MOINAUX, Jules
(1824-1895) : Monographie de la
police correctionnelle (1881).
Saisie du texte et relecture : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (23.II.2005) Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire (Coll. part.) de la douzième édition des Tribnaux comiques donnée à Paris en 1881 par Chevalier-Marescq. On consultera sur le site Gallica de la Bnf, l'intégralité du volume en mode image. MONOGRAPHIE
DE LA POLICE CORRECTIONNELLE
[Avant-propos aux Tribunaux comiques] par Jules Moinaux Rédacteur de la Gaztte des Tribunaux. LE PRÉSIDENT
Rien, en justice, n’est
risible ! disent certains
présidents de police correctionnelle, en
réprimant l’hilarité de
l’auditoire, qui prouve justement le contraire ; tant il est
vrai que la façon de voir les choses est affaire de
tempérament.
Je crois volontiers à la conviction d’un défunt magistrat, répondant sévèrement à un voleur qui invoquait le bénéfice du proverbe – la faim fait sortir le loup du bois : - Quand le loup a faim, il travaille ! ou encore à une vagabonde se disant sans domicile ni moyens d’existence : Quand on est jeune et forte comme vous, on se fait nourrice ! Mais je doute que ces réflexions aient été accueillies, par le public, aussi gravement qu’elles étaient faites. La réputation de la police correctionnelle est si bien établie que ceux qui assistent pour la première fois à l’une de ses audiences esquissent, de confiance, dés leur entrée dans le prétoire, un rire qui n’attend qu’un prétexte pour éclater bruyamment. Les présidents graves, alors, d’imposer le silence ; d’autres laissent rire. C’est que les premiers subissent la présidence des chambres correctionnelles où le roulement annuel les a envoyés ; les autres la préfèrent à celles des chambres civiles ; ceux-là aiment mieux juger sur plaidoirie ; beaucoup de ceux-ci diraient volontiers, comme M. le président Destrem : Pas de plaidoirie, pas de prison ?... ça va-t-il ? La nuance est là. LES AVOCATS
Je comprends à merveille
la pensée de ce
spirituel magistrat ; à sa place, j’aurais fait la
même proposition. Non que je n’aime pas les
avocats, tant s’en faut, Seigneur ! je ne leur reproche
qu’une chose : c’est de plaider !...
J’entends : devant la police correctionnelle, où
le président peut les arrêter par ces mots : La
cause est entendue ! c’est-à-dire : Ne continuez
pas ! vous avez gagné votre procès. Ce qui a
rarement lieu au civil et ne se voit jamais en cour
d’assises. De sorte que, toujours dans l’attente de
cette interruption désirée, l’avocat
parle, parle, produit deux fois, trois fois, les mêmes
arguments, recommence à satiété la
même analyse des faits, le même relevé
des témoignages favorables à son client, la
lecture des mêmes certificats ; en fin de compte, prononce
trois plaidoiries au lieu d’une. Les doyens du barreau vont
même jusqu’à quatre, comme pour prouver
que les vieux rasoirs sont les meilleurs, et c’est ainsi
qu’on a pu croire que les avocats de police correctionnelle
sont pris à l’heure, comme les fiacres.
Ce qui est admirable en eux, c’est leur facilité à plaider le pour et le contre ; ils ont trente-sept manières de démontrer l’existence d’un délit et, de l’autre côté de la barre, ils en auraient tout autant pour prouver que ce même délit n’existe pas ; d’où l’impossibilité, pour un avocat, de désarçonner son contradicteur. Si d’un argument vainqueur il vous coupe en deux, comme Godefroy de Bouillon coupa ce Sarrasin dont la moitié resta à cheval,, la moitié de l’avocat pourfendu reste également à cheval sur sa cause, sans qu’il soit autrement paralysé dans ses moyens ; au contraire, il se gargarise aussitôt des syllabes les plus éclatantes et, d’un organe de plusieurs kilos au-dessus du ton naturel, il riposte par un contre-argument qui aplatit son adversaire, mais comme on aplatit un ressort à boudin, qui se redresse après le coup porté. Conviction à part, c’est merveilleux. La conséquence de pareilles luttes est généralement le renvoi dos à dos des parties, c’est-à-dire la perte du procès des deux avocats et aussi de leur éloquence ; effet de la loi de la statique en vertu de laquelle deux forces identiques s’annulent en se rencontrant. Il est juste de dire que les avocats plaident moins pour le tribunal que pour leurs clients ; ceux-ci en veulent si bien pour leur argent que, même ayant eu gain de cause sur une brève plaidoirie, ils marchandent le prix des honoraires convenus, sous prétexte que leur défenseur n’a guère parlé. J’entendais un jour un homme dire à son voisin de banquette, admirateur d’un avocat à ce moment à la barre : « Vous allez entendre le mien. C’est bien autre chose que ça ! Un gars qui vous a une gueule ! » Toute la clientèle de police correctionnelle est dans cette appréciation du barreau. LES PRÉVENUS
Du moins, si les consciencieux
défenseurs reviennent
à l’infini sur la même chose,
c’est toujours de leurs procès qu’il
s’agit, tandis que la plupart du temps, témoins et
prévenus parlent de tout, excepté de
l’affaire, notamment des chopines bues. Ce qu’il
est bu de chopines avant d’arriver au fait suffirait
à désaltérer tout un auditoire au mois
de juillet.
C’est évidemment pour cela que les présidents qui écoutent imperturbablement plaider trois fois la même chose, par respect pour la liberté de la défense, limitent cette liberté aux délinquants qui se défendent eux-mêmes, et s’opposent absolument à la lecture des plaidoyers écrits d’avance par des prévenus éloquents, mais non improvisateurs. Nous avons ainsi, un jour, perdu une plaidoirie qui devait être fort réjouissante, à en juger par la péroraison seule, que put lancer son auteur : « Je donne mon âme à Dieu, mon coeur à S. M. l’Empereur, et j’abandonne mon corps à la jurisprudence qui vous caractérise. » C’est ce prévenu qui, à propos de l’interdiction de sa lecture, a dit ce mot, célèbre au Palais : « J’ai passé bien souvent en police correctionnelle, mais, je le déclare, je n’ai jamais été présidé comme cela. » LES MÉTIERS DE POLICE
CORRECTIONNELLE
C’est la police
correctionnelle qui a fait
connaître des professions ignorées du vulgaire, et
que les prévenus, qui n’en ont aucune avouable,
prétendent exercer : ouvrier en bâtons de
maréchaux de France, fabricant d’yeux de bouillon,
à l’aide d’huile qu’on tient
dans sa bouche et qu’on lance à petits jets dans
la marmite, peintre de pattes de dindons, la vieillesse de ces
volatiles étant trahie par la blancheur de leurs pattes ;
savonneur de mats de cocagne, noircisseur de verres pour
éclipses, ramasseur d’invalides ivres, etc., etc.
tous états pleins de mortes-saisons.
C’est à la police correctionnelle que viennent se révéler les moyens variés, et parfois extraordinairement curieux, de soutirer l’argent d’autrui ; ainsi, récemment, par exemple, cet industrieux jeune homme qui, sous différent noms et en trimballant de domicile en domicile un mobilier de 1,800 francs, l’avait assuré dans toutes les compagnies contre l’incendie, pour un chiffre total de plus d’un million, et s’était, comme courtier, fait payer ses commissions sur cette somme ; et devant tant d’imagination, on se demande quelles fortunes n’eussent pas faites les inventeurs de son espèce, s’ils eussent appliqué à des spéculations honnêtes les ressources de leur intelligence perverse. RÉVÉLATIONS
D’AUDIENCE
De la police correctionnelle
aussi sont nées des
réputations littéraires. C’est
à ses condamnations pour outrage à la morale
publique, prononcées à l’occasion de
chacun de ses ouvrages, que madame Marc
de Montifaud a dû sa
notoriété, malgré le huis-clos des
débats, ou plutôt à cause de ce
huis-clos, et de se faire lire beaucoup plus que les auteurs de livres
couronnés par l’Académie
française.
C’est la police correctionnelle qui nous a appris pourquoi les cuisinières, qui font des économies en vue du mariage, ne se marient à peu près jamais, grâce à l’imprudence avec laquelle elles confient leur petit magot à leur futur époux, qui le leur mange, part ensuite, censé pour chercher ses papiers dans son pays, mais en réalité va, comme Bertrand, voir si le printemps s’avance. LES HUISSIERS D’AUDIENCE
Je ne connais guère
d’indifférents aux
débats de la police correctionnelle que les huissiers
audienciers, lesquels, généralement, dorment ou
lisent le journal ; je n’en ai vu que deux occuper leur temps
d’une autre façon, sans plus écouter
pour cela ; l’un dessine à la plume, et
très joliment, ma foi, les portraits des juges, des
prévenus ou des avocats ; l’autre, qui a disparu
du Palais, avait la funeste habitude des calembours ; celui-ci est
devenu gâteux ; il devait finir comme cela.
LE SUBSTITUT
Le substitut de police
correctionnelle a pour mission de rechercher
l’existence du délit, et s’il
l’a établie, de requérir
l’application de la loi… en vigueur à
l’heure où il parle ; ce qui en matière
de délit politique, lui fait une situation
singulière. Ainsi, on a vu le même substitut
demander, vers la fin de l’Empire, la condamnation
d’individus qui avait crié : Vive la
République ! et, la République
établie, requérir contre des gens qui avaient
crié : Vive l’Empereur !
L’Empire n’est plus, c’est à merveille ; mais voyez-vous M. le substitut Gastambide, faisant ressortir l’outrage adressé au maréchal-président, de ces paroles : « Il faudra se soumettre ou se démettre » requérant la condamnation de M. Gambetta qui les a prononcées, puis voyant bientôt se réaliser le pronostic et son auteur arriver à la situation que vous savez ! C’est peut-être pour des raisons de ce genre que la magistrature debout n’est jamais bien assise, au rebours de la magistrature assise, qui reste debout. L’AUDITOIRE
L’auditoire de la police
correctionnelle varie selon le genre
d’affaires au rôle. Ainsi, le jour des flagrants
délits, c’est-à-dire du jugement des
prévenus arrêtés la veille pour vol,
vagabondage, mendicité, rupture de ban, outrages aux agents,
ivresse, etc., etc., l’auditoire est presque exclusivement
composé de gendarmes et de gardiens de la paix.
Les jour fort ennuyeux consacrés au jugement des contrefaçons, le prétoire ne compte à peu près que les intéressés, bien qu’il s’y révèle souvent des inventions aussi cocasses que brevetées ; il n’y en a qu’une que j’attends vainement et qui me fait suivre les procès en contrefaçon : c’est un système pour boutonner aisément les cols de chemise. Peut être ne le cherche-t-on pas, parce que le jour où les hommes pourraient boutonner eux-mêmes leur chemise, on aurait à craindre l’abaissement du chiffre des mariages. Nous avons enfin les audiences indiquées pour telle affaire scandaleuse retentissante. Ce jour-là, la salle est littéralement prise d’assaut par de vrais stagiaires et de faux avocats qui louent une robe pour venir s’inspirer de l’éloquence des maîtres du barreau, et s’en vont, pour la plupart, dès que ceux-ci prennent la parole. LES VIEUX HABITUÉS
La police correctionnelle est
la seule juridiction qui ait ses vieux
habitués. Ces amateurs ont fini par se faire, de leur
habitude, un titre pour pénétrer dans la salle
d’audience, les jours où n’y entre pas
qui veut, et y choisir les meilleures places ; il en est qui, pour
avoir mieux leurs aises, s’installent jusqu’aux
bancs des avocats, et on a même, un jour expulsé
du banc de la presse un de ces auditeurs qui, invité
à nommer le journal dont il était le
représentant, répondit qu’il
appartenait à la rédaction de
l’Indicateur des Chemins de fer.
Ces fidèles
sont les cicerone de leurs voisins de banquettes pour qui les
débats judiciaires sont chose nouvelle ; ils leur
désignent les avocats célèbres, leur
disent le caractère sévère ou rigolo
du président, leur nomment jusqu’aux huissiers
avec qui ils sont au mieux, et les gardes du Palais à qui
ils donnent des poignées de main, et ils annoncent
d’avance, grâce à leur vieille
expérience, la peine probable qui sera prononcée
dans telle ou telle affaire.
C’est l’un de ces importants personnages qui, à cette question : Monsieur est homme de loi ? répondait avec une satisfaction visible : Mon Dieu… je suis homme de loi… sans l’être précisément. LES DÉBUTS DE
L’AVOCAT
C’est à la police
correctionnelle
qu’après avoir suffisamment cultivé le jus romanum et le jus de houblon, le jeune
licencié,
investi du titre de maître, qu’il partage avec
maître Corbeau, ouvre un large bec pour faire entendre sa
belle voix en faveur d’un vagabond ou d’un ivrogne,
son premier client, puis, agitant, à l’instar du
grand Lachaud, son bras tendu en avant, comme pour faire sortir des
flots d’éloquence de sa manche oratoire,
débute à peu près en ces termes dans
la carrière du barreau :
« Ce n’est pas sans une vive émotion que je prends la parole pour l’infortuné qui a bien voulu me confier le soin de défendre sa considération et sa liberté. Voici un certificat attestant que, depuis vingt-cinq ans, il est fidèle au même perruquier par qui il s’est toujours fait faire la barbe avec honneur et probité, etc., etc. » Et après plusieurs années passées vainement à attendre des clients plus sérieux, l’avocat sans causes abandonne une carrière ingrate, en se disant, comme André Chénier : Et pourtant j’avais quelque chose là ! Ce qui est possible, si c’est son front qu’il montre, mais ne pourrait pas s’appliquer justement s’il désignait du geste sa serviette, dans laquelle il n’y a jamais rien eu. CONCLUSION
Telles sont, rapidement
indiquées, les diverses physionomies
de la police correctionnelle. Il ne me reste plus
qu’à extraire, pour vous, de la Gazette des
Tribunaux où je les ai publiés à leur
date, des échantillons variés de ce qui
s’y juge. Vous comprendrez alors, en lisant les Tribunaux
comiques, que, s’il n’est pas parlé de
la femme dans l’étude légère
de la juridiction qui nous occupe, c’est parce que les
héroïnes de cette juridiction n’ont,
généralement, de la femme que le sexe : devant la
justice révolutionnaire, la femme s’appelle
Marie-Antoinette, madame Roland ou Charlotte Corday ; devant la justice
criminelle, elle s’appelle madame Lafarge ; devant la police
correctionnelle, elle s’appelle mam’ Potard, veuve
Babouin ou Zoé Dutrottoir, dite femme Alphonse, et
appartient à une catégorie de
créatures, dont on peut dire, avec Alexandre Dumas,
qu’elles ressemblent à des femmes quand elles sont
mortes.
Maintenant, huissier, appelez les causes ! JULES MOINAUX,
Rédacteur de la Gazette des Tribunaux. |