MERVILLE, Pierre-François Camus pseud. (1785-1853).- Une
première représentation
(1831).
Saisie du texte : S. Pestel pour la
collection
électronique de la Médiathèque
André
Malraux de Lisieux (04.VII.2008)
Texte relu par : A. Guézou
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conservées.
Texte établi sur un exemplaire (BmLx : nc)
de Paris
ou le livre des cent-et-un, Tome
premier.- A Paris : Chez Ladvocat, libraire de S.A.R. le Duc d'Orléans,
MDCCCXXXI.- XV-407 p. ; 22 cm.
Une
première représentation
par
Merville
~ * ~
Autrefois,
c’est-à-dire avant le 26 juillet 1830, c’était quelque chose
qu’une Première
Représentation. Les journaux l’annonçaient un mois
d’avance ; ils citaient le nom de l’auteur en toutes lettres, et ce nom
ne devenait un mystère que le jour de l’événement. Mais alors, les
amis du coupable
qui, de concert avec lui, s’étaient souvent évertués à le faire
connaître, à divulguer son secret, usaient de la plus discrète retenue.
On les voyait sous le péristyle du théâtre, dans les couloirs, dans les
foyers, s’aborder, se reconnaître à certains signes, à de furtifs
échanges de coups d’oeil et de serrements de mains, comme des Carbonari ou des
membres du Tugend
bund. Ils s’oubliaient eux-mêmes, pour ne s’occuper que de
la grande affaire du jour, l’ouvrage nouveau. Ils n’étaient plus, à ce
moment solennel, jésuites, libéraux, royalistes, tout ce qu’on était
alors ; ils étaient amis
de l’auteur, identifiés avec lui, participant à ses
angoisses, à ses craintes, à ses espérances, et l’on citait tel
écrivain qui avait le bonheur de voir dans cette espèce de commandite
plus de la moitié des spectateurs, sans compter ceux qui faisaient
métier de l’applaudir.
Il y avait, dans ce bon temps-là, plusieurs sortes d’auteurs : ceux qui
l’étaient par désoeuvrement, par vanité, par un amour de vaine gloire ;
ceux qui ne faisaient des pièces de théâtre que pour le profit ; et une
troisième espèce formée d’hommes studieux, instruits, écrivant de
vocation, véritables gens de lettres, travaillant avec talent et
conscience. Les faveurs du gouvernement étaient pour les premiers, les
succès lucratifs et faciles pour les seconds ; l’estime publique et la
pauvreté pour les autres.
Notez bien que, dans tout cela, chacun avait justement la part qui lui
était due. Un homme riche, jouissant de ce qu’on appelait une position sociale,
méritait bien quelques graces des gens en place, quand au lieu de les
censurer, de cabaler contre eux, de contribuer à leur rendre leur
mission épineuse, il avait la candeur de se borner à peindre en
alexandrins, avec ou sans enjambements, le tableau de vices, de
passions et de ridicules imaginaires. Les écrivains spéculateurs,
hommes positifs, qui avaient quitté le comptoir pour la plume, ne
devaient point perdre au change. Quant aux autres, les charmes d’une
étude variée et paisible, du repos, la juste appréciation des choses du
monde, et le spectacle du trouble, des vices et de la misère qui s’y
confondent si diversement, leur servaient d’une ample compensation. On
les laissait en paix, on les oubliait ; ils ne souhaitaient rien de
mieux.
Tous avaient à la première représentation d’un de leurs ouvrages des
amis plus ou moins nombreux ; tous, autant d’admirateurs salariés qu’il
en fallait pour déshonorer leurs succès ou s’attirer des chutes, car
ces ignobles appuis, bien connus des habitués des théâtres, ne
fascinaient le jugement de personne, et excitaient souvent
l’indignation par leur impudence ou leur maladresse.
Les administrations théâtrales en faisaient les frais, et, à la honte
des gens de lettres, il n’est pas dit qu’un seul ait jamais refusé de
s’en servir.
Le jour d’une première représentation, voilà donc ce qui se passait à
prendre les choses par le menu.
Sur le midi l’auteur se rendait au théâtre : là on faisait devant lui
ce que les comédiens nomment une répétition en robe de chambre
: c’est-à-dire un pur acte de mémoire, sans gestes, sans inspiration,
sans rien de ce qui prête l’ame, le mouvement et la vie à un personnage
ou à une action dramatique. On ne saurait avoir deux fois de
la vérité dans un jour, est un aphorisme de coulisses que
l’expérience a souvent justifié. Un acteur doit faire un grand effort
pour se pénétrer de passions factices et les exprimer comme s’il les
éprouvait réellement ; et l’on peut concevoir que celui qui se
donnerait cette peine le matin, pourrait fort bien, de lassitude,
essayer en vain de la prendre le soir. Il est vrai qu’à la manière dont
la plupart de nos comédiens s’en acquittent en présence du public, il
est permis de croire qu’ils se feraient peu de tort en agissant de même
en présence de l’auteur. Mais exercer médiocrement son métier, n’est
pas une raison pour se dispenser d’en observer étroitement les règles.
A cette dernière répétition, l’auteur hasardait encore quelques avis,
qu’il avait déjà donnés vingt fois ; qu’on avait reçus en lui
promettant de les suivre ; et que cependant il se croyait dans la
nécessité de donner encore. Pauvre auteur ! Vous, messieurs et
mesdames, qui, par le temps qui court, devez lire ceci comme vous
liriez des nouvelles de la Chine, vous ignorez par quels efforts il a
mis, dans les diverses parties de son oeuvre, l’unité qui vous la fait
concevoir avec la facilité que vous exigez. Le sang que la méditation a
fait affluer à son cerveau a manqué à son estomac, et ses digestions se
sont mal faites ; il a été en proie à l’insomnie : le cours de ses
humeurs ainsi changé, il est devenu atrabilaire, chagrin : il lui a
fallu se priver de la plupart des plaisirs qui enchantent votre vie, et
sans lesquels vous la trouveriez bien triste ; sa sensibilité s’est
accrue ; et ce qui vous paraîtrait une vétille le met souvent au
désespoir. Deux chutes en quarante-huit heures (1) ont porté le coup de
la mort à Picard. Il donna depuis les Trois Quartiers ;
le brillant succès de cet ouvrage fut une consolation, un peu de baume
sur sa blessure ; mais cette blessure avait pénétré trop profondément :
il en fallut mourir.
Jugez donc des tortures d’un homme devenu si impressionnable, quand il
voit son ouvrage menacé de dislocation, de paralysie, d’anéantissement
par l’obstination d’un acteur à en fausser l’effet, ou son ineptie à y
contribuer. Son ouvrage, c’est son espoir, c’est son bien, c’est son
être actuel, c’est sa vie à venir. Vous direz qu’il est fou de sentir
ainsi ; vous avez raison, vous ; mais ce fou, est-il moins digne de
compassion qu’un autre ? Pensiez-vous qu’un fou ne pût pas souffrir, et
souffrir horriblement dans sa folie ? Votre raison se trompait.
Cette dernière répétition ainsi faite sans importance, s’achevait au
milieu des plaisanteries, des coq-à-l’âne, des médisances locales et
des nouvelles politiques, toutes choses trop éloignées des intérêts
actuels de l’auteur pour qu’il y pût prendre part. En sortant de là,
pâle, les traits renversés, indices parlants d’un trouble qu’il tenait
cependant à honneur de dissimuler, il se rendait au cabinet du
régisseur, et là satisfaisait à mille importunes demandes de billets.
Personne ne respectait son inquiétude ; et il n’y avait pas jusqu’à
l’allumeur des rampes qui ne vînt impertinemment le mettre à
contribution.
Il sortait. Sa pâleur avait disparu, peut-être par un effet de
l’impatience : il se sentait pourpre ; l’air extérieur le frappait au
visage d’une fraîcheur agréable ; il découvrait sa tête, passait sa
main dans ses cheveux, respirait avec délices et redevenait calme,
apathique du moins. Un patient qui attend l’heure du supplice a,
dit-on, de ces moments.
Un jour de première représentation l’auteur ne dîne pas chez lui, cela
est de règle. Il aurait besoin de solitude, besoin d’examiner à loisir
ses chances de succès et ses raisons d’espérer ou de craindre. Dans la
solitude il peut surmonter son trouble, devenir maître de lui-même, il
peut se dire avec toute l’autorité de la raison que le succès, bon ou
mauvais, n’est pas le dernier arrêt porté sur l’oeuvre du talent et de
la conscience. Il peut se décider à subir avec résignation le jugement
qu’il a provoqué, et à ne recevoir de son labeur que le prix qui lui
est équitablement dû. Non, non ; il appartient ce jour-là tout entier
au public, corps et âme. Ses amis se le disputent ; et quel ours ne
serait-il pas s’il les refusait tous ! Il choisit ; et pécaïré ! Vous
croyez qu’il donne la préférence à ceux qui le comprendraient, qui
n’offriraient à son esprit que des pensées consolantes, et à sa faim
languissante que des aliments légers ; du tout. Il va…. ou, pour suivre
mon discours, il allait dans une grande maison, chez un homme puissant,
dont la femme était intrigante. Il y avait porté un coupon de loge la
veille, et on devait le mener le soir, en landaw, jusqu’à
la porte du théâtre.
Là, il fallait qu’il fût aimable,
qu’il fît les honneurs de son esprit, et l’énorme contre-sens de
plaisanter sur sa position. On buvait à son succès, tout en parlant de
sifflets et d’auteur tombé. Il se demandait quelquefois si c’était pour
l’insulter qu’on l’avait fait venir. Mais monsieur pouvait lui faire
obtenir la croix d’honneur, et madame le pousser à l’Académie.
Ce dîner ne finissait pas ; et cela le désobligeait deux fois : d’abord
en lui faisant voir peu d’empressement pour ce qui le jetait dans de si
terribles transes, et ensuite en l’empêchant de se rendre où ses chers
intérêts l’appelaient.
Enfin il arrivait dans les coulisses : la première pièce était jouée,
et tous ses acteurs réunis sur le théâtre. Chacun d’eux venait se
présenter à lui en costume, et lui demander son avis. Il ne lui restait
qu’à approuver, car il était trop tard pour réformer rien d’essentiel.
Cependant il s’en fallait qu’il fût content de tout ; et l’habit, ce
puissant moyen d’illusion pour l’acteur, lui paraissait, chez
plusieurs, une dernière preuve qu’on ne songeait nullement à produire
celle qu’il s’était proposée. Ses craintes revenaient plus formidables
en raison de l’approche de l’événement ; et tandis qu’il cherchait à
les combattre par un peu d’espérance et de résignation, son oreille
était tourmentée du prélude discordant de cent sifflets ; ce qui, chez
nous, semble être le précurseur indispensable de toute première
représentation.
Le mot place au
théâtre ! crié de loin par le régisseur, se faisait
entendre, et personne ne bougeait : mais le coeur manquait à l’auteur,
sa vue se troublait, et il ne savait par où sortir. Le fatal triple
coup étant frappé, l’orchestre commençait au milieu des cris et du
tumulte, la scène était évacuée, on levait solennellement la toile, et
un silence glacial succédait à un vacarme qui tout à l’heure semblait
ne pouvoir être apaisé.
Je ne doute pas, mesdames et messieurs, que je ne vous fisse beaucoup
de plaisir en vous offrant le tableau du triomphe de ce pauvre auteur ;
mais dans l’intention où je suis de vous être agréable le plus qu’il me
sera possible, je vais vous le montrer flétri et courbé sous
l’ignominie d’une chute.
Vous êtes moins au fait de ce que ce peut être.
Rien ne vous est sans doute plus aisé que de vous représenter
l’enivrement de joie d’un poète après la première représentation
de Marino
Faliero, de Henri
III, du Mariage
de raison, ou de la Reine de seize ans.
Vous avez éprouvé des ravissements qui peuvent vous donner quelque idée
du rire involontaire qui prend place alors sur une figure d’homme, de
l’agréable convulsion qui parcourt tout le corps de cet homme fortuné,
qui agite doucement ses fibres, et répand également dans ses artères et
dans ses veines le sang que pousse et reçoit son coeur délicieusement
dilaté. Il ne se forme dans son cerveau que d’heureuses pensées ; dans
son âme, que des sentiments purs et affectueux. Il rit à ses amis, il
les presse sur sa poitrine ; à ses ennemis, il leur tend la main ; il
les excuse ; il les plaint ; il leur pardonne. Rentré chez lui, livré
au silence, à la solitude, il n’en sent pas son contentement diminué.
Ce contentement est si légitime !
Il n’est personne de vous qui ne se rappelle quelque bonne action : un
malheureux secouru, une honnête famille arrachée au désespoir, un ami
servi avec zèle et désintéressement. Il n’y a que cela qui remplisse un
coeur de plus de satisfaction, qui fasse respirer plus librement et
trouver la vie plus légère.
Ajoutez qu’il se met au lit où l’attendent des songes dorés, et qu’il
s’abandonne aux douceurs du sommeil en pensant que le lendemain il
verra, en marchant par la ville, les passants s’arrêter à son aspect et
dire : Le voilà.
Vous pouviez ignorer cette dernière circonstance, si un peu de malice
humaine ne vous l’a pas signalée comme un objet d’envie.
Voici maintenant ce que vous devez connaître par une moins intime
analogie… ou vous avez senti de vives douleurs.
Passons dans la salle : c’est là que se prépare la torture, et vous
savez qu’elle s’exercera sur une chair vivante et sensible.
Au premier coup d’archet de l’orchestre, les foyers, les couloirs
avaient été abandonnés ; chacun s’était hâté de venir prendre sa place
ou son poste, car une première représentation pouvait se comparer à une
bataille ; et personne n’était absent au lever du rideau.
Les acteurs chargés de l’exposition
entraient en scène. Car, quoi qu’on en dise, qu’on suive les règles
d’Aristote ou qu’on se fasse une règle de n’en pas plus observer que
Shakespeare, encore faut-il annoncer le sujet, le faire connaître, l’exposer. Ce sujet,
un peu compliqué, demandait, je suppose, une certaine attention de la
part des spectateurs ; et de celle des acteurs un débit clair, précis,
soutenu de nuances variées, de pauses savantes, et de toutes les
ingénieuses ressources qui sont l’honneur de l’art et que doit posséder
l’artiste.
Mais on s’était lorgné dans les loges (car à une première
représentation presque tous les spectateurs des loges se
connaissaient), on s’était occupé dans les balcons à examiner la
légitimité de certaines rimes, et quelques turbulents du parterre
s’étaient fait crier des paix
là ! à la porte ! et tout cela avait fait perdre plusieurs
détails qu’il fallait avoir entendus pour bien comprendre la marche du
drame. D’un autre côté, un grand acteur qui se
serait cru compromis s’il était arrivé à la fin d’une tirade sans
recueillir de nombreux bravos, avait récité toutes les siennes de façon
à en obtenir tout juste cet effet vulgaire et matériel de forte et
de piano,
que de son temps Molière nommait déjà le tati tatou tatas !
Et, en effet, les paroles n’y faisaient rien ; l’applaudissement
provoqué par ce moyen ne s’adressait qu’au chant de l’acteur.
L’actrice en faveur avait accepté son rôle d’enthousiasme ; mais elle
s’était refroidie aux répétitions, parce qu’il lui en avait été offert
un autre dans lequel il lui avait paru qu’elle brillerait davantage.
Elle joua négligemment.
Le premier acte fut reçu avec froideur ; à la fin même l’auteur crut
entendre un coup de sifflet. Il en fit l’observation à un acteur
subalterne qui lui répondit que c’était une erreur ; qu’il y avait dans
la salle une porte de loge dont les gonds criaient à imiter
parfaitement un sifflet. Il crut ce qu’il voulut ; l’acteur n’attendit
pas sa réponse, et il fut dans le foyer rire de cette bourde avec ses
camarades.
La vérité était qu’un spectateur malintentionné avait déjà tâté les
dispositions du public afin d’agir ultérieurement selon le succès de
cette tentative.
Il y eut un changement de décoration. Les amis de l’auteur profitèrent
de l’entracte pour communiquer entre eux. Leur figure était allongée.
Ça ne s’emmanche pas chaudement, disaient quelques-uns. C’est obscur,
disaient d’autres. Les plus dévoués, sans rien contester de ces griefs,
se contentaient de répondre : Attendons, ce n’est qu’un premier acte.
Les rivaux du patient se faisaient de loin des signes qu’avec un peu
d’habitude on pouvait aisément traduire par ces paroles : Voilà une
pièce qui ne paraît pas devoir nuire beaucoup à celles que vous et moi
avons à produire.
Une belle pensée bien exprimée, débitée avec feu par le personnage, fut
applaudie avec fureur par les sous-lustriens ; de
vigoureux coups de sifflets protestèrent aussitôt contre l’admiration
de commande que manifestait cette tourbe, et qu’elle semblait vouloir
imposer aux honnêtes gens : « Ah ! pensa douloureusement l’auteur, il y
a de la cabale ; on s’en prend même à ce qui est bien… et mes amis se
taisent ! » Ses amis n’eussent fait que le compromettre davantage.
A la fin de cet acte les mêmes sifflets se firent entendre ; et il n’y
eut porte de loge à qui l’on pût les attribuer. L’auteur se tint
triste, honteux, dans un coin du théâtre, d’où il put voir les acteurs
rire et plaisanter entre eux. Peut-être ne songeaient-ils ni à lui ni à
son ouvrage ; mais le malheur rend défiant et soupçonneux ; et il pensa
bien mal d’eux en ce moment.
Il n’avait cependant pas encore perdu tout espoir. Une situation neuve,
originale, était habilement mise en oeuvre dans son troisième acte ; il
osa compter dessus. Du neuf, de l’original, il faut que le public
parisien soit trois fois bien disposé pour l’accepter. Il ne craint
rien tant que d’être pris pour dupe, et dès qu’il ne trouve dans sa
mémoire rien à quoi il puisse comparer l’impression qu’il éprouve,
c’est dans ce qu’il vient d’éprouver qu’il cherche une raison pour
admirer ou pour proscrire.
Nous savons dans quelle disposition il se trouvait ; la situation fut
reçue avec des huées, avec des hurlements, des applaudissements
ironiques cent fois plus insultants que tout le reste ; et, d’un commun
accord, amis, ennemis, tous déclarèrent que l’ouvrage était détestable.
Il n’y eut que les claqueurs qui restèrent constants dans leur bonne
volonté ; mais réduits à eux-mêmes, c’est-à-dire à un très-petit
nombre, parce qu’ils avaient vendu les billets qu’on leur avait donnés
le matin, ils ne purent rien d’utile pour leur malheureux commettant.
Celui-ci, plus mort que vif, le front inondé d’une sueur froide, la
tête brûlante, le coeur bondissant d’une horrible fièvre, avait compris
toute l’étendue de son désastre, j’oserais dire de son malheur. Le
fruit d’un long travail était perdu en un instant ; et quelle perte
comparable à celle-là ! Ce n’est pas celle du cultivateur qui voit la
grêle anéantir ses moissons, du propriétaire dont un incendie dévore la
demeure. Un intérêt compatissant manque rarement de venir au secours de
ceux-là : on les plaint, on les console ; l’opinion qu’on avait de leur
intelligence, de leur habileté, ils ne s’en voient pas dépouillés par
leur infortune. Le revers que je décris emportait tout. Car mon auteur
n’est pas le spéculateur avide dont j’ai parlé, ni le fat qui manque à
une noble et utile vocation pour une gloriole puérile. C’est un homme
de lettres qui a besoin, comme le médecin, comme l’avocat, de voir ses
labeurs honorés, et de recueillir le lucre qui doit y être attaché.
Puis, messieurs, et vous surtout, mesdames, si bonnes, si
compatissantes ! songez à cet effroyable lendemain, à la terrible
torture qui va se renouveler pour lui dans les journaux. On ne le
ménagera pas : Tout
faiseur de journal doit tribut au malin : on vous l’a dit,
ou vous l’avez deviné. Et si vous n’avez pas eu le plaisir d’assister à
ce pilori, il faut bien qu’on en fasse une peinture aussi vive que
possible pour satisfaire aux exigences de votre curiosité. Du moins
cela se passait-il ainsi avant l’époque que j’ai dite ; aujourd’hui, il
est possible que ce soit différent.
Pour achever, pendant tout ce reste de représentation on n’écoutait
plus, on faisait du bruit, on riait, on s’amusait : c’était une orgie ;
c’était le combat du taureau. On eût volontiers mis en pièces celui qui
avait eu l’audace de manquer ainsi au public. Aussi, dès que la toile
était tombée, le nom de l’auteur était-il réclamé à grands cris. Ne
pouvant supplicier sa personne, il fallait au moins avoir son effigie
pour l’outrager à loisir. Cela ne manquait pas. Un acteur se dévouait ;
il s’en faisait même quelquefois un plaisir : le rideau se relevait,
puis trois saluts, l’un à droite, l’autre à gauche (ce qui s’adressait
dans le temps au roi et à la reine), et le troisième en face, au
parterre, à tout le monde : « Messieurs, la pièce que nous
venons d’avoir l’honneur (l’honneur !) de représenter devant vous, est
de….
- « Non, non ! à bas, à bas ! »
Et des siffleurs qui s’époumonaient, et des crieurs qui s’enrouaient,
et de jolies dames qui les excitaient. Enfin, de guerre lasse, cet
horrible charivari s’apaisait un moment ; et l’acteur en profitait pour
lancer son annonce mortuaire : « *Monsieur N***.* »
Quelquefois ce nom était si honorable, que ceux qui n’étaient pas dans
la confidence, et qui n’avaient été malfaisants qu’à l’exemple des
autres, en paraissaient frappés comme d’un regret. Quelques difficiles
recommençaient à donner de bruyants témoignages de leur mauvaise
humeur, puis l’acteur et le public, tous, se retiraient ; on venait
tranquillement éteindre le lustre ; et un silence de mort s’emparait de
cette enceinte.
Dans la rue, les amis de l’auteur, et surtout ses rivaux, en
désespéraient avec des paroles pleines de charité chrétienne : « Pauvre
N*** ! j’en suis bien fâché pour lui : cela le tue ; il ne s’en
relèvera pas : il est coulé ! »
Dans les loges où se déshabillaient les acteurs, c’était autre chose.
On regrettait les frais de mémoire et de costume qu’on avait faits -
Que cela est agréable ! maudit auteur ! Je n’en disais rien, mais j’ai
toujours eu mauvaise opinion de cet ouvrage-là. - Moi aussi. - Moi
aussi. - Moi aussi. Comme dit Beaumarchais : il y avait de l’écho.
- Mais si cet ouvrage vous a paru si mauvais, pourquoi y avez-vous pris
des rôles ? Pourquoi l’avez-vous prôné si haut après l’avoir entendu ?
- Il nous avait paru bien. - L’auteur est si adroit ! il lit avec tant
d’art ! il met le jugement le plus sûr en défaut. - La lecture de sa
pièce vous avait donc fait de l’impression ? - L’impression la plus
vive. Ce n’est qu’en étudiant nos rôles que nous avons reconnu que tout
cela était de la surprise. - Faites cet aveu un peu moins haut. Si,
dénué, de toutes les ressources qui sont en votre pouvoir pour produire
l’illusion, comme le costume, la décoration, l’action, le puissant
auxiliaire des interlocuteurs, vous n’êtes pas arrivés à séduire le
public comme vous avez été séduits vous-mêmes, ce n’est pas que la
pièce manquât de cette vertu, c’est que vous l’en avez privée ; c’est
que vous avez mal joué. Règle générale : quand l’émotion peut résulter
de la lecture, à bien plus forte raison doit-elle résulter de la
représentation. Tout comédien qui nierait cela déclarerait qu’il ignore
les premiers éléments de son art. Mais vous jouez chacun à votre guise,
sans égard pour ce que réclame l’ensemble qui est le premier effet
auquel vous deviez tendre. Il arrive de là, qu’à vous prendre
individuellement, vous avez pu être tous excellents ; mais que la
représentation a été décousue, froide, fastidieuse ; et de cela, c’est
toujours l’auteur que vous en rendez responsable. Cependant si vous
aviez joué comme il avait lu, vous eussiez sans doute produit sur le
spectateur l’effet qu’il avait produit sur vous ; et son ouvrage eût
été applaudi : celui qu’on a sifflé est le vôtre.
Ainsi parlait quelquefois un critique aux acteurs d’une pièce
accueillie comme je viens de dire. Mais ils s’en moquaient ; et cela ne
remédiait pas au mal qu’ils avaient fait à l’auteur, au
découragement où ils l’avaient jeté.
Voilà ce que c’était qu’une première représentation ; et voilà à
très-peu de chose près ce que ce sera encore dès que la confiance et la
tranquilité seront revenues parmi nous (si jamais elles y reviennent).
Car le théâtre n’est pas perdu à jamais comme le prétendent quelques
esprits chagrins ; et notre nation est trop sensible à l’attrait des
beaux-arts pour répudier si brutalement le plus attrayant de tous.
Aujourd’hui la préoccupation nous y fait prendre moins d’intérêt, et
nos premières représentations se passent assez tranquillement. Il n’y a
plus de succès d’enthousiasme ni de chutes éclatantes. Quelques auteurs
exploitent le scandale, les noms propres, la politique. Il faut aller,
il faut vivre. Mais tout cela n’étant pas la vraie matière du drame, on
reviendra, dès qu’il y aura lieu, aux passions, aux vices, aux
ridicules généraux. Espérons que nous n’attendrons pas long-temps cette
bienheureuse régénération, et qu’au sein de la paix et de la félicité
publique, nous pourrons encore attacher quelque importance à
l’événement d’une première représentation.
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(1) Lambert
Symnel et le
Généreux par vanité.
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MERVILLE.
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