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J. Mayret : Les Filles d'actrices (1832)
MAYRET, Jules pseud. de Félix PYAT  (1810-1889) : Les Filles d’actrices (1832).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (01.VI.2018)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.
Courriel : mediatheque-lisieux@agglo-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@agglo-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : 4866 ) de Paris ou le livre des cent-et-un, Tome VIII, publié à Paris : Chez Ladvocat en 1832.
 
LES FILLES D’ACTRICES

PAR

Jules MAYRET


~*~
                        

Mlle ROSE D*** A Mlle JENNY R***.

Paris, Ier mai 1832.

Ma Chère cousine,

Je suis bien malheureuse, et je veux te faire part de toutes mes peines ; car, dans les rôles que l’on me fait apprendre malgré moi, j’ai lu souvent que les peines diminuent à les partager avec une amie. Oh ! mon Dieu, je suis tout effrayée ; mon sort est décidé ; je sais déjà mon rôle par cœur ; j’assiste aux répétitions tous les jours ; mon nom est sur l’affiche ; me voilà livrée au public ; on veut que je débute avant un mois : j’en mourrai. Mon Dieu ! mon Dieu ! quand on n’a qu’une fille, peut-on la destiner au théâtre ! Mais elle est perdue. Cette vie-là me répugne et me dégoûte. Que ne suis-je née dans la rue Saint-Denis, entre deux ballots ! Que ne suis-je la fille d’un marchand de bonnets ! Ma Jenny, tu as du bonheur, toi, ta mère ne te fait pas réciter des vers du matin au soir ; tu n’es pas condamnée à Racine et à Molière du soir au matin. On ne te traîne pas au théâtre en plein jour, au moment où il est si doux de se promener aux Tuileries ! A midi, quand le soleil est chaud et l’air pur, il faut, moi, que je respire dans les coulisses ! Tu vas au spectacle, toi ; moi, je vais au théâtre. Si tu savais ce que c’est qu’un théâtre à midi, sans spectateurs et sans lustre ; c’est affreux comme une tombe vide. Figure-toi d’abord trois quinquets qui fument plus qu’ils ne brillent ; un pompier qui s’ennuie, un directeur qui gronde, s’il est vieux ; qui vous dit des douceurs (ce qui est pis), s’il est jeune ; des acteurs qui se disputent, des actrices sales et fières ; de temps en temps un pauvre auteur qui hasarde une observation avec une timidité d’écolier ; enfin quelques habitués qui ont leurs entrées, qui donnent des poignées de main aux jeunes premiers, qui lorgnent toutes les figures nouvelles. Ces mœurs-là me sont odieuses ! Quand on te parle, on te dit Mademoiselle Jenny, à toi ! Moi, c’est fini ! on m’appelle à présent la Rose D***, tout court ; car il n’y a plus de respect possible pour moi : j’ai perdu cette obscurité qui fait l’indépendance, qui permet de sortir sans être reconnue, sans qu’on vous montre au doigt, sans qu’on vous dise en passant : C’est la Rose D***. Je suis marquée ! Chacun, pour cinquante sous, achètera le droit de me reconnaître. Quand tu seras mariée, eh bien ! tu porteras le nom de ton mari : on mettre madame sur ton adresse. Moi, j’aurais beau me marier cent fois, je suis demoiselle à tout jamais ! Ah ! je suis bien malheureuse. Si mes parents avaient été riches comme les tiens, comme toi j’aurais existé dans le monde, j’aurais été une bonne femme de ménage, je le sens ; j’aurais vécu dans l’obscurité la plus profonde, entre les quatre murs de ma maison, pour mon mari et mes enfants ! Hélas ! je n’étais pas destinée à ce bonheur bourgeois, si simple et si vrai. On me lance dans une vie de confusion, de tourbillon, de rotation continuelle ; cela me fatigue et me tue ; il faut que je n’aie pas une organisation d’artiste, car j’aimerais mon mari, j’aimerais à ranger un ménage, à tricoter, à plier des chemises, à tenir un petit enfant sur mes genoux ; je ne voudrais être que la femme de mon mari, je voudrais n’avoir de charmes que pour lui, ne plaire qu’à lui ! J’ai des goûts, tu vois, très-peu dramatiques ; je rougis facilement ; ma timidité est excessive. Comment, avec cela, paraître sur la scène ! Ah ! que l’on est bien dans une loge, à côté d’une mère, à regarder avec la lorgnette une pauvre actrice qui s’efforce de rire ou de pleurer ! On vient la voir quand on veut ; quand on a envie de rire ou de pleurer, on prend son billet au bureau, et tout est dit. Mais l’acteur est forcé ; c’est le fou du peuple, il faut qu’il le fasse rire ou pleurer ! Et si je suis joyeuse, moi, lorsque vous me demandez des larmes ; et si j’ai perdu ma mère lorsque vous voulez ma gaieté. C’est affreux, Jenny ! Plains-moi, écris-moi, relève un peu mon courage, si tu peux, j’ai besoin que tu penses à moi, que tu me consoles ; dis-moi que tu ne rougiras pas de m’appeler ta cousine, même quand j’aurai débuté, quand je serai une actrice ? Ce mot-là m’épouvante, je ne peux ni l’entendre, ni le prononcer sans frémir. Adieu, ma bonne, ma chère Jenny ; plains-moi comme je t’aime.
                                   
Ta cousine Rose D***.


Mlle JENNY A Mlle ROSE.

Paris, 15 mai 1832

Ma chère cousine,

De quoi te plains-tu donc ? que désires-tu ? Nous ne nous comprendrons guère, car nous ne nous ressemblons pas. Ce qui fait ta peine, fait mon bonheur ; ce qui cause ta joie, cause ma désolation. J’envie ton sort autant que tu regrettes le mien ! Oh ! si j’étais à ta place ! oh ! quelle brillante carrière ! Si tu étais la fille de ma mère, quel ennui pour toi ! quelle vie monotone et insipide ! sans accidents, sans émotion, tranquille et sereine, et longue à me faire croire que les jours sont des années. C’est la mer vue toujours avec un calme plat. Si tu savais comme j’ai été élevée. Ah ! je voudrais bien, comme toi, être née de parents pauvres ! Au moins, j’aurais fait comme les enfants de la vieille Égypte, j’aurais exercé le métier paternel. Au contraire ! on veut me marier au fils d’un banquier, moi, enfant de troupe dramatique, moi, née au théâtre et par le théâtre, moi, comédienne dans le sang, dans l’âme, qui sais tout Molière par cœur ! car je l’ai appris en cachette ; j’ai acheté la plus petite édition, et je cache le livre dans mon fichu quand ma mère entre. Oh ! c’est moi qui ai besoin de consolations : écris-moi souvent, longuement ; révèle-moi tout le théâtre, explique-moi tout, emmène-moi derrière le rideau, au fond des coulisses ; que je sois initiée à tous ces mystères si poétiques, si pleins de charmes pour nous autres bourgeois ! Que j’entende parler ces acteurs, ces auteurs, ces hommes qui ont le privilége d’émouvoir les masses, qui règnent sur les esprits ! Ils ne doivent pas parler comme d’autres, ces hommes-là ! Mon Dieu, que tu es heureuse ! Que dirais-tu, si, comme moi, on te sevrait de tout ce que tu aimes, de tout ce qui est grand et beau ; s’il fallait te cacher pour pleurer avec la pauvre Iphigénie ; si tu n’avais que le matin, au lever du jour, avant le réveil de ta mère, pour lire ces beaux vers de Racine ; si l’on ne te menait au spectacle qu’une fois par an ; si l’on te faisait apprendre la musique, la danse, le dessin, tout cela pour amuser froidement quelques vieux habitués du salon maternel ? Là, vois-tu, ni applaudissements, ni pleurs, ni trépignements ; c’est un compliment fade, une félicitation à froid ; mais il n’y a que le public payant qui s’emporte et se passionne, qui applaudisse à vous faire venir les larmes aux yeux, et tout le sang au cœur ! Oh ! la scène ! la scène ! Changeons, si tu veux. Sois Jenny, je serai Rose : veux-tu ? Je te demanderai un peu : c’est bien la peine d’avoir pâli sur mes livres de solfége et sur mes tableaux ; d’avoir étudié long-temps, d’avoir travaillé avec tant de patience et d’exaltation ; d’avoir eu les leçons de Hertz et de Redouté, pour faire de la musique à des sourds, ou de la couleur à des aveugles !

Que me parles-tu d’un mari, d’enfants ! Si tu voyais dans le monde ce que sont les maris ; la plupart, absorbés par leurs intérêts et leurs affaires, s’occupent moins de leurs femmes que de celles des autres ! A toi, heureuse cousine, la haine des femmes et l’amour des hommes ! Mariée, au contraire, tu aurais le déplaisir, dans ta loge, dont tu me vantes la douce obscurité, d’entendre ton mari applaudir une autre femme, l’admirer des pieds à la tête ! Et cette autre femme, c’est l’actrice, la femme de tout le monde, dont tout le monde s’inquiète, qui est aimée et fêtée, qui a, dans les journaux, ses bulletins de voyage et de santé comme un prince : le beau métier ! et c’est le tien ; et tu te plains, et tu parles de mari jaloux et injuste, de ménage, d’enfants, de chemises à ranger ! que sais-je ! tu es folle, ma chère. Ton bonheur t’a fait perdre la tête ! Voilà ma mère qui entre dans ma chambre ; je jette mon mouchoir sur ma lettre pour la cacher, risque à tout effacer : mais si elle voyait ce que je t’écris, je serais morte ! Bientôt viendra l’heure du salon. Il me faudra me poser fille nubile, m’habiller avec recherche, me tirer à quatre épingles, être bien roide et bien froide, bien élevée, c’est-à-dire baisser les yeux, fermer la bouche, clore ses oreilles, c’est-à-dire n’avoir pas la permission de ses sens ! être ennuyeuse autant qu’ennuyée ; faire dignement les honneurs de la maison ! Tant pis ! je ne suis pas née pour ce genre-là ! Pourquoi suis-je la fille d’une actrice ? Il ne faut pas être si près du feu quand on ne veut pas brûler : je vais tout te révéler ; ma mère n’en saura rien : ma mère, qui aime beaucoup sa fille et beaucoup la fortune, m’a dit plus d’une fois en confidence : Je te mettrais bien au théâtre, mais le métier est perdu ; la révolution de juillet a tout gâté. Le bon temps est passé pour les actrices surtout ; le temps des grands seigneurs, des maréchaux de l’empire, et des calèches. A présent, il n’y a plus de calèche pour nous ; les grands seigneurs sont morts, les maréchaux sont vieux. Il n’y a plus que des banquiers, et les banquiers épousent les femmes, et ne les entretiennent pas ! Les banquiers sont funestes à l’art dramatique : ils ont des épouses, et non des maîtresses ! Il n’y a donc pas d’autre avenir pour nous, toujours selon ma mère, que d’être la femme d’un banquier, faute de mieux. Alors il faut renoncer au théâtre, il faut se faire bonne bourgeoise ; il faut savoir ce que c’est qu’une lessive, et un pot-au-feu ! Alors il faut composer son maintien, prendre un air sage et réservé, ne pas rire quand les hommes rient ; ne parler que lorsqu’on interroge, mais non toutes les fois qu’on interroge ; être enfin un modèle de réserve et de dignité, à faire perdre la raison à un négociant de la place des Victoires ; à figurer admirablement au comptoir d’un change de monnaies, dans la boutique d’un orfèvre, ou à la tête d’un grand magasin de confiance, à prix fixe. Voilà pourtant ce qui m’arrive. Un papillon doré s’est déjà pris, ma chère, à l’éclat de toutes ces qualités ! M. Jules C***, marchand quincaillier en gros, est reçu chez ma mère tous les soirs : il est stupide comme un quincaillier en gros ;  il me sourit toujours, parce qu’il prétend avoir des dents blanches ; il met peu de gants, quoiqu’il ait les mains rouges ; il parle toujours de la tenue des livres, du compte courant, de la prime, de ses commis, de ses débiteurs ! Il est insupportable ! Voilà pourtant l’homme qui probablement me fera quitter mon nom pour le sien ! Voilà l’homme pour qui Dieu m’a fait une âme, pour qui je suis belle et jeune, pour qui je lis couramment Mozart et Beethoven ; j’aurai appris Corneille, tout Shakespeare, tout Schiller, et l’admirable Faust, de Goëthe, cette tragédie qui résume si fortement l’inquiétude et la curiosité humaine, pour aller tenir des registres en partie double, pour écrit le doit et l’avoir, balancer la recette et la dépense, et tenir un fonds de quincaillerie ! Non ! ma mère dira, fera tout ce qu’elle voudra, je me révolterai, j’irai te retrouver ! je m’engagerai à ton théâtre. Tu me donneras des leçons, n’est-ce pas ? N’aie pas peur ; je profiterai, je serai bientôt en état de débuter ; j’ai une mémoire excellente, à force de l’exercer le matin dans ma chambre. J’ai de la bonne volonté, des dispositions. Je m’entends dire tous les jours au salon que je suis jolie. Mais le public payant est plus difficile. N’importe, je travaillerai tant et tant, qu’il faudra bien que je réussisse. Donne-moi des conseils, écris-moi comment il faut faire pour étudier ; dis-moi les principes que tu as appris de tes maîtres de déclamation ; je suis résolue à ne pas être quincaillière, vois-tu ; je t’en prie, une lettre longue, bien longue, à ton amie et cousine.

JENNY.


Mlle ROSE A Mlle JENNY.


                                        Paris, 10 juin.

Ma chère cousine,

Il faut que je te raconte toute mon existence, pour te faire adorer la tienne. Il faut que je te fasse voir le théâtre à nu, dépouillé de ses prestiges, de ses décors, et de ses illusions, pour que tu le prennes en horreur avec ses femmes fardées, ses cartons peints, ses hommes laids et flétris, au teint hâve, aux yeux brûlés par la rampe.

Le matin, ma mère me fait lever de bonne heure ; alors on m’enferme dans une chambre où se trouvent une chaise, une table, et une psyché, le meuble indispensable de l’actrice. On m’enferme là avec une tasse de café et un Molière, et puis, mange si tu veux, mais apprends tant que tu peux, car à dix heures viendra le professeur de déclamation qui fera réciter, qui fera lever les bras, qui fera marcher, qui fera poser la tête, qui me mettra à la torture pendant une heure. Lorsque j’aurai été bien serinée, lorsque j’aurai appris comme un perroquet toutes les inflexions du maître, que j’aurai imité tous ses gestes comme un singe, que j’aurai observé comme lui la cadence du vers, le sens de la phrase, la ponctuation, les repos ; que j’aurai pris haleine où il aura pris haleine, que j’aurai couru où il aura couru ; enfin, quand je serai un calque ridicule et faux, sans idées, sans inspiration à moi, que je serai montée comme une horloge qui doit tourner pendant soixante minutes comme toutes les horloges, alors viendra la répétition au théâtre. Je me mets un châle sur les reins et je vais avec ma mère à ce maudit théâtre infect ; là, j’entends les plaisanteries les plus grossières sur les mères d’actrices ; les compliments sur ma beauté à me faire rougir, même quand j’aurais du fard ! Là, il se passe des choses étranges, inouïes, que je vais te dire, puisque tu me demandes, dans ta dernière lettre, des avis et des renseignements sur les acteurs et les auteurs, sur ces grands hommes qui ont le privilége d’émouvoir les masses ; écoute bien. Si l’auteur est peu célèbre encore, il paraît humble et rampant ; il a une tabatière, et offre du tabac aux acteurs. Il les reprend quand ils font des fautes, mais d’un air si contrit, qu’on dirait que c’est lui qui a fait la faute. Si au contraire, il est déjà connu par plusieurs succès d’argent, oh alors, il est fier et despote ; les acteurs tiennent la tabatière alors et lui offrent la prise à leur tour ! ils lui demandent servilement des rôles, et lui demandent même des conseils, entends-tu bien ! Faut-il qu’ils se fassent violence ! Entre eux, les auteurs se déchirent ; les acteurs se dévorent. Dans ce monde-là, ils sont tous jaloux, plus que des femmes qui n’ont que cela à faire, des sultanes par exemple. Tu me parles de poésie, d’illusion, d’art : l’art est une chimère ; la poésie n’existe pas, l’illusion serait un ridicule. C’est le trafic le plus prosaïque, le plus positif, et le plus ignoble. Les auteurs se volent entre eux, ils se vendent des idées ; ils s’associent ; les acteurs s’achètent des rôles : j’en ai entendu un qui disait à l’autre : Tu as de beaux vers dans ton rôle, vends-moi les… et les vers étaient vendus. Et il fallait que, bon gré mal gré, le pauvre auteur trouvât moyen de les enchâsser au rôle de l’acheteur ; parce que le vendeur ne les voulait pas apprendre,  parce qu’il prétendait que ces vers le gênaient, lui coupaient la respiration ! J’en ai entendu un autre forcer l’auteur à retrancher les derniers vers de son rôle, parce que les vers étaient de rime féminine, et que l’acteur ne voulait pas sortir sur une finale en e muet, et qu’il voulait sortir bruyamment par la rime masculine. Enfin, j’ai vu les tripotages les plus honteux, les plus ridicules ; oh ! cette vie de trouble et de querelles n’a pas assez de compensation pour être préférée à la paix d’intérieur, aux joies tranquilles de la vie domestique.

Après la répétition, je rentre dans ma chambre étudier encore ! alors on me fait essayer ma robe de théâtre, pour m’y habituer, pour m’apprendre à marcher avec, et à ne pas marcher sur la queue ; pour que je n’aie pas l’air gauche et neuf dans mes atours de reine. Si tu me voyais ainsi vêtue, toute de velours de la tête aux pieds, avançant, reculant, faisant des mines et des gestes devant l’immense psyché, tu rirais de ta pauvre cousine. Et ta pauvre cousine pleure, emprisonnée dans son royal corsage ; apprenant à saluer, à sourire, à s’indigner, à s’évanouir, à embrasser, à parler sans montrer les dents ; car tu sais, malheureusement que je n’ai pas les dents belles ! Ah ! oui, je déchirerais mes rôles, je jetterais les livres par la fenêtre, je briserais la psyché, quand je suis seule, enfermée dans cette chambre, en tête-à-tête éternel avec Pyrrhus, ou Oreste, ou Pylade ! Que je m’ennuie ! Et je n’ai rien pour me distraire dans cette maudite chambre, rien de ce qui fait le charme d’un appartement de jeune fille… Des romans, des pinceaux, des aiguilles à broder ! Tout cela m’empêcherait de travailler.


22 juin.

Voilà plusieurs répétitions qui ne servent qu’à me mettre en colère. Tu vas voir. Tu sais que l’odeur des fleurs me fait mal. Eh bien ! l’actrice qui joue avec moi, et qui, dit-on, est jalouse de ma jeunesse, ne manque jamais d’apporter en scène ces énormes bouquets dans lesquels le seringat domine, de façon que je ne peux l’approcher, ni jouer avec elle, et les répétitions n’ont pas lieu ; pourtant elles seraient nécessaires, car le temps presse. Je débute après demain ! Depuis long-temps ma robe est prête ! c’est ma robe nuptiale, car je vais aller me marier, mais à un mari bien autrement fantasque que ton quincailler ! si tu songeais combien c’est un mari quinteux, inégal,  brutal, bizarre, volontaire, jaloux de son pouvoir, et difficile à contenter ! Je tremble de paraître devant ce public inexorable, qui a tant de goûts, blancs et noirs, dont les volontés sont si mobiles et si contradictoires ! moi qui aurais voulu être la femme d’un seul homme, moi qui l’aurais tant aimé, qui aurais élevé mes enfants moi-même avec tant de soin et d’amour ! Ah ! personne que moi ne les eût allaités, personne que moi ne les eût habillés, lavés, soignés, mes enfants ! et je n’en aurai pas ! ou, si j’en ai, il faudra m’en séparer, les donner à nourrir à des mercenaires ; car le théâtre me réclamera chaque soir avec ses cruelles exigences qui ne vous tiennent compte ni de l’amour maternel, ni de vos joies, ni même de votre deuil. Votre nom est sur l’affiche, il faut paraître. Mais vous voulez bercer vos enfants, vous voulez les veiller s’ils sont malades, les pleurer s’ils meurent : une autre fois ! car le public vous attend, le public vous appelle ; mettez votre joie ou vos larmes où vous voudrez. Le public a pris ses billets au bureau.

Je ne t’écrirai plus qu’après mon début ma chère Jenny, et je crains bien que tu ne reçoives plus jamais de lettres de ta cousine Rose. Je crains de tomber malade ! je crains de ne pouvoir supporter la terrible secousse du début ; je crains que toutes ces émotions fortes ne détruisent ma santé après avoir détruit tout mon bonheur. Adieu, ma chère cousine, c’est peut-être la dernière lettre que je t’écris.

Adieu. Rose D***.


Mlle JENNY A Mlle ROSE.

24 juin.

Rose, d’où vient donc ce désespoir, ces pressentiments si tristes, mon Dieu ! Du courage, le public ne te mangera pas ; le public est bon enfant ; il te trouvera charmante et applaudira ! Tu m’as peint le monde artiste sous un jour bien défavorable ; mais avoue que le trait est chargé ; et puis d’ailleurs, que de compensations ! que de récompenses ! Qu’importe ce qui se passe derrière la toile ? qu’importe ce qui se fait dans le jour ? l’artiste ne vit que le soir, de sept heures à minuit, devant le public, quand le lustre brille de toutes ses étoiles ; quand les loges sont pleines, quand l’orchestre éclate ; quand les femmes pénétrées, et respirant à peine, agitent leurs mouchoirs, en s’essuyant les yeux ; quand les hommes battent des mains et jettent des couronnes de fleurs ; quand la foule enivrée t’envoie de toutes parts mille acclamations et mille baisers ! La coulisse est oubliée, n’est-ce pas ? les décors de carton s’agrandissent et se solidifient ; on ne pense plus aux taches d’huile, aux propos des jaloux ; on ne sent plus le seringat de la rivale. Alors tout le public est à toi, corps et âme ; tu l’animes, tu le domines, tu en fais ce que tu veux ; il est à tes pieds, haletant, hurlant, prêt à rire ou à pleurer, ton amant, ton esclave ! O femme heureuse, femme idolâtrée ! dans ces communs transports, tous les cœurs s’élèveront vers toi, et tu ne seras soumise à aucun d’eux, et tu n’auras juré fidélité à aucun ; et tu ne t’es engagée à personne pour la vie ; et l’existence est un droit que tu n’as aliéné au profit de personne, et tu es libre autant qu’un homme. Rose, sois donc heureuse ! comprends donc un peu ce que c’est que le bonheur ! on ne le trouve pas avec un mari quelquefois sans intelligence, à coup sûr sans amour. Dis-moi quel homme à lui seul a autant de passion que la foule, autant d’ivresse qu’un parterre, autant d’amour que tout un peuple, autant de transports et d’embrasements que la multitude ; trouve-le celui-là si tu peux, et sois sa femme !

Tu trouveras, comme moi, quelque quincaillier, quelque bonnetier, quelque propriétaire ayant un domaine en Beauce, ou une maison dans la rue Montmartre ; tu lui sacrifieras pleinement toute ta liberté, tes sympathies, tes goûts les plus chers, et il ne t’en aura aucune reconnaissance ! il s’imaginera avoir payé tout cela en te donnant sa fortune et son nom !

Moi aussi je vais débuter dans le triste emploi des femmes mariées. Car décidément j’épouse M. Jules dans huit jours. Je t’invite à mes noces, comme tu m’invites à t’aller voir au théâtre ; et tu ne seras pas plus timide, pas plus ennuyée que moi ! La corbeille de noces m’a été apportée par le futur hier soir. Il m’a fallu savoir combien les bijoux avaient coûté, dans quel magasin on les avait achetés, pourquoi ils avaient telle forme plutôt que telle autre. Puis, on me les a essayées toutes ces parures ! j’avais l’air d’un devant de boutique de joaillier, d’un étalage du quai des Orfèvres ! Puis il a fallu faire des visites de famille ;  je dîne en ville presque tous les jours, chez les grands parents ; je fais connaissance avec les gens de mon prétendu. Tu comprends combien je dois être enrouée à force de chanter ! car chaque famille veut une romance ; chaque dîner une cavatine ! Si tu les entendais parler musique, littérature, beaux-arts, tous ces quincailliers, bonnetiers, rentiers, c’est à mourir de rire quand on n’en meurt pas d’ennui. C’est ce dernier parti que je prendrai. Je ne pourrai jamais m’habituer à vivre dans ce monde-là. Tout en eux me choque et me blesse, même leur honnêteté. Le chagrin me ronge ; je ne me sens pas la force de consentir à cette complète immolation ! Encourage-moi, je t’en prie, ne m’abandonne point, ma chère Rose, je suis souffrante, très souffrante. Ma santé s’altère au milieu de toutes ces contrariétés ; je suis obligée de sourire à des êtres qui me dégoûtent ; de faire bon visage, de paraître gaie, aimable, quand j’ai envie de pleurer, quand les larmes me sortent des yeux ! Je n’y tiendrai jamais ! Oh ! mon Dieu ! vivre jusqu’à la fin dans une boutique, la femme de M. Jules, marchand quincaillier ; aller tous les dimanches d’hiver dîner chez son papa, qui a une toux de quatre-vingts ans ; aller tous les dimanches d’été à Montmorenci ! bien sûr j’en mourrai. Adieu. Réjouis-toi de ton sort  en connaissant le mien.

JENNY D***.


ROSE A JENNY.

Ier août 1832.

Pardonne-moi, chère cousine, d’être restée si long-temps sans t’écrire. Je ne t’ai pas oubliée. Mais les embarras de mon début m’ont empêchée de causer plus tôt avec toi. Es-tu heureuse, dis-moi, maintenant ? Je commence, moi, à m’habituer à ma nouvelle position. Mon Dieu, le public n’est pas si méchant qu’on pense ! Il ne m’a pas mangée, comme tu me le disais. J’ai débuté, et débuté avec succès. J’ai vaincu la grande difficulté ; j’ai fait le premier pas. J’éprouve moins de répugnance maintenant pour le théâtre, même pour l’odeur du seringat ; je m’accoutume à mon métier et à ses inconvénients ; je commence à mieux comprendre tous ses avantages ; enfin je suis guérie de cette maladie d’ennui et de désespoir qui m’avait prise au cœur le jour de ma dernière répétition, la veille de mon début ; il faut bien que la joie soit moins bavarde que la peine ; car, après t’avoir dit que je t’aime, je ne trouve plus rien à te dire maintenant.

Ta cousine ROSE.


JENNY A ROSE.

4 août 1832.

J’ai reçu ta dernière lettre avec plaisir, car tu m’apprends que tu es heureuse ! Eh bien, je suis heureuse aussi, moi, à te parler franchement. Je t’écris au comptoir avec une lettre qui a en tête : Maison Jules D*** et Compagnie. Je t’avoue que j’avais craint de ne pas m’habituer si vite à la vie bourgeoise. Je ne regrette rien. Mon mari s’occupe peu de moi : aussi, je suis libre et maîtresse dans la maison ! je vais, je viens, je tourne, je range. Sais-tu que je fais déjà très-bien une chemise, et que je m’occupe à présent, je te dis cela en confidence, de faire un petit trousseau. J’aime mon mari. Je l’aimerai davantage lorsque ce petit trousseau servira. Je compte les mois ; il y en a encore sept à passer ! Je te retiens pour être marraine, toi, la première tragique du théâtre, avec le frère de Jules, qui fait le commerce des cuirs, et qui sera le parrain. Je suis forcée de m’arrêter là, car on m’appelle au magasin. Au revoir, ma charmante cousine, viens dîner un soir avec nous, et apporte-nous un billet de spectacle.
    
Ton amie et cousine JENNY.


Ainsi, par ces lettres que le hasard nous a fait tomber entre les mains, et que nous avons l’indiscrétion de publier, vous voyez que mademoiselle Rose avait fini par ne plus penser aux maris, aux enfants, à tout le bonheur de la vie privée ; que mademoiselle Jenny avait oublié Racine, Molière, et toutes les émotions de la vie dramatique. Ce qui prouve la force de l’habitude, la malléabilité de notre nature, toutes choses qui n’ont pas besoin d’être prouvées ; ce qui prouve enfin qu’on peut se faire à toutes les positions sociales, s’accommoder à toutes les circonstances, s’arranger des mœurs bourgeoises, ou de la vie d’artiste ; puisque, des deux femmes les plus opposées de caractère, l’une, si prosaïquement organisée, s’habitue à l’art ; et l’autre, si poétique et si hostile au code civil, s’habitue même au mariage !


                                    JULES MAYRET (1).
Spa, ce 10 septembre 1832.


NOTE :
(1) M. Jules Mayret, qui a bien voulu nous faire part de ces lettres, dont il possède l’original, est l’exécuteur testamentaire de M. Paul Robert, dont nous avons annoncé les Mémoire en tête du sixième volume des Cent-et-Un. (NOTE DE L’ÉDITEUR.)

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