LUCHET,
Auguste (1806-1872) : Une représentation à bénéfice
(1832).
Saisie du texte et relecture :S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (03.IV.2009) Texte relu par : A. Guézou. Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : nc) de Paris ou le livre des cent-et-un. Tome neuvième.- A Paris : Chez Ladvocat, libraire de S.A.R. le Duc d'Orléans, MDCCCXXXII.- 415 p. ; 22 cm. Une représentation à bénéfice
par
Auguste Luchet
~*~Une représentation à bénéfice ! Que c’est une douce chose, et combien
la pensée en est gracieuse et riante pour ces êtres rares, pour ces
artistes favoris qui, toute leur vie, ont possédé, ont enchaîné le
public de leur théâtre ; gens à qui leur théâtre doit de n’être pas
mort, de vivre riche et glorieux ! Heureux, cent fois heureux ceux-là
qui mènent, et remuent, et gouvernent tout ; qui sont plus directeurs
que le directeur ; ceux-là pour qui jamais la caisse n’a fermé sa
porte, ni baissé son guichet ; pour qui les feux et les suppléments de
feux (1), les congés et les rachats de congés, les primes, les
augmentations, les gratifications ont toujours été des choses
familières, des résultats naturels ! Pendant cette carrière si belle,
ils ont compté leurs succès par leurs rôles. Tous leurs rôles, ils les
ont fait faire. On les a faits exprès pour eux ; et quoique faits
exprès, ils les ont refusés quand ils l’ont voulu ! On a coupé, taillé,
châtré, allongé, raccourci, élargi, rétréci les pièces à leur fantaisie
! Ils vous ont dit, à vous, auteur : « Je ne veux pas paraître dans le
premier acte ; » et vous avez refait votre premier acte ! Ils ont dit à
leur directeur : « Je ne veux pas de ce dénouement-là, parce que je n’y
produirais pas d’effet ; » le directeur a répondu : « C’est juste. »
Puis il est venu à vous, auteur ; il vous a dit : « Mon cher, votre
dénouement n’est pas bon ; » et vous qui compreniez très-bien, mais qui
vouliez absolument être joué, avez répliqué tout uniment : « Je
l’arrangerai comme on voudra ! » Et l’art s’est perdu. Et les auteurs
sont devenus les bourreaux de leurs oeuvres. Et le public les a sifflés,
sifflés à outrance, les malheureux ! Tandis que le grand artiste
grandissait toujours, devenait un colosse, et faisait dire de lui : «
Quel talent ! Quelle intelligence ! Comme il sait tirer parti de ce
rôle absurde ! En vérité, c’est lui qui fait les pièces ! »
Pour ceux-là, une représentation à bénéfice n’a rien de pénible, rien d’humiliant, rien de honteux. Tout en elle est doré, parfumé, ravissant. C’est le bouquet d’un feu d’artifice. C’est la fête bruyante et folle du soir après une longue journée sans orages, toute brillante de joies, toute parsemée de gloires. C’est le billet gagnant de la loterie. C’est un concert, un spectacle qu’ils donnent, et auquel le public se glorifie d’être appelé, s’honore de payer chèrement sa place. Heureux, cent fois heureux les grands artistes ! Cette représentation si piquante, si ingénieusement arrangée, dont le curieux programme retentit inséré dans tous les journaux, resplendit affiché dans toutes les rues, ils n’ont pas eu de peine à la bâtir, croyez-le ! Tous les grands artistes sont frères et amis, voyez-vous. Ils s’embrassent et se tiennent, et se poussent, et se lancent, et se produisent mutuellement. Ils forment entre eux une sainte-alliance pour l’éternelle petitesse des autres. Il n’y a personne qui soit aristocrate comme eux. Les grands artistes boivent et mangent, et jouent, et font la débauche ensemble ; mais seulement ensemble. Jamais les petits n’en sont. Les miettes de tels festins seraient déjà trop pour ces pauvres petits ! Ils se tutoient tous indistinctement, petits et grands, parce que c’est l’usage. Mais je voudrais que vous eussiez vu comme moi ce qu’il y a de méprisant dans le tutoiement d’un grand artiste à l’égard d’un petit. Il vous semblerait entendre M. Odillon-Barrot user de ce familier langage envers un avocat reçu d’hier. Car il n’y a pas loin de la vie des avocats à celle des acteurs. Ceci, qui est la vérité, vous explique l’extrême facilité avec laquelle un acteur célèbre, aimé du public dont il a long-temps fait les plaisirs, aimé des auteurs dont il a long-temps fait les succès, peut se composer une éblouissante représentation pour le jour de ses adieux, vrais ou faux, à ce monde qui pleure en le voyant partir : (notez bien que j’entends seulement parler ici des représentations à bénéfice considérées comme représentations de retraite). Ceci vous explique en même temps, et vous voyez déjà la morale de mon chapitre, les immenses difficultés, les insurmontables entraves que doit rencontrer un pauvre diable pour se faire, à son dernier jour, un ennuyeux et insignifiant spectacle. A l’appel de l’acteur célèbre, ses camarades des autres théâtres accourent en foule, avec d’autant plus d’empressement que tous, plus ou moins jaloux de lui, se réjouissent de sa retraite au fond de leur coeur. Tandis qu’à la prière du pauvre petit, dont personne n’est jaloux et que personne ne craint, c’est à peine si quelques voix daignent répondre. Pourtant son spectacle coûte aussi cher que l’autre. Car n’allez pas vous imaginer que tout soit bénéfice dans une représentation à bénéfice. Il y a fort à dépenser, fort à rabattre. Eh bien, là encore se trouve une foule de chances de plus pour le grand que pour le petit. Le premier peut assez clairement d’avance calculer son profit, tandis que l’autre est obligé de tout confier au hasard. Pauvre petit ! Je laisse de côté ces hautes solennités dramatiques qui font époque dans les annales d’un théâtre et dans l’Almanach des Spectacles. Il n’entre pas dans mon plan de rappeler ici les fêtes magnifiques données aux Fleury, aux Nourrit, à madame Gardel, à mademoiselle Mars, à mademoiselle Sontag, etc. Je ne veux m’occuper que des bénéfices ordinaires, pauvres représentations, que je distinguerais volontiers des autres par le titre de représentations à perte. Voici à peu près comment les choses se passent. Les hommes de génie sont rares, quoi qu’on dise, et dans les arts tout comme en politique, tout comme en science, tout comme ailleurs, on trouve cent esprits vulgaires contre un esprit transcendant. Je prends donc dans la foule des acteurs un homme estimable, laborieux, exact ; attentif aux reproches qu’il évite tant qu’il peut ; disposé le mieux du monde à bien faire ; mais incapable de ces hardiesses, de ces innovations audacieuses qui lancent un nom dans les cieux quand elles réussissent. Cet homme a joué la comédie avec conscience et religion durant vingt-cinq ou trente ans : il a presque toujours compris ou cru comprendre les personnages qu’il représentait : il est allé souvent jusqu’aux intentions de ses auteurs, quelquefois plus bas, jamais plus haut. Il a suivi avec respect les traditions des maîtres de la scène : jeune premier, il a crié fort telle scène que le fameux *** criait fort avant lui ; financier, il a pris du tabac et frappe du pied là où l’inimitable *** prenait du tabac et frappait du pied jadis ; père noble, ganache, il a donné le coup de canne, et dérangé sa perruque, et fait la moue, et grossi les yeux comme faisait dans son temps le célèbre ***. Et tout doucement ainsi, acteur doctrinaire, en dépit des moqueries de ses jeunes camarades, l’oreille close aux enseignements des réformateurs de la scène, il est arrivé au bout de sa carrière, chérissant ses coulisses, honorant sa femme, et donnant à ses enfants toute l’éducation que ses faibles appointements lui permettaient. C’est un homme généralement aimé, dont la conduite n’a jamais donné prise à la médisance ; un peu bavard, très arriéré, mais bon par excellence, obligeant, serviable et surtout utile à son directeur ; car il possède une mémoire de fer, et son amour-propre, tout immense qu’il soit, ne va pas jusqu’à lui faire refuser les rôles qui ne sont pas de son emploi, et dont personne n’a voulu. L’heure de la retraite a sonné pour ce digne homme. Il sait cela. Le directeur aussi. Mais ni l’un ni l’autre n’en parlent. Ils attendent toujours. – Je suis encore solide, dit l’un. – Il peut encore aller, dit l’autre. Un an, deux ans, dix ans se passent. L’acteur tombe malade. On le remplace. Il guérit. Mais il n’a plus d’emploi, et d’ailleurs, comment pourrait-il jouer encore ? Voix, embonpoint, mémoire, jambes ; la maladie a tout perdu, tout dévoré. Il est fini. Il ne le croyait pas ; mais on le lui a dit tant de fois que son amour-propre s’est enfin révolté. Un soir il est allé trouver son directeur, et lui a dit : – Puisque décidément je ne vous suis plus bon à rien ; puisque vous m’avez préféré un jeune homme (son successeur frise la cinquantaine), je viens prendre mon congé, et fixer avec vous l’époque de ma représentation à bénéfice. Le directeur a répondu convenablement. Il a témoigné du regret. Il a serré la main de son vieil artiste. Il a pleuré avec lui. Il a blâmé le vice des règlements de son théâtre qui n’accordent point de pension de retraite. Il a pris jour pour arranger la représentation désirée. Il s’est engagé à faire tout ce qui dépendrait de lui pour qu’elle fût aussi fructueuse que brillante. Il a parlé enfin comme un directeur doit parler en pareil cas. Cependant le vieil acteur commence ses démarches. Il va voir tout le monde, et tout le monde lui promet. Tout le monde se confond en amitiés pour lui, en marques d’intérêt pour sa famille. Il déjeune chez le premier rôle, et dîne chez la jeune mère. Les directeurs des différents théâtres qui doivent concourir à sa représentation le reçoivent affectueusement. Ils s’étonnent que le moment soit déjà venu ; ils lui auraient donné dix années encore de travaux et de succès. Il rentre chez lui transporté, confus, attendri, et la nuit, il bâtit avec sa femme mille beaux projets sur la recette du grand jour. Vous avez vu le Bénéficiaire de M. Théaulon ? C’est la nature prise sur le fait. Huit jours se passent. Il en reste autant pour arriver au quantième désigné. Le vieil acteur a reçu cinq ou six lettres. L’une apprend au pauvre homme que le directeur de l’Opéra refuse le ballet qu’il avait promis, parce que, deux jours après sa représentation, il doit y en avoir une autre au profit de M.***, ancien artiste de l’Académie royale de musique. La seconde le contriste en lui disant que son camarade de la Comédie-Française s’est retiré à la campagne pour un mois, à la suite d’une querelle avec ses co-sociétaires. Les autres lettres lui apportent d’autres désappointements. Alors la fièvre prend le vieil artiste. Il retourne à son directeur. Il retourne à tout le monde. Il presse, il prie, il conjure. Sa femme presse, prie, conjure avec lui. Ils s’humilient tous deux, ils s’abaissent pour solliciter une grâce qu’ils paieront, pour implorer une faveur souvent plus productive à celui qui l’accorde qu’à celui qui la reçoit. Les larmes aux yeux, les voilà qui racontent leurs peines, et leur gêne, et leur misère. Les voilà qui se font petits, tout petits, presque aux genoux de ce superbe roi de la scène, qui les écoute à peine ; oubliant, l’ingrat qu’il est, que le pauvre vieillard qui pleure l’a pris jadis tout obscur, tout ignoré, pour le poser sur les planches d’un théâtre, et lui ouvrir l’heureuse carrière qu’il parcourt si orgueilleusement. Enfin, quand il a bien joui de sa toute-puissance, quand il a bien vu le vieux drame de nos pères ainsi prosterné devant le drame nouveau, il sourit et laisse tomber avec majesté ces mots consolateurs : – Eh bien, je jouerai. A cette pénible visite en succède une autre plus pénible encore. Parmi les lettres d’hier, il y en avait une de cette actrice bien aimée, dont le nom écrit sur l’affiche a toujours une vertu attractive à laquelle le public ne sait point et ne veut point savoir résister. Elle aussi a menacé de son absence. Le directeur lui a fait une sottise dernièrement. Il a donné à une autre femme un rôle évidemment pensé, tracé, écrit pour elle. Ce procédé l’a indignée. Elle a juré de ne pas remettre le pied au théâtre, et de plaider pour la rupture de son engagement. Comment vaincront-ils les pauvres gens, cette répugnance d’amour-propre ? Quel spécifique possèdent-ils à pouvoir guérir cette profonde blessure faite à la sensibilité délicate d’une femme, à la dignité susceptible d’une artiste ? Tous deux sont découragés. Tous deux hochent la tête en montant l’escalier. Tous deux ont peur, et tremblent, et se désespèrent en saisissant le cordon de la sonnette qui résonne timidement à leur timide secousse. On vient ouvrir. Une porte est vite retombée derrière la femme de chambre qui les reconnaît et leur dit avec fermeté : – Madame n’y est pas. – Ah, mon Dieu ! répond en frissonnant le vieux comédien, la portière nous avait cependant affirmé que *** (il dit le nom tout court, comme cela se fait entre camarades) n’était pas encore sortie. – La portière ne sait ce qu’elle dit. – C’est bien malheureux..... Savez-vous à quelle heure elle rentrera ? – Non : réplique avec compassion la femme de chambre, tenant toujours le pêne de la serrure. – Est-ce que nous ne pourrions pas attendre un peu ici ? – Oh non ! madame est allée à la campagne, et si elle rentre aujourd’hui, il sera bien tard. – Ah, mon Dieu ! répètent les deux infortunés. Comme ils parlaient ainsi, un éternument mal étouffé retentit dans la pièce voisine. Le vieux comédien, qui sait toutes ces choses-là par coeur, s’écrie : – Elle est là ! elle est là ! je la reconnais. La femme de chambre rit. Sa maîtresse sonne. Ils entrent. – Dieu vous bénisse, dit le pauvre homme en baisant la blanche main qu’on lui présente, et s’asseyant avec son épouse sur un superbe divan. La négociation commence. Que de difficultés ! que de prières ! que d’opiniâtres refus ! quelle longanimité d’une part, et quel emportement de l’autre ! Elle éclate, la grande actrice, elle tonne en foudroyants anathèmes contre la grossièreté de ce directeur stupide qui ose mettre à sa hauteur, l’indigne ! une femme à peine venue de province, l’être le plus lourd, le plus gauche, le plus maniéré... jolie créature, oui ! mais statue, mais pantin, mais marionnette, qui ne sait ni marcher, ni se tenir, ni parler, ni se taire, ni rire, ni pleurer. Et confier à cet automate sans larmes et sans coeur un rôle plein de poésie, un rôle tout de larmes et de coeur ! un rôle, le plus beau de tous les rôles ! un rôle comme on n’en a jamais joué, qui aurait été son triomphe, à elle ! - Oh ! ne me parlez plus de cet homme, s’écrie l’artiste irritée. J’aimerais mieux me faire servante, voyez-vous ! que de jamais jouer sur son théâtre, tant qu’il y sera. - On a répété la pièce hier, dit le vieux comédien. - Ah ? Eh bien ! comment trouvez-vous cette femme ? - Mauvaise. Elle a mal dit tout le cinquième acte. - Je le crois bien ! Ce beau cinquième acte, cette situation si poignante ! Est-ce que c’est à sa portée, cela ! Ces cris de femme et de mère, où les prendrait-elle ? où ? Et la voilà qui se lève, la sublime actrice ! la voilà qui dit ce beau cinquième acte, qui jette aux trois spectateurs de sa chambre cette situation si poignante, ces cris de femme et de mère ! Et voilà que le vieux comédien, si vieux de rôles et de planches, que sa femme, que l’autre femme pâlissent, et pleurent, et se transportent, et s’écrient. Jamais rien de si admirable ne s’était vu. Cette scène ravissante achevée, le vieil acteur saute au cou de sa camarade. Il prend son chapeau, il court au théâtre, voit son directeur, lui parle, lui dit ce qu’il vient d’entendre. Sa chaleur, son enthousiasme se communiquent. Le directeur est subjugué. Il écrit à l’actrice pour lui offrir le rôle. Le bon homme revient haletant, suffoqué d’émotions et de bonheur. L’actrice lit, et dit : – Je n’en veux plus. Que cette femme le garde ! - Et moi, demande le vieillard atterré ? - Je jouerai dans votre représentation. Voilà donc deux difficultés vaincues, deux barricades prises. Hélas ! c’était le plus facile, cela. Le reste est bien autre chose. Le reste est impossible. Ce ne sont plus des rebuffades, des brusqueries, des brutalités qu’il va trouver maintenant. Ce sont des portes fermées ; des portiers qui ne l’ont jamais vu ; des domestiques qui ne savent pas comment il s’appelle. – Allez au théâtre, lui dit-on. Au théâtre, ces messieurs et ces dames sont en répétition, en lecture, en collation, en distribution, en correction ; que sais-je moi ! On sait pourquoi il vient ; on se sauve, on le fuit, on lui échappe. En parlant à l’un, il manque l’autre. Il appelle celui-ci, qui passe sans répondre. Il salue celui-là, qui ne fait pas semblant de le connaître. – Mon cher, je n’ai pas le temps. – Mon cher, je ne peux pas. – Mon cher, reviens demain. – Mon cher, je suis malade. – Mon cher, vois le directeur. – Mon cher, tu es fou d’avoir choisi un tel jour. – Tu n’auras pas une âme. – Une chaleur ! Vois donc le thermomètre. – Vingt degrés au-dessus de zéro ! – Crois-moi ; remets les choses à un mois. – Mais je ne peux pas ! – Alors, tant pis. Pauvre bénéficiaire, va ! Il sort de ce théâtre. Il entre au café des Variétés. En voici un qui vient à lui : – Bonjour. Eh bien ! comment va ton affaire ? – Mal. – Mal ? – Oui... Enfin, si je ne peux pas avoir le Gymnase, j’aurai toujours le Vaudeville. – Le Vaudeville ! ah çà, tu perds l’esprit ? – Comment ? – Si tu as le Vaudeville, tu ne peux pas avoir les Variétés – Ah bah ? – Tu ne sais donc pas que les directeurs sont à couteaux tirés ? – Ah, mon Dieu ! – Il faut remettre ta représentation, il n’y a pas à dire. Et partout c’est de même. Partout on lui dit de renvoyer la fête à un autre jour. Ils savent pourtant bien, les méchants, que ce n’est pas possible. La date est prise, c’est fini. Le directeur du théâtre a fait ses dispositions. Déjà trois fois, au bas de l’affiche journalière, le public a lu : Tel jour, représentation extraordinaire au bénéfice et pour la retraite de M.***, après trente-cinq ans de service, etc. Huit ou dix loges sont déjà louées ! C’est ainsi qu’après quinze jours d’atroces alternatives, quinze jours qui l’ont vieilli comme quinze ans, qui l’ont cassé, usé, brisé plus que tous ses travaux ; quinze jours d’enfer, de torture, de damnation ; quinze jours qui ont vu toutes les graduations du désespoir : c’est ainsi, dis-je, que le vieux comédien arrive au moment fatal. Oh ! que ce moment lui semble horrible, vu de si près ! Jadis, c’était là son rêve chéri, c’était l’étoile qui le guidait, c’était sa croix d’honneur ! Jadis, l’idée de cette représentation enchantait son coeur, s’offrait à lui entourée de riantes images, toute luisante d’or, toute couronnée de fleurs. Qu’est-ce à présent que cette idée ? Regarde-la, pauvre artiste ! Comme la voilà creuse, apauvrie, fanée ! Comme les illusions de ta longue vie se sont vite envolées, n’est-ce pas ? Comme tous tes projets d’homme et de père, comme tous tes châteaux en Espagne tombent, et s’écroulent, et s’abîment les uns sur les autres ! Il tient son affiche dans ses mains tremblantes ; son affiche qu’il a voulu bien grande et qui l’effraie à l’heure qu’il est, car l’imprimeur vient d’envoyer son mémoire avec. Qu’y a-t-il sur cette affiche ? une vieille pièce de son théâtre ; une pièce qui compte deux cents représentations ; une pièce que tout le monde a vue, que tout le monde sait, qui a fait cinq cents fr. la dernière fois. Les deux grands artistes jouent dans cette pièce ; c’est vrai : ils y sont admirables tous deux... Mais ce public si blasé, si grand seigneur, si avide d’émotions neuves ; ce public que l’on gâte tous les jours davantage, à qui l’on sert en une soirée maintenant plus de terreurs, et de cris, et de fureurs, et de larmes, et de sang qu’il n’en fallait jadis pour vingt soirées ; ce public, voudra-t-il de cette pièce ? Paiera-t-il double pour la voir ? Payer double ! parce que c’est le vieux comédien qui s’en va ! Qu’est-ce que fait au public la retraite du vieux comédien ? Après lui un autre. Sa retraite est un grain de sable, un caillou de moins au fond de la rivière. Entré sans bruit à ce théâtre, il y a vécu trente années sans bruit, le vieillard : est-il donc nécessaire qu’il fasse du bruit pour sortir ? Oh ! non. Le public se met à devenir ingrat, et ce n’est pas pour le pauvre homme qu’il aura des retours de reconnaissance. Quel mauvais spectacle ! quelle pitoyable représentation ! Avant le vieux drame, une vieille comédie de Molière. Après, une pièce grivoise, la plus râpée de toutes. Dans les entr’actes, des solos de flûte et de hautbois, des romances au piano ; et pour finir, un ballet du père Blache. Jolies choses, vraiment, pour emplir une salle avec les prix doublés ! Puis, le voilà qui calcule et qui s’épouvante de son calcul : – Loyer de la salle, quinze cents francs. C’est pour rien, le directeur l’a dit ; il aurait pris dix-huit cents francs à un autre. – Frais d’artistes, d’orchestre, d’affiches, d’instruments, de voitures pour messieurs et mesdames des autres théâtres ; six cents francs. – Droits d’auteur et tous les autres droits ; trois cents francs. Total : deux mille quatre cents francs. Deux mille quatre cents francs ! Ce chiffre le fait pâlir ; il lui hérisse les cheveux. – Jamais nous n’irons là, s’écrie-t-il ! Vingt fois, depuis le matin, il a visité le bureau de location. Quelques loges par-ci par-là ; quelques stalles ; une cinquantaine de places de balcon et de galerie ; des riens enfin. Et deux mille quatre cents francs à prélever sur la recette ! Il ne peut plus tenir en place : la tête lui brûle, son coeur bat à le tuer ; il court, il va, il se désole, il pleure, il est fou ! On commence à le plaindre pourtant ! On a presque pitié de lui. On essaie de le rassurer. On s’épuise en consolations, en comparaisons, en tous ces lieux communs, stupides, qui aigrissent, qui irritent, qui mettent hors de soi. Lui, pour toute réponse, montre le bureau vide, l’affiche au mur, et le ciel ! Car le ciel aussi conspire contre le pauvre artiste : le ciel ! Ce matin, le temps était sombre, chargé de gros nuages ; nuages d’or pour lui ! Il aurait tant besoin de pluie et de boue ; il lui en faudrait tant que les Tuileries, et les Champs-Élysées, et les boulevarts, et toutes les promenades fussent impraticables ! Mais voilà qu’une légère pluie est tombée ; elle a rafraîchi l’air, abattu la poussière, et le soleil brille radieux dans le ciel pur, bleu, magnifique à voir ! L’heure a sonné : les bureaux sont ouverts. Il est d’abord venu beaucoup de monde, et le front du bénéficiaire commençait à s’éclaircir ; mais bientôt l’affluence s’est ralentie. Puis, ceux qui venaient demandaient le prix, et quand on le leur avait dit, ils lorgnaient l’affiche, et ne trouvant dessus rien qui leur parût assez beau pour tant d’argent, ils passaient. Il n’y aura pas deux tiers de salle ! Il y aura moitié tout au plus. Que de loges resteront vides ! Comme cette représentation aura mauvaise mine ! Le directeur avait raison de vouloir envoyer des loges aux journaux. Les journalistes, c’est de beau monde ; cela garnit bien une salle. Il n’a pas voulu, lui : il a gardé ses loges en dépit de la colère du directeur qui lui disait : « Je sais bien que vous n’avez pas besoin des journaux vous ! mais moi, j’en ai besoin, et s’ils n’ont pas de loges demain, ils abîmeront mon théâtre au premier ouvrage nouveau. Mais que vous importe ! vous êtes si égoïste ! » Égoïste ! oh ! cette épithète charge la conscience de l’artiste comme du plomb. Il n’est pas dans la salle, le pauvre homme ; il n’est pas dans la rue non plus : il voudrait bien n’être nulle part ; mais sa place est marquée sur la scène, aux coulisses. Il faut qu’il reçoive ses bons amis, ses bons camarades. Il faut qu’il salue, qu’il remercie, qu’il complimente, qu’il soit aimable, gai, empressé, galant. – Un tabouret à madame. – Un verre d’eau sucrée à mademoiselle. – Une carafe de groseille à monsieur. – Quel indigne théâtre ! – Comme c’est sale ici ! – Comment ! vous n’avez pas de tapis ? mes souliers vont être perdus ! – Oh ! cette fenêtre est perfide. – Il fait si frais dehors ! – Quel supplice de jouer par un si beau temps ! – Cette porte donne un vent glacial. – A coup sûr, je vais m’enrhumer. – Si j’avais su, mon cher, je ne serais pas venue. – Songez donc que je relève de couches, moi ! – Avez-vous du monde, hein ? – Non ? Pas beaucoup ? Ah ! le spectacle est bien usé. – Ça n’est pas joli, tout ça. – Enfin, tu n’as pas pu choisir, mon pauvre vieux ; tu as pris ce qu’on t’a donné. Comme tout cela est réjouissant pour le bénéficiaire ! Les voilà, ses fiers camarades ! Il les voit étaler fastueusement leurs richesses à ses yeux voilés de pleurs. Il les entend lui parler de leurs maisons de campagne, de leurs chevaux, de leurs tilburys, de leurs tournées, superbes moissons d’or et de couronnes ; lui raconter fraternellement leurs succès, leurs projets, leur avenir, le mariage de leurs filles, de leurs soeurs, d’eux-mêmes. Comme ils sont complaisants à se louer, à se faire beaux et magnifiques ! Comme ils rient aux éclats ! Comme ils prennent du tabac dans des tabatières d’or ! Il souffre bien, allez ! il lui faut toute sa vieille habitude pour faire de son visage un masque qui n’effraie point et ne laisse point lire dans son coeur déchiré. Que vous dirai-je de plus ? le spectacle commencé à sept heures finit à minuit, et voici quel fut le bordereau de la représentation : Recette................ 2392 fr. 80 c. Frais.................... 2400 » __________ Redu par le bénéficiaire... 7 fr. 20 c. AUGUSTE LUCHET.
(1) Ce qu’on appelle *feux* et *suppléments de feux* est la médecine préservatrice des théâtres. C’est une somme quelconque donnée à l’artiste par chaque représentation, sans préjudice de ses appointements annuels ou mensuels. On n’imaginerait pas le merveilleux effet de ce système d’encouragement sur l’état physique des artistes. Les migraines, les vapeurs, les enrouements, n’existent plus dans les théâtres où l’on fait usage de *feux*. Le *feu* varie de *vingt sols à deux cent cinquante francs*. |