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J. Méry : Le joueur d’échecs (1840)
MÉRY, Joseph (1797-1866) : Le joueur d’échecs (1840).

Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (14.XI.2009)
Relecture : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : 4866 ) du tome 1 des Francais peints par eux-mêmes : encyclopédie morale du XIXe siècle publiée par L. Curmer  de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 
 
Le joueur d’échecs
par
Joseph Méry

~ * ~

LE monde est la patrie du joueur d’échecs ; c’est une profession ou un amusement cosmopolite. L’échiquier est un alphabet universel à la portée de toutes les nations.

Le bonze joue aux échecs dans la pagode de Jagrenat ; l’esclave, porteur de palanquins, médite un mat contre un roi de caillou, sur un échiquier tracé dans la sable de la presqu’île du Gange ; l’évêque d’Islande charme le semestre nocturne de son hiver polaire avec les combinaisons du gambit du roi, et le début du capitaine Évans ; sous toutes les zones, les soixante-quatre cases du noble jeu consolent les ennuis du genre humain.

Dans le moyen âge, le joueur d’échecs courait le monde, comme un chevalier provocateur, jetant les défis aux empereurs, aux rois, aux princes de l’église, et recueillant de l’or et des ovations. Le plus célèbre de ces guerriers pacifiques fut Boy, le Syracusain. Il combattit, le pion à la main, avec Charles-Quint, et le vainquit ; il lutta, pièce à pièce, avec don Juan d’Autriche, et ce prince se prit d’une si belle passion pour le joueur et pour le jeu, qu’il fit construire, dans une salle de son palais, un immense échiquier, avec soixante-quatre cases de marbre noir et blanc, dont les pièces étaient vivantes, et se mouvaient à l’ordre de deux chefs. A la bataille de Lépante, Boy fit une partie d’échecs avec don Juan d’Autriche, et vainquit le vainqueur des Ottomans.

De nos jours, le jeu d’échecs n’a rien perdu de sa haute valeur ; mais l’homme qui tient le spectre de ce royaume d’ivoire n’a plus rien à démêler avec les souverains et les papes. A Paris, à Londres, à Vienne, à Berlin, à Saint-Pétersbourg, la gloire des plus forts se contente d’une admiration de famille, et souvent elle ne franchit pas l’enceinte d’un club. Deux grands noms seuls ont passé les mers, et l’Indien même les connaît et les cite : hâtons-nous de dire que ces deux noms appartiennent à l’échiquier français, M. Deschapelles et M. de Labourdonnais ; les cercles d’Allemagne et les clubs d’Angleterre ne leur opposent aucun rival.

Il a été donné à M. Deschapelles de rappeler, dans quelques circonstances de sa vie militaire, les exploits de Boy le Syracusain : après la bataille d’Iéna, il entra à Berlin avec notre armée victorieuse, et se rendit au cercle des amateurs d’échecs, où il défia le plus fort, en lui proposant l’avantage du pion et deux traits. Ce fut un supplément à la bataille d’Iéna. Le cercle de Berlin fut battu en masse et en détail. M. Deschapelles finit par offrir la tour. La gravité méditative et l’organisation exacte et mathématique des Allemands furent vaincues par le calcul vif et spontané de l’amateur parisien.

Depuis une quinzaine d’années, M. Deschapelles, l’homme des hautes combinaisons par excellence, a abandonné le champ-clos de l’échiquier. C’est aujourd’hui M. de Labourdonnais qui tient le spectre, et qui règne et gouverne en roi absolu. M. de Labourdonnais est âgé de quarante-cinq ans environ ; tout, chez lui, annonce le maître du mat : le développement de son front est vraiment extraordinaire ; ses yeux, dominés par de fortes protubérances, semblent toujours se fermer aux distractions extérieures, en se mettant en rapport continuel avec les méditations de l’esprit. Petit-fils de l’illustre gouverneur des Indes immortalisé dans Paul et Virginie, doué d’une intelligence supérieure et d’une persévérance d’application incroyable, il n’a jamais ambitionné que le titre de premier joueur d’échecs du monde ; et son but a été atteint. L’Europe sait que M. de Labourdonnais demeure rue Ménars, n° 1, à Paris, dans le bel hôtel du Cercle des échecs, et que c’est là qu’il attend les défis, et qu’il donne des leçons. Chaque jour, les étrangers arrivent de tous les points de la carte, les uns avec la noble présomption de combattre M. de Labourdonnais à armes égales ; les autres, avec la soumission modeste des inférieurs qui demandent avantage, tous heureux de connaître le maître célèbre, et de croiser le pion avec lui. M. de Labourdonnais ne refuse aucune proposition, aucun duel, il est prêt à tout et à tous. A midi, les batailles particulières commencent dans le vaste salon du club Ménars, chauffé à vingt degrés en hiver, et plein de fraîcheur en été. Là figure l’état-major de M. de Labourdonnais, c’est-à-dire cette élite d’amateurs qui peut battre tous les joueurs anglais du club de Westminster, sans le secours et sans l’oeil du maître. Dès que M. de Labourdonnais s’asseoit pour faire la partie de quelque visiteur inconnu arrivé de Saint-Pétersbourg, de Vienne, de La Haye, de Londres, toute autre partie est interrompue ; la foule se porte au quartier-général ; elle s’étage autour du chef, et tous les yeux sont cloués sur le doigt infaillible qui pousse en avant la pièce ou le pion victorieux. Il est inépuisable l’intérêt qui s’attache à ces amusantes scènes, et quoique les profanes ne comprennent pas trop ce genre d’émotion, il suffit de dire que les plus grands hommes en ont fait leur passion favorite pour justifier cet intérêt auprès de ceux qui ne sont pas organisés pour le comprendre.

Plus heureux que Napoléon, M. de Labourdonnais a fait sa descente en Angleterre, et il a triomphé d’Albion, qui, pour lui, n’a pas été perfide, car l’échiquier anglais n’a  point de case pour la mauvaise foi. A cette époque, on parlait beaucoup en France de M. Macdonnell, qui, disait-on, avait un jeu supérieur au jeu de M. de Labourdonnais. Tous les Nababs arrivés de Pondichéry et de Calcutta, tous les envoyés de Sir William Bentinck, gouverneur des Indes, tous les explorateurs de la presqu’île du Gange, tous les Anglais enfin de l’Est et de l’West-India, tous attestaient que Sir Macdonnel d’Édimbourg était plus fort que le brame Flé-hi, natif de Jagrenat, et que, par conséquent, il battrait aisément M. Deschapelles ou M. de Labourdonnais, ces Français frivoles et légers comme tous les Français, traduits en anglais dans les vaudevilles d’Adelphi-theatre. Un jour, M. de Labourdonnais passa la Manche, incognito, et descendit à Londres. Dès qu’on apprit à Westminster-club que le célèbre joueur de Paris était arrivé à Joney’s-Hotel, Leicester-Square, une invitation poliment formulée lui fut envoyée, et la bataille ne tarda pas de s’engager entre les deux ennemis amis. Cette fois, M. de Labourdonnais trouva un adversaire digne de lui ; les Anglais n’avaient pas trop présumé de la force de leur champion. Ce fut une lutte vive, acharnée, intelligente, comme Londres n’en verra plus. La victoire pourtant devait rester à la France ; elle fut claire pour tous les yeux, et triomphalement établie par une série incontestable de coups décisifs. Il faut le dire à l’honneur de l’Angleterre, les clubistes de Westminster se comportèrent dignement à la suite de cette mémorable bataille ; ils donnèrent à M. de Labourdonnais un dîner splendide à Blabe-hall, sur la rive gauche de la Tamise, vis-à-vis Greenwich : les toasts furent portés avec des vins de France, le Champagne et le Claret.

La mort de Macdonnell laisse depuis quelques années l’échiquier britannique dans un degré fort remarquable d’infériorité. La dernière partie, engagée par correspondance avec le club de Londres, a duré deux ans, et a été signalée du côté de l’Angleterre par des erreurs déplorables. En 1838, un article inséré dans lePalamède, et relevé à Londres par le Bell’s-life, blessa les susceptibilités d’un pays qui compte le chancelier de l’échiquier parmi ses hauts dignitaires. Cet article rappelait le supplément à la bataille d’Iéna, que M. Deschapelles donna au club de Berlin, et dont nous parlions plus haut. Au bruit de la levée de boucliers qui partait de Westminster, M. Deschapelles sortit de sa retraite, et jeta le gant à l’Angleterre. Alors les protocoles commencèrent, en attendant les hostilités. Des députés du club britannique arrivèrent au club Ménars, à Paris, et furent reçus avec une urbanité toute chevaleresque ; il fut convenu que les notes diplomatiques seraient échangées à l’issue d’un grand dîner chez Grignon. Toutes les notabilités du jeu furent convoquées chez le restaurateur du passage Vivienne : là se réunirent des artistes, des banquiers, des pairs, des députés, des gens de lettres, des magistrats, des généraux, des industriels, des médecins, des avocats, des rentiers, tout le personnel du club Ménars, enfin, sous la présidence de M. de Jouy. Le dîner fut très-amical ; les Anglais burent à la France, les Français à l’Angleterre ; au dessert, les physionomies se rembrunirent, et le cartel fut mis sur la nappe, pour dernier mets. On discuta jusqu’à deux heures du matin pour jeter les bases d’un traité de guerre convenable entre les deux nations. L’habileté du cabinet de Saint-James perça notoirement dans ces débats : à l’aurore, la question n’avait pas fait un pas. Il fut impossible de s’accorder, on ne conclut rien. M. Deschapelles, qui se préparait à faire aussi sa petite descente en Angleterre, rentra sous sa tente, et il ne resta de tout ce bruit que le souvenir d’un excellent dîner chez Grignon.

Les soirées du club Ménars ont été fort animées en ces derniers temps, et elles ont eu, au dehors, un retentissement prodigieux, à cause des merveilleuses parties qu’a jouées M. de Labourdonnais, le dos tourné à l’échiquier. Philidor, ce célèbre musicien et joueur d’échecs, avait le premier mis en vogue ces incroyables tours de force, et personne après lui n’avait songé à les renouveler. M. de Labourdonnais avait toujours été vivement préoccupé de cette tradition, et ce laurier de Philidor l’empêchait quelquefois de dormir. Un jour, il essaya une de ces parties de combinaisons intuitives, et il réussit complétement : le lendemain il en joua deux, et ne fut pas moins heureux. Le bruit de ces parties courut la ville, et il émut vivement le monde de l’échiquier. On ouvrit alors les portes du club Ménars aux amateurs et aux curieux, et ce qui n’avait eu jusqu’alors qu’un nombre fort restreint de témoins adeptes éclata au grand jour d’une publicité solennelle. Ces deux parties se jouaient au club, dans la grande salle du billard. M. de Labourdonnais s’asseyait dans un angle, le dos tourné aux deux échiquiers, le front sur le mur, le visage dans ses mains. Un amateur indiquait à haute voix le mouvement stratégique de la pièce ou du pion avancés. Aussitôt M. de Labourdonnais ripostait comme s’il avait eu l’échiquier sous les yeux. A mesure que les parties allaient à leur fin, et que la double fosse se jonchait de pièces tombées, le croisement de ces milliers de combinaisons, opéré par les coups antérieurs, les coups présents et futurs, et embrouillé à l’infini dans la mémoire du joueur aveugle, devenait si effrayant à l’imagination des spectateurs, qu’une solution heureuse semblait bien difficile et une double victoire impossible. Qu’on ajoute ensuite aux inextricables difficultés inhérentes au jeu l’assaut continuel des distractions qui arrivaient de toutes les salles, le murmure des voix étouffées, le grincement des portes, l’agitation des pieds, les exclamations involontaires de surprise, les gammes prolongées des rhumes d’hiver, les salutations éclatantes et joyeuses des gens qui entraient sans se douter de rien, tous ces incidents enfin dont un seul peut dérouter l’attention, et couper dans la mémoire le fil des combinaisons, et l’on se fera à peine une idée de ce miracle de l’esprit. L’analyse physiologique de ce travail intérieur est révoltante. On constate le fait ; on ne l’explique pas.

Le joueur d’échecs qui s’est voué à son art avec passion mène une vie pleine d’émotion et de charme : c’est un général qui livre cinq ou six batailles par jour, et ne fait du mal à personne : il a toute l’exaltation du triomphe, toute la philosophie de la défaite, toute la volupté de la vengeance, comme dans la vie militaire ; seulement il ne verse point de sang humain. Le joueur d’échecs a adopté les formules des professions héroïques ; il dit : Hier j'ai battu le général Haxo, et il sourit avec ovation ; ou bien : Ce matin, le général Duchaffaut m’a battu, et il baisse les yeux modestement. Il est ordinaire au club d’entendre des phrases comme celles-ci : – Vous aviez une mauvaise position. – Votre attaque a été faible sur la droite. – Vous avez engagé bien imprudemment vos cavaliers. – Le général a bien manoeuvré pour sauver sa tour, etc., etc. – On croit toujours être au bivouac le soir d’une bataille. Et ce qu’il y a de mieux au fond de cette passion innocente, c’est que le dégoût et la satiété n’arrivent point ; c’est que les illusions enivrantes de la veille recommencent le lendemain ; c’est que, pour le joueur d’échecs, tout est vanité, hormis le mat. A la suite de ces batailles il n’y a jamais de Cincinnatus désenchanté qui court à sa charrue ; jamais de Charles-Quint philosophe s’acheminant vers l’ermitage de Saint-Just, par dédain de la gloire et des hommes : vainqueur, on reste sur le champ de bataille ; vaincu, on ressuscite ses morts, et on recommence le combat ; un peuple de spectateurs vous complimente, ou vous console, selon la chance ; six fois par jour, on passe sous des arcs triomphaux ou sous les fourches caudines ; et l’heure qui sonne à la pendule du champ-clos vous retrouve toujours, là, sur le même terrain, aujourd’hui contre des Anglais, demain contre des Russes, après-demain contre la sainte-alliance, ou en pleine guerre civile contre des Français, contre un parent, contre le meilleur ami. Gloire, émotion, intérêt, chagrin, joie de tous les moments et de tous les jours ! La vieillesse même ne vous arrache pas aux molles fatigues de ces campagnes. Il n’y a point d’hôtel des Invalides pour le héros de l’échiquier. Voyez au club Ménars ce noble et frais chevalier de Barneville ! c’est le contemporain de Philidor et de J.-J. Rousseau ; il a joué avec Émile et Saint-Preux au café Procope ; il a reçu la pièce du grand Philidor. Louis XV régnant, il commençait sa partie par le coup du berger classique, à deux heures après-midi, avec quelque encyclopédiste du faubourg Saint-Germain. Aujourd’hui, à la même heure, il débute par le gambit du capitaine Évans, avec M. de Jouy, avec M. de Lacretelle, avec M. Jay ; et cette figure de vieillard si fraîche, si calme, si bonne, a gardé les mêmes expressions de joie après une victoire, le même rayonnement de bonheur, qui éclataient devant J.-J. Rousseau ou d’Alembert. Quel magnifique et vivant plaidoyer en faveur des échecs ! et aussi quelle hygiène puissante oubliée par la médecine ! Cette bienfaisante activité de l’esprit, mise en jeu aux mêmes heures, et appliquée au même but, régularise admirablement toutes les fonctions du corps, et donne aux organes une routine d’existence facile que rien ne peut interrompre. Un joueur d’échecs n’a pas le temps d’être malade, ni de mourir aujourd’hui, parce qu’il faut qu’il fasse sa partie demain.

A l’époque où les rois n’avaient autre chose à faire que de régner, l’échiquier était en haute vénération dans les cours ; aujourd’hui le peuple, en affectant quelques-uns des pouvoirs de la royauté, a compris le jeu des échecs dans les conquêtes qu’il a faites sur les trônes. Aussi le noble jeu, devenu populaire d’aristocrate qu’il était, a fait des progrès immenses. Les Anglais, qui publient sur tout des volumes qu’on lit peu en Angleterre et beaucoup ailleurs, ont imprimé quelques centaines d’ouvrages sur les échecs, et ils ont rendu service à l’art. Autrefois Lolli et le Calabrais faisaient autorité dans le jeu : ces auteurs, nés trop tôt, malheureusement, comme tous les écrivains qui n’ont pas le bonheur de vivre avec nous, ont perdu à peu près tout leur crédit, et conservent encore dans une bibliothèque une place honorable quand ils sont proprement reliés. On a inventé depuis une foule de débuts de partie qui remontent, de fond en comble, l’économie classique de l’ancien jeu : chaque pièce a son gambit qui porte son nom ; de sorte que Palamède, Tamerlan, Alexandre de Macédoine, Parménion, Sésostris, Confucius, Mahomet, Sélim II, Lusignan, Charlemagne, Renaud de Montauban, Lancelot, François Ier, Charles-Quint, tous ces grands hommes qui avaient de si hautes prétentions à la science de l’échiquier, tomberaient morts de surprise aujourd’hui s’ils ressuscitaient seulement devant le gambit du capitaine Évans. Il est vraiment bien singulier que Palamède, qui a joué aux échecs dix ans consécutifs devant les murailles de Troie, avec Agamemnon, Achille, Diomède, les deux Ajax, tous jeunes gens pleins de verve et d’imagination, n’ait pas deviné le moindre gambit Ce fut Pâris, berger sur le mont Ida, qui inventa le coup du berger ; et Sinon, qui donna l’échec du cheval de bois au roi Priam, n’a pu créer le gambit du cavalier. Pourtant, quelles occasions ils avaient tous alors, pour mettre le noble jeu en progrès ! Achille ne bougeait pas de sa tente, et jouait aux échecs avec Patrocle nuit et jour. Agamemnon, qui se battait peu, jouait avec le vieux Nestor. Ménélas, le front courbé et appesanti par ses infortunes conjugales, jouait avec Ulysse, l’inventeur. Sur mille vaisseaux à l’ancre à l’embouchure du Simoïs, il y avait deux mille capitaines grecs qui cultivaient l’échiquier. On se battait une fois par trimestre, on se gardait bien de prendre Troie, et le lendemain les parties recommençaient sur les hautes poupes, celsis puppibus, ou sur le sable de la mer. C’était un immense club d’échecs qui avait pour limites le Scamandre, les portes Scées, le cap Sigée et Ténédos. On conçoit que les nombreux chefs et rois qui bloquaient Ilium, et qui périssaient d’ennui, aient appelé à leur secours un jeu inventé ou du moins perfectionné par leur camarade Palamède, et que, maîtrisés par l’inépuisable attrait des combinaisons, ils aient laissé couler les heures brûlantes du jour à l’ombre sous un sapin de l’Ida, sous une tente, dans un entrepont, et devant un échiquier. La longueur de ce siége qui déconcertait Voltaire et le Vénitien Pococurante, s’explique ainsi naturellement. Avec la donnée que nous hasardons ici, on conçoit très-bien cette longue retraite de sept ou huit ans qu’Achille s’imposa sous sa tente, et qui, sans la puissante diversion des échecs, eût été impossible avec un caractère de jeune héros fort enclin aux vives locomotions de la guerre. Supprimez la tradition homérique des échecs, et vous ne vous rendrez pas compte de la conduite du fils de Thétis, anachorète sous un morceau de toile de six pieds carrés. Pareil raisonnement s’applique aux lenteurs jusqu’alors énigmatiques du siége. Tous ces rois joueurs et passionnés oubliaient Ilium, et les désagréments de Ménélas : il fallait que l’infortuné mari d’Hélène leur peignît souvent et avec vivacité tout le tort qui résultait contre lui de ce long siége qui laissait vieillir sa femme enlevée, pour arracher les rois fainéants de l’armée aux douceurs de l’échec et mat. Ménélas voyait au bout de dix ans Ilium en ruines et sa femme aussi. Le noble jeu avait donc fait le mal, et il le guérit ; ce fut donc l’échiquier qui fut la véritable lance d’Achille. Vous allez voir. Conseillé par Ménélas, le constructeur Épeus, fabricator Epeus, tailla une pièce d’échecs, grande comme une montagne, instar montis ; Sinon la fit manoeuvrer par des détours obliques, comme un cheval du jeu, et il mata le roi Priam : mactat ad aras, selon l’expression virgilienne. Il est fâcheux que l’Iliade et l’Énéide n’aient pas consacré cinquante vers à cette explication tardive : elle satisfera, je l’espère, les savants et les commentateurs.

Les rois de l’Orient  ont, de temps immémorial, l’habitude de passer leur vie nonchalante entre les échecs et le sérail. L’histoire cite un assez grand nombre de sultanes et d’obscures odalisques qui jouaient aussi bien que J.-J. Rousseau, lequel n’était pas très-fort, il est vrai, quoi qu’il en dise, l’orgueilleux ! Aux époques heureuses, où la Russie et l’Angleterre laissaient vivre en paix les monarques de l’Asie, où la question d’Orient n’existait pas, ces brillants monarques, fils du Soleil, et amis de l’ombre, méditaient à fond la science de l’échiquier, et engageaient avec leurs voisins de paisibles guerres, dont l’enjeu était une belle esclave ou un bel éléphant. On lit, dans un poëme inconnu, ces vers :

            Le grand roi Kosroës perdit sur une case
            La rose d’Ispahan, la perle du Caucase,
            La belle Dilara, sérénité du coeur
            Qu’un MAT livra soumise au pouvoir du vainqueur.

Nos roués de la Régence qui jouaient leurs maîtresses au lansquenet n’étaient que les plagiaires des moeurs antiques de l’Orient. On raconte qu’un des petits-fils de Mahomet, le vieux Orchan, chef de la race ottomane, en 1559, faillit perdre aux échecs sa favorite Zalouë, rayon du ciel, en jouant avec son visir. Au moment où le doigt sacré du fils de Mahomet allait pousser une pièce sur une case fatale, et subir un mat foudroyant, Zalouë, qui suivait la marche de la partie, derrière un rideau, poussa un cri sourd de désespoir qui arrêta le doigt mal inspiré. Orchan évita le mat et garda sa favorite. On rencontre aussi souvent dans l’histoire plusieurs femmes mêlées aux anecdotes de l’échiquier. De l’Orient à Venise, il n’y a qu’un pas. Le sénateur Flamine Barberigo, riche Vénitien, jouait avec la belle Erminia, sa pupille adorée, et ne lui donnait jamais d’autre distraction, car il était horriblement jaloux. Le palais Barberigo était la prison d’Erminia. A cette époque, Boy le Syracusin, qui courait le monde, battant les papes et les rois, arriva à Venise. La renommée du Syracusain était chère à Venise, comme partout. L’illustre joueur fut appelé au palais Grimani, au palais Manfrini, au palais Pisani-Moreta, où les nobles seigneurs de la république s’étaient si souvent entretenus de l’illustre maître de don Juan d’Autriche et de Charles-Quint, de ce grand Boy, auquel le pape Paul III avait offert le chapeau de cardinal, après avoir été glorieusement maté en plein Vatican. Le sénateur Barberigo, le plus fort amateur de Venise, ouvrit aussi son palais au Labourdonnais de Syracuse. Boy ne fit défaut à aucun, mais il se complut surtout dans la résidence Barberigo, à cause de la pupille Erminia. C’était une demoiselle de haute intelligence, qui ne s’était jamais promenée que sur les soixante-quatre cases de l’échiquier et qui rêvait un avenir meilleur : elle prit d’excellentes leçons de Boy, et à la dernière, elle disparut avec Boy le Syracusain. La maison Barberigo ne s’est pas relevée de cet échec.

Arrivons maintenant à la partie morale du jeu : il serait à désirer que la science de l’échiquier fût cultivée dans les colléges, où nous apprenons tant de choses fastidieuses qui ennuient l’enfant et ne servent pas à l’homme. Il y a au fond du jeu d’échecs une philosophie pratique merveilleuse. Notre vie est un duel perpétuel entre nous et le sort. Le globe est un échiquier sur lequel nous poussons nos pièces, souvent au hasard, contre un destin plus intelligent que nous, qui nous mate à chaque pas. De là tant de fautes, tant de gauches combinaisons, tant de coups faux ! Celui qui, de bonne heure, a façonné son esprit aux calculs matériels de l’échiquier, a contracté à son insu des habitudes de prudence qui dépasseront l’horizon des cases. A force de se tenir en garde contre des piéges innocents tendus par des simulacres de bois, on continue dans le monde cette tactique de bons sens et de perspicacité défensive. La vie devient alors une grande partie d’échecs, où l’on ne voit, à tous les lointains, que des fous qui méditent des pointes contre votre sécurité. Tout homme qui vous aborde est une pièce ou un pion ; alors, on le sonde, on le devine, et on manoeuvre en conséquence. Il ne faut point craindre toutefois, que cette tension continuelle d’esprit ne dégénère en manie et ne préoccupe les facultés, au point d’altérer la sérénité de l’âme. Les joueurs d’échecs sont des gens fort aimables et fort gais ; M. de Labourdonnais, homme d’esprit charmant, fait sa partie en semant autour de lui les bons mots et les joyeuses saillies, ce qui ne le détourne jamais d’un coup de mat. Ainsi, grâce à l’habitude, l’homme se fait une seconde nature de la combinaison perpétuelle : il ne sent même pas fonctionner en lui ce mécanisme d’intelligence qui ne s’arrête jamais ; les ressorts mis en jeu par une première impulsion le servent à son insu et sans l’ordre de sa volonté. Combien de joueurs d’échecs se sont tirés dans le monde d’une mauvaise position, par d’habiles calculs, sans se douter qu’ils dussent leur science de conduite au culte de la combinaison ! Puissent nos réflexions augmenter la congrégation déjà si nombreuse des fidèles de l’échiquier ! Il y aura moins d’ennuis dans les cercles, et moins de fautes dans l’univers.            

MÉRY.


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