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E. Marsan : Dandysme littéraire : Barbey d'Aurevilly, Baudelaire, Balzac (1923).
MARSAN, Eugène (1882-1936) :  Dandysme littéraire : Barbey d'Aurevilly, Baudelaire, Balzac (1923).
Saisie du texte : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque intercommunale André Malraux à Lisieux (14.I.2017)
[Ce texte n'ayant pas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement des fautes non corrigées].
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
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Diffusion libre et gratuite (freeware)

Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : Deville br 2338) du numéro du 28 juillet 1923  de la Revue Hebdomadaire.


DANDYSME LITTÉRAIRE

BARBEY D’AUREVILLY, BAUDELAIRE, BALZAC


par

EUGÈNE MARSAN.


~ * ~


Nous pourrions parler de Musset et de ses chapeaux cambrés, de Lamartine, si noble, de Mérimée, si chic, peut-être de Vigny qui, le jour de sa réception à l'Académie, a tant  agacé Sainte-Beuve avec son porte-mine en or et ses pauses un peu trop attentives.

Nous pourrions parler de Chateaubriand, sortant tous les jours au commencement de l'après-midi, une rose à la boutonnière de sa redingote, une badine à la main, et nul n’a jamais su ce qu'il devenait jusqu'à cinq heures, entre les passantes de Paris.

Nous pourrions même parler d'Eugène Sue, qui en vaudrait la Peine comme dandy.

Nous Pourrions surtout parler de Stendhal, qui a donné à trois ou quatre de ses héros juvéniles, Julien, Lucien, Fabrice, au moins l'étoffe du dandysme, singularité de l’esprit, brillant de la mise. (Le quatrième, Octave de Malivert, dans Armance, est un homme à plaindre, malgré sa distinction. Mais son cas n'est pas si simple qu'on a voulu le voir. S’il avait été constamment nul, selon le terme casanovien, il n'y avait pas de roman. Il s'embarquait pour l’Amérique. Il ne devait l'être que, par instants, à cause de ses nerfs, dans les grandes occasions. De là, sa fin tragique.) Stendhal lui-même a mis toute sa vie le plus grand soin à S'HABILLER, — opération si majestueuse qu’elle caractérise le genre humain. Définition : l'homme est le seul animal qui s'habille. Stendhal qui se croyait plus laid qu'il n'était et que la passion rendait gauche, voyait dans un bel habit une arme défensive, véritable bouclier de la personne morale.

Il s'est souvenu jusqu'à les mettre dans ses écrits, de de sa redingote olive, de son habit bronze cannelle, de son gilet Robespierre, de ses tours de canne d’homme du monde, de son habit bleu. La légende ou le mythe du dandysme doit réellement beaucoup à l'inventeur du comte Mosca, du marquis de la Mole et de M. Leuwen le père, idéalement rivaux tous les trois de M. de Metternich.
 
Mais les trois sources les plus abondantes et fameuses du dandysme littéraire sont celles dont j'ai inscrit le nom dans mon titre. Barbey a consacré un livre à la louange de Brummell. Baudelaire a raisonné le dandysme et l’a pratiqué magistralement, étant pauvre, qui faisait une difficulté presque invincible. Et Balzac a écrit un Traité de la vie élégante, dont il connaissait à fond toutes les ressources.

BARBEY D'AUREVILLY OU LE RÈGNE DE LINNOCENCE

Voyons d'abord Barbey. Il a parlé assez bien de l’élégance en général, encore mieux du dandysme historique c'est-à-dire anglais.

Le costume du genre humain vient de la nécessité. Nous nous couvrons. Puis, nous voulons plaire, mais c’est encore la vie naturelle. La vie sociale commence avec les beautés de convention. Barbey les aime jusque dans leur excès.

Dans l'art de s'habiller, porté à son degré perfection, soit dans le faste de l'ancienne Europe, soit dans les caprices de la nouvelle, il voit l'inévitable rébellion de la Renaissance contre l'esprit de la Réforme. Je ne force pas sa pensée. Je la résume, je la précise. Une critique inapte ou intéressée a voulu confondre par les causes les et les volontés la Renaissance et la Réforme. La coïncidence chronologique accuse mieux au contraire leur opposition irréductible. La Réforme ridiculise et opprime la vie naturelle et la vie ornée. La Renaissance les exalte l’une et l’autre.

On a vu par la suite de l'histoire, jusqu'à nos jours, que renaissants et puritains étaient ennemis jusqu'aux dernières fibres de l'être. L'Église de Rome est somptueuse. Le dandysme sent comme elle que nous échappons à la misère des cavernes par la grâce de la parure. Je complète suit la généalogie du dandysme indiquée par Barbey. Les raffinés, les précieux, l'honnête homme, les beaux, les lions. J'ai remonté jusqu'aux Valois. Moments successifs d’une même tendance à l'embellissement du costume et des mœurs. (L'on y voit la part prépondérante de la France.) Un milieu favorable, la vie élégante s’y développe sans ostentation, elle s'élève à cette divine mesure que les poètes et les philosophes trouvent dans le même temps. Un milieu généralement hostile, la vie élégante se crispe et se surexcite, elle lance un défi.

C’est presque toute l'histoire du costume masculin au dix-neuvième siècle. La démocratie ne veut permettre l’élégance qu'à la seule oisiveté, en la raillant. Elle tourne en dérision les gants jaunes. A son tour, l'homme né pour être élégant s’affole jusqu'à la caricature. Ce qui succède au lion, c'est le gandin ; à celui-ci, le gommeux, puis le snob. Barbey a vu cette décadence. Par réaction, il entreprend l’apologie de Brummell et de cette luxueuse Angleterre à cheval sur les deux Europes, celle du tricorne et celle du frac.

Le dandy prenait la suite du buck, c'est-à-dire du mâle, ou, dans un autre vocabulaire, du costaud, qui succédait lui-même aux beaux. En français, leur nom. Les beaux se souvenaient de la cour de Louis XIV et de leur exil avec le roi Stuart, au pays du champagne, de la révérence et du bien-dire. Le dandysme est obtenu par addition de l'humeur anglaise à cette grâce de France. De l'humeur anglaise, froide, lymphatique, composée. Il est cependant la protestation de la frivolité, id est du plaisir de vivre, contre l'utilitarisme de la nouvelle société, Il est la révolte de l'imagination contre une loi morale « trop étroite pour avoir pu rester vraie ». Ainsi il est deux fois marqué du signe des Muses. Il est même un art, ayant pour chef-d'œuvre la personne. Barbey parle des simples fouetteurs de chiens avec un capable d'écraser un hippopotame. On n'est pas dandy à si bon compte. Il y faut les dons de l'esprit, 1’ironie du trait, et l'intonation, le regard, le geste, l'intention, le silence, une sorte de calme que je dirais philosophique, si j'osais. Alors Barbey s'enchante à reconnaître, sous le masque de la fatuité, une étincelle de l'éternel génie aristocratique.

Voilà pourquoi il avait des gants de peau noire ornés de trois baguettes d'or et les ailes de son tromblon doublées de velours, une coiffe rose par dedans. Il s’obstine à porter ce pantalon de laine blanche, orgueil et dilection de l'Europe romantique pendant quarante années. Il y en a un dans Lucien Leuwen, deux au moins dans Graindorge, vingt dans Balzac. En plein règne du sombre, Barbey en signale l'étonnante candeur par ganse jaune de surcroît, ou mauve.

Vous connaissez le portrait du musée de Versailles. Notre cher homme à la tête aquiline y est campé debout, sa belle main aux doigts intelligents sur la hanche. Ce qu'il porte est une banale redingote de 1880, à la jupe trop étroite. Il faut être plus riche pour disposer du pouvoir d'arracher les tailleurs à leur routine. Mais il est content, il croit avoir la reading-coat de Sheridan, on l’a gansée de soie brillante, il a retroussé sur la manche les poignées de sa chemise. Regardez-le au col, à présent. Celui de tout le monde, en ce temps-là, rabattu, plat, et en outre trop large. Vous vous attendiez à un col fait pour une cravate à deux tours, la seule qui lui convînt, mais il a une cravate lavallière, comme Nadar. Seulement, elle est bordée d'une longue dentelle.
 
Dans son petit logement de vieil homme de lettres démuni, il vivait entre une armoire à glace, une commode pleine de ses tenues mirobolantes et deux tables, dont l'une était chargée de ses encres multicolores, un arsenal. Impossible de savoir s'il a souffert de vivre ainsi à plus de soixante ans. Le dédain de sa bouche le consolait de tout. Il faisait un geste dans l'air : « Vous voyez là, monsieur, mon tourne-bride de sous-lieutenant. » On l'aimait. L’on souhaitait que son imagination substituât vraiment aux mesquines réalités de sa vie un monde fictif, ouvert jusqu’au dernier moment aux promesses de l'espérance.

Il revêtait dans son intérieur une blouse de drap rouge, avec des croix de drap vert et noir appliquées sur les épaules et sur les manches. Sur la tête, une sorte de capuche qu'il croyait florentine. Pantalon à sous-pied sur des chaussures de cuir vert, ornées de boutons de strass. Dans cet appareil, il besognait à cent francs l'article.

Le siècle avait changé, et lui non. Le siècle a renoncé aux couleurs vives. Il en arbore tout ce qu'il peut. C'est qu’il a pu discerner à merveille les éléments psychologiques du dandysme, ses yeux ne le guident pas bien dans ce royaume des lignes, dernier refuge de l'homme élégant. Observez comme il insiste dans son Brummell sur cette idée que le costume ne fait pas le dandy, comme s’il doutait un peu de lui. Dans la fameuse anecdote des gants, qu’il rapporte, il dit, sans voir le cercle vicieux, que le dandysme n'est pas dans la perfection de ces gants, mais dans la multiplicité des ouvriers. Il n'essaye pas de décrire le frac célèbre que Brummell inventa. Il pense qu'un uniforme ne peut être marqué d'un accent original visible aux seuls connaisseurs, et doit par conséquent être détesté du vrai dandy, sans penser que la tenue de Brummell, l'habit bleu whig, à pantalon collant, est elle-même un uniforme. Il ne voit pas que le temps a passé du roi Murat, qui s'habillait de rose. S'il l'a vu, s’il l’a soupçonné, il ne l'accepte pas. Non plus qu'il n'a accepté les autres variations des années. Cherchez dans Paul Bourget le détail de ce refus. Son âme magnifique vivait dans un songe, plein de chevaux éperonnés et de manteaux gonflés par le vent. Il reste fidèle à la draperie, à l'éclat. Ce n'est pas Brummell, au fond, qu'il préfère, c'est d'Orsay avec son tintamarre. Il est lyrique. Il est, 1830. Que dis-je ? Louis XIII. Et se renfrogne, et boude derrière sa moustache de trophée chinois, en deux traits.

 Ou bien, il étincelle, pour se venger encore mieux,  superbe, anachronique, rengorgé, bariolé, accoutre, magnanime. Je voudrais le dire avec tout le respect dont je suis capable : naïf à ne pas le croire, innocent. Un grand homme — car nous n'avons pas beaucoup de romanciers qui seulement le vaillent — un grand homme, un poète a plus d'une manière de montrer qu'il a gardé beaucoup de l'âme exquise de l'enfance. Barbey d'Aurevilly avait celle-là.

BAUDELAIRE OU LE TRIOMPHE DE L'UNITÉ

Baudelaire aussi est plein de puérilité. Une vaie vie de poète, qui complique toute son affaire terrestre tant d'indolence que de loyauté, bizarre et généreux, prodigue, désintéressé, ce qu'on appelle fou. Vous auriez tort de croire que je l'approuve en tout et que je proteste contre l'injustice du sort. Baudelaire ne demande pas cela. A mesure que croissaient son expérience et son malheur, il connut qu'il expiait ses fautes, et les fautes autrui, en remontant le cours des années, jusqu'à ce peuple d’ancêtres qui fait ressembler les hommes aux moissons. Il ne songe plus à accuser les hommes, ni Dieu. Il sait que l'Ordre n'est point la cause de nos maux, mais au contraire le seul frein dont nous disposions pour je les contenir. Je me borne donc à le plaindre autant que je l’admire, autant que je l'aime. C'est de tout mon cœur, jusque dans sa « lionnerie ».

Il a été dandy parfait, en pensée et en acte. Dans la théorie elle-même, supérieure à sa pratique, il est facile de prendre Barbey en défaut. Citant Pascal, dont il rappelle la vie mondaine et les six chevaux, Barbey disait que l’élégance se trouve au point d'intersection de l'original et de l'excentrique. Et il est vrai que les dandies anglais sont extravagants, mais dans leur vie plus que dans leur vêtement, où Brummell ne cesse pas de simplifier. Il est vrai que les dandys français de la génération romantique, y compris le jeune Baudelaire teignant de vert sa chevelure ou se nouant autour du cou un boa rouge, ont d’abord cherché l'excentricité, mais dans une intention mystificatrice, pour l'épouvantement des bourgeois. Baudelaire ne mit pas longtemps à découvrir l'attrait de la simplicité « absolue ». L'originalité, disait-il, il faut la contenir dans les limites extérieures des convenances. Voilà l'élément que Barbey oubliait.

Enfermé dans ses visions, il imaginait (en 1844, date de son Brummell) la « toilette d'or des fats de l'avenir ». Baudelaire considérait l'habit noir de ses contemporains, voyait le parti qu'on en pouvait tirer, et concluait. La nature effacée de la nouvelle élégance le stimule parce que, réduite à la coupe, à la nuance, au grain, elle est un problème qu’il est délicieux de résoudre. Alcibiade, César, Catilina, Chateaubriand (Napoléon, qu'il ne nomme point) régneront toujours par la légèreté des allures, la certitude des manières, l'air de domination. Il est enivrant de penser que rien ne sera plus remarquable dans leur costume, sinon des signes dont le profane devra sentir le charme, sans pouvoir analyser leur caractère. Vous vous rappelez comment il parle de Constantin Guys. Il le loue de savoir que l'élégance d'un vêtement peut tenir à l’imperceptible variation d'une ligne, et de découvrir ce rien à première vue.

Baudelaire avait lui-même cet « œil d'aigle », au service d'une irrésistible vocation. Petit garçon, on l'avait un jour mené chez Mme Panckoucke, qui distribuait des jouets : il avisa le plus magnifique, s'en empara jalousement. Au théâtre, lorsqu'il voyait sur la scène un acteur costumé en Incroyable et coiffé de cadenettes, il l'enviait. « Je tâchais de me figurer que c'était moi. » Adolescent, il fait admirer sa réserve, sa propreté d'hermine, — et son costume. Vieux, ou du moins à la veille de sa mort, atteint dans son esprit, son plaisir en sortant de la maison de santé était de relaver encore ses belles mains aux ongles brillants, bien qu'elles fussent propres, et de les regarder en les haussant à la lumière du jour. Sa raison a faibli mais c'est d'instinct qu'il est « lion ».

Par chance, nous savons très bien comment il s’habilla.

Voyez-le à vingt ans. Il a son habit noir « évasé en cornet », c'est-à-dire qui dégage la nuque, bâillant presque, par une attention souvent imitée depuis et qui paraît un défaut à ceux qui ne savent pas. Tout le monde a de grandes basques. Les siennes sont petites. J'ai peine à croire qu'elles fussent minuscules, ainsi que l'a dit, quelqu'un, non confirmé par les autres. Petites donc. C’est le contre-pied des choses, si utile lorsqu'il n'est pas inconsidéré. Le pantalon du même noir est sanglé sur les bottes vernies irréprochables. Le linge sans empois a cette finesse et cette blancheur qu'il aimera toujours. Attention : il a une cravate rouge sang de bœuf et des gants roses. Oui, nous sommes en 1840. Repensez donc aux gants violâtres de Désiré Minoret. Certaines années, l’on eut jusqu’à des gants verts. La couleur ne disparaissait du costume qu’à regret. Or Baudelaire n'était pas le seul à porter cette cravate pourpre ou brique. Pas le seul à se ganter de rose. Sa marque est dans la combinaison de ces deux effets sur le noir du costume. Comme elle était dans l’abréviation des basques. Il suit la mode, dont il a le dernier gilet, en casimir, à douze boutons, et il la recrée.

Sa fameuse tenue du matin a été souvent décrite comme un chef-œuvre de pittoresque. Ne faites pas ce contresens. Jugez par les yeux, abstraction faite de tout préjugé. Le pantalon est noir, les souliers bas miroitent ; peut-être découvrent-ils, aux mouvements qu'il fait, la blancheur du bas. Là-dessus, il a passé une blouse bleue de paysan. Et il a la tête nue. Il faut vous le représenter ainsi ganté, coiffé, brossé, lavé, rincé, — disert ; et oublier que ce qu'il porte se nomme une blouse pour en voir seulement la forme heureuse. On n'a jamais inventé mieux. Donnez à Baudelaire la richesse, il éclipsait Brummell.

Dans sa première jeunesse, beau comme l'a décrit Banville, il avait porté une barbe fine. En 1849, à l'hôtel Pimodan, Gautier lui a vu une légère moustache, qui ombrageait 1a lèvre sinueuse. Dans les dernières années, il délaissera sa chevelure reprendre trop de longueur. Le Baudelaire parfait, qui n'a duré que quelques années, a sa bouche nue et les cheveux courts, non pas ras, comme on l’a dit par comparaison aux indicibles crinières de l’époque. Le temps a déjà isolé une mèche sur le vaste front, dégarni les tempes, altéré l'ovale du visage, où deux sillons griffent la joue. Les yeux se détachent sur un teint qui est pâle ou brun, mais d'un seul ton. Nous ne savons pas s’ils furent noirs ou « tabac ». Ils étonnent moins par leur éclat que par leur fixité et leur air d'absence. Il a l’âge de ne plus bien croire aux espérances que l'on a encore.

Il ne quitte plus l’espèce d'uniforme qu'il a inventé, dont la pièce principale est un paletot, le célèbre froc. Je pense que l'idée lui en a été donnée par la blouse précitée. Le même contour, la même ligne flottante et gracieuse, en dehors de la mode, mais qui ne la brave point, Pour le plaisir de montrer son beau cou marmoréen Baudelaire jeune avait choisi des chemises au col bas. Il les garde pour leur commodité, ou par coquetterie tenace, ou par économie forcée, pour épuiser les douze douzaines que la légende veut qu'il ait achetées dans la brève saison qu'il se crut riche. Vous songez à vous payer ma tête parce que j'ai blâmé le même col chez Barbey. Mais ce n'était pas le même. Regardez les images. Il n’était pas non plus accordé au reste de l'habillement, comme chez Baudelaire. Et la cravate de celui-ci est une merveille, non pas molle, demi-molle, nouée en gros nœud carré, noire le plus souvent. L'on a aussi remarqué ses foulards, et l'un d'eux, notamment, qui fut jaune et rouge, a dessins éclatants.

Il avait des gestes nobles, lents, rapprochés du corps. Sa politesse sembla maniérée parce qu'elle était un legs du dix-huitième siècle, Baudelaire étant le fils d'un vieil homme qui en avait vu les salons. Il aura haï le débraillé de la bohème autant que la bourgeoise platitude. La singularité qu'un petit dandy de seconde zone se croit obligé de poursuivre à grands frais se rencontrait chez lui, aussi naturelle que le souffle de la respiration. Imaginez une conversation puisée au même fond que la poésie des Fleurs du mal. Les hautes parties de son être visaient à la plus pure sagesse, ses nerfs désiraient les maléfices de Jeanne Duval et s'en souvenaient. Il en résultait un dialogue intérieur dont l'embarras se répercutait dans sa prononciation, le seul travers de son attitude.  Gautier voyait dans ses propos « des majuscules et des italiques ». Il paraît vraiment trop surpris de ce qu'il articule, Comme s'il entendait, dans sa propre voix, les dires d'un étranger.

Mais il faut avouer que ses femmes et son ciel, ses parfums sa nostalgie, son christianisme et son démon, ses océans et ses tropiques, composaient une matière d'une criante nouveauté. Sans perdre cette hauteur enseignée par les Anglais, il y mêle la bizarrerie baudelairienne, et s’oblige à demeurer courtois. Il rend au dandysme un tour français. Classique, a dit M. de Reynolds dans un beau livre. Je ne blâme pas même la démarche saccadée qu'on lui vit longtemps, qui le faisait comparer à une araignée. C’était le commencement de la gesticulation carrée qui va peu à peu se substituer aux grâces arrondies de l’ancien monde. Là aussi, il est un précurseur. Comme il est par sa mise un exemple éternel, en ayant fait ce chef-d’œuvre que j'ai décrit, dont toutes les parties convenant à sa personne sont d'accord entre elles et avec l'époque, vrai miracle, le triomphe de l'unité.

Je vous invite, en passant, à repousser la légende de sa virginité. « Des plaisirs plus aigus que la glace et le fer. »  Qui les a trouvées, ces deux images, n'était pas un innocent.

BALZAC ET LA TERRASSE DES FEUILLANTS

Trop de gens continuent de sourire en parlant de ce qu'ils appellent ses prétentions, comme s'ils étaient vaguement heureux, même quand ils l'aiment, de se croire supérieurs à un si vaste et puissant esprit. Mais ce sont toujours les mêmes textes que l'on cite, oubliant d'en faire la critique, comme si la cause était à jamais entendue. – Pardon ! Je plaide.

Les censeurs partent tous d'une idée ancrée. Il était gros, il ne pouvait donc pas être élégant. Rien n'est plus faux, surtout depuis la révolution du costume au dix-neuvième siècle, Rien n'est plus faux, en dépit de Balzac lui-même lorsque, dans la Théorie de la démarche, il condamne absolument l'obèse. Reconnaissez sa loyauté. Il confesse ce qu'il croit vrai, même à ses dépens. Il se trompe pourtant. Il méconnaît le caractère de la nouvelle élégance, qui n'est plus essentiellement plastique (Baudelaire dixit), mais morale, spirituelle en quelque sorte. Il est petit, il est gros, il n'est pas beau. Bien qu'à le voir dans la sépia de Dévéria, à vingt ans, l'on soit sûr qu’une femme a pu l'aimer, ce qui est un signe bien suffisant. La bonté, la grandeur d'âme, le génie, la fleur de la jeunesse, lui font une beauté indéniable. Il n'y a qu'à voir. Et soit, mettons qu'il soit devenu plus tard vraiment laid, avec sa face noyée, travaillée par la caféine, et cette taille si lourde que de sa nuque au talon la ligne de son corps pouvait adhérer contre un mur. Vous ne direz pas que je chicane. J'oublie le regard et la séduction du génie, j'oublie le magnifique Silène des Illusions perdues, son feu, son éclat, j'oublie Z. Marcas à la façe léonine. Mais les manières ? Mais le costume

Récusons d'abord l'opinion du cocher de fiacre, qui dans le texte de Werdet, son éditeur, le compare à « un marchand de bœufs de Poissy ». Le brave cocher s’en fie à la corpulence, peut-être à la rougeur du teint. Il n pas fait pour juger du reste.

Ce qu'on a de plus marqué contre Balzac, c'est le premier témoignage lamartinien : « l'habit étriqué sur un vaste corps, le gilet débraillé, le linge de gros chanvre, les bas bleus, les souliers qui creusent le tapis. » Mais Balzac à ce moment est pauvre. Et il y a des hommes dont la pauvreté ne parvient pas à détruire l'élégance. J’en ai connu un, vieillard charmant réduit à un seul complet noir, un seul melon, une seule cravate. Il cirait à l’os ses souliers ronds, passant une allumette dans les rainures de la semelle pour en ôter la poussière. J'admirai bouche bée la coupe de son costume, qui était sienne, aux lignes tombant droit, et l'air suranné de ses chemises, dont la manchette était longue, étroite, taillée en biais, aves des jumelles d'argent en leur milieu. Je l’appelais Baudelaire II. Balzac n’appartient pas à cette race élue. J'admets qu'il ne parvint à connaître la vie élégante que par apprentissage, non par intuition, Je déclare seulement que son génie en vint à bout.

Pour la mine de sa personne, dans le fort de son âge, nous avons encore, et définitivement, Lamartine qui ne parlait pas au hasard : « Balzac était épais, carré par la base et les épaules, mais nulle lourdeur ; il avait tant d'âme qu’elle portait tout cela légèrement et gaiement, comme une enveloppe souple et nullement comme un fardeau ; ses bras courts gesticulaient avec aisance ; il causait comme un orateur parle. »  Il y avait harmonie. Balzac faisait penser à Mirabeau, ayant de plus le rayonnement de la probité.

Pour le costume, relisez mieux Werdet. L'habit bleu à boutons d’or, le pantalon noir, le gilet de piqué anglais, le chapeau de castor, les gants beurre frais- C'est l'uniforme que Brummell a légué, que M. Graindorge portera encore. A sa montre, la chaîne d'or la plus fine. Pas une faute. Il monte dans un « élégant coupé » qui a un cocher géant avec un tigre imperceptible (celui de Maxime de Trailles). Werdet est obligé d'écrire: « Les règles de la fashion la plus méticuleuse ont été observées. »

Brandissez à présent les lettres de van Engelgom, disant que les vêtements de Balzac « étaient toujours ou trop petits ou trop étroits ou trop longs ou trop larges. » Je ne repousserai pas votre texte, j'en tiendrai compte, mais souvenez-vous du tableau de Court, du Balzac au beau gilet blanc, dont la cravate est si bien faite : un vrai monsieur. Ce qui prouve que votre auteur généralise témérairement. Il y avait de l'absurdité à penser que Balzac, lorsqu’il en prenait la peine, lorsqu'il pouvait s’arracher à l’abîme de ses contemplations, était incapable de choisir pour lui-même les vêtements dont il savait habiller les fils de son esprit.

Car il a vêtu en toutes lettres tout son monde, à tous les étages de la société. Ses dandys, ses lions, ses beaux, c'est de pied en cap qu'il les montre. Il connaît leurs fournisseurs, Gay, Verdier, Staub, Janssen, Mme Irlande, il les nomme avec une hardiesse que la publicité nous a fait perdre. Si l'on invente la mousseline de soie, il l’apprend sur l'heure. Si Coralie donne à son amant une douzaine de gants, il en a vu la boite de cèdre. L’odeur du cuir de Russie tient au bois de mélèze et à l’encens dont on l'a imprégné. Il sait que les bottes de Charles Grandet sont en maroquin (du cuir dont on fait les portefeuilles, dira plaisamment son oncle avare). Balzac ne se contente pas d'épithètes élogieuses. Il énumère les pièces du costume fashionable et les définit, ajoutant l'heure, le lieu, la circonstance. Bixiou a un pantalon noir, un gilet de fantaisie, une redingote bleue, un chapeau de Bandoni, des gants de chevreau de couleur sombre. Vimeux, dans les Employés, a des pantalons collants, demi-collants, à plis, à broderies, sa main est ornée d'une chevalière mise par-dessus le gant. Ce qui fut une fausse mode, comme vous pouvez le vérifier dans Ursule Mirouet. Les gants gris du jeune Grandet sont « adorablement » assortis au gris de l' « adorable » pantalon à boutonnières latérales. L'habit bleu du baron Hulot est fermé jusqu'au cou, les élégants de sa catégorie, que l'on nomme les Impériaux, ayant le dandysme militaire, cambré, aligné, à cravate de taffetas noir. Stendhal a cet air-là dans le portrait de Ducis. C’est un Impérial. Voici déjà le rasta, bien que de grande classe, le baron Montés de Montejanos, ses gilets éblouissants, sa voiture menée par des nègres. Les chevaux ont une rose dessous l'oreille. En 1839, Maxime de Trailles a habit noir, un gilet de cachemire bleu foncé, à fleurettes plus pâles, des bas de soie gris. Rien n’échappe. De l’oignon du magistrat provincial, Balzac distingue la montre plate du fashionable et dit comment on l’attache.

Rappelez-vous donc les deux grandes métamorphoses où Balzac a sûrement consigné le souvenir de ses propres écoles. Rappelez-vous surtout celle de Rubempré, plus minutieusement rapportée que celle de Rastignac : Balzac y court donc plus de risques Il promène son Lucien aux Tuileries, où tous les jeunes élégants se retrouvent le matin et se saluent des yeux. Paris est encore une petite ville qui a son Palais-Royal, ses boulevards, la terrasse des Feuillants, pareille à un cours de province. Balzac cite qui est condamné, les cravates brodées, les pantalons de nankin, il voit la différence d'un habit bleu aux autres. Courant tous les dangers, il cite des modèles. Celui qui badine avec une canne délicieusement montée. Celui qui a les poignets de sa chemise rebroussés sur la manche (comme Barbey d'Aurevilly à quarante ans de là). Celui qui va monter à cheval, comme on le voit à sa petite redingote  serrée et à son pantalon plissé. Lucien souffre à mourir de la comparaison.

Il y a dans Eugénie Grandet une remarque qui révèle le privilège de Balzac, Il dit que l'âme garde éternellement des lieux où le plaisir et le chagrin ont fondu sur elle. Son pouvoir d’observation est tel qu'il s'exerce encore dans la douleur, quand la plupart des autres hommes plongent dans une sorte de brouillard. Il dévore le monde (voilà que je l'imite) comme un faucon, à la volée En Présence des chefs-d’œuvre du luxe et des caprices de la vanité, dont son âme gourmande est avide, vous voudriez que tout à coup son génie fût aveuglé ? Il n’est qu’ébloui, comme un prince élevé aux champs, et qui est plus fastueux que délicat, mais en tous cas perspicace. Il lui a suffi d'une promenade. Il a vu les problèmes de la vie élégante aussi distinctement que ceux de l’argent.

Il ne s’apaisera plus qu'après avoir résolu l'énigme et l’arcane. Les bottes élégantes ont leur couture piquée d'un fil jaune. L’adhésion du pantalon au cou-de-pied doit être parfaite. Un col rond, c'est-à-dire, je crois, légèrement soulevé, à la manière d'une fraise, sied à la figure. Si vous allez voir Esther, après dîner, ayant l'âge de Nucingen, préférez à la blanche, qui fera paraître durs vos favoris, une cravate de satin noir ; pour sembler plus désinvolte, boutonnez votre habit, comme 1e duc de Maufrigneuse, en laissant libres les deux dernières boutonnières d'en haut.

Vous voyez s'il craint d'être précis. Il sait reproduire jusqu'aux mouvements, ce que Barbey croyait impossible (1). Considérez seulement M. de Chandour, bellâtre dans les Deux Poètes. « Stanislas se regardait continuellement de haut en bas, en vérifiant le nombre des boutons de son gilet, en suivant les lignes onduleuses que dessinait un pantalon collant, en caressant ses jambes par regard qui s'arrêtait amoureusement sur les pintes de ses bottes. Quand il cessait de se contempler ainsi, ses yeux cherchaient une glace. Il examinait si ses cheveux tenaient la frisure. Il interrogeait les femmes d'un œil heureux en mettant un de ses doigts dans la poche de son gilet, se penchant en arrière, se posant de trois quart… » Or, on a blâmé, on a raillé le ton de ces descriptions, quand elles sont louangeuses, leur zèle, leur enthousiasme, et la naïveté de cet enthousiasme. On ne l'a pas pris en faute. Jamais personne n'est jamais venu dire, par exemple : « Il a tort de prétendre qu'à l'époque des Illusions perdues, les pantalons de nankin fussent impossibles. » Personne n'a osé dire qu'il eût peint mensongèrement Ajuda-Pinto, Henri de Marsay, Canalis, La Palférine, Léon de Lara, Lousteau, Raoul Nathan…

Je ne les nomme pas tous. Je ne veux pas vous assommer de citations. Mais un jour ou l'autre, je me donnerai une tâche. Je prendrai tous les lions de tous poils qui sont dans Balzac et par l'étude des gravures par la comparaison des dates, par l'examen des textes, je démontrerai son bonheur en fait d'élégance. Je ne crois pas faire œuvre inutile. Par un miracle que personne n'a égalé, dont un Marcel Proust approche seulement, Balzac a représenté dans son entier le monde des hommes, leur Comédie. Les railleurs veulent nous faire croire que ce tableau est fautif en un point, qui n'était pas secondaire. J’établirai que non. J'aurai bien mérité des Lettres. Et si même mon travail devait être frivole et vain, je m'en contenterai. Le jongleur de Notre-Dame.

EUGÈNE MARSAN.

NOTE :
(1) On ne sait pourquoi, lui-même y ayant plus d’une fois réussi.

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