C'est en 186..., un soir de septembre, au château de Saint-Gratien : au rez-de-chaussée, dans la longue galerie tendue de perse verte à fleurs épanouies et multicolores, trois larges baies ouvrent sur la véranda chantée par Théophile Gautier ; de la véranda, cinq ou six marches de pierre mènent à une pelouse qui s'étend à l'infini sous le ciel étoilé.
A gauche de la porte d'entrée, deux paravents dépliés, l'un à bandes de tapisserie, pavots rouges brodés sur fond d'or, l'autre à sept feuilles de cristal, forment un petit boudoir dans l'angle de la grande pièce et révèlent ainsi le goût d'intimité de la châtelaine.
Au milieu de ce buen retiro, une table ronde, couverte d'un châle de cachemire, autour de laquelle sont assises quelques personnes. Sur la table, une lampe en porcelaine de Chine jaune, surmontée d'un large abat-jour, éclaire les journaux illustrés, revues, livres récemment offerts, albums, etc. Au bord de la table, un plateau en laque où sont étalés mille brimborions de femme, - éventail, flacon, bonbonnière en émail, ciseaux d'or, coupe-papier en jaspe, pendule microscopique, miroir, vaporisateur, un bouquet de violettes dans un vase d'argent, - et, derrière cet éventaire parfumé, assise sur un petit canapé, la Princesse.
Elle est décolletée, dans un burnous de crêpe de Chine blanc ; au cou, un rang de grosses perles noires. Des cheveux ondés aux reflets auburn sont partagés en deux bandeaux lisses, soigneusement abaissés sur les tempes et relevés au-dessus des oreilles par deux petits peignes d'écaille bordée de perles.
Ses doigts agiles travaillent à une bande de tapisserie verte piquée à la table par une grosse épingle : elle brode, avec des soies de toutes les couleurs, au gré de sa fantaisie, des oeillets panachés.
Auprès d'elle, tout contre elle, - sous son bras, blottie dans un châle de laine, grelottante, la langue dehors, - une petite ratière au poil noir, malade de vieillesse ; sur ses genoux, un fox-terrier blanc, - et, sous la table, ce sont les grognements sourds d'autres chiens qui se disputent la corbeille...
«Allons ! Phil et Mouche, vous êtes insupportables ! Vous avez chacun votre panier : taisez-vous, ou je vais.... »
Elle les gronde d'une voix qu'elle s'efforce de rendre terrible, mais où l'on sent une caresse, et malheur au courtisan trop zélé qui croirait pouvoir la prendre au mot en essayant d'exécuter la menace de la «patronne !»
Au lieu de se calmer, les deux combattants se précipitent hors de leurs corbeilles : le fox-terrier saute à bas des genoux de sa maîtresse, la vieille Miss elle-même pousse un gémissement....
Toute la petite meute déchaînée entoure en aboyant une sorte de géant qui vient de se lever de son fauteuil avec fracas en rejetant un livre sur la table... C'est un colosse gaulois aux larges épaules, à la forte carrure, au visage coloré, aux épaisses moustaches retombantes, aux bons yeux clairs à fleur de tête...
Il essuie son front, son crâne luisant, ses fins cheveux bouclés par le bout et répandus sur le col... Il semble sortir d'une lutte terrible qui l'a brisé : on songe au combat de Jacob avec un ange invisible. Cette victoire mystérieuse lui vaut les félicitations de l'auditoire et provoque les aboiements de la meute jappant à ses pieds...
Il est rouge, il est violet : - «une cerise à l'eau-de-vie tombée dans le feu», disait Théo. - C'est Gustave Flaubert.
Il vient de lire à haute voix, de déclamer des fragments de Salammbô : la scène du serpent, l'entrevue de la fille d'Hamilcar et de Mathô.
C'est Mathô lui-même, ou plutôt c'est Frédérick-Lemaître, jouant un drame romantique. Ni ce grand artiste, ni un comique, en l'«imitant», ne saurait donner l'idée de Flaubert lisant, vociférant, chantant son oeuvre : ses yeux vert de mer lancent des éclairs, sous les sourcils noirs qui les abritent ; sa moustache se hérisse, sa poitrine se gonfle, sa main tremble et le livre qu'il tient entre ses doigts semble agité par une vague...
Et il lit, de sa voix mugissante et sonore qui vous berce, comme dit Goncourt, dans un bruit pareil à un ronronnement de bronze. Aussi, quand il sort de l'une de ces lectures, il semble sortir d'une crise...
Jamais il n'a été plus content, sa satisfaction déborde par tous les pores : «C'est vrai, dit-il, j'ai débité le dernier chapitre d'une façon qui m'a ébloui moi-même...» Et, sur les instances du groupe d'admirateurs qui le presse, il répète avec complaisance la fameuse phrase :
«Les mercenaires crurent voir au haut d'un caroubier quelque chose d'extraordinaire : une tête de lion se dressait au-dessus des feuilles».
Alors, à la voix tonitruante, à la mimique de l'artiste, on croit voir la tête de Flaubert se métamorphoser en tête de lion, dont la crinière semblait flotter sur la nuque : les chiens eux-mêmes, saisis d'épouvante, redoublent leurs vociférations et leurs hurlements, comme s'ils voulaient donner la chasse à cet animal invisible qui leur apparaît...
Les auditeurs vont au fumoir ; Flaubert reste seul avec la Princesse.
«Allons, lui dit-elle, calmez-vous... ne faites pas crier mes chiens... à quoi bon vous mettre dans cet état ?... Vous allez vous rendre malade : il faudra vous soigner... Oh ! ces hommes ! quels animaux ! Ne pourriez-vous pas lire comme tout le monde ?... Phil ! Mouche ! Soc ! Tchine ! taisez-vous ! vous êtes insupportables... Aussi vous hurlez : elles ont cru que vous me grondiez, les pauvres petites !... A vos corbeilles, mesdemoiselles !... Et vous, Flaubert, ici, près de moi, soyez sage.... Mon Dieu ! peut-on s'échauffer ainsi !...»
Et la bonne Princesse, de son fin mouchoir de dentelle, essuie le front de son vieil ami, qui s'est laissé choir auprès d'elle...
Le bon géant, ému de ces soins maternels, essaie de prendre la jolie main compatissante pour la porter à ses lèvres....
«Soyez sage et ne recommencez plus : je me ferai continuer votre bouquin par un lecteur plus raisonnable, puisque cela vous met dans un pareil état....
- Mais je me calme pour vous, Princesse, je mets une sourdine à ma voix en votre honneur : quand je suis seul, la nuit, à Croisset, dans mon gueuloir, je crie bien plus fort....
- Ce doit être beau !
- L'autre nuit, en essayant l'effet de mon dernier chapitre, ma voix a fait résonner mes plumes de fer dans ma coupe de bronze : j'ai cru qu'une veine avait éclaté dans ma poitrine ; je me suis arrêté ; je m'attendais à dégorger un flot de sang....
- Vous êtes fou ! Vous vous tuerez, à ce métier-là.
- C'est mon métier.
- Il est joli !
- Le travail, c'est encore le meilleur moyen d'escamoter la vie... Si ce n'était pour lui, pour quoi vivrais-je ?
- Vous êtes gentil : pour ceux qui vous aiment.
- Oh ?... Oui, vous !... vous êtes bonne... pour tout le monde... mais pour trop de monde !
- Autant me reprocher d'être banale....
- Non, mais vous êtes à tous... vous régnez au milieu d'une cour... jamais on ne peut vous avoir à soi tout seul.... C'est insupportable, et j'aurais tant de choses à vous dire ! - ajoute-t-il en soupirant.
- Vous ne m'avez jamais demandé un tête-à-tête.
- Je n'ai pas osé !
- Osez !
- Eh bien j'implore de Votre Altesse Impériale une audience particulière.
- Quand il vous plaira.
- Un soir....
- Ce soir.
- Ce soir ?
- Parfaitement.
- Où donc ?
- Ici même, dans ce salon.
- Avec tout ce monde ?
- Mais non, seul... C'est très simple : à onze heures, je congédie mes invités comme d'habitude ; vous aussi, vous faites semblant de vous retirer, et, après quelques minutes, vous revenez ici, où vous me retrouvez seule et prête à vous entendre....»
A dix heures et demie, un valet de chambre vient annoncer que le petit omnibus du château est avancé pour emmener les convives à la gare de Sannois. Aussitôt se lèvent et défilent devant la Princesse, en lui baisant la main, les habitués du mercredi : Sainte-Beuve, Renan, Taine, Lavoix, Edmond et Jules de Goncourt....
Après leur départ, la causerie languit : les hommes déplient les journaux ; les dames, lasses d'une promenade dans la forêt de Montmorency, répriment quelques bâillements ; Flaubert, devenu silencieux, s'agite sur sa chaise...
Comme on s'entretient encore de Salammbô et qu'on le félicite de son talent de lecteur, il conte la petite aventure qui lui est arrivée la semaine précédente.
«Figurez-vous que, l'autre jour, on frappe à mon pavillon de Croisset : mon domestique va ouvrir et se trouve en présence de braves paysans.
- Monsieur Flaubert ?
- C'est ici ?
- Nous le savons bien : nous venons pour une consultation.
- Alors, c'est le frère de monsieur que vous demandez, qui est médecin à Rouen.
- Eh non ! c'est à monsieur lui-même que nous voulons parler. Nous n'avons pas besoin de médecin : nous ne sommes pas malades, grâce à Dieu ! Nous avons un procès et nous venons consulter l'avocat !
- Mais monsieur n'est pas avocat !
- Allons donc !... nous l'entendons toutes les nuits d'été, gueuler les procès qu'il va plaider l'hiver à Paris !...»
Enfin onze heures sonnent au cartel Louis XVI qui surmonte la porte. La Princesse roule sa bande de tapisserie, qu'elle arrête avec son aiguille, la serre dans la corbeille de jonc doré et se lève.
Affable et souriante, elle congédie ses hôtes, donnant sa main à baiser aux hommes, embrassant les dames et souhaitant une bonne nuit à tout le monde.
Puis, tandis que la compagnie sort par la grande porte, Flaubert fermant la marche, la Princesse, suivie de ses chiens, se dirige vers un petit escalier en colimaçon, tendu de perse verte, qui mène à sa chambre....
Au moment où les domestiques se disposaient à emporter les lampes du salon, la Princesse reparaît sur le seuil et, au grand étonnement du maître d'hôtel, ordonne à ses gens de ne pas éteindre encore et de se retirer.
Résignée, elle reprend sa place sur son canapé, devant la grande table ronde, et se met à travailler.
«Nous allons entendre, songe-t-elle en déroulant sa tapisserie, ce qu'il veut me dire de si intéressant !... Il m'ennuie, à la fin, avec ses grandes phrases qui n'aboutissent à rien : c'est de la littérature, et pas autre chose !...»
La porte s'entr'ouvre : Mathô entre sournoisement, plutôt en collégien timide qu'en guerrier conquérant. D'un regard méfiant promené autour de la pièce, il s'est assuré que tous les hôtes sont disparus.... Il se glisse alors entre la table et le canapé, il se laisse tomber sur un fauteuil capitonné auprès de la Princesse. Sans mot dire, il la regarde travailler : c'est en effet un charmant spectacle, digne d'inspirer un peintre et un poète, que ce profil impérial s'inclinant sur la broderie sous la lueur rose de la lampe. Il contemple la nuque polie comme un fût de colonne et la perle qui tremble au bout du lobe de l'oreille, et les épaules célèbres et célébrées qui sortent du burnous aux reflets d'argent, et les doigts de fée qui courent sur le canevas où ils font éclore des fleurs....
La Princesse sent ce regard brûlant qui se promène sur son cou, sur ses épaules, sur sa main et... elle attend.... Après un long moment de silence, agacée par ces yeux fixés sur elle, brusquement elle lève la tête :
«Eh bien ? qu'avez-vous à me dire de si confidentiel, de si pressant ? Nous sommes seuls, comme vous le désiriez, et je suis prête à tout entendre....»
Quelle n'est pas sa stupeur en le voyant devenir tour à tour très rouge et très pâle ! Les expressions les plus diverses passent sur ce visage décomposé : la crainte, l'angoisse, la terreur, le désespoir.... Est-ce l'évocation de Mathô qui le poursuit encore ! Elle l'entend balbutier quelques sons incohérents, puis le voit se lever précipitamment, gagner la porte et s'enfuir....
Après dix minutes d'attente, elle sonne : le maître d'hôtel revient :
«Monsieur Flaubert ?
- Il a traversé l'antichambre et a monté l'escalier en courant.
- Il n'a plus reparu ?
- Il m'avait semblé si agité que je l'ai suivi : il est allé directement à sa chambre ; il a dû s'assoupir....
- Ah ! murmure la Princesse, haussant légèrement les épaules. Vous pouvez éteindre».
Elle roule une seconde fois sa tapisserie, la range dans sa corbeille, puis se lève et, de son pas de déesse, traverse le salon pour monter chez elle.
«Désormais du moins il me laissera tranquille !...»
Le mot de l'énigme ? Il nous est donné sans doute, par Gustave Flaubert lui-même qui peu après, écrivit sur un album, à Saint-Gratien :
Les femmes ne sauront jamais combien les hommes sont timides.
Cette mésaventure ne troubla pas les bons rapports du grand timide et de la Princesse. Quand s'effondra l'Empire, c'est vers son ami que se dirigea la cousine de Napoléon III contrainte de quitter Paris. Elle fut reçue à Rouen par Gustave Flaubert et Alexandre Dumas fils : et c'est sous leurs auspices qu'elle put quitter la France et se réfugier en Belgique où ces deux fidèles allèrent pendant l'hiver terrible lui porter des nouvelles du pays. Les communications étaient difficiles. Je retrouve pourtant une lettre de Flaubert à la Princesse, datée du 23 octobre 1870, que je tiens de la Princesse elle-même, et dont je cite un fragment : il fait autant d'honneur à celui qui l'a écrite qu'à celle qui l'a inspirée.
«... Que voulez-vous que je vous dise ? je suis comme vous, je meurs de chagrin et vous n'êtes pas une des moindres causes de ce chagrin : quelle tristesse ! quelle misère ! quelles malédictions !
«Tout dépend du tempérament et de la sensibilité des gens ; bien d'autres sont plus à plaindre que moi, mais pas un, j'en suis sûr, ne souffre autant. J'ai le sentiment de la fin d'un monde : quoi qu'il advienne tout ce que j'aimais est perdu ; nous allons tomber, quand la guerre sera finie, dans un ordre de choses exécrable pour les gens de goût. Je suis plus écoeuré par la bêtise de cette guerre qu'indigné par ses horreurs - et elles sont nombreuses cependant et fortes !
«Ici nous attendons de jour en jour la visite des Prussiens. - Quand sera-ce ? quelle angoisse ! Je suis seul avec ma mère, qui vieillit d'heure en heure, au milieu d'une population stupide et assaillie par des bandes de pauvres : nous en avons jusqu'à 400 (je dis 400) par jour. Ils font des menaces, on est obligé de fermer des volets en plein jour, c'est joli ! La milice que je commande est tellement indisciplinée que j'ai donné ma démission ce matin - mais toutes les communes, Dieu merci, ne sont pas comme la mienne ! En somme on nous a tué peu de monde jusqu'à présent : que Bazaine se dégage et que Bourbaki le rejoigne en même temps que l'armée de la Loire marchera sur Paris, et tout n'est pas perdu, car les Parisiens feront une sortie collective qui sera terrible, je n'en doute pas. Nous avons assez d'hommes et nous aurons bientôt une artillerie suffisante, mais ce qui nous manque ce sont des chefs, c'est un commandement. Oh ! un homme ! un homme ! un seul ! une bonne cervelle pour nous sauver ! Quant à la province, je la regarde comme perdue. Les Prussiens peuvent s'étendre indéfiniment, mais, tant que Paris n'est pas pris, la France vit encore.
«Pauvre France ! Elle qui depuis cent ans s'est battue pour l'Amérique, pour la Grèce, pour la Turquie, pour l'Espagne, pour l'Italie, pour la Belgique, pour tous, et que tous regardent mourir froidement. Comme on nous hait et comme ils nous envient, ces cannibales-là ! Savez-vous qu'ils prennent plaisir à détruire les oeuvre d'art, les objets de luxe quand ils en rencontrent ? Leur rêve est d'anéantir Paris, parce que Paris est beau.
«Je pense sans cesse à la rue de Courcelles ! et les dimanches au soir surtout je me sens déchiré comme si on me sciait en deux !
«Pauvre chère et belle maison, où nous n'irons plus ! Quand reverrai-je celle qui t'emplissait d'une grâce si indicible ? comme j'avais le coeur content quand je montais ton escalier et que j'allais baiser sa main !
«Moi qui voulais vous donner du courage, voilà que je pleure comme une bête ! je suis devenu très vieux, pardonnez-moi. On ne se relève pas d'une calamité comme celle-là : de pareils coups vous ruinent l'intelligence irrémédiablement. Les malheurs qui m'ont assailli depuis dix-huit mois (c'est-à-dire la perte de mes amis les plus chers) m'ont affaibli le moral et je résiste moins que je n'aurais cru. Je suis comme ma pauvre patrie, humilié dans mon orgueil....»
Un portrait de Flaubert esquissé par la Princesse et interrompu par la mort du modèle nous prouve que leurs sentiments d'amitié persévérèrent jusqu'à la suprême séparation.
C'est Sainte-Beuve qui avait engagé la Princesse à tracer sur le papier, en quelques traits, les silhouettes de ses amis. Le grand critique lui promettait qu'elle exécuterait des portraits ressemblants, mais il avait compté sans la femme qui chez la grande dame dominait l'artiste. Encouragée par le maître, elle s'amusa en effet à prendre des croquis de ses habitués, à la plume, comme elle en prenait à l'aquarelle : Sainte-Beuve lui-même, Théophile Gautier, Flaubert y passèrent tour à tour et plusieurs autres. Mais si ces ébauches sont précieuses pour nous et gardent un intérêt personnel, c'est moins parce qu'elles nous montrent le modèle sous un jour particulier que parce qu'elles nous révèlent le goût et la nature de la femme qui par sa sincérité envers soi et son injustice envers les autres, se peignait curieusement elle-même :
- Et moi, je suis injuste ! proclamait-elle en déclarant cette imperfection de son jugement comme une qualité de son coeur. Elle était, en effet, passionnée, toujours prête à trouver excusables les fautes de ses amis et condamnables les vertus de ses adversaires. Bien qu'elle fût la personne la moins égoïste que j'aie connue, elle ne savait pas sortir d'elle-même ni se dégager de sa féminité. Elle ne s'intéressait qu'aux histoires dont elle aurait pu être l'héroïne et jugeait l'auteur à travers l'homme. Je l'ai entendu dire d'un grand garçon qui avait eu la prétention d'écrire une étude psychologique :
«Je ne la lirai certes pas ! Comment voulez-vous qu'il soit capable d'écrire un roman délicat, ce grand dadais qui a des pieds longs comme des bateaux !»
Celui-là était jugé sans appel : il n'aurait guère été possible de la faire changer d'avis et corriger sa critique définitive. C'était le triomphe de l'instinct sur le jugement.
Et malgré ces préventions et ces lacunes, la princesse Mathilde, à juste titre, passera pour la protectrice des lettres et des arts sous le second Empire. Elle fut au moins la dispensatrice des grâces impériales aux écrivains et aux artistes. C'était plus qu'un esprit littéraire, c'était un coeur d'or ; c'était plus qu'une muse, c'était une femme. Et c'est ce que les délicats appréciaient en elle : ils se sentaient aimés par elle et ils l'ont fait aimer par la postérité.
Il ne faut pas attendre de ma part un jugement critique sur les oeuvres des divers hommes de lettres que j'ai connus. D'abord il me faudrait en savoir plus long que je n'en sais ; puis la nature de mon esprit ne me porte pas aux détails. Je suis toute d'impression, sans détours, peu préoccupée d'atténuer la vérité ; aussi puis-je inspirer quelque confiance par la netteté, la franchise avec lesquelles je rends ce que j'éprouve. Messieurs les hommes de lettres, il faut le dire, ne montrent pas toujours dans le commerce des femmes - encore moins des princesses - ce qu'ils sont vis-à-vis de leurs confrères. De là deux façons possibles d'apprécier leur talent : ceux-ci connaissent mieux l'auteur, celles-là connaissent mieux l'homme.
J'avais lu Madame Bovary, je l'avais relue, non par enthousiasme ou parti pris pour l'auteur que je ne connaissais pas, mais par admiration pour une peinture si vraie, si sincère, si naïve, si vivante de la vie de province. J'avoue n'avoir rien compris au succès d'immoralité que l'on fit à cette oeuvre. Certes si quelque chose peut dégouter du vice, c'est bien la conduite de Madame Bovary et les conséquences de ses fautes ne sont pas faites pour encourager à les commettre.
Quelques années plus tard parut Salammbô. Ce livre fut accueilli avec la faveur qui s'était attachée à Madame Bovary. Cette seconde oeuvre de Flaubert fait grand honneur à son érudition, mais son mérite est moins appréciable pour les simples. Le sujet bizarre, la peinture exubérante, fantasque, n'attachent guère et je trouvais que dans cette seconde production perçait déjà le défaut qui se trouve dans toutes les oeuvres de l'auteur : peu de naturel, beaucoup d'exaspération, un désir d'éblouir le public recherché ailleurs que là où il doit être, c'est-à-dire parmi les délicats, mais bien dans les masses.
Salammbô eut moins de succès que Madame Bovary dans le monde des lettrés, mais le gros public ne parla plus que de Salammbô, ce qui fit de Flaubert un homme à la mode.
L'impératrice désira le connaître.
Je priai M. Camille Doucet de s'informer si je pouvais, sans m'exposer à un refus, lui adresser une invitation. Sur l'affirmative, je le priai de venir passer la soirée chez moi un certain jour que l'Empereur et l'Impératrice y devaient dîner. Flaubert vint de bonne heure. Je n'eus pas de peine à le reconnaître aussitôt, bien renseignée que j'étais sur son compte. Il me remercia vraiment pour l'honneur que je lui procurais.
Flaubert était un homme de haute et large stature, à l'apparence robuste. Ses yeux bleus étaient grands et beaux, ombragés de longs cils ; la moustache était forte, les cheveux un peu trop longs bouclaient légèrement ; il avait les traits réguliers, mais le teint malheureusement trop coloré. Les mains belles, la mise très soignée sans élégance, l'abord facile quoique un peu timide, il avait l'air aimable et était désireux de plaire. Voilà pour le monde.
Le Flaubert de l'intimité était le meilleur des hommes, curieux à étudier par les côtés outrés de son esprit. Sanguin, il se montrait bruyant, paradoxal dans la discussion, s'emportant pour rien, s'affairant de même, se livrant à des exagérations venant beaucoup plus de sa volonté que de sa nature. Celle-ci fut toujours droite et simple, mais Flaubert enflait sa voix pour faire croire à sa force, à ses émotions, à ses convictions. De ces dernières je ne lui en connaissais qu'une, son horreur pour le bourgeois.
Jamais je n'ai pu lui faire définir nettement ce qu'il entendait par ce mot. Je suis convaincue que c'était tout ce qui lui déplaisait.
Il n'avait pas ce qu'on appelle communément de l'esprit, non plus que de l'imagination. Il avait lu et lisait énormément, savait beaucoup et se croyait le don du comique. En somme il était le bourgeois même.
Dieu s'il m'entendait !
Absolu et versatile, voulant mourir pour sa patrie et vivant fort bien avec tout le monde, vainqueurs et vaincus, il n'avait aucune conviction politique. Tantôt il demandait toutes les répressions, tantôt il n'en admettait aucune.
Il était d'ailleurs sans fiel, sans fausses susceptibilités, facile à vivre, et ses brutalités, toutes de langage, tenaient moins à son tempérament sanguin qu'au désir d'étonner.
C'est ainsi qu'un soir à dîner, il nous tint ce propos : «Je suis un sapeur de tout gouvernement quelqu'il soit, je voudrais tout détruire !...»
Certes la proposition eut été inquiétante, tenue par tout autre que par Flaubert, mais l'instant d'après, ce destructeur de toute chose nous lisait en charge une fable de M. Viennet (l'Outarde) qu'il déclarait exquise.
Assistant dans un atelier à une représentation (1) d'une inconvenance révoltante, même pour le public exclusivement composé d'hommes devant lequel on la donnait, il se tordait de rire et s'écriait au fort de l'action - et quelle action ! - C'est délicieux, c'est frais !
Les trois quarts de l'année il vivait à Croisset près de Rouen. Sa petite maison entourée d'un jardin, était située au bord de la Seine, séparée de la maison par une route en face même d'un embarcadère pour le bateau faisant le service de Rouen au Havre. L'accès en était donc facile. Néanmoins il vivait là presque seul. Sa nièce passait les hivers à Paris où il ne venait que pour deux mois au plus. C'est dans sa maison de Croisset, que je fus lui faire visite en 1878, l'année avant qu'il se fût cassé la jambe en traversant son jardin pour reconduire un ami par un temps de forte gelée.
Il travaillait là sans relâche, fumait sans cesse, mangeait beaucoup, se remettant immédiatement à l'ouvrage. Ce genre de vie lui était très mauvais. Naturellement paresseux pour prendre de l'exercice, il ne réagissait pas contre ce penchant, et je crois que cette existence n'a pas peu contribué à hâter sa fin si subite.
Lorsqu'il avait écrit quelque chose, il le lisait tout haut, ou plutôt il le déclamait. Plusieurs fois il me fit la lecture de ses oeuvres : une partie de Salammbô, La Tentation de saint Antoine, L'Education sentimentale, Un Coeur simple ; mais je redoutais de le lui demander tant il s'animait, devenait rouge et s'escrimait violemment.
En général il ôtait sa cravate pour - disait-il - gueuler plus à son aise. Il ne pouvait supporter le moindre bruit pendant sa lecture : le frôlement d'une robe de soie, celui d'un crayon sur le papier l'incommodaient et lui faisaient donner des signes d'impatience. C'était un nerveux.
En toutes choses il posait au colosse ; surenchérissant sur ce qu'on pouvait lui dire d'excessif, comme le Marseillais. Il n'avait rien du caractère qu'on attribue aux Normands. Il l'a bien montré par sa générosité jusqu'à la ruine totale en faveur de sa nièce dont le mari avait fait de mauvaises spéculations.
Hélas c'est en traçant ce portrait que j'apprends la mort de mon pauvre ami ! Je ne pourrai plus avoir le courage de continuer. Ses défauts ont disparu. Je ne puis plus que le regretter et je m'aperçois du vide considérable laissé dans mon intimité par la disparition de cet ami que chaque automne ramenait à Saint-Gratien. Il me faut désormais, en pensant à lui, me contenter de mes souvenirs et renoncer à jouir du commerce sûr de cet homme excellent, au coeur élevé, de cet ami fidèle que l'adversité n'avait pas modifié et qui portait fièrement et sans efforts des revers de fortune éprouvés, subis volontairement pour sauver la réputation d'un homme que avait épousé la fille de sa soeur, nièce que Flaubert avait élevée et qu'il chérissait comme si elle eut été son propre enfant. Il lui abandonna toute sa modeste fortune au moment où il espérait toucher au port après avoir fait en vain déjà de bien grands sacrifices. Il espérait cependant recouvrer un peu sa sécurité matérielle et se proposait de venir à Paris pour être moins isolé et jouir de ses amitiés.... Pourquoi faut-il que nous ayons tout perdu en un instant ?...