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F. Magendie : Histoire d'un sourd-muet de naissance guéri de son infirmité à l'âge de neuf ans (1825)
MAGENDIE, François (1783-1855) : Histoire d'un sourd-muet de naissance guéri de son infirmité à l'âge de neuf ans (1825).

Saisie du texte : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (01.X.2016)
[Ce texte n'ayant pas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement des fautes non corrigées].
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros] obogros@lintercom.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire (Bm Lisieux : Deville br 2366) du Journal de physiologie expérimentale et pathologique, tome 5, année 1825, pp. 223-232.
 

HISTOIRE
D'UN SOURD-MUET DE NAISSANCE,
GUÉRI DE SON INFIRMITÉ A L'AGE DE NEUF ANS ;
Lue à la séance publique de l'Académie royale des Sciences, année 1825.

PAR M. MAGENDIE.


F. Magendie : Histoire d'un sourd-muet de naissance, guéri de son infirmité à l'âge de neuf ans (1825)

~ * ~

Au mois de mai 1824, M. Deleau, docteur en médecine, fit connaître à l'Académie qu'il venait de donner l'ouïe à un enfant de neuf ans nommé Honoré Trézel, demeurant à Paris. Le succès avait été aussi complet que possible ; l'enfant, qui avant l'opération était complètement sourd, avait été mis à même d'entendre toute sorte de bruits, et même de reconnaître certaines intonations de la voix.

Mais pour avoir acquis la faculté d'entendre les sons, un sourd-muet est encore bien loin de jouir réellement de l'ouïe : les bruits de tout genre, les mots qu'on lui adresse, ceux qu'il essaie de répéter , etc., sont pour lui une source de sensations nouvelles qui le ravissent, mais il n'en tire aucune autre utilité ; il ignore les avantages de la parole, et ne se doute guère que les sons rares et vagues que produit parfois son organe vocal pourraient lui servir un jour à exprimer ses besoins et ses pensées.

Une triste expérience a d'ailleurs appris que, si on abandonne un tel sourd-muet au milieu de sa famille, ses sens et son intelligence restent dans un état qui n'est pas de beaucoup supérieur à celui où il se trouvait avant sa guérison.

Après avoir donné l'ouïe à Honoré Trézel, il restait donc à M. Deleau à élever cet enfant, et à remplacer, par des soins appropriés à la nouvelle position où il se trouvait, les soins que son infirmité l'avait empêché de recevoir pendant sa première enfance.

Il était d'autant plus utile de faire cette tentative, qu'aucun des sourds-muets auxquels l'ouïe a été donnée par une opération, ou qui l'ont acquise spontanément, n'a été observé assez longtemps par des hommes instruits, pour que l'on sache précisément quel parti ils ont tiré d'un sens novice intervenu tout à coup au milieu de sens déjà exercés ; quels changements sont survenus dans leurs instincts, leur intelligence, leurs mouvements, leur parole, etc. , par le développement d'une fonction aussi importante que celle de l'ouïe ; pour que l'on sache enfin, si le sourd-muet de naissance rendu à l'audition est apte à parcourir tous les degrés de la vie sociale, ou s'il n'est appelé qu'à en franchir quelques-uns.

Après neuf mois de soins assidus, et pour lesquels il s'est entouré des conseils de plusieurs personnes éclairées qui portent un vif intérêt à son entreprise, M. Deleau a présenté son élève à l'Académie, et y a fait le récit des difficultés qu'il a rencontrées, et des résultats auxquels il est arrivé. L'Académie, voulant donner à ce fait l'authenticité qu'il mérite, a nommé des commissaires pour en constater toutes les circonstances, et pour étudier l'état actuel d'Honoré Trézel. Ce que je vais dire est extrait du rapport qui a été fait à cette occasion.

Claude-Honoré Trézel, aujourd'hui âgé de dix ans, né à Paris de parents pauvres, était de cette classe de sourds-muets qui n'entendent même pas les bruits les plus violents, les explosions les plus fortes.

Sa physionomie, image de son intelligence, avait peu d'expression : il traînait les pieds en marchant, et sa démarche était chancelante ; il ne savait pas se moucher ; il faisait comprendre ses principaux besoins par un certain nombre de signes.

L'opération qui lui a été pratiquée n'est pas nouvelle ; elle a été inventée sur la fin du siècle dernier par un sourd de Versailles, qui, fatigué de sa position, parvint à se guérir lui-même. Elle est aujourd'hui mise en usage par tous les médecins qui traitent les maladies de l'oreille ; elle a surtout fréquemment été employée en pratique par M. le docteur Itard ; elle consiste en des injections d'air ou de divers liquides dans la caisse du tympan, par le conduit de cette caisse qui vient aboutir dans l'arrière bouche. Elle a plusieurs inconvénients graves, qui heureusement ne se sont pas présentés chez le jeune Trézel.

Les premiers jours qui suivirent le développement de son ouïe furent pour Honoré un temps de ravissement. Tous les genres de bruits lui causaient un plaisir ineffable ; il les recherchait avec avidité. Il était particulièrement dans une sorte d'extase en écoutant une tabatière harmonique. Mais il lui fallut un certain temps avant de s'apercevoir que la parole était un moyen de communication ; encore s'attacha-t-il d'abord, non aux sons qui informent, mais aux mouvements des lèvres qui l'accompagnent; aussi crut-il pendant quelques jours qu'un enfant de sept mois parlait comme les grandes personnes, parce qu'il voyait ses lèvres faire des mouvements. On lui fit bientôt connaître son erreur, et il sut dès lors que c'était aux sons qu'il fallait attacher de l'importance, et non pas aux mouvements des lèvres.

Mais le malheur voulut qu'il entendit une pie prononcer quelques phrases ; alors, généralisant ce fait particulier, il conclut que tous les animaux étaient doués de la parole, et voulut absolument faire parler un chien qu'il affectionnait. Il employa la violence pour lui faire dire *papa, du pain,* seuls mots qu'il pût lui-même encore prononcer ; les cris du pauvre animal l'effrayèrent, et il se désista de son entreprise.

Ces premiers temps d'audition produisirent un grand changement dans l'état physique de Trézel. Sa démarche devint plus ferme : l'air morne de son visage se changea en un air riant et gai ; il apprit à se moucher, et cessa de traîner ses pieds en marchant.

Un mois s'était écoulé, et Honoré restait à peu près au même point. Absorbé par ses sensations et ses remarques nouvelles, il ne pouvait point saisir les diverses syllabes qui forment les mots ; il lui fallut près de trois mois avant de distinguer quelques mots composés, de connaître leur sens et celui de phrases simples et courtes.

Il lui fallut aussi beaucoup de temps pour reconnaître la direction du son. Une personne, s'étant cachée dans une chambre où était aussi l'enfant, l’appela, et ce ne fut qu'avec beaucoup de peine que celui-ci découvrit la retraite de la personne qui l'appelait ; encore était-ce plutôt par les yeux et le raisonnement qu'il y parvint, que par l'emploi de son oreille.

Cependant tout l'intérêt d'Honoré pour les sensations que lui procurait son ouïe ne l'avait pas empêché de faire une observation des plus importantes. Son larynx formait aussi des sons ; et au plaisir de les entendre vint se joindre celui de les produire ; et c'est ici que Trézel a présenté les phénomènes les plus curieux et les plus neufs.

L'instrument de la voix se compose d'un grand nombre de pièces différentes, parmi lesquelles se trouvent des muscles, des os, des cartilages, des membranes ; il eût été admirable que, sans un exercice préparatoire, toutes ces pièces, tous ces organes se fussent mis à agir de concert, de manière à produire des sons vocaux et des articulations appréciables ; c'est ce qui n'arriva point. Les premiers sons que Trézel put former étaient sourds et graves ; il prononça, non sans peine, *A, O, U* ; les deux autres voyelles ne vinrent que beaucoup plus tard, et les premiers mots qu'il forma furent* papa, tabac, du feu,* etc. Mais quand il voulut reproduire des mots plus compliqués, il fit une multitude de contorsions des lèvres, de la langue et de tous les agents de la prononciation, dont il ignorait entièrement l'usage, ressemblant en cela à celui qui débute dans l'art de la danse ou de la natation, et qui se consume en efforts inutiles et en mouvements disgracieux.

A force de tentatives, il parvint à prononcer quelques mots composés qui avaient été d'abord au-dessus de ses moyens.

C'est à ce moment qu'il se crut au niveau des autres enfants de son âge, et que, satisfait de lui-même, et fier de sa nouvelle situation, il prit en grand dédain ses anciens compagnons d'infortune, et ne voulut plus les voir. Quelques personnes du monde qui le virent à ce moment trouvèrent qu'il avait d'heureuses dispositions.

Malgré ce petit mouvement de vanité, Trézel avançait peu dans la prononciation. Un grand nombre de syllabes lui échappaient, ou bien il ne les articulait que d'une manière extrêmement défectueuse. Peut-être n'aurait-il jamais franchi cette difficulté, si l'on n'eût cessé de s'adresser uniquement à ses oreilles, pour parler en même temps à ses yeux. On lui traça sur un tableau les diverses syllabes, et dès ce moment il les prononça beaucoup mieux, saisissant avec bien plus de netteté l'assemblage des voyelles et des consonnes et leur influence réciproque. On put constater ainsi un fait fort remarquable; c'est que l'association de la vue et des mouvements du larynx était prompte et facile, tandis que celle de l'ouïe et de l'organe de la voix était toujours difficile et ne s'exerçait qu'avec lenteur. Par exemple, aussitôt qu'Honoré apercevait des syllabes écrites, il les prononçait, si en même temps on les faisait retentir auprès de lui ; mais si on enlevait le tableau où les lettres étaient tracées, en vain articulait-on à son oreille de la manière la plus distincte certaines syllabes ; il lui était impossible de les articuler lui-même. Il saisissait donc bien plus facilement les rapports des sons avec les lettres écrites, qu'avec l'action de son larynx.

Toutefois en suivant ce procédé, Trézel a appris à lire et à écrire d'une manière assez rapide ; mais semblable aux personnes qui apprennent une langue étrangère, et qui en général la lisent et l'écrivent longtemps avant que de pouvoir la parler, encore aujourd'hui Honoré lit des yeux et écrit infiniment mieux qu'il ne parle.

Sa prononciation est très défectueuse ; les *RR* surtout ronflent dans sa bouche d'une manière singulière et désagréable. Les diverses nuances de l'accent lui paraissent inconnues ; mais quand on pense à son point de départ, on doit être satisfait de lui voir ce degré d'instruction après un intervalle aussi court.

Honoré présente encore un phénomène qui a fixé l'attention des commissaires de l'Académie. Quand on lui dit un mot bien distinctement, il le répète aussitôt ; quand on l’appelle, par exemple, il ne manque pas de répéter son nom ; il semble que l'important pour lui soit de parvenir à reproduire le mot qu'il vient d'entendre. Si son instituteur veut s'adresser à son esprit, ce sont des gestes ou l'expression de son visage qu'il emploie. L'enfant lui-même n'exprime facilement et promptement ses idées que par des signes, et c'est seulement par l'emploi de ces signes qu'on peut juger de son intelligence et de la promptitude de ses conceptions.

Sous ce point de vue, Honoré offre un phénomène bien digne d'intérêt. Ayant acquis un nouveau moyen d'exprimer ses besoins et ses idées, il semble qu'il aurait dû négliger celui dont il s'était servi jusqu'alors, et qui est si inférieur à la parole ; jusqu'ici c'est le contraire qui est arrivé ; le langage naturel d'Honoré, c'est-à-dire celui des signes, au lieu de perdre et d'être remplacé graduellement par la parole, a gagné avec rapidité et a acquis une perfection et un piquant de beaucoup supérieur à celui qu'il offrait avant qu'Honoré eût recouvré l'ouïe.

Cependant, dans ses rapports avec les enfants de son âge, Honoré commence à employer des mots simples et particulièrement des substantifs pour faire connaître ses principaux désirs. Peut-être le temps le portera-t-il à faire un usage plus fréquent et plus complet de la parole ; mais peut-être aussi restera-il toujours fort au-dessous des autres hommes sous ce rapport ; car nous avons de nombreux exemples d'enfants qui sont pour ainsi dire muets, uniquement parce qu'il leur faut un certain effort de l'oreille pour saisir les mots, et un travail quelque peu difficile du larynx pour parler: trouvant un moyen facile de communication par l'emploi des signes, ils négligent d'exercer l'oreille et les organes de la parole , et restent ainsi classés parmi les sourds-muets, bien qu'en réalité ils ne soient ni muets ni sourds.

En résumé, Honoré Trézel, qui était complètement sourd, jusqu'au point de ne pas entendre les détonations les plus fortes il y a un an, entend très bien aujourd'hui tous les bruits, sait quand ils viennent de loin, distingue leur caractère, évite les voitures, les chevaux, et va ouvrir une porte s'il y entend frapper. Il sait apprécier le rythme musical et prend plaisir à écouter les chants et les instruments ; il cherche même à imiter la voix modulée sans avoir pu encore y parvenir. Il sait apprécier et répéter toutes les articulations de notre langue ; il comprend, analyse et répète-de mémoire un certain nombre de phrases à sa portée ; il y répond. Il exécute ce que son instituteur lui commande par la parole, mais il n'est pas encore dans le cas de le faire avec d'autres personnes.

Voilà sans doute d'assez beaux résultats. Quand on songe à tout ce que cet enfant a dû apprendre pour y parvenir, à toutes les idées et combinaisons nouvelles qui ont dû s'opérer dans son esprit, aux associations instinctives qui se sont établies entre son oreille et son intelligence, entre celle-ci et les organes de la voix, entre son oreille et son larynx, etc., il est difficile de ne pas se livrer à l'espoir que sa condition morale et son état physique continueront de s'améliorer.

Mais ne préjugeons rien ; attendons les résultats de l'expérience, qui ici, comme dans toutes les questions neuves, peuvent seuls nous éclairer.

L'Académie a applaudi aux efforts de M. Deleau pour rendre à la vie sociale des êtres que la nature en avait séparés; elle l'a engagé à continuer l'éducation qu'il a si heureusement commencée, à la perfectionner par tous les moyens qui seront en son pouvoir, et à fonder ainsi un genre d'enseignement qui puisse être un jour compté au nombre des améliorations de la condition humaine, et que cette fois encore l'art supplée à la nature.



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