T. de Jolimont
Ex-ingénieur, membre des
Académies de Caen, Dijon, etc. ; de la Société
des antiquaires de Normandie, de celle d'émulation de Rouen, de
la
Société des gens de lettres de Paris, auteur de plusieurs
ouvrages sur les moeurs et antiquités du
Moyen-âge, etc.
I.
Il faut ici, comme certains
savants, grands explorateurs
d'étymologies nébuleuses, rechercher, d'abord, de quel
idiome antique est dérivé le nom français
donné au mois que quelques poètes ont appelé le
plus beau de l'année, sans doute, quand il n'en est pas le plus
triste, le plus humide et le plus crotté (
1)
;
S'il faut, dans l'esprit de cette sentence classique et
passée
en proverbe, qui proclame heureux celui qui, en toutes choses, a pu
connaître l’origine et les causes premières (
felix qui
potuit rerum cognoscere causas) ; s'il faut, je le
répète, faire ici de l'érudition avec
l'érudition de nos devanciers, je dirai que dans leurs profondes
investigations, et à l'aide de quelques complaisantes
substitutions et transformations de lettres, ils ont découvert
que le mot
AVRIL était parfaitement formé
du mot latin
april,
aprilis ou
aperelis, qui lui-même
était
né d'un autre mot latin, aperire, qui veut dire ouvrir ; de
sorte que le mot
avril serait
à peu près synonyme de
porte , entrée, ouverture.
En effet, disent toujours les savants, en appelant à
leur
secours une ingénieuse métaphore, c'est dans le mois
d'avril que la nature ouvre son sein pour reproduire tous les
trésors qu'elle renferme ; le mois d'avril est la porte du
printemps, l'entrée au solstice d'été, et semble
présider, ainsi que le dit Virgile, à l'ouverture de
chaque année nouvelle.
Il est constant, d'ailleurs, qu'à diverses
époques dans
l'antiquité, et même en France, avant le règne de
Charles IX, l'année commençait au mois d'avril ; ce qui,
en dépit d'une foule d'excellentes raisons, que je ne veux point
combattre et qui ont prévalu, paraîtrait plus naturel et
plus raisonnable que de la faire commencer quand tout finit et meurt.
Je suppose donc que le lecteur voudra bien admettre avec moi,
jusqu'à ce qu'on ait trouvé mieux, l'étymologie
tant soit peu équivoque du mot avril (
2), et que fort satisfait
sur ce point assez futile , il n'est pas moins curieux de rechercher
encore ce que peut lui apprendre d'intéressant la monologie du
mois d'avril.
II.
Chez les peuples de l'antiquité, et longtemps encore au
commencement de notre ère, on célébrait au mois
d'avril le retour du printemps et la fertilité de la terre, par
des fêtes allégoriques en l'honneur du laboureur et de
l'agriculture. Dans beaucoup de localités on retrouve encore
aujourd'hui des souvenirs et des restes de ces fêtes, et les
cérémonies religieuses, chez les catholiques, de la
Saint-Marc et des Rogations, sont une sorte de consécration des
usages antiques.
Les Grecs et les Romains invoquaient Cérès pour
obtenir
d'abondantes moissons ; Cybèle pour qu'elle rendit
fécondes les jeunes épouses ; car alors, sans doute, une
nombreuse lignée n'était point une calamité, et la
philosophie ou l'économie sociale de ce temps ne
préconisait pas probablement comme un bonheur la
stérilité dans les ménages.
On sacrifiait à Bacchus, protecteur des vignerons ;
à
Jupiter, le père des humains, dont on lavait soigneusement la
statue, en la couvrant de myrthe et de fleurs nouvelles ; à
Vénus, la déesse de la génération, des
plaisirs et des amours : c'était à elle que le mois
d'avril était particulièrement consacré.
Le 1er de ce mois, les dames romaines avaient grand soin de se
mettre
en un bain mélangé d'essence, et de brûler force
parfums sur l'autel de Cypris, après avoir pris une ample
portion de lait mêlé de miel et de pavots ; amalgame
mystique auquel était attachée la croyance d'
heureux
effets.
Elles portaient encore leurs offrandes dans les temples de la
Fortune
virile, qui leur inspirait l'art de déguiser leurs
défauts et de perfectionner les charmes du corps et de l'esprit
; les jeunes filles aussi ne manquaient pas de sacrifier à
Erycine, et ne demandaient à la complaisante déité
que la beauté, les moyens de plaire et de séduire, et
surtout le bonheur d'avoir promptement un époux.
L'hypocrisie, le faux semblant et le mépris des
sentiments
naturels, n'avaient donc point encore envahi la société ;
sage époque, où l'on ne croyait pas que l'innocence
virginale fût incompatible avec la connaissance précoce
des lois et des devoirs de l'hymen, où la première
éducation apprenait d'abord à la jeune fille à
quoi la destine la nature et la société ; autres temps
autres moeurs : pruderie, petits mystères, petites
précautions, petits scrupules pour de bien petits motifs ; qui
pourrait nous démontrer ce que la morale y a gagné ?
On me pardonnera ces réflexions austères et
fugitives ;
elles viennent spontanément à la pensée et ne sont
pas hors de propos. A quoi servirait l'étude des temps, si ce
n'est à comparer et à commenter ?
Indépendamment des fêtes de Cérès,
qu’ont
appelait
Eleusines et qu'on
célébrait en certaines
contrées, comme à Athènes, au mois d'avril, au
retour d'une période de quelques années, et de plusieurs
autres fêtes non moins solennelles qu'il serait trop long de
détailler ici, Tite-Live et Strabon parlent de l'usage presque
général de consacrer aux dieux tout ce qui prenait
naissance le premier avril, ce qu'on appelait le voeu du printemps,
ver sacrum.
Chez divers peuples, le mois d'avril était encore
l'époque de quelques autres fêtes qui n'avaient pas
toujours pour but le culte de la rénovation des êtres et
les joies symboliques de l'agriculture et des amours, mais qui se
rattachaient à des usages locaux ou à des faits
historiques. Telles étaient les fêtes
Hibristiques en
usage à Argos, où les femmes, en mémoire du
courage qu'elles avaient montré dans la défense de leur
patrie contre les entreprises de Cléomène, roi de Sparte,
avaient le droit de revêtir des habits d'homme, et d'insulter et
de frapper même leurs maris, comme un reproche perpétuel
du peu d'énergie dont ils avaient fait preuve en cette occasion.
Enfin, qui n'a pas lu quelque relation de la pompe avec laquelle, de
temps immémorial, l'empereur du céleste empire, l'empire
de la Chine, fait aux premiers jours du printemps l'ouverture des
travaux agricoles, en traçant lui-même un premier sillon
avec une charrue d'or ?
Mais il est bon, je pense, de ne pas prolonger davantage toute
cette
histoire ancienne du mois d'avril ; érudition de collége
tant soit peu surannée de nos jours, et nécessaire
cependant au complément de cet opuscule.
III.
Chez les modernes, le mois d'avril a perdu toutes ses
illustrations
emblématiques et religieuses ; ses solennités
séculaires ont disparu, et si quelque motif lui donne encore
quelque droit à notre attention, c'est que, par suite des
modifications successives des moeurs et des usages des peuples, ont
succédé dans ce mois (on ne sait trop à quelle
époque, ni à quel sujet), au culte sérieux des
bienfaisants mystères de la nature, des jeux frivoles et des
passe-temps joyeux ; sans aucune analogie avec les traditions
sacrées, et que d'assez longues et vieilles habitudes ont
transmis jusqu'à nous sous ce nom assez peu motivé de
Poissons d'avril.
Ces passe-temps, auxquels beaucoup d'autres, comme moi
peut-être,
ont naguère encore, dans la jeunesse, pris quelque plaisir, et
que les préoccupations incessantes de notre époque et le
pédantisme glacé, récemment introduit dans nos
relations de société, ont peu à peu proscrits,
étaient alors assez redoutés des gens crédules,
des esprits simples, des nouveaux venus, que les plus rusés se
réjouissaient de mystifier de toutes manières en les
faisant aller, agir en tous sens, les renvoyant de Pierre à
Paul, toujours sous de nouveaux prétextes, pour rire ensuite
à leurs dépens et leur faire goûter à toutes
sauces ce qu'on est convenu d'appeler le
Poisson d'avril.
Le premier jour d'avril surtout, est le jour consacré
aux
pièges de toutes espèces tendus à la bonne foi,
à la simplicité ; toutes les ruses sont bonnes, et l'on
ferait un livre fort récréatif des nombreux récits
que fournissent sur le Poisson d'avril les chroniques joyeuses.
Celui-ci, que signalent certaines habitudes paresseuses et peu
matinales, réveillé en sursaut bien avant l'aurore, est
arraché aux douceurs d'un sommeil profond ; on le connaît
curieux, on l'entraîne aux champs ; là, le cou tendu, la
bouche béante, on lui fait, pendant deux heures, humer le
brouillard, pour voir, chose remarquable, lui dit-on, le passage de
l'équinoxe sur un nuage. Celui-là, fort sensible aux sons
argentins des écus, est averti de se rendre en un lieu
indiqué pour toucher une somme importante qui lui arrive de la
manière la plus inopinée ; le piège est vulgaire
et commun ; mais qui résiste à cette amorce ? Il se
hâte d'arriver, et tout essoufflé, la mine béate,
l'avis en main, il réclame avec empressement la somme
annoncée ; mais l'adresse est fausse, les titres ne sont pas en
règle, que sais-je ? Des malins compères s'entendent pour
multiplier les courses et les démarches ; il faut des
pourboires,
des rançons de toutes espèces ; il vide sa bourse, ne
reçoit rien, et sous peine de passer pour un rustre, il doit,
après tout, convenir de la meilleur grace du monde, que la
plaisanterie était fort piquante.
Ici c'est un tendre et mystérieux rendez-vous, qui
promet
à certain mari peu scrupuleux sur la foi conjugale, le plus doux
et le plus inattendu tête à tête. Enivré
d'espérance, parfumé d'eau de rose, après vingt
prudents détours habilement ménagés, il parvient
au discret boudoir où l'attend le bonheur. Que trouve-t-il ? Sa
femme ! Elle ne peut se passer d'un cachemire qu'on lui refuse depuis
longtemps : l'occasion est belle, le cas est grave, et mille
écus, c'est modeste, paient cette étourderie. Là,
c'est un jeune pastoureau, d'ordinaire fort éloquent sur le
chapitre de ses succès galants et de ses prouesses en escrime,
mais dont la brillante réputation n'a guère pour garant,
que ce qu'il appelle ses indiscrétions ; sur les perfides avis
de joyeux amis, il se rend en triomphateur où il se persuade
recueillir une ample moisson de plaisirs. Mais l'heure s'écoule,
l'isolement règne autour de lui, la beauté sensible fait
défaut ; peut-être va-t-il prendre son parti, quand
tout-à-coup se présente un de ces spadassins, fermes sur
la hanche, avec lesquels il n'y a point de quartier ; notre Faublas est
pris au trébuchet. Heureusement d'officieux témoins ne
manquent pas d'arranger l'affaire, et le mystifié, fort content
d'en être quitte pour une brèche à sa vanité
et le déjeuner d'usage, jure un peu tard qu'on ne l'y reprendra
plus.
On fait accroire à cet autre que je ne sais quel
monarque de la
Chine ou de l'Indoustan, sur le bruit de son mérite, vient de le
créer mandarin ; il ne peut se dispenser d'une visite aux
ambassadeurs qui lui apportent la nouvelle, et nouveau
bourgeois-gentilhomme, on procède burlesquement à sa
réception.
Ce dernier trait, tout historique et que l'on peut regarder
comme le
plus célèbre et le plus complet des
poissons d'avril,
est relaté très en détail dans un petit ouvrage,
fort rare, intitulé
la
Mandarinade (
3), dont le
héros
est un estimable ecclésiastique, nommé l'abbé de
Saint-Martin, et qui vivait à Caen, ville de Normandie, vers la
fin du siècle dernier. Connu par son genre de vie
extraordinaire, la singularité de ses ouvrages et plus encore
par son extrême bonhomie, on trouva plaisant de persuader
à cet homme, aussi bon que crédule, qu'un livre
très bizarre qu'il venait de publier sur
le moyen de vivre en
santé au-delà de cent ans, était parvenu
jusque
sous les yeux du roi de Siam, qui, charmé, lui assurait-on,
d'une découverte aussi précieuse, avait résolu de
députer à l'auteur des ambassadeurs extraordinaires,
chargés de lui offrir le titre de son premier médecin et
de le recevoir mandarin (
4). On
conçoit qu'il fallut avoir
recours à des mascarades analogues, à des pièces
revêtues d'un caractère apparent d'authenticité, et
même à une autorisation du roi de France qu'on feignit de
solliciter en faveur du nouveau récipiendaire. Ces mesures
furent si bien prises, la comédie si bien jouée, que le
héros de la pièce, enthousiasmé d'ailleurs
d’un
tel honneur, consentit à tout ce qu'on voulut, accepta toutes
les épreuves et tout le grotesque cérémonial qu'on
lui fit subir. La réception fut des plus comiques, et cette
longue et curieuse mystification, dont toute la ville fut
témoin, à laquelle prirent une part active les
personnages et les magistrats les plus éminents, fut
complète ; plus de deux ans après, l'abbé de
Saint-Martin était encore dans l'erreur. On ne parvint qu'avec
peine à le désabuser ; il se croyait toujours mandarin.
Nos aïeux, on le sait, prenaient grand plaisir à
s'intriguer de la sorte. Personne n'oubliait le jour des attrapes, les
uns pour en faire, les autres pour s'en garantir ; et chacun, sur le
qui vive, se défiait des amorces trompeuses. Aujourd'hui que
nous sommes plus sages ou plus sots, ces badinages seraient mal
accueillis : cela cadrerait mal avec la suave gravité de notre
adolescente aristocratie, et le bon ton de notre progressive
époque a proscrit la franche gaîté du vieux temps :
monsieur Jovial est un type qui a disparu : Tartuffe a pris sa place ;
on rumine, on ne rit plus (
5).
IV.
Je sais que certain observateur au langage caustique, viendra
nous dire
qu'il est maintenant des poissons d'avril d'autre sorte, qu'il en est
de tous les mois et de toutes les saisons ; qu'on peut avec aussi bon
droit dire
poisson de juillet
ou de septembre que
poisson d'avril
;
il nous citera mainte bonne niche, mainte tricherie, mainte
espièglerie à l'ordre du jour, moins risibles
peut-être et moins naïves, mais d'un effet plus sûr.
Eh ! vraiment, ajoutera-t-il, en doutez-vous ? Les poissons d'avril
sont plus que jamais en honneur, non point les amusements frivoles qui
désopilaient si bien la rate de nos grand'mères, mais ces
poissons d'avril perfectionnés, qui ont passé des moeurs
et des réjouissances du peuple dans les habitudes du monde
élevé ; non point ces poissons d'avril qui pour des
vétilles faisaient trotter menu de gauche à droite, de
l'est à l'ouest, de la ruelle au cabaret, quelques badauds qui
se laissaient leurrer, mais bien ces poissons d'avril qui font valeter
d'une manière non moins pittoresque, d'autres novices, courant
à perdre haleine, du palais Bourbon au Luxembourg, du Luxembourg
aux Tuileries, des Tuileries aux ministères, des
ministères à la Bourse, de la Bourse à
l'Académie, de l'Académie chez tels et tels
fonctionnaires : tous, la main tendue, avides de recevoir le hochet et
le bonbon dont on leur fait un appât ; non pas poissons d'avril
de hobereaux et de vilains, mais beaux et grands poissons d'avril de
rois, de diplomates, de ministres, de très hauts et très
puissants députés, d'illustrissimes académiciens,
etc. , etc. ; traquenards fameux, attrapes mutuelles où l'on
escamote à l'envi, les empires, les pouvoirs, les emplois, les
millions, la gloire, un méchant fauteuil , les droits et les
libertés.
Oh ! oh ! tout doux , mon imagination vagabonde ! cette
innocente
philippique, à propos de poissons d'avril, pourrait effaroucher
plus d'un lecteur mal disposé, plus d'un esprit timide. Mais
alors je leur répéterai, comme ci-dessus : A quoi sert
donc l'étude des temps et des choses, si ce n'est à les
comparer et les commenter ? Et l’histoire n'est pour moi qu'une
longue
énumération chronologique de poissons d'avril :
incrédules, prenez et lisez !
Sans nous arrêter, du reste, en de si hautes
régions, qui
de nous n'a pas goûté ou ne goûtera pas quelque
jour, de ces poissons d'avril d'espèces si variées, si
séduisantes, qui, dans la vie commune, surgissent sous nos pas
à tous, et nous mènent presque toujours, le plus
gaîment du monde, de déceptions en déceptions ?
Tels, entre autres, ces poissons d'avril désastreux qui
surprennent, à certain jeu, le spéculateur mal
avisé, pour lequel le
télégraphe n'agite pas ses
longs bras ; gobe-mouche inféodé, toujours habilement
exploité.
Ces poissons d'avril, plus anodins, que vous ménage
quelquefois,
je le dis à regret, et les cas sont rares, j'aime à le
croire, tantôt l'innocence, aux longs cils noirs, au regard
adouci, au maintien décent, fleur en bouton qu'on vous
presse
de cueillir ; tantôt, un miracle de graces et de talents que
vantent à haute voix tous les échos d'alentour, et dont
le père, honorable industriel, a, depuis un an, triplé sa
dépense et préparé son bilan ; tantôt, cette
veuve à l'allure agaçante qui ne compte, dit-on, que
vingt-cinq printemps, fut la perle des épouses , et dont les
rigueurs
bien connues
désespèrent dix rivaux. Dieu sait
que je ne veux pas médire ! mais en ce cas, amateurs, jeunes ou
surannés, que sollicite un désir d'hymen... garde
à vous !
Ces poissons d'avril horriblement décevants qui nous
escamotent
l'héritage d'un ingrat célibataire qu'on n'avait
cessé de bourrer de petit soins, et à qui surgit
in
extremis je ne sais quelle nièce inconnue, ou je ne sais
quel
fils adoptif ;
Ces poissons d'avril littéraires ou dramatiques qui
ruinent
l'espérance de vingt créanciers qui ont
hypothéqué leurs droits sur le succès
incontestable d'un chef-d'oeuvre escompté d'avance ; mais le
public a jugé, le livre est refermé, la toile est
tombée... Néant !
Ces poissons d'avril qui font grincer les dents,
maugréer et
maudire, et que dame Justice n'épargne guère aux
incorrigibles plaideurs ;
Ces mille et un poissons d'avril, enfin, ces mille et un
pièges
tendus sous les fleurs, toujours renaissants pour de nouvelles dupes,
sous des formes mille fois variées ; ces mille et une
tromperies, tours de passe-passe, fort plaisants, ma foi, qui font si
bien ricaner dans l'ombre les rusés
Méphistophélès, dont les griffes crochues
harponnent jusqu'au vif les innocents tourlouroux des phalanges
industrielles ; ces poissons d'avril, pour en finir,
désignés plus ou moins clairement, dans le glossaire de
l'idiome satanique des faiseurs d'affaires, sous le nom
d'
associations,
sociétés plus ou moins anonymes ,
compagnies, commandites, spéculations à primes,
exploitations universelles, fabrication au rabais, brevets d'invention,
privilèges, action en participation, ventes de fonds,
liquidations, consignations, canaux, vapeur, chemins de fer, houille,
asphalte , etc., etc. Approchez, grands et petits, tout le
monde en
aura ; les premiers venus sont le mieux lotis. Vive donc le poisson
d'avril au dix-neuvième siècle, et rira bien qui rira le
dernier !....
Cependant, si dans le meilleur des mondes et sous la
meilleure des
républiques possibles (
6),
la crainte d'être pris pour
dupes doit à bon droit nous rendre moins crédules,
souvenons-nous qu’on peut aussi se repentir d’avoir
été
défiants ; pour preuve, qu’il me soit permis de
rappeler
cette historiette que tout le monde connaît, mais qui doit
trouver place dans l’histoire des poissons d’avril.
Un jour, et ce devait être un premier d'avril, certain
plaisant,
placé sur le Pont-Neuf, offrait de la meilleure grace du monde
à tous les passants, d'échanger des écus de six
livres tous neufs contre des pièces de vingt-quatre sous (
monnaie du temps) ; il avait parié qu'en un temps donné
il ne dépenserait ainsi qu'une somme très modeste ;
beaucoup s'approchent, sourient, touchent les écus, les
pèsent, les font sonner, mais s'en vont en hochant la tête
: « Ils sont faux, disent-ils ; à d’autres ! est-ce
que ce
monsieur croit faire des dupes ? » Le plus grand nombre ne
daignait pas même s'arrêter. Une femme seulement,
c'était pure curiosité, après beaucoup
d'hésitation, risque ses trois pièces de vingt-quatre
sous. Ce fut tout ce que notre homme recueillit ; il gagna sa gageure
et garda ses écus. Le lendemain, tout Paris sut la
vérité du fait, et plus d'un quidam regretta de n'avoir
point conclu l'affaire.
Cet avis en vaut mille.
V.
S'il est facile de remplir sa mémoire des
facétieux
poissons d'avril du temps passé, et de gloser tout à son
aise sur ceux plus sérieux des temps modernes, il est beaucoup
moins aisé de connaître l'origine véritable des
premiers poissons d'avril, et de l'usage singulier de ces intrigues
innocentes, objet principal de mon travail. En vain j'ai
interrogé Aristote, Pline et Sénèque, en vain j'ai
consulté chroniqueurs et romanciers du moyen âge, et
feuilleté maint in-folio, le tout, il faut l'avouer, presqu'en
pure perte ! Suivant les uns, cet usage remonte au temps d'un certain
duc de Lorraine que Louis XII faisait garder à vue dans la
citadelle de Nancy. Un beau jour, juste le premier avril, il saute
à pieds joints dans la Meuse et s'échappe à la
nage, ce qui fit dire aux Lorrains que c’était un poisson
qu’on
leur avait donné à garder. Selon d'autres, les
pêches du mois d'avril sont souvent stériles, et plus d'un
friand, pendant ce mois, voit manquer sur sa table ou sur celle de son
amphitrion le mets délicat sur lequel il avait compté ;
d'où serait venue la coutume de dire :
Manger du poisson
d'avril, donner un poisson d’avril, etc. (
7). Si l'on en croit des
étymologistes plus profonds, nos jeux populaires du premier
avril seraient une dégénération des pieuses
représentations de la passion de notre Seigneur, et une parodie
de la promenade dérisoire qu'on lui fit faire en le renvoyant de
Caïphe à Pilate, et dans ce sens,
poisson d'avril ne se
dirait que par corruption pour
passion
d'avril. C'est bien la peine
de se faire savant, de passer sa vie à avaler la
poussière des bouquins et à déchiffrer des
grimoires, pour n'avoir à dire ici que de pareilles rapsodies.
J'en suis désolé, mais la science fait défaut. Je
ne doute pas cependant que plus tard, demain, peut-être en ce
moment même, un antiquaire, plus heureux ou plus patient que moi,
ne découvre la bonne, la véritable origine ; en
attendant, chacun peut choisir dans ce qui vient d’être
dit, ce
qui lui conviendra le mieux, ou en inventer comme j'aurais pu le faire
moi-même, si j'avais moins de conscience.
VI.
Ce serait trop long et dépasser le cadre destiné
à
cette petite notice, que d'épuiser tout ce que l'histoire des
peuples modernes pourrait encore fournir de curieux sur les coutumes
singulières et les cérémonies religieuses ou
profanes en usage au mois d'avril, soit que ces peuples en aient
hérité de l'antiquité la plus reculée, soit
que la cause s'en rapporte à quelques faits de leurs annales
particulières ; et cette surabondance même deviendrait
étrangère à notre objet principal. Il suffira, je
pense, de raconter ici, comme un des specimens les plus dignes de
remarque, ce qui se passe chaque année, le 1er d'avril, dans le
palais des descendants de Mahomet : la fête des Tulipes. On sait
quelle vénération les musulmans portent à cette
fleur qui est née dans leur climat, les hommages presque divins
qu'ils lui rendent, et qu'un présent de tulipes rares est une
des plus grande, marques d'estime qu'ils puissent accorder.
Le premier d’avril donc, jour mémorable, jour brillant
et
fortuné pour les vrais croyants et plus encore pour les
épouses du sultan, on construit dans la grande cour du
sérail de vastes et magnifiques galeries sous lesquelles est
rangée sur de nombreux degrés disposés en
amphithéâtre, une prodigieuse quantité de carafes
garnies des plus belles et des plus rares tulipes,
entremêlées de vases précieux, de lampes, de
flambeaux et de globes de verre de différentes couleurs.
Tous ces riches échafaudages sont surmontés de
cages
d'or, où des milliers de serins et d'oiseaux divers
célèbrent, par leurs mélodieux gazouillements,
l'heureux réveil de la nature.
A l'entrée de la cour s'élève
majestueusement le
somptueux pavillon de Sa Hautesse, devant lequel, sur de riches tapis,
sont déposés les présents magnifiques offerts
à leur maître par les courtisans et les officiers du
palais.
Lorsque tout est prêt, les eunuques font sortir avec leur
politesse accoutumée, c'est à dire a coup de fouet, tous
ceux qui sont inutiles ou de trop, ouvriers et curieux. Le
progrès est encore peu sensible à constantinople. Chez
nous, on le sait, c’est plus poliment qu’on vous met
à la porte.
Les clôtures extérieures se ferment, et les femmes du
sérail, les célestes houris, plus fraîches et plus
vermeilles que les tulipes, plus resplendissantes que les flambeaux,
plus brillantes, plus vives, plus sveltes que les fauvettes et les
serins, plus suaves que les parfums (style oriental), viennent animer
ce nouveau paradis, où l'art et la nature réunis charment
tous les sens à la fois. L'air retentit des plus doux concerts,
bientôt elles forment mille jeux, mille danses voluptueuses ;
dociles aux moindres voeux du sultan, toutes rivalisent, pour lui
plaire, de séduction, de graces et d'agaçantes
coquetteries ; heureuse celle sur qui vient tomber, même par
distraction, un coup d'oeil du grand monarque de la sublime Porte. La
fête se termine enfin, et le gracieux
Kislar Aga (
8) vient
offrir de la part du grand seigneur des bijoux et des colifichets
à celles de ses femmes qui out eu le bonheur de lui donner le
plus de plaisir ou le rare talent de le distraire quelques minutes de
l'ennui qui le dévore.
VII.
Il eut manqué quelque chose à la
célébrité du mois d’avril, s’il
n’eût
été l’objet des inspirations fréquentes des
favoris du Parnasse. Les poètes anciens et modernes ont tous
chanté le mois d'avril comme le temps de la verdure, des fleurs
et des amours ; Ovide et Virgile ont célébré ses
mystères. Et qui ne connaît pas les tendres sonates, les
galantes ballades, les sentimentales bucoliques que le doux avril a
souvent dictées à nos Bertaud, nos Deshoulières,
nos Desportes, nos Ronsard ?
Ces banalités
poétiques, pastorales et champêtres
à l'usage des petits-maîtres parfumés d'ambre, des
langoureuses marquises et des grisettes métromanes du
siècle passé, sont aujourd'hui peu goûtées,
et il faut sans doute aux Victor Hugo, aux Lamartine, aux Marcellus,
aux Viennet qui depuis ont envahi le Permesse, et à leurs
admirateurs, des sujets plus saisissants, des épopées
plus impressionnables, des tableaux moins naturels.
Pour morceau final et complément de cette monologie un
peu
bavarde du mois et du poisson d'avril, et ne rien laisser ignorer de
tout ce qui peut avoir rapport à ce grave sujet, je dois placer,
ici un conte ingénieux dans lequel l'un de nos poètes,
qui s'est exercé avec succès dans,le genre naïf
créé par La Fontaine, raconte fort agréablement
l'origine du poisson d'avril :