On a peu écrit sur le carnaval, en France. Cette surprenante époque de
l'année n'a point d'historien chez nous. Il est raisonnable de penser
que la majestueuse gravité de nos moralistes aura craint de se
compromettre en y touchant ; et c'est, à mon avis, bien dommage. Car il
y aurait de grands et curieux enseignements à prendre dans un livre qui
nous raconterait les carnavals de Paris, seulement depuis un
demi-siècle depuis les joyeuses promenades aux Porcherons, sous le roi
Louis XVI, nocturnes dévergondages, où des dames, comme la comtesse de
Genlis, la princesse Potocka et de plus hautes encore, se vantaient
d'avoir pris leur part de folie, déguisées en cuisinières ; d'avoir,
ainsi défigurées, fait la débauche avec des ducs en laquais et des
laquais en ducs ; d'avoir mangé populairement des pigeons à la
crapaudine, du veau rôti et une salade de barbe de capucin ; enfin,
d'avoir bu, en vraies cuisinières, et sans faire trop laide grimace,
chacune un verre ou deux de
sacré
chien tout pur ! Certes, ce serait une plaisante occupation que
d'étudier les préludes de la grande révolution dans ces visites
incognito du seigneur à l'ouvrier, dans ces pique-niques de confuse et
tumultueuse égalité, où les convives, en se reconnaissant, ne savaient
qui devait le plus porter envie à l'autre : ce serait une chose
étourdissante que de voir, durant ces cinquante années, revenir
toujours au même temps, aux mêmes jours, cette même liberté du masque,
cette même sécurité licencieuse du mardi-gras, à travers les orages
sanglants et les pauvretés politiques du Directoire, les gloires du
Consulat et de l'Empire, les désastres des deux Restaurations, et les
dévotes simagrées du règne de la Charte de 1814 ; car la République
elle-même n'avait pu que suspendre, sans les abolir, les bruyantes
folies du mardi-gras. Mais il n'appartient pas à moi, homme d'hier, qui
n'ai vu que les dernières de ces cinquante années, d'entreprendre
l'histoire de leurs carnavals. J'ai voulu seulement indiquer aux
écrivains qui s'occupent de peinture de mœurs, une importante lacune à
remplir ; et c'est déjà de ma part une assez grande témérité. Je
reviens au titre de mon article,
la
Descente de la Courtille en 1833.
Tout le monde convient que depuis bien longtemps on n'avait vu la
fureur de plaisirs, l'universalité d'orgies, qui ont distingué le
carnaval de cette année. On a voulu savoir le pourquoi de cet
empressement insolite à se réjouir, de cette faim, de cette soif
frénétique d'amusements, de bruit et de cris, dont les temps antérieurs
offrent si peu d'exemples, même celui où le
Catéchisme poissard eut
sa première édition. Chacun a dit les causes qu'il avait trouvées. Je
n'en débattrai point la valeur ; non que le principe d'où sont parties
tant d'extravagances me soit indifférent au contraire. Mais, pour en
parler convenablement, il faudrait mettre le pied sur un terrain
glissant, que l'éditeur du
Livre des Cent-et-Un nous a fort sagement
interdit ; ne voulant point, dit-il, faire de son entreprise un champ
de bataille pour les guerres d'opinions. Ma tâche est donc tout
simplement d'énumérer ce que j'ai vu d'effets produits par ces causes,
de conséquences échappées à ce principe et puis de les décrire, si je
puis.
Or, voici ce que j'ai vu.
Mardi-Gras, à minuit, il faisait un temps abominable. La pluie, tombant
à grande profusion depuis plus d'une heure, liquéfiait merveilleusement
le sol des boulevarts et faisait luire leurs dalles, à la lueur du gaz,
de cet éclat perfide qui appelle la confiance du piéton. J'essayai,
n'osant aller plus loin, d'entrer au bal masqué du théâtre des
Variétés. Mais vingt minutes d'attente et d'efforts inutiles me
démontrèrent suffisamment la vanité de mon entreprise. Alors je
réfléchis : et pensant qu'il valait mieux, pour mes projets du matin,
me rapprocher le plus possible du faubourg du Temple, j'eus le courage
d'aller, sans parapluie, que je n'aurais su comment tenir dans la foule
; sans voiture, puisque cette nuit les voitures étaient devenues je ne
sais quoi, jusqu'au théâtre du Cirque-Olympique. Arrivé-là, j'eus honte
de me regarder dans la masse de lumières qui éclairaient la façade de
l'édifice. J'avais de la boue jusqu'au ventre, et mon chapeau me
pleuvait sur les épaules à l'instar de ceux que portaient ces pauvres
grenadiers d'Arras, le jour où Junot conçut l'importante réforme de
leur coiffure. Sous l'étroit appentis, soi-disant abri pour le public,
que MM. Franconi frères ont pratiqué devant leur établissement, j'eus
la simplicité de réclamer humblement une petite place que l’on me fit
en rechignant, avec infiniment de raison ; car ceux qui se trouvaient
là-dessous s'étaient presque séchés, depuis une grande demi-heure
qu'ils attendaient, et l'idée de sentir se presser parmi eux et se
tordre un corps tout, frais arrivant de la rue, leur donnait le
frisson. A peine entré j'eus grande hâte de sortir, car j'étouffais! et
ce fut avec la violence peureuse d'un citoyen paisible qui sans le
savoir, s'est jeté au milieu d'une émeute, que je me mis à pousser des
coudes et des poings pour fuir l'asile qu'un instant auparavant
j'implorais comme une faveur.
Me voilà donc encore une fois les pieds dans la boue et battu par la
pluie, la grande et large pluie, qui me déchirait la figure et me
lustrait les habits mieux que tous les cylindres du monde. J'enrageais.
Cependant je regardai autour de moi. Comme toute cette foule était
calme et silencieuse ! Des femmes, frêles créatures, aux épaules nues,
la tête couverte d'un voile de tulle, ou d'un foulard pour toute
défense, livraient, sans se plaindre, leurs pieds chaussés de satin aux
flaques d'eau qui les submergeaient. A côté d'elles, des hommes en
pantalon blanc, en souliers de drap ou de velours, leur prêtaient
généreusement un coin de manteau, dont la traîtresse doublure
déteignait en bleu sur les corsages roses, en noir sur les corsages
blancs. Un parapluie vert déployé sur la tête d'un arlequin versait
l'eau verte de ses gouttières dans l'oreille d'une pauvre petite
poissarde grelottante, et sur la fraise soigneusement empesée d'une
grisette en habit de paillasse. C'était pitié que de voir tout cela,
n'est-ce pas ? Eh bien, pas un murmure contre ce temps inexorable
contre cette pluie si constante dans sa barbarie ; pas un regret pour
tous ces souliers perdus, pour toutes ces fraises, tous ces corsages,
tous ces costumes tachés, mouillés, gâtés. Pas une frayeur de rhume,
pas une idée funeste, pas un mot triste... rien ! Un courage héroïque,
une résignation admirable ! Et si, de cette multitude inondée, une
plainte s'élevait par hasard, elle était douce, honteuse, à peine
articulée. C'était : –Mon Dieu, nous n'aurons pas de place, peut-être !
Le moyen de se trouver à plaindre au milieu de gens si affligés et
pourtant si tranquilles ! Néanmoins, comme la pluie commençait à me
gagner les os, j'entrai au café du théâtre. Une autre foule attendait
là, foule bariolée, masquée, déguisée aussi ; mais découragée,
celle-là! malade d'impatience et de dépit, assise immobile à des tables
dégarnies, n'ayant pas la force de se distraire, même en buvant.
Peu à peu cependant, le théâtre, gouffre immense, vint à bout
d'engloutir toute cette multitude. Mon tour de passer n'arriva qu'à
deux heures et demie.
II y avait
treize mille francs de recette. M'y voilà donc. Je tends
mon billet au contrôleur, M. Lapôtre, qui me dit en souriant d'un air
de connaissance : – A droite. – Je vais à droite. J'essaie de me
glisser dans la salle impossible. Deux fois je reviens à la charge.
Enfin, porté par un flux qui me pousse et m'enlève de terre j'entre…
Puis vient le reflux menaçant, irrésistible, qui me repousse et me
jette au bas de l'escalier. J'y renonce, et je monte, non pas dans une
loge, mais derrière une loge, car on s'écrasait en haut comme en bas.
Je vois le bal !
Où trouver des mots pour raconter un pareil spectacle ? Il était là
tout entier, ce peuple de masques, que j'avais vu à la porte, essuyant
la pluie, se ployant au vent, sans dire un seul mot. Comme elle se
payait amplement de sa longue contrainte, la folle mascarade ! Comme
elle voulait regagner vite ses deux heures perdues ! Il y avait de quoi
devenir fou à la voir ainsi courir et prendre d'assaut toute cette
salle, et dire: – Tout cela est mon domaine ! tout cela est à moi ! je
suis chez moi, ici ! A la porte les sergents de ville ! à la porte les
gendarmes! –A ceux qui n'ont pas vu le bal de Franconi, ce bal unique
parmi tous les bals de la nuit du mardi-gras, je dirai : – Combinez-
dans votre imagination tous les bruits, tous les vacarmes que vous
pourrez rêver ; faites crier à la fois trois mille voix d'hommes et de
femmes, non pas des voix de tous les jours, mais des voix de carnaval,
triplées de vin, enflammées de punch ; pressez autour de vous ces trois
mille personnes, dites-leur de frapper toutes à la fois de leurs deux
pieds sur le plancher mobile et creux d'une salle de bal et quand elles
auront crié, quand elles auront sauté à tout briser, à tout enfoncer,
dites-leur de chanter, de danser et de battre des mains toutes encore
et en même temps ! Alors vous aurez quelque idée de l'incroyable
tapage, du tumulte indescriptible que mes yeux virent, que mes oreilles
entendirent du haut de ce derrière de loge.
Car il y avait, pour faire danser tout ce monde, un orchestre
formidable un orchestre de chevaux, avec toute son artillerie de
cymbales, de trombones, de timbales et de tambours ; cet orchestre
était haut placé, au milieu de la scène, bien en vue de toutes parts,
et il jouait continuellement. Eh bien, si j'ai pu soupçonner son
existence, c'est que de temps en temps il me venait à l'oreille comme
le vagissement incertain que pousserait, un enfant nouveau-né, comme un
lointain murmure de musette et de tambourin qui feraient danser des
bergers à une lieue de moi ; c'est que de temps en temps une rumeur
fugitive m'arrivait sonore et douteuse, comme ces fanfares qui vous
saisissent et vous arrêtent sur une montagne, lorsque la cavalerie
passe au fond du vallon que vous dominez. Si j'ai dû croire que tout
n'était pas danse et masques dans ce bal, c'est que loin, bien loin
devant moi, à travers un voile de vapeurs et de poussière, brillaient
par intervalles deux ou trois formes métalliques, comme celles d'un cor
ou d'un ophicléide.
Et ne croyez pas que la majesté de cette grande salle de spectacle,
avec sa somptueuse illumination de quarante lustres, avec son plafond
de guerriers et ses piliers militaires en fer doré, fit opposition
fâcheuse aux ignobles mouchetures, boueux résultats que l'assistance
avait apportés du dehors. Non pas. Il y avait harmonie. Sous la tente
du Cirque, glorieusement fatiguée de vingt batailles, toute noire de la
poudre brûlée au
siège de Saragosse, à la prise de
Napoli, à
l'
assaut de Praga, à toutes les prises d'armes de la
République, de
l’Empire, et des
Cent Jours, tente promenée du mont Saint-Bernard
aux buttes Montmartre, les danses marbrées et défrisées, aux pieds
noirs et gris du mardi-gras, figuraient à merveille. Un nuage à l'odeur
singulière, produit de toutes ces humidités condensées, affaiblissait
favorablement l'éclat des lumières, et contribuait à l'ensemble du
tableau qui, je vous jure, ne laissait rien à désirer.
Quelque chose de plus pittoresquement bizarre que les danseurs, c'était
leur danse. Incapables de saisir la moindre mesure, le moindre motif
des airs que l'impassible mécanique de l'orchestre envoyait se perdre
dans leur foule, ils s'étaient arrangé une musique à eux, musique
infernale et grotesque, dont une ronde obscène faisait la base, et que
des cris, des exclamations, des jurons de toute sorte accompagnaient, à
la grande joie des danseurs, aux applaudissements de la galerie. Cette
contredanse diabolique n'avait qu'une figure, une seule ; c'était une
chaîne d'hommes et de femmes se tenant pêle-mêle par la main, dos à
dos, côte à côte, face à face, n'importe ; et cette chaîne courait tête
baissée, en ligne oblique, perçant, brisant, renversant tout ce qui
gênait son foudroyant galop ; tourbillon immense qui entraînait et
faisait tourner avec lui tout ce qu'il accrochait au passage, vous
prenant par l'habit, vous tranquille, par le bras, vous désintéressé,
vous triste, et vous forçant à rire, à courir, et à crier comme lui ;
véritable trombe humaine enfin, à côté de laquelle une ronde du sabbat
n'eût semblé ni- plus animée, ni plus bruyante, qu'une simple galopade
diplomatique. Le cœur me battait, la sueur me venait au front, à
regarder courir cette effroyable tempête, jonchant le plancher de
débris que sa fureur arrachait, tels que chapeaux, collerettes, et
cravates, et châles, et mouchoirs, et manches d'habits, et manches de
robes, qu'elle piétinait ensuite impitoyablement. J'avais peur de ces
cris de joie enragée, si pareils à des cris de douleur et d'épouvante ;
je voyais tomber des femmes, relevées à l'instant par je ne sais quelle
puissance d'élasticité ; je voyais jeter des hommes sur d'autres
hommes, lesquels revenaient en bondissant au point de départ comme une
balle qui frappe le mur. Je me disais dans ma frayeur : – Si la chaîne
allait se rompre! – et la chaîne se rompait, et tout tombait, tout se
roulait confusément sous les pieds. Puis en un clin d'œil elle se
renouait ; la ronde interrompue, perdue, pendant une seconde,
rattrapait sa marche, retrouvait ses refrains grivois, et chacun
repartait sain et sauf, sans blessure sans accident ! Quel spectacle!
Voilà pourquoi, au grand étonnement des personnes qui n'ont point vu
ces bals, la police ne s'est point hasardée dans leur enceinte, du
moins avec ses habits et les signes ostensibles de son ministère. C'eût
été la plus grande joie de toutes pour les
mains et les
poissardes,
ces rois et reines du mardi-gras, que de trouver là un sergent de ville
en uniforme. Le voyez-vous à l'instant même pris, enveloppe, rivé par
des mains de fer à d'autres mains non moins solides, et tourner,
courir, danser malgré lui, l'épée au côté, tricorne en tête, lui que
l'on aurait envoyé pour imposer l'ordre et commander la décence?
A cinq heures du matin, les musiciens, las de jouer pour leur propre
agrément des contredanses et des valses qu'ils savaient par cœur,
s'arrêtèrent tout court. La masse joyeuse fit de même ; il n'y avait
plus parmi elle un pied qui ne fût meurtri, une tête qui ne fût prête à
éclater du tapage qu'elle avait fait et entendu.
À cinq heures du matin aussi, je sortis, brisé, n'en pouvant plus ; car
je n'avais pas moi, pour braver la fatigue de cette vision étrange,
pour résister au choc de cette joie furieuse, la fiévreuse inflammation
de la mascarade aux nerfs d'acier, qui venait ainsi de dépenser en deux
ou trois heures plus de bruit et de mouvement qu'elle n'en dépensait en
toute une nuit les autres années.
Il pleuvait toujours. Le café Hainsselin, au coin du faubourg du
Temple, était déjà plein de gens qu'à leur mine fraîche et reposée je
jugeai avoir tranquillement passé la nuit dans leur lit. Ils venaient
là pour assister à cette fameuse descente de la Courtille dont tout le
monde parle à Paris et que trop peu de personnes voient, parce que,
pour la voir, il faut se lever matin et n'avoir peur ni de la boue, ni
des voitures, ni des injures. A la petite pointe du jour, je fis marché
avec un cocher de citadine qui consentit fort généreusement à se
mettre, lui et ses deux bêtes, à ma disposition pour la matinée
au
prix ordinaire ; chose qui m'émerveilla et que je donne ici comme un
titre de plus à la préférence que les citadines méritent d'obtenir sur
toutes les autres voitures de l'espèce des fiacres. Je montai sur le
siège à coté de ce brave homme, afin de ne rien perdre de ce que je
voulais voir, et nous partîmes pour la barrière, au petit pas, car la
file se formait déjà.
– Ça sera brillant, dit le cocher. Quand on aurait fait le temps
exprès, il ne serait pas mieux.
Il pleuvait à verse !
Nous passâmes la barrière et je fis arrêter au
Grand Saint-Martin, la
plus illustre maison de la Courtille, tenue par un membre de cette
famille qui a su rendre son nom aussi populaire que celui de
Ramponneau, la famille Dénoyez.
J'avais avec moi deux Parisiens, bons bourgeois, gardes nationaux et
pères de famille, plus deux jeunes gens venus exprès de province pour
voir le carnaval de 833.
Lorsque nous nous présentâmes, tous cinq, pour passer entre deux
barrières dressées dans la salle basse, comme celles que l'on voit
devant les théâtres à l'heure de la queue, nous fûmes surpris de nous
sentir arrêtés par un obstacle dont nous ne pouvions juger la nature, à
cause de la foule qui nous, avait précédés. C'étaient trois garçons
marchands de vin, attachés à l'établissement, qui, les mains jointes
opposaient l'inébranlable rempart de leurs bras aux secousses que nous
donnions, secousses terribles, à notre avis. J'avisai à ma droite une
grosse jeune femme, à la mine réjouie, qui faisait faction, elle
quatrième, devant un immense comptoir couvert de grands plats non
encore dégarnis de gibelottes, de matelotes, de volailles rôties,
gigots, longes de veau, haricots, salades, etc., de quoi donner à
manger à tout un régiment ; et je lui demandai, comme elle me riait au
nez sans façon pourquoi nous ne passions pas.
– On n'entre pas, dit-elle, sans prendre quelque chose.
–Ah ?
– Pardi si nous laissions faire ces farauds de Paris, ils nous
empliraient tout là-haut sans payer. Ça serait du propre !
–C'est juste, répondis-je ; eh bien, qu'est-ce qu'il faut prendre ?
Combien que vous êtes de votre société ?
– Cinq.
– Cinq ? ça fait cinq litres.
–Alors, nous allons vous payer cinq litres. Mais nous vous demanderons
la permission de ne pas les boire, vu que nous ne saurions guère
comment emporter cinq bouteilles là-haut, à travers tant de monde.
– Ah! que vous êtes donc embêtants avec votre maladresse, allez !
Voyons, payez-en trois et que ça finisse !
– Combien, trois litres ?
– Trente sous.
– Les voilà.
– Laissez passer cinq bourgeois !
Après l'acquit de ce singulier droit de passe, nous montâmes l'escalier
qui conduisait aux salons. C'est maintenant que la plume me tombe des
mains ! c’est maintenant que je trouve l’explication de cette absence
d'histoire du carnaval dont je me plaignais en commençant mon chapitre
!... Comment, sans faire rougir, comment, sans rougir moi-même, dire ce
que j'ai vu dans ce salon du premier étage, ce que j'ai vu plus haut,
ce que j'ai vu par les portes entr'ouvertes des cabinets de société du
Grand Saint-Martin ? Chastes lecteurs qui lisez ce livre,
pardonnez-moi, car je vais blesser votre pudeur ; plaignez-moi, car
jamais vérité historique, jamais couleur locale n'auront plus coûté à
donner.
Dans le salon du premier étage, au milieu d'un double encadrement de
huit rangées de tables encombrées de buveurs ivres, malades ou
endormis, debout, assis ou couchés, un carré long, ceint d'une
balustrade en bois, surmonté d'un orchestre, attira d'abord mon
attention. Une quarantaine de masques y dansaient au son d'une musique
sauvage, musique toute de cuivre, que chacun de vous a pu entendre en
allant à Belleville le dimanche, ou mieux encore le lundi. Vous avez
ouï parler dans le monde d'une fameuse manière de danser que l'on
appelle
la chahut ? D'après tout ce que vous avez lu dans la
Gazette
des Tribunaux et ailleurs, de procès en police correctionnelle
intentés à de pauvres jeunes gens pour avoir dansé
la chahut à
l'Ermitage, à la Chaumière, au Vauxhall, au Panthéon etc. ; d’après ce
que vous savez de la scène scandaleuse qui déshonora pour toujours le
premier bal masqué de l'Opéra, et qui dégoûta M. Véron de l'innovation
qu'il avait essayée, au point de le faire revenir, lui, ce directeur si
progressif, aux vieux errements de ses classiques prédécesseurs
l'idée de cette danse remarquable ne vous vient plus à l'esprit
maintenant qu'associée à des images lubriques, obscènes, révoltantes ?
Eh bien, les quarante masques du
Grand Saint-Martin dansaient tous la
chahut : non pas cette
chahut dégénérée, cette
chahut à l'eau
rose et petite-maitresse des étudiants ; mais la véritable, la
primitive
chahut, née du
fandango des Espagnols et de la
chica
des Nègres. Ce que je vous dis là des père et mère de cette fille si
libertine ne vous apprendra point grand chose, si vous ne connaissez
d'eux que le
fandango de l'Opéra, ou la chica de
Bug le Javanais;
mais demandez aux voyageurs d'Espagne et d'Afrique et vous verrez !
Quant à moi, je le déclare franchement, avant ma visite du mercredi des
Cendres à la Courtille, je n'avais qu'une connaissance très-imparfaite
de cet incroyable délassement ; je n'avais vu
la chahut jusqu'alors
que modérée, modifiée, étranglée par la présence des gendarmes, gênée
par la frayeur du corps-de-garde : mais là, elle était chez elle, dans
son boudoir, dans sa chambre à coucher. C'est là seulement qu'il m'a
été permis de l'admirer hardie, déshabillée, nue! Il y avait surtout un
paillasse à carreaux bleus, jeune homme de vingt ans à peu près, souple
et leste à faire plaisir, qui la dansait avec une grande cauchoise
aussi souple, aussi leste que lui, affectant d'une façon ravissante la
naïve ignorance d'une villageoise de Bacqueville ou des environs de
Caudebec. C'était merveille de la voir sourire niaisement, s'abandonner
indifférente et docile aux robustes étreintes, aux voluptueux
mouvements de son cavalier ; baisser un œil pudique, lorsque le genou
en terre, le buste renversé, une main sur le cœur, l'autre je ne sais
où, il lui faisait avec une si parlante pantomime l'aveu de ses
transports et l'invitation de s'y livrer ensemble ! C'était merveille
comme ensuite elle se laissait enlacer par l'amoureux paillasse, comme
elle lui obéissait, comme elle se fascinait de ses regards, comme elle
suivait avec lui, les combinaisons de cette danse passionnée qui met
tout en scène, tout ! depuis la timidité d'un premier aveu, jusqu'aux
joies délirantes de la possession, jusqu'au dégoût de l'assouvissement,
dernier acte, dernière figure qui consiste en un dédaigneux geste du
pied suivi d'un brusque retour en arrière! – Le paillasse et la
cauchoise faisaient les délices du salon.
Autour de ce bal obscène et de cet orchestre, dont les musiciens, tout
en jouant, tournaient le dos aux danseurs et regardaient dans la rue,
régnait, comme je l'ai dit, un double cordon de tables non moins
curieuses à observer, non moins dégoûtantes sans doute aux yeux du
visiteur de sang-froid. Figurez-vous que depuis le dimanche précèdent
le salon n'avait cessé d'être plein, jour et nuit. En conséquence,
c'étaient les mêmes nappes sur les tables, nappes souillées de toute
espèce de, souillures ; c'étaient les débris d'os et de sauces
renversées, de verres et de bouteilles brisées, de mille ordures
infâmes, amoncelés depuis trois jours et trois nuits sur le pavé ; car
il eût été malhonnête de passer le balai entre les jambes de la
pratique. Au milieu de cette fange, il y avait des hommes et des femmes
se vautrant, dormant côte à côte comme dans leur lit et des enfants qui
jouaient en mangeant et buvant les restes de leurs père et mère. Il y
avait au pied d'une table, vide en ce moment-là, une grande femme
étendue ventre à terre, que l'on avait dérangée du pied en passant et
dont quelque-mauvais plaisant s'était amusé à relever les jupes. Il y
avait…. mais il me semble qu'en voilà assez ? – Puis au comptoir de ce
salon, une vieille femme, type de l'immobilité physionomique, qui
semblait vivre là dans son élément, sur les nerfs et les poumons de
laquelle cette hideuse atmosphère de vins et de viandes échauffés, de
transpirations putrides, d'émanations nauséabondes, paraissait n'avoir
aucune action !
De même au salon du second étage. De même, ou plutôt pis encore dans
les cabinets de société.
Ah! de quel poids énorme je me sentis soulagé en passant de cet
horrible foyer d'infection à l'air pur et vif, quoique mouillé, de la
rue ! comme je cherchai vite ma citadine n° 18, pour y grimper et me
rejucher à côté de mon honnête cocher ! C'était bien autre chose que le
Cirque Olympique, ce que je venais de voir !
La voilà enfin, cette descente de la Courtille ! Elle vient ! elle
vient, avec toutes ses folies, avec son infini cortège de masques pâles
et bleus de la nuit, avec ses deux mille voitures à la file, avec ses
cent mille spectateurs qui la regardent ébahis et riants, en faisant la
tortue de leurs parapluies qui dégouttent les uns sur les autres !
Voici la voiture-de lord S….., dont je pourrais hardiment dire le nom
tout haut, car il ne le cache pas ; la voici, cette belle voiture, avec
ses chevaux anglais aux crins nattées par la pluie, avec ses trois
piqueurs en habit de chasse, qui sonnent de superbes fanfares !
Derrière elle, voyez cette diligence, la même qui a servi à MM.
Franconi frères pour jouer
la Diligence attaquée,
ou l’Auberge des
Cévennes ; quatre chevaux la trainent, quatre chevaux dressés, que
vous avez admirés cent fois dans l'arène du Cirque. Tout est comédien
là, tout est acteur : voiture, chevaux, postillons et voyageurs. Sur
l’impériale, il y a douze musiciens qui jouent l'ouverture de
Guillaume Tell. Voyez plus loin cet homme à cheval en costume du
moyen-âge, une aumônière de velours à la ceinture ; il s'arrête et
jette à la multitude émerveillée des poignées de pièces de cinq francs
; c'est un illustre étranger qui demeure sur la place Vendôme ; lord
Seymour et lui ont les plus beaux chevaux de Paris. Voilà encore une
grande et riche voiture qui vient ; dans celle-là, il n'y a que des
dames ; moins généreuses, mais plus galantes que le cavalier du
moyen-âge, elles jettent à la foule des paquets de dragées. Bien! Bien
! baissez-vous, foulez-vous, traînez-vous dans la boue pour les
ramasser ! voilà justement ce que voulaient ces dames. Descendez
encore. Voyez-vous un homme tout blanc des pieds à la tête, avec ce
grand sac debout à côté de lui ? c'est un meunier ; son plaisir est de
lancer des poignées de farine dans toutes les voitures qui passent. Ce
n'est point le masque le moins facétieux de la bande. Entendez-vous le
succès de ses malices ? Entendez-vous comme on éclate de rire, comme on
bat des mains ? Bon ! voilà un passant qui se fâche contre lui. Il
sortait d'un bal paré, en bas de soie, en gilet de satin, en cravate
blanche, en claque….. que diable venait-il faire à la Courtille ?
regardez comme la foule maligne épouse sa querelle ; suivez de l'œil
son claque qui saute, vole et disparaît. Maintenant, c'est lui que l'on
saisit, que l'on bouscule, que l'on déchire. Ils vont le tuer, Dieu me
pardonne non. Le voilà qui remonte en cabriolet, tête nue, le pauvre
homme et qui passe. C'était la première fois qu'il venait !
Comme tout ce monde plonge hardiment ses pieds dans la boue! Quelle
désinvolture ! quel abandon ! quelle insouciance ! – Fameux ! fameux !
dit mon cocher depuis quinze ans que je roule par ici, je n'avais rien
vu de pareil. Il pleut trop fort cependant. Les masques n'ont pas le
courage de sortir leurs têtes des voitures. S'il faisait beau vous les
verriez tous sur l'impériale, s'envoyer et se renvoyer le
Catéchisme
poissard et le
Vadéana tout entiers. Mais c'est un horrible temps.
En voilà pourtant qui se moquent de la pluie. Debout dans leurs
cabriolets à capote renversée, ils veulent jouer leur rôle jusqu'au
bout ; iI n'y a pas de fatigue, pas d'enrouement qui tienne. Bouchez
vos oreilles mesdames ! car vous êtes là aussi ?.... c'est bien
imprudent à vous. Comme ils parlent bien, avec leur voix rauque et
fausse ! Comme ils sont fiers de la gaité qu'ils excitent, des
applaudissements qui les saluent ! Comme ils regardent en pitié leurs
pauvres confrères crottés qui descendent à pied, désolés d'avoir bu et
mangé l'argent de leur voiture ! Ils ont l'air bien riches, tous ces
gens-là ! Mais ce soir…. mais demain…. quand ils auront dormi… quand
lis s'éveilleront d'un lourd sommeil, prenant tout cela pour une suite
de rêves bizarres ; quand au costume d'or et de plumes succéderont
l'habit râpé, la redingote maigrie d'avant-hier.… quand le tiroir de la
commode, en s'ouvrant, ne montrera plus à l'œil que des reconnaissances
du Mont-de-piété… Alors... – Bah pas de réflexions tristes ! Cela jure
trop avec un spectacle si fou, avec ce Longchamp de la Courtille
admirable dédommagement des privations de douze mois. Laissons-les
vivre encore une heure ou deux de cette vie somptueuse et libre.
Laissons-leur une heure ou deux encore l'ineffable jouissance de
tutoyer toute une ville et de lui dire des injures en face….
Aujourd'hui, les voilà rois, ces hommes. et c'est une si douce chose
que d'être roi, même à la Courtille !
Arrêtons-nous un peu. Les voitures ne vont plus. Il y a encombrement.
S'il vous plaît, nous allons descendre. Aussi bien, nous sommes aux
Vendanges de Bourgogne. C'est ici qu'on a donné le banquet des
sept-cents, l'un des préludes de la révolution de juillet. C'est ici
que toute la garde nationale de Paris s'est réjouie de sa renaissance
après les trois jours. C'est ici que les deux tiers des mariages
parisiens se donnent rendez-vous au sortir de la mairie.
Entrons. Que signifie ce vacarme ? Il n'y a point de joie dans ces cris
! Ces bouteilles, ces plats qui se brisent n'accompagnent point de
refrains à boire !... On se bat là-haut ! …. on se tue, vraiment !....
Qu'en dites-vous, M. Charlier ?
– C'est une société qui s'amuse, répond le tranquille maître des
Vendanges. Oh ! je n'ai pas de crainte. Les gaillards paieront bien.
Ils peuvent casser hardiment !
Heureux homme! Il en a vu bien d'autres. Toutes ces émotions-là sont
usées pour lui. Il laisse faire maintenant et n'interpose son autorité
de propriétaire que si la mine des tapageurs prévient mal en faveur de
leur bourse.
Quant à nous qui sommes assez simples pour nous inquiéter de ce carnage
de vaisselle, allons voir.
C'est une troupe de corsaires, de galants corsaires à l'écharpe de
soie, au pantalon rayé d'or. Ce sont des espagnoles, avec leurs yeux
noirs, leurs basquines et leurs poignards. Qu'est ceci ? Sous votre
rouge et vos mouches, je vous reconnais, messieurs vous êtes du grand
monde, et du plus grand ! Bravo ! Voilà les beaux jours du carnaval
revenus ! voilà mon vieux carnaval du XVIIIe siècle! voilà nos grands
seigneurs en goguettes ! car ce sont des seigneurs que vous voyez là ;
lord S***** dont tout à l'heure je vous montrais la voiture
magnifiquement attelée, avec ses piqueurs et leurs fanfares ; derrière
lui, ce jeune homme si pâle, si fatigué, qui le retient et l'empêche de
briser une porte, c'est le fils d'un pair de France ; plus loin, cet
homme à la physionomie si peu d'accord avec la scène terrible qui se
passe, est un député : les autres sont barons, comtes, et même marquis.
M. Charlier avait raison ils paieront bien!
Mais les dames ! Regardez-les furieuses, ivres de champagne et de
jalousie ; elles se prennent aux cheveux, elles s'égratignent, elles se
mordent horriblement ! On les sépare, on les arrache 'l'une à l'autre ;
en vrais corsaires, par exemple ; à grands coups de pied, comme on fait
dans la rue aux chiens qui se battent…. Il faut que ce ne soient pas de
bien grandes dames pour qu'on puisse les traiter avec si peu de façon.
Ah ! je comprends. Vous avez voulu ressusciter le XVIIIe siècle tout
entier, messeigneurs ! Il vous faut des femmes qui se battent pour vous
; qui mendient une caresse, un regard de leurs amants ; qui vous tirent
les bottes et vous lavent les pieds ! et ces femmes ainsi résignées,
ainsi amoureuses, ainsi jalouses, vous ne les trouver que là où les
trouve tout le monde. C'est dommage. La révolution a tout gâté. Vous
rappelez-vous ce bon temps où les duchesses se battaient au pistolet
pour un Richelieu ?
Allons, empêchez donc celle-ci de tuer celle-là. Que gagneriez-vous
d'honneur à la mort de ces femmes ? Voyez-vous demain la tragique
relation que vous en apporteraient les journaux ?
Enfin la paix se fit. On bassina les contusions avec de l'eau fraîche ;
des baisers de feu demandèrent pardon pour les coups de pied. La Junon
de cette affaire fut portée dans un fiacre et gardée à vue jusque chez
elle ; et le déjeuner s'acheva gaîment.
Voilà ce que j'ai vu. Je vous dirais bien ce que j'ai pensé ; mais vous
savez que cela m'est interdit.
Ces observations, qu'il m'a fallu adoucir en les traduisant, de peur
qu'on ne m'accusât de cynisme, je les ai retrouvées, toutes semblables,
aux mêmes lieux, le jeudi de la mi-carême, comme une seconde édition,
du mardi-gras. Il faut l'avouer, cependant c'était moins de bruit,
moins de foule. Les masques étaient plus sales, leurs voix moins
rauques, les mets moins recherchés, et les vins plus empoisonnés ; la
noble fierté, la superbe insolence du mercredi des cendres, avaient
fait place à une sorte de tranquillité, à une presque modestie mal
justifiées par la différence atmosphérique, car il ne pleuvait plus. Au
grand Saint-Martin, même affluence, même tapage, même genre de bal,
même droit à payer pour entrer. Mais, à travers tout cela, perçait une
tristesse quasi de bon ton ; on voyait les mains fouiller dans les
poches, et sortir vides. C'est là tout le secret de ce défaut de
ressemblance. Il n'y avait plus d'argent.
AUGUSTE LUCHET.