Avant de dire au lecteur (que ce titre étonne peut-être un peu) ce que
c’est que
la vie de café, il convient de lui dire deux mots des cafés
eux-mêmes. Ces établissements succédèrent aux cabarets fréquentés, sous
Louis XIV, par la jeunesse élégante de Paris. Le siècle était dévot,
guerrier ; il aimait les arts ; la cour de France était la plus
brillante, la plus polie de l’Europe ; et, à Paris, les jeunes gens,
les femmes s’enivraient ! Il y avait certainement dans ce phénomène
moral quelque chose qui tenait de la Fronde et qui menait à la Régence.
Un de nos ambassadeurs en Espagne, espèce de Lucullus au petit-pied,
nous avait, sous le règne précédent, apporté le tabac, production des
Indes occidentales ; un autre agent diplomatique, un envoyé de
l’Arménie, nous apporta le café, dont il se faisait depuis des siècles
une grande consommation dans le Levant.
Le premier lieu où l’on se réunit pour savourer la liqueur nouvelle,
fut, dit-on, ouvert dans le voisinage du Pont-Neuf, sur la rive droite
de la Seine, par un homme appartenant au bienfaisant Arménien : cet
homme, digne d’être signalé au souvenir et à la reconnaissance de la
postérité, se nommait Pascal.
Sa maison ne fut fréquentée, dans les commencements, que par un petit
nombre de voluptueux de bonne compagnie. Ils y ajoutaient les délices
d’un entretien animé, que n’altéraient ni la crapule, ni l’hébêtement
du cabaret. Le café active la circulation des humeurs ; il féconde la
pensée ; le vin irrite l’estomac, engourdit les sens, et abrutit. On ne
tarda guère à déserter le cabaret pour le café. Mercier, quand il
écrivit son Tableau de Paris, évaluait déjà le nombre de ces
établissements à six ou sept cents ; on assure qu’aujourd’hui il y en a
plus de trois mille.
Avant l’introduction du café dans notre vieux Paris, il y avait des
débauchés, des désoeuvrés qui menaient ce qu’on pouvait nommer alors la
vie de cabaret ; et, entre cette sorte de gens, il en est plusieurs
dont les noms même sont venus jusqu’à nous : les Civrac, les Sablé, les
Chapelle, etc. On sait leurs querelles, leurs grossiers propos, leurs
extravagances ignobles. L’heureux caprice qui mit le café à la mode fit
justice de tout cela. L’avantage de conserver sa raison dans des
réunions dont le plaisir était le principal attrait, donna à ces
réunions du calme et de la décence ; les entretiens exigèrent quelque
suite, quelque attention, du choix surtout, puisqu’on ne parlait pas
seulement à ses intimes, mais à des étrangers, et devant des étrangers.
Je ne sais si je me trompe, mais le rapide progrès de notre
intelligence politique me paraît dater de l’ouverture des cafés à
Paris. « On y bavarde sur la Gazette, » dit Mercier.
On sait ce qu’ont été les cafés pendant nos phases révolutionnaires.
A l’imitation de la capitale, nos villes de provinces se hâtèrent
d’avoir de ces lieux de conférence ; et les idées nouvelles se
répandirent, et l’esprit public se forma. C’est aujourd’hui une
conquête faite depuis long-temps, une possession imprescriptible qu’on
ne peut plus nous ravir.
Et qu’on ne compare point, sous ce rapport, le cabinet de lecture au
café. Le cabinet de lecture formé, avec son atmosphère soporifique, et
son pesant harpocratisme, se refuse essentiellement aux communications
de la pensée ; le café les provoque. Que l’émeute s’engendre ; que
l’imperceptible frémissement qu’elle excite avant d’être saisissable
soit remarqué par quelque observateur exercé, ce n’est pas dans un
cabinet de lecture qu’il en court donner avis ; ce n’est pas chez lui ;
c’est au café, à
son café où il est sûr de rencontrer ses amis ; à
son café où il lit
ses journaux, où il cabale comme électeur et
comme garde national. Quel point sert de ralliement aux premiers
retentissements du rappel ? où va-t-on prendre langue, s’encourager, se
compter ? C’est au café. Pas un des trente mille citoyens qui suivirent
le général Pajol à Rambouillet n’arriva dans les rangs sans avoir passé
par le café ; tous y avaient vidé militairement la bouteille de bière
ou le petit verre d’absinthe. C’est dans les salons que se font les
candidats à la législation, les ministres, les présidents du conseil,
tout le système politique du moment : mais si la sanction des cafés
manque à ces arrangements, rien ne s’accomplit : c’est dans les cafés
que germent, mûrissent et naissent les commotions qui changent et
déplacent tout dans l’ordre social.
Les cafés méprisaient le Directoire, et le 18 brumaire se fit sans
obstacle ; Marengo, miracle moins admirable sans doute que ceux de
Montenotte, Mondovi, Arcole, et Rivoli, Marengo jette un éclat dont les
cafés sont éblouis ; la République est roulée, empaquetée, reléguée
dans un coin du garde-meuble national, sans que personne songe à
inquiéter le moins du monde l’audacieux soldat qui se ceint
effrontément la tête de la couronne des despotes. Mais le sucre devient
cher ; la demi-tasse double de prix ; si quelqu’un rit de la bette
substituée à la canne de Saint-Domingue, de La Martinique, et de Moka,
l’imprudent est aussitôt mandé devant monsieur le conseiller-d’état,
préfet de police, après avoir passé par la salle Saint-Martin ; les
naïfs et libres entretiens deviennent dangereux ; il n’y a plus de
sûreté au café ; le calme règne, mais les têtes expérimentées prévoient
un orage prochain. Mallet, qui a compris la situation, veut la mettre à
profit ; un grain de gravier roule sous son pied, et c’est cela
seulement qui le fait échouer. Les cafés rient de sa conspiration
d’écolier. On n’entreprend rien pour le sauver de la peine qu’il a
encourue ; mais on parle de son courage et d’une réponse pleine de
fierté et de profondeur qu’il adressa à ses juges. Napoléon ! Napoléon
! fais en sorte de n’avoir rien à demander là ! L’incendie de Moscou
force nos soldats à affronter des frimas inaccoutumés, imprévus ;
l’empereur n’a plus d’armée ! Le 29e bulletin est lu dans les cafés ;
il y répand la stupeur. Quelques mots sont hasardés sur l’infortune de
tant de braves défenseurs de la patrie, et sur la
folle ambition de
leur chef. Celui-ci revient à quelques jours de là ; il entre dans la
capitale le soir, furtivement. Tout Paris le lendemain est informé de
son retour, et des circonstances insolites qui l’ont accompagné. Un jeu
de mots circule dans les cafés : « Voilà la première fois, dit-on,
qu’il revient de la boucherie sans réjouissance. » Et cette trivialité
est l’arrêt de proscription du conquérant. Il peut faire de nouveaux
prodiges, il peut étonner de nouveau le monde par des combinaisons plus
merveilleuses que celles qui l’ont placé au premier rang des hommes de
tous les siècles passés ; les cafés en font leur jouet ; c’est une
chute dont il ne se relèvera pas.
Les cafés ont vu passer, tête couverte, le convoi de Périer ; ils ont
suivi solennellement le convoi de Larmarque. Il leur a pris fantaisie
de renverser les barricades le lendemain du jour où ils n’avaient pas
trouvé mauvais qu’on les élevât. S’ils eussent cédé à une autre
inspiration, qui saurait dire ce que nous serions aujourd’hui ?
Les Saints-Simoniens ont publié un journal ; ils ont ouvert un
établissement où ils se sont donnés en spectacle, où ils ont essayé de
faire ce qui ne se fait plus ; ils vont à la guinguette, ils boivent,
mangent, dansent avec les ouvriers ; ils ne font aucun progrès ; les
cafés ne sont pas pour eux ; l’église française y est en meilleur
prédicament ; l’église française pourrait réussir.
L’importance des cafés est incontestable.
Maintenant, qu’est-ce que la vie de café
?
Y a-t-il des gens qui vivent au café ?
Comment y vivent-ils ?
Ces questions, je me le suis faites le jour où l’éditeur du livre des
Cent-et-Un m’a demandé un chapitre là-dessus. Je me suis mis en quête
; et voici le résultat de mes investigations.
Outre les passants, les pratiques volantes, ce qu’en terme de regrat on
nomme le casuel, chaque café a ses habitués : quelques-uns qui
viennent, le matin, prendre à la hâte du café au lait ou du chocolat ;
le plus grand nombre, après-dîner, pour le
régal. Le régal se compose
de la demi-tasse et du petit verre pris chacun séparément, ou mêlés
ensemble, ce qui, alors, se nomme
gloria. On sait que ce mot est
latin, et qu’il signifie hommage à Dieu, ou béatitude céleste. Parmi
les consommateurs de ce divin breuvage, il y en a de plus raffinés
encore : ceux-ci, après avoir versé avec une extrême précaution leur
eau-de-vie sur la chaude décoction de Bourbon ou de Martinique dont ils
ont commencé par humer à peu près le tiers, enflamment, au moyen d’une
allumette de papier, l’alcool précieux qui est demeuré à la surface. Un
morceau de sucre, soutenu au-dessus de la flamme, dans la petite
cuiller qui accompagne toujours la demi-tasse, tombe, par l’effet de la
chaleur, à l’état de caramel, et est versé goutte à goutte dans la
liqueur qu’il fait frissonner. Il n’y a pas de règle pour le temps que
doit durer cette combustion : chacun suit à cet égard son goût, son
instinct. Et il est vrai de dire que la plupart du temps le hasard en
décide. L’air s’introduisant brusquement à l’ouverture des portes, ou
agité par les allées et venues des garçons et des consommateurs, y met
souvent un terme anticipé : petite contrariété dont un habitué de café,
naturellement philosophe, se console aisément.
Les pratiques du matin ont jeté un coup d’oeil rapide sur la partie
officielle du
Moniteur, car par le temps qui court, nul n’est assuré
de ne se pas trouver à l’improviste pair de France ou décoré de la
Légion-d’Honneur, et il est prudent à chacun de se tenir en mesure pour
les félicitations. Les consommateurs de l’après-dînée s’arrachent les
autres journaux. Ils s’inscrivent, les font retenir par les garçons, en
seconde main et même en troisième. Il y en a tels parmi eux qui ne se
font grâce d’aucun et qui attendent même héroïquement
Messager,
Gazette, Nouvelliste et toutes les autres feuilles du soir pour y
prendre un avant-goût de ce qu’ils retrouveront le lendemain dans
le
Constitutionnel, dans
les Débats, dans
la Quotidienne, dans
le
National, dans
la Tribune, etc., etc., etc. Et cependant ces gens
trouvent encore moyen de faire à la traverse de tout cela la classique
partie de domino, et ils n’en meurent pas, et ils sortent régulièrement
avant minuit, ayant conservé assez de sens et de facultés pour se
conduire et ne se point égarer en retournant chez eux : ils sont
robustes.
Ce n’est cependant pas encore de ceux-là qu’on dit qu’ils vivent au
café : cela s’entend d’une autre espèce ; et d’ailleurs on ne vit pas
dans tous les cafés. Ceux où l’on vit sont ceux où l’on mange, où l’on
déjeune à la fourchette. Quand vous lisez sur les vitres d’un café :
Glaces, sorbets, riz au lait, punch, déjeuners chauds et froids,
soyez persuadés qu’il y a là une société, une coterie, un nucleus de
bons vivants ou viveurs qui ne désemparent point et qui sont toujours
au moins représentés par quelques-uns des leurs, depuis l’ouverture
jusqu’à la clôture de l’établissement, et souvent même beaucoup après.
Car dans ces cafés qui annoncent des déjeuners chauds et froids, il y a
aussi des dîners et des soupers.
Les habitués, qu’on nommerait mieux familiers, sont pour la plupart du
temps des gens de lettres : auteurs dramatiques, romanciers ou
journalistes, auxquels s’adjoignent quelques libraires. Leurs
entretiens curieux, animés, le contraste commun de leur langage actuel
et du ton de leurs écrits, sont un attrait pour beaucoup de personnes.
Il y en a d’heureuses qui parviennent à faufiler avec eux. Leur
intimité est ravissante : on n’y retrouve ni la morgue théoricienne, ni
l’intolérance de l’esprit de parti. Plus d’un bon mot sur la branche
aînée y sort d’une bouche carliste ; plus d’une critique du
juste-milieu, de celle d’un subventionné. Le républicain a peut-être un
peu moins de laisser-aller sur les choses de son opinion ; mais il ne
compte point de triomphateur parmi les siens, et il sait, par une
expérience moins familière aux deux autres, que la police déjeune et
soupe quelquefois au café. Mais il se dédommage sur d’autres sujets.
Ils ne sont pas tous jeunes, mais tous sont gais et insoucieux de
l’avenir. Du moins est-ce l’idée que s’en fait naturellement quiconque
ne les voit que là. Il va sans dire qu’ils sont célibataires : il
serait fort mal à des gens mariés de vivre comme ils le font, encore
que de leur part ce genre de vie n’ait rien d’essentiellement
repréhensible.
« Tel homme, disait autrefois Mercier, arrive au café sur les dix
heures du matin, pour n’en sortir qu’à onze heures du soir. Il dîne
avec une tasse de café au lait et soupe avec une bavaroise. »
La vie de nos gens est plus substantielle. Il y a bien encore de
pauvres diables qui passent leur journées au café, faute d’avoir un
domicile où ils puissent faire autre chose que dormir. Le café au lait,
la bavaroise ou le bol de riz font aussi leur nourriture la plus
ordinaire. Ils lisent les journaux pour passer le temps, et dans les
longues soirées d’hiver ils se chauffent, ils assistent, sous la vive
lumière du gaz, à des parties de dames, d’échecs, de dominos, petits
drames où les péripéties et l’intérêt ne manquent peut-être pas quand
on n’y est pas condamné comme aux travaux forcés. Mais avoir, et
n’avoir que cela, tous les jours, avec le même détail et les mêmes
circonstances, le même dialogue, les mêmes tropes ridicules et
stéréotypés depuis que notre langue est, comme on dit, fixée :
vraiment, malgré le café au lait et la bavaroise, cela ne peut pas
s’appeler vivre au café, mais bien plutôt y mourir, y sécher sur pied.
Ce n’est pas là l’histoire de nos gens.
Ils n’arrivent guère, le matin, au café avant onze heures. Une
côtelette, une aile de volaille, des oeufs au miroir, la tranche émincée
de roquefort, un fruit, un carafon de beaune, tel est à peu près le
menu du déjeuner. Le lieu rend la demi-tasse indispensable ; après quoi
vient la liqueur, l’eau-de-vie, le rum, le kirsch, l’esprit-de-vin sous
toutes les formes possibles. C’est le moment des élans du coeur et des
inspirations et de libations, à la traverse desquelles le maître de
l’établissement sait toujours jeter adroitement une nouvelle, un
on
dit, un
cancan. On s’étonne, on rit, on s’exalte. Rien ne nous rend
contents de nous-mêmes comme la médisance qui ôte un peu de valeur à
autrui ; et le comptoir sait ce que cela rapporte. Ce n’est pas que
parmi ces habitués tout le monde paie bien exactement ; mais les
comptes sont tenus de sorte qu’en perdant un tiers, le maître gagne
encore de quoi payer son loyer et les gages de ses garçons, défrayer sa
table, entretenir son ménage et son établissement, et se retirer un
beau jour, après avoir vendu son fonds et sa clientelle, dans quelque
jolie propriété de campagne, où lui et les siens vivent heureux,
tranquilles, et, comme ils disent, considérés.
Dans toute vie régulière, le dîner, après l’intervalle hygiéniquement
voulu, succède au déjeuner. Or, après ce premier repas, fait avec une
tempérance si exemplaire, nos amis jouent le suivant aux dominos, après
quoi ils se dispersent pour faire un tour de promenade et gagner de
l’appétit. Quelques-uns
flanent sur les boulevarts ; d’autres vont
tuer le temps à la bourse ou à la Tente (1) ; d’autres enfin se
retirent dans leur cabinet, où, encore chauds de leurs émotions, ils
travaillent, composent, écrivent ces pages qui nous enchantent.
Nul d’eux ne se pique d’arriver bien ponctuellement à l’heure du
rendez-vous, mais peu y manquent absolument ; et avant que les théâtres
soient ouverts, tous sont à peu près réunis. Tous intimes d’ailleurs,
les premiers et les derniers venus s’apparient aisément. Généralement
on dîne très-mal au café, et cela coûte fort cher. Le maître sachant
qu’un mot imprévu peut entraîner tous ses hôtes hors de chez lui, fait
toujours ses provisions en hésitant : de sorte qu’il ne faut point lui
demander ce qu’on veut, mais se contenter de ce qu’il a. Du reste, son
vin est excellent et son cuisinier habile homme, homme du premier
mérite. Puis on n’est pas là en gastronome, en glouton : on y savoure
une nourriture spirituelle qui ne se couche sur la carte d’aucun
restaurateur. « Les morceaux
caquetés disait Piron, sont ceux qui
digèrent le mieux. » Et nulle part on ne caquette les morceaux comme au
café.
On se prépare de nouveau : il faut aller entendre la chanteuse à la
mode, bâiller à quelque drame historique, ou se lamenter à quelque
comédie-vaudeville tirée du recueil des causes célèbres. On conçoit que
les travailleurs vont encore mettre le temps à profit.
Entre onze heures et minuit, les amis se retrouvent encore. Chacun
apporte sa provision de scandales publics et privés. Tout cela se met
en commun et fournit aux frais d’un entretien plus piquant, plus animé
que les précédents, et qui a lieu à huis-clos. Souper n’est qu’un
prétexte : il y a peu de mangeurs ; mais on fait du punch, on boit du
champagne.
Quiconque a vu cela de près et d’un oeil observateur a pu se faire une
juste idée de l’état moral de notre société. La galanterie a peu
d’accès dans les propos de ces hommes pleins de sève. Les aventures
galantes révoltent la sévérité de nos moeurs, car nous avons des moeurs.
La licence érotique était le caractère de la régence et du règne qui la
suivit. Le corps social était malade d’inflammation alors ; aujourd’hui
il tombe d’atonie. Les vicieux étaient effrontés, mais leur effronterie
semblait venir du besoin de secouer une honte qu’ils sentaient et qui
leur était insupportable : ainsi rit un malfaiteur attaché au poteau.
Dans l’orgie sans excès dont je parle, chacun se maintient calme,
indifférent. Au temps des mauvaises moeurs privées, il y avait une
pudeur publique ; aujourd’hui que les moeurs de famille sont
incomparablement meilleures, c’est la morale, c’est la conscience de
tous qui fait défaut. Sous Louis XV l’indignation s’exhalait partout,
sur la place publique, dans les entretiens intimes. Les milices
alsaciennes criaient
Hure ! (2) à une Châteauroux ; les femmes de
Paris, bourgeoises et harengères, disaient : la Pompadour, la Dubarry.
Eh bien ! entre mes jeunes gens, éclairés, ardents (leurs écrits en
font foi), on parle de vénalité, de trahison en riant. S’il est jeté
dans la conversation que tel a fait faux bond à ses amis, qu’il va
désormais se mettre en ligne contre eux, croyez-vous que les figures
s’enflamment, qu’il y ait des soubresauts sur ces tabourets de café ;
que les poings se ferment et que les voix crient anathème ? Point : on
tend son verre sous le siphon du champagne ou sous la cuiller qui verse
le punch brûlant, et en savourant la liqueur, on demande combien un tel
a gagné au saut-de-carpe qu’il a fait ; et si la somme est honnête,
personne ne s’avise de prononcer que l’action ne le soit pas. On écrira
contre lui ; mais si on le rencontre on lui touchera la main. Les
éloges, les critiques que l’on fait des hommes et des choses ne partent
ni d’un meilleur principe, ni d’une conviction plus ferme. Cependant le
public s’aperçoit de cela. Les prêtres, en ne lui cachant pas leurs
vices, l’ont dès long-temps rendu irréligieux. Quelle foi aura-t-il
maintenant si ceux à qui il demande une conviction quelconque, lui
montrent qu’eux-mêmes n’en ont aucune ?
La vie de café ne produit pas cela ; mais elle me fournit l’occasion de
le constater... ou de le redire après beaucoup d’autres, et je le fais
pour valoir ce que de raison. Le seau d’eau qu’on porte à un incendie
n’est pas capable de l’éteindre sans doute ; mais en le portant on
donne ou l’on suit un bon exemple qui sera encore imité ; de la
multiplicité des secours peut naître la fin du désastre ; et c’est ce
qu’il faut toujours espérer.
MERVILLE.
(1) Fameux
cabinet de lecture situé au Palais-Royal.
(2) Catin.