MARTIN, J. (18..-18..) : L’élu du clocher (1841). Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (05.XII.2013) Relecture : A. Guézou. Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros] obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : 4866 ) du tome 6 des Francais peints par eux-mêmes : encyclopédie morale du XIXe siècle publiée par L. Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. L’élu du clocher
par
J. Martin (des Basses-Alpes)
~ * ~D’ordinaire, l’élu du clocher est timide dans ses débuts, mais il lui faut peu de temps pour se procurer une éducation représentative digne de faire suite à l’éducation d’Achille. Quand son épouse s’est dit : « Ça ne peut plus se passer comme ça, il faut que nous soyons député, « notre héros se met à la besogne, et désormais, comme Guzmann, il ne connaîtra plus d’obstacles. Il sait les côtés faibles des herbagers, des nourrisseurs, des métayers, des laboureurs qui ornent son arrondissement, et il se présente à eux comme un homme qui comprend leurs besoins. Sur quoi l’arrondissement se dit en masse : « Nommons qui me comprend ; il est toujours agréable d’être compris. » Pour peu que l’élu du clocher sache en outre lever le coude à propos et distribuer des poignées de main avec intelligence, il est sûr de son affaire, il sera député, il va l’être, il l’est. Dans la première heure du succès, quelques scrupules viennent pourtant assaillir le triomphateur. Il a perdu son assurance de candidat, et il n’a pas encore acquis son aplomb de député. C’est une situation mixte, un état de passage ; la chrysalide ne s’est pas encore transformée en papillon. Il doute alors de lui-même, il se tâte, il se trouve des côtés faibles. L’honneur qu’on vient de lui conférer lui apparaît au travers des nuages d’une vague responsabilité. Être député, c’est bien ; mais comment l’être ? Où trouver le Manuel à 50 sous du parfait député ? Un député, c’est quelque chose de si monumental ! La France a les yeux sur lui, la patrie compte positivement sur son génie, l’étranger même s’en occupe. Comment suffire à tant de devoirs, à tant de gloires ? Un député peut-il marcher, s’asseoir, se promener, tousser comme le commun des hommes ? Idées embarrassantes, scrupules inquiétants. Sans compter que, du haut de ses clochers, tout un arrondissement contemple le nouvel élu, l’homme qui comprend ses besoins ! Tant que dure cette période de découragement, notre héros est obsédé de cauchemars étranges, de visions fatales. Il lui semble que, faute d’habitude, il va compromettre l’équilibre du monde, ensanglanter le continent et obscurcir à fond l’horizon politique. « Si j’allais faire déchoir la France du rang qui lui appartient en Europe ! » se dit-il, et il se sent baigné de sueurs froides. Il a des rêves affreux : tantôt la question espagnole s’empare de lui et l’entraîne à travers champs comme le coursier de la ballade de Lénore ; tantôt la conversion des rentes l’étreint à la gorge et lui demande ce qu’il préfère du 5 ½ ou du 4 ½, du fonds au pair ou du fonds avec accroissement de capital. Mais c’est la question d’Orient, cette question si féconde en Premiers-Paris et en victimes, qui afflige et désole le plus profondément l’élu du clocher. « Encore si j’y comprenais quelque chose, » se demande de temps à autre le malheureux. Il lui a fallu huit jours pour prononcer le nom de Méhémet-Ali, et il désespère de pouvoir jamais articuler celui d’Abdul-Medjid. Il est vrai qu’en revanche Abd-el-Kader lui est familier et qu’il a manifesté, à diverses reprises, l’intention de châtier l’insolent marabout par son vote à la chambre. Ce n’est pas tout encore : on lui a dit que la session roulerait principalement sur des objets d’intérêt matériel, et il veut pressentir quels seront ces objets. Le chemin de fer s’est saisi de sa pensée et l’entraîne dans les espaces ; le canal vient le poursuivre jusque dans ses rêves, le baigner dans sa couche. Il ne dort plus que suffoqué de vaine pâture ou précipité du haut d’attributions municipales. C’est une hallucination parlementaire. Si elle durait, elle pourrait tuer son homme, mais elle dure peu. A peine l’élu du clocher roule-t-il sur le chemin de Paris, que sa poitrine se dilate. Il se sent mieux ; il brûle le pavé et les pétitions dont on l’a accablé. La fantasmagorie se dissipe ; l’état de l’âme s’améliore, les idées s’ouvrent, l’horizon s’agrandit. Notre homme a retrouvé son sang-froid ; il commence à entrevoir que pourvu qu’il demande beaucoup de chemins vicinaux pour son arrondissement, il aura assez fait pour le bonheur de la France et le repos du monde. Ce point de vue simplifie ses devoirs et l’accompagne jusque dans la capitale. Ses débuts y sont des plus heureux. Il s’installe bravement dans un hôtel avec sa famille, et le lendemain va se faire inscrire à la questure. Noble fermeté, résolution louable et qui indique bien un retour de confiance ! Cependant la sécurité de l’esprit est loin d’être complète, et tous les symptômes inquiétants n’ont pas disparu. Voici l’élu dans une ville pleine d’embûches, au milieu des pièges d’une civilisation raffinée. Les filous en veulent à ses foulards, les hommes du pouvoir à sa conscience. Que de choses à défendre à la fois ! Et n’est-ce pas là une tâche bien lourde quand on arrive de son arrondissement et qu’on en comprend les besoins ! N’importe, nous voici sur la brèche. Notre député sait très-bien qu’il aura des combats à soutenir, il s’y excite ; des ennemis à vaincre, il les attend. Il laisse à son épouse le soin de réduire les assaillants domestiques, ceux qui spéculent sur les bévues personnelles et les écoles provinciales ; il ne se réserve pour lui que les antagonistes politiques. Le premier se présente sous la forme d’un garde municipal. L’élu du clocher s’affermit sur ses talons ; d’un regard il foudroie le sbire qui lui remet, avec force politesses, un pli ministériel. On ne recevrait pas avec plus de dignité une sentence de mort. Le cachet brisé, il se trouve que c’est tout uniment une invitation à dîner de la part du président du conseil. « C’est ça, on veut me corrompre ; du sang-froid. Mon rôle commence. J’irai à ce dîner pour prouver que je comprends les besoins de mon arrondissement. » En effet, au jour fixé, notre homme se rend au ministère. Il y trouve nombreuse compagnie, un amphitryon aimable, des convives spirituels. De corruption, pas un mot ; mais de bons vins et un service à souhait. L’élu sent qu’il lui est impossible de reculer, et qu’il lui importe de prendre une position. Il n’hésite pas, boit du médoc avec acharnement, et attaque un sauté aux truffes avec une hardiesse digne d’éloges. Son succès est des plus complets. Aussi, de retour chez lui, il se précipite avec effusion dans les bras de son épouse. « Chère amie, s’écrie-t-il, je suis content de moi ; on ne mord pas mieux aux affaires publiques. C’est moins dur que je ne le croyais. » Le Rubicon est franchi ; notre héros n’a plus qu’à marcher devant lui, le champ est libre. Seulement, quelques jours plus tard, une nouvelle épreuve se présente, mais bien plus décisive. Il s’agit d’un bal à la cour ! La cour, quel abîme ! Comment s’y tient-on à la cour ? Faut-il s’y promener les mains derrière le dos comme Napoléon, ou le poing sur la hanche comme Bocage ? Faut-il y aborder les ambassadeurs des puissances étrangères pour leur témoigner que l’on sait vivre ? Faut-il s’entretenir avec le roi et lui prouver que l’on n’est nullement étranger aux besoins de son arrondissement ? Problèmes graves ! problèmes complexes ! L’élu du clocher se décide à les affronter. Il se fait habiller de bleu national et culotter de satin ; il s’arme du chapeau monté, et franchit impétueusement le grand escalier du château. Un huissier lui demande son nom, il le jette hardiment ; des plateaux circulent, il les aborde en téméraire, se livre à l’assaut des buffets, soupe démesurément, et regarde les quadrilles dans une attitude qu’un prince ne désavouerait pas. Jamais triomphe ne fut plus complet. La soirée se passe pour lui comme s’il avait toujours vécu dans cette atmosphère. On dirait un boyard, un magnat, un lord, un grand d’Espagne. Il se tient presqu’aussi droit qu’un chef de bataillon de la garde nationale. « Décidément, dit-il aux siens le lendemain, je suis né pour les grandes choses. La députation est mon élément. » Ainsi peu à peu notre héros se forme, s’assouplit, se civilise ; il prend l’aplomb de son rôle et se fait un nouveau centre de gravité. Mais jusqu’ici il n’a eu à lutter que contre les accessoires de ses fonctions, a se poser seulement dans la partie extérieure de son mandat. On peut, sans être député, aller dîner chez un ministre et dévorer avec succès les babas de la cour ; il suffit pour cela d’avoir un estomac digne de ce nom. Mais bien digérer n’est pas tout le député, et la question parlementaire ne se réduit plus, comme sous M. de Villèle, à une simple question de mâchoires. On a d’autres devoirs qu’on est censé connaître, d’autres obligations qu’on est censé remplir. C’est ici que les anxiétés de notre héros recommencent. La session s’ouvre demain ; elle sera grave, intéressante, décisive. S’il allait manquer son entrée à la chambre ? Tous les yeux, il se le figure du moins, vont se fixer sur lui. Ce n’est pas tout que de comprendre les besoins de son arrondissement, il faut encore savoir ce que l’on fera, où l’on ira s’asseoir. Le palais Bourbon est une mer inconnue dont on ne connaît ni les écueils, ni les gouffres. Comment s’y dirigera-t-on ? L’élu du clocher ne se désespère pourtant point. Il compte sur sa prudence habituelle, et ne doute pas que ses brochures agricoles, distribuées avec intelligence, ne lui fassent bientôt, sur les bancs de la chambre, des amis et des admirateurs. Seulement il sent que, pour les premiers jours, il a besoin de toute sa réserve, de tout son sang-froid. Arrivé en face du palais législatif, il le toise avec défiance, ne s’engage pas sans crainte dans ses vestibules, et embrasse l’hémicycle parlementaire d’un regard mêlé d’appréhension. Revenu de ce premier mouvement, il tombe dans un paroxysme de vivacité nerveuse, affecte des airs dégagés, joue l’habitué, l’homme qui sait les êtres, marche résolument vers toutes les issues, se perd dans la buvette, s’abîme dans le vestiaire, et se retrouve à grand’peine dans la salle des conférences. Au fond, ces manières d’un familier nourri dans le sérail et initié à ses détours, ne servent guère qu’à déguiser une préoccupation profonde. Tout en marchand comme s’il n’ignorait rien, notre héros observe, examine tout. Ces huissiers qui le saluent, ces pupitres chargés de papier blanc, cette tribune aux rampes de marbre, ce fauteuil du président qui conserve on ne saurait dire quel air dominateur, tout devient, de sa part, l’objet d’un examen défiant, d’une enquête détaillée. Il voit des pièges, des chausse-trapes sur tous les points. Ce mouvement, ce bruit, ces groupes, ces allées et venues sont des abîmes où sa raison se perd. Il s’observe, se surveille, et ne procède qu’avec des précautions infinies. « Je marche sur un volcan, » dit-il en lui-même. Et il a peur du sort d’Empédocle. Cet état d’angoisses et d’isolement a son terme. La chambre est pleine de moniteurs officieux qui volent au secours des âmes en peine, qui les rassurent, les stylent, les forment au grand art de faire des lois au moyen de l’exercice fémoral que l’on nomme l’assis et le lever. Vieux pilotes de ces parages, ils prennent la direction de ces nefs désorientées, et se chargent de les conduire au port du scrutin secret, au havre de la boule blanche. Une fois tombé entre les mains de ces habiles mentors, l’élu du clocher ne s’appartient plus. On ne l’abandonnera à lui-même que lorsque son éducation sera complète, achevée, digne du maître. Voici donc notre héros en tutelle, mais que cette tutelle est douce ! On sème de fleurs les sentiers qu’il parcourt ; on étend des tapis sous ses pieds ; on veille sur ses pas, sur ses gestes. C’est une chose si grave qu’un mouvement parlementaire. Se lever mal à propos, rester indûment assis, il y a là de quoi bouleverser des empires. Cette responsabilité disparaît pour le nouveau venu ; on s’est chargé de tout, même des révoltes de sa conscience. Plus de souci moral, plus de peine physique. Se rencontre-t-il une montagne sur le chemin, on la rase à son intention ; un vallon, on le comble. Tout ce terrain inégal du palais Bourbon, hérissé de bureaux et embarrassé de méandres de questure, coupé de commissions et de sous-commissions, de messagers d’état et de secrétaires, de présidents et de rapporteurs, on le lui fait connaître, on le lui fait parcourir sans fatigue, sans ennui, en se jouant. Jamais initiation ne fut plus charmante et plus douce. S’il a un nom à choisir, on le lui choisit ; s’il a un bulletin à écrire, on le lui dicte ; s’il a un mot à prononcer, on le lui souffle. On va jusqu’à penser, jusqu’à raisonner pour lui : c’est magique. Cette éducation comporte diverses phases. D’abord elle est limitée, terre à terre, élémentaire. On semble se défier de l’intelligence de l’élève, on ne lui livre qu’un à un les secrets de la tactique transcendante, à l’usage des pouvoirs électifs. Le mentor est toujours là, agissant du coude, du pied, de la voix, tenant la bride serrée de crainte d’écarts. Mais après quelques jours de ce manège, l’émancipation arrive. L’élu du clocher retrouve son libre arbitre, reprend son essor personnel. On lui a livré le grand secret du métier, la théorie du vote parfait et infaillible. Cette théorie est des plus simples. On lui a dit : « Voyez-vous là-bas, sur le troisième banc de droite, M. ***, l’aide-de-camp de S. M., homme si spirituel ; ou bien encore, ici, plus près, sur le cinquième banc en face, M. le comte ***, ce charmant orateur ; ou encore, M. le baron ***, directeur d’une administration fiscale, presque votre voisin ? eh bien ! suivez de l’œil l’un de ces trois députés. Ils donnent le vote-modèle, le la parlementaire. Quand l’un d’eux se lèvera, levez-vous ; quand il demeurera assis, demeurez assis ; Du reste, ces trois messieurs font le plus grand cas de votre brochure sur les assolements : ils comptent en parler au roi dans une audience prochaine. Vous voilà lancé ; partez du pied gauche, vous irez loin. « Ces mots suffisent à notre héros pour compléter son initiation : le noviciat cesse, la députation commence. A la première occasion il s’essaie et obtient un succès fou. Pas une méprise, pas un faux mouvement ; c’est parfait, c’est enlevé, c’est sans peur et sans reproche. Les compliments arrivent au débutant de tous les coins de la chambre ; il est félicité à la ronde : peu s’en faut que la séance ne soit suspendue en son honneur. L’enivrement du triomphe ne l’exalte point il sent qu’il a encore beaucoup à faire pour arriver à la précision mécanique de ses vieux collègues ; il perfectionne chaque jour ses mouvements, apprend à voter endormi, et parvient à pousser jusqu’au somnambulisme l’assis et lever parlementaire. Pas de révolte d’esprit, pas de scrupule d’intelligence, et si après une épreuve il demande à son voisin : « Sur quoi a-t-on voté ? » dans son âme il déplore cet élan d’une curiosité involontaire. Ainsi lancé, notre député ne s’arrête plus. Tranquille parce qu’il se sent appuyé, il va jusqu’à se livrer à des inspirations personnelles. La stratégie parlementaire se compose de mille détails auxquels il applique ses brillantes facultés. La science des bravos, lancés avec justesse, n’a pas de plus profond interprète ; il en connaît toute la gamme, et pourrait en écrire le contre-point. Tantôt il détache le bravo aigu, tantôt il s’en tient au bravo grave ; cela dépend de la nature des questions. Pour les : à l’ordre, mêmes études, mêmes nuances. Il y a les à l’ordre de profonde indignation ; les à l’ordre de mépris et d’ironie. Quelques oh ! oh ! quelques ah ! ah ! distribués à propos, complètent cet accompagnement obligé d’exclamations qui joue à la chambre le rôle des chœurs dans les tragédies antiques. L’élu du clocher se fait sur-le-champ une réputation dans ce genre d’éloquence. Doué d’une basse-taille caractérisée, il soutient et nourrit les explosions obligées des centres, il en est le Lablache, le Stentor. Sa science ne s’arrête pas là ; elle pénètre dans les moindres accessoires de la stratégie parlementaire, l’art de tousser et de se moucher à propos, les ressources de la conversation bruyante, la guerre des couteaux de bois frappant en cadence sur les tables, le tout appliqué à un orateur de l’opposition. Dans cette voie il va très-loin. Il invente, pour humilier M. Odilon-Barrot, des poses d’ennui, de distraction et de dédain, qui lui font le plus grand honneur parmi ses collègues des centres ; il est le héros des airs écrasants et des impatiences désespérantes. Il a inventé l’éclat de rire étouffé, qui est le sublime de l’ironie. Enfin, il est devenu un homme posé, utile et nécessaire : il joue un rôle à la chambre, il y remplit une fonction. Aussi quand une grave question s’agite, fait-il presser son déjeuner, et dit aux siens avec une ineffable importance : « Il faut que je me hâte ; cela ne peut pas se passer sans moi. » Cette période éclatante n’a qu’un jour d’éclipse, celui où l’on dépose chez son portier un in-folio énorme, que l’on nomme budget. Le budget ! voilà un mot fait pour ébranler, dans toute son économie, un homme parlementaire. Le budget ! quelle tuile immense et pyramidale ! Quel dédale plus compliqué que celui de Crète ! A part M. Auguis, qui osera se lancer dans ce labyrinthe ? Notre héros est d’abord entrepris. Plus d’une fois on lui a dit en province, que le budget était la pierre de touche du député, et que là se jugeaient les hommes qui vraiment comprennent les besoins de leur arrondissement. Toujours ces maudits besoins ! Pour en avoir le cœur net, il affronterait bien un examen rapide de ce budget redoutable ; mais le monstre se compose de quinze cents pages in-folio, non compris les annexes. C’est un billot monumental qui porte dans ses flancs plus de hiéroglyphes que Champollion n’en déchiffra jamais. Aussi quelque désir qu’ait notre élu de s’engager dans cette aventure, il recule, il diffère chaque jour. Le sphinx à couverture grise a été déposé sur son bureau ; il l’y laisse environné d’un hommage calme et respectueux, d’une adoration inquiète et mêlée de terreur. Cependant, après un mois de ce culte à distance, il s’aperçoit que le monstre diminue à vue d’œil. On dirait qu’il maigrit, qu’il se fond, qu’il s’en va. « Qu’a donc mon budget, » se demande le député. Et il l’ouvre ! O surprise ! ô profanation ! l’in-folio redoutable est réduit de moitié. L’Intérieur a disparu ; le Commerce est à rien ; la Justice est écornée. D’où vient cela ? qui a osé porter la main sur l’évangile parlementaire, sur la loi et les émargements, sur les voies et moyens ? Hélas ! la simonie part du milieu même de la famille. Pendant que notre héros vouait à ce budget divin son culte mental et profond, sa femme et sa fille le livraient à une série de papillottes irrévérentieuses. Le chef du ménage veut s’indigner d’abord de ces abus de confiance ; mais il se prend à réfléchir, et se dit sagement qu’un budget qui se laisse traiter de la sorte ne mérite pas qu’on s’intéresse à lui. Il va plus loin, il s’associe à la profanation et la rend complète. Le pauvre budget ne s’en relèvera plus. Une crainte reste encore au député, c’est qu’à la chambre on ne l’interroge sur les beautés de ce répertoire de chiffres ; mais au bout de quelques jours il est parfaitement rassuré. Il comprend que le budget est encore un préjugé de province, et que, si l’on s’occupe de lui, c’est ailleurs qu’au Palais-Bourbon. Cependant notre héros est classé. Le voici arrivé à ce point que toute prétention est fondée de sa part, toute ambition légitime. On le regarde comme un instrument nécessaire dans la mise en scène des séances, comme l’un des chefs de lustre parlementaire, comme l’interpellant par excellence. Il a le droit de demander au Moniteur des épreuves, afin de s’assurer que ses exclamations figurent à leur place, dans l’intention voulue, et surtout avec leur caractère d’improvisation et de spontanéité. Sans lui, plus de beaux succès oratoires, plus de ces triomphes enlevés qui ont un si grand retentissement au dehors et qui coupent en deux une séance. Il est l’homme des grandes émotions et des grands orages. Il chauffe une salle par sa seule présence, il la fait passer au besoin de la température de la Sibérie à celle du Sahara. Nul n’excite mieux du regard, n’encourage mieux de la voix. Qu’un orateur ministériel descende de la tribune, il l’entoure à lui seul, le complimente bruyamment, le porte sur le pavois, le couronne de sa main, l’élève jusqu’aux cieux. Il est parvenu à organiser ainsi des façons de triomphe, même pour les bonnetiers, les drapiers, et les maîtres de poste qui figurent dans les centres. C’est un impayable ami, un cœur sûr, une âme dévouée. Cependant, il faut le dire, au milieu de tant de joies, une joie lui manque : il n’ pas encore abordé la tribune, ce Capitole de la vie parlementaire ; il n’a pas filé le discours écrit, ce couronnement des orateurs manqués. Cette idée verse de l’amertume sur ses triomphes. Comment rendre sensible à l’arrondissement qu’il songe à lui, qu’il s’occupe de ses besoins, qu’il est en position de le faire ? Sa position, si éclatante qu’elle soit, n’a pas dépassé l’enceinte du palais Bourbon ; hors de là, son nom est absolument inconnu. Le Moniteur ne l’a pas encore enregistré avec la colonne oratoire à l’appui. Comment conquérir cette gloire ? comment franchir ces Portes de Fer ? Un beau jour notre héros en trouve le secret : il prend son courage à deux mains, va visiter un homme de lettres, un sténographe de la chambre qu’il connaît et qui le protège, une plume sûre qui doit nécessairement lui livrer du style selon son cœur. « Je désire un discours, cher ami, » lui dit-il en l’abordant. Le sténographe est au fait de semblables ouvertures, et sans se déconcerter il répond : « Un discours sur quoi ? - Sur ce que vous voudrez, pourvu que ce soit du chenu, du flambant, d’un numéro relevé. - Dame, ça dépend. - Du prix ! connu ! mettez au plus cher, mes moyens me le permettent. - Voilà qui est parlé. Cherchons le sujet. - C’est ça, cherchons. - L’affaire de la Légion-d’Honneur ! c’est populaire, impérial, Bérésina, culotte de peau : ça doit vous aller. - Ça me va, tout me va ; seulement soyons sublime. - Nous le serons ; nous réclamerons les cendres de Napoléon pour les insérer sous la colonne. - Bravo ! très-bien ! - Nous flétrirons la perfide Albion. - Encore mieux ! tâchez surtout d’amener un mot sur les draps. Il y a trois manufactures dans l’arrondissement. C’est de rigueur. - Des draps à propos de la Légion-d’Honneur ! c’est dur de transition. - Bah ! vous parliez de culottes de peau. Quand on dit culottes, le drap n’est pas loin. - Vous croyez. - Essayez toujours. Vous êtes un gaillard. Vous trouverez le joint. Huit jours après, l’homme de lettres apporte son chef-d’œuvre. Il lui a été impossible d’aborder directement la question des draps, mais il a multiplié ingénieusement les images qui peuvent y faire allusion. Il a dit, par exemple, que la fabrication des lois demandait un tissu généreux et solide et qu’il fallait les empreindre de la couleur du patriotisme. Il a ajouté que l’honneur était le vêtement de la nation française, et que c’était là un sentiment qu’il ne fallait point fouler. Ces tropes délicieux ne touchent que faiblement l’élu du clocher. Il connaît son arrondissement, il sait jusqu’à quel point on y est accessible aux artifices du beau langage, il prend donc une plume, biffe l’exode cicéronien de son secrétaire, et y substitue ceci : « Le gouvernement français doit protection à tous les intérêts, aux manufactures de drap, comme aux services des légionnaires. Les manufactures de drap doivent être rangées au nombre des établissements qui ont bien mérité de la patrie, comme nos vieux légionnaires figurent parmi les Français qui l’ont défendue sans murmurer et au prix de glorieuses cicatrices. On ne saurait donc trop protéger les manufactures de drap et la Légion-d’Honneur. » Ceci trouvé, notre divin député croise les bras sur son œuvre et se repose ; l’homme de lettres est vaincu, et les besoins de l’arrondissement sont décidément compris. Au jour de la discussion, l’orateur monte à la tribune, boit douze verres d’eau sucrée, et file son discours avec accompagnement de gestes hyperboliques. Personne ne l’écoute, il parle pour les banquettes. Mais le lendemain, la flamboyante harangue est au Moniteur, annotée et corrigée. La glace est rompue, notre homme cumule toutes les gloires. Il ne lui manque plus que d’être nommé membre d’une commission et rapporteur. Si jamais il se représente une loi sur les vices rédhibitoires des animaux, son affaire est sûre. Il utilisera ainsi ses études sur le farcin et ses méditations sur les maladies de la cornée. J. MARTIN, des
Basses-Alpes.
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