigation heureuse, nous abordâmes à Saint-Louis vers les 7 heures du soir. Mais que faire ? où aller ? Telles étaient nos réflexions en mettant pied à terre. Elles ne furent pas longues ; nous trouvâmes de nos camarades des embarcations arrivés avant nous, qui nous conduisirent et nous distribuèrent chez divers particuliers. Ceux-ci avaient tout préparé pour nous bien recevoir. Je me rappellerai toujours la tendre hospitalité que nous ont prodiguée tous les habitants blancs de Saint-Louis, Anglais et Français. Tout le monde fut accueilli. Nous eûmes tous du linge blanc pour changer, de l’eau pour nous laver les pieds, une table somptueuse nous attendait. Pour moi, je fus reçu avec plusieurs de mes camarades de voyage chez MM. Durecu et Potin, négociants de Bordeaux. Tout ce qu’ils possédaient nous fut prodigué. On me donna du linge, des habits légers, enfin tout ce qu’il fallait. Car je n’avais plus rien. Honneur à celui qui sait ainsi secourir les malheureux. Surtout qui sait le faire avec autant de simplicité et si peu d’ostentation que le faisaient ces messieurs. Il semblait que c’était un devoir pour eux de secourir tout le monde. Ils auraient voulu ne rien laisser aux autres du bien qui était à faire. Des officiers anglais réclamèrent avec ardeur le plaisir, disaient-ils, d’avoir quelques-uns des naufragés. Quelques-uns de nous eurent des lits, d’autres eurent de bons matelas étendus sur des nattes où ils se trouvèrent très bien. Je dormis mal cependant. J’étais trop fatigué et trop agité. Je me croyais toujours ou ballotté par les flots ou sur les sables brûlants. En revenant du bal, on a toujours des violons dans la tête, mais quelle différence ! C’est le 12 juillet, comme tu vois, ma chère Arétée, qu’ont été terminées les grandes souffrances. Mais nous ne sommes pas encore tout à fait au bout de nos peines. Notre situation assez fâcheuse est encore aggravée par une circonstance particulière. Le gouverneur anglais prétend qu’il n’a pas reçu d’ordres de son gouvernement et refuse de remettre la Colonie entre les mains du gouverneur français. Ce n’est que par une grâce spéciale que nous avons été reçus dans la ville pour nous rétablir. Devant cet embarras, M. Schmatz, après quelques jours de repos, a envoyé la plupart des passagers, des matelots et des soldats échappés du naufrage au cap Vert, qui est à une quarantaine de lieues au sud d’ici. Les trois autres vaisseaux de notre division, et des goélettes du pays, ont servi à ce transport. Au cap Vert, on trouve bien des ressources pour vivre comme gibier, poissons, etc., mais il n’y a rien pour les autres besoins. Il faudra y établir des tentes en attendant qu’il plaise à MM. les Anglais de nous céder Saint-Louis et Gorée, petite île habitée près du cap Vert. Je pensais que nous irions camper comme les autres. M. Schmatz nous a donné à M. de Chatelus et à moi une autre mission, c’est celle de tenir compagnie aux dames. Nous ne nous sommes point récriés sur cette décision et nous tâcherons de la remplir de notre mieux. Nous ne savions comment vivre, mais M. Schmatz a parlé à M. Durecu, et sans que nous nous soyons mêlés de rien nous sommes installés ici. En attendant que tout cela change, me voilà donc à une bonne table avec une société aimable. Je m’arme d’insouciance pour l’avenir et je jouis du présent. Ma santé est très bonne, comme je te l’avais dit. Les premiers jours de mon arrivée ici, j’ai beaucoup souffert d’un état de constipation causé par les privations et d’une inflammation accompagnée de suppuration que la fatigue avait déclarée. Mais tous les symptômes ont disparu, et jamais je ne me suis mieux porté. J’ai un appétit que la meilleure table a peine à satisfaire. Étant destiné dans quelques mois à parcourir le pays, il est juste que nous ayons dans ce moment moins de privations que les autres. Un petit bâtiment marchand doit partir aujourd’hui ou demain pour la France. J’en resterai là si le temps m’y oblige. Si je puis, j’achèverai d’employer ce papier. Reçois ici, ma bonne Arétée, ma chère amie, mes embrassements. Embrasse pour moi notre grand et bon Horace. Charge-toi de toutes mes amitiés pour ma cousine Ledreux, son excellent mari, pour mes tantes Villecocq et Landry, en un mot pour toute la famille de Chartres. Donne-leur à lire cet écrit, s’il peut les intéresser. Charge-toi, pour moi, d’écrire à Jean-Jacques, à Émile, à Alphonse et à sa petite femme. Écris aussi à Philadelphe pour qu’il instruise de tout notre respectable oncle Landry et tous nos bons parents de Paris. Je n’oublie personne, que tout le monde conserve un bon souvenir de moi, c’est une consolation qui me sera bien douce. Je regrette de ne pas savoir écrire ou peindre les situations de mon âme, il me semble que mon récit en aurait beaucoup plus de prix, mais je parle à une sœur qui ne prendrait pas plus de part aux peines de son frère quand elles seraient mieux exprimées ! Adieu, encore une fois, aime-moi comme je t’aime. Je suis pour la vie ton tendre frère et ami. C. M. BRÉDIF.
le 18 juillet
1816.Du 19 juillet
1816.
Le brick l’Argus qui nous avait donné des vivres dans le désert est revenu de sa croisière. Il a rencontré nos hommes débarqués au-dessus de Portendic et leur a fait passer des vivres. L’envoyé anglais était avec eux. Ils étaient encore à vingt-cinq lieues de distance. Nous espérons qu’ils arriveront. L’Argus n’a pu retrouver la frégate et n’a pu poursuivre ses recherches assez longtemps. Il est revenu faute d’eau. Il est probable que le gros temps l’aura fracassée et engloutie avec les cinq ou six hommes qui étaient restés dessus. Par le plus heureux des hasards, ce brick a rencontré le radeau au milieu de la mer. Mais quelles affreuses nouvelles il a données ! Cent quarante-sept hommes qui étaient dessus étaient réduits à quinze, tous blessés. Ils ont été de suite mis à bord. Je ne te peindrai pas comment ils ont été ainsi réduits. Sache seulement que la révolte les a fait se massacrer entre eux ; on jetait les hommes endormis à la mer. Les lames en ont emporté une grande partie. On a trouvé sur les cordes du radeau des lambeaux de chair humaine, et des bouteilles d’urine pour le soutien de l’existence des quinze malheureux qui étaient tous en démence. L’humanité frémit. Ce naufrage fera du bruit en France. Il ne peut manquer de s’en faire un jugement. Si l’on trouve un coupable, de quel poids il doit déjà être accablé en lui-même ! Si l’ignorance seule est l’origine de notre désastre, elle le garantira de la peine du souvenir d’avoir été cause du malheur de tant d’hommes. L’état des quinze hommes retirés du radeau est dans ce moment très satisfaisant. Ils sont un peu rétablis de leur épuisement. Leurs plaies se ferment, on s’occupe de les mettre à terre pour leur procurer tout ce dont ils ont besoin. Notre gouverneur, M. Schmatz, fait dans les circonstances autant qu’il dépend de lui. Il prodigue son propre argent pour les secours et pour les vivres. Nous lui devons tous notre existence. Ma chère amie, laissons ces scènes d’horreur. Je vais te parler un peu, mais bien peu, de la contrée que j’habite ; plus occupé à réparer mes forces qu’à étudier le pays, je n’ai que fort peu de choses à t’en dire. L’île Saint-Louis est au milieu de la rivière du Sénégal, à deux lieues de son embouchure ; elle en était autrefois à cinq, mais la pointe de Barbarie ou la langue de sable, deux à trois cents toises seulement, qui pendant quinze à vingt lieues sépare la mer de la rivière, a été rongée ; et l’embouchure du Sénégal, est remontée de trois lieues vers le nord. On remarque que depuis quelque temps elle revient à sa première position, car ses sables sont si mouvants qu’ils s’amoncellent aussi facilement qu’ils se dispersent. L’île n’est qu’un banc de sable sur lequel on marche avec peine ; elle est presque en totalité occupée par des maisons de briques recouvertes en chaux, qu’habitent les Européens, et par des cases en paille habitées par des nègres. La population est de six à sept mille âmes. La plus grande partie des habitants est noire, une autre est composée de mulâtres et les blancs comptent à peine dans ce nombre. Tous les nègres ne sont pas esclaves. Il y en a de libres qui ont eux-mêmes des esclaves. Les Européens sont servis par des esclaves nègres qu’ils logent et nourrissent chez eux. Le vêtement des nègres et des mulâtres est des plus simple. Les enfants, filles ou garçons, jusqu’à l’âge de dix ou douze ans, sont tout nus. C’est ainsi qu’ils vous servent à table ou ailleurs. Plus âgés, les hommes prennent un petit caleçon et les femmes un morceau de linge qui les enveloppe depuis le bas des reins jusqu’au haut des cuisses. La plupart du temps, tout le reste est nu, ou rarement elles mettent sur leurs épaules un morceau de toile de coton qui ne cache rien ; en cela, elles ne montrent aucune coquetterie, car elles feraient mieux de laisser deviner tout ce qu’elles laissent paraître aux yeux. Les ornements des femmes consistent en morceaux de cuivre ou de fer-blanc qu’elles placent au-dessus du pied comme les galériens leurs anneaux. Elles portent quelquefois des boucles d’oreille d’or massif très pesantes. Autour des reins, elles ont un très grand nombre de tours de grosses perles en verre ou en émail. L’assemblage de ces tours égale quelque fois la largeur de deux mains. Ce singulier ornement produit beaucoup de bruit quand celles qui le portent marchent. Les plus riches ont aussi des colliers d’ambre et de verre. Les mariages consistent tout simplement en un cadeau fort modique que le futur fait aux parents de sa belle. S’il est accepté, le mariage est conclu. Il y a un autre mariage que contractent un assez grand nombre d’Européens, surtout avec les mulâtresses. Ce lien est pour un temps déterminé. Il est rompu de droit par le départ du mari. Il n’est pas rare de voir un blanc qui a femme et enfants en Europe posséder ici une femme et une douzaine de petits mulâtres. Les femmes du pays tiennent ces mariages en grand honneur. Elles sont alors des signora. Presque toutes ces mulâtresses et négresses sont dégoûtantes. Elles sont flétries presque aussitôt qu’elles sortent de l’enfance. On voit cependant quelques petites filles qui montrent d’assez jolies formes, et leurs appas, quoique sans corsets, se soutiennent fort bien. Mais cela ne dure que quelques mois. Les habitants du pays assurent que le pays est devenu beaucoup moins malsain depuis quelques années, ce qui tient au soin que l’on a de combler tous les marais et de ne plus souffrir dans l’île aucun trou pour avoir de l’eau. La chaleur est très forte, nous l’avons déjà éprouvée, mais les maisons sont percées d’une si grande quantité de fenêtres sans vitres, que l’air circule facilement et nous rafraîchit beaucoup. On dit que l’on n’a pas toujours de l’air, alors on doit souffrir. En général, je vois qu’on exagère toujours et qu’on souffre beaucoup moins que ne le disent les voyageurs. L’état de moiteur dans lequel on est presque toujours vous rend un peu mou. On marche lentement, on procède sans se presser à toutes ses affaires. Mais le corps se trouve dans une espèce de souplesse qui rend cet état très supportable. Depuis que les Anglais sont maîtres du Sénégal, ils ont permis aux princes maures du désert de venir librement à Saint-Louis. Un assez grand nombre est venu voir M. Schmatz. Rien n’est plus singulier que ces sortes de gens ; ils sont assez beaux hommes, d’un regard fier, d’une démarche assurée. Rien n’égale leur finesse, peut-être leur perfidie ; leur couleur est celle du bois un peu foncé ; ils jettent par-dessus eux des pièces de toile bleue ou blanche de manière à se draper avec assez de goût. Leur barbe longue et leurs cheveux longs et frisés leur donnent un caractère de figure souvent très beau. Les princes et les ministres n’ont presque rien qui les distingue des autres. Ils s’appuient en marchant sur des hommes qui remplacent les fous ou baladins qu’avaient autrefois les rois d’Europe. On les craint quoiqu’on les méprise. Ils ne reçoivent pas même de sépulture après leur mort. On rassemble les lettres pour les porter au bâtiment. Adieu encore une fois, ma bonne Arétée. P. S. – Deux hommes qui s’étaient égarés dans le désert viennent d’être ramenés par des Maures. Ils ont eu tout à souffrir d’eux. On les a dépouillés, et on a pris jusqu’à la chemise de l’un d’eux. Ils se portent du reste assez bien. C. M. B.
Publié
par ANDRÉ LICHTENBERGER.
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